Dans la littérature mystique du bas Moyen Âge, l’œuvre d’Hadewijch d’Anvers, béguine brabançonne de la première moitié du 13e siècle, rend compte d’une expérience unique d’union à Dieu. À travers des lettres, des visions et des poèmes, Hadewijch recourt abondamment à la métaphore pour dire le lien de connaissance et d’amour qui unit l’homme à Dieu1. Si de prime abord l’œuvre paraît très hétérogène2, la métaphore de l’abîme en forme l’unité poétique et lui donne sa configuration mystique : les images de l’engloutissement, de l’anéantissement ou de l’inondation portent toutes sur le thème de la minne qui, en moyen-haut néerlandais, désigne l’amour mystique entre Dieu et sa créature. Nous verrons en quoi la métaphore qui travaille ici le corpus en prose et en vers devient le médium d’un autre langage, le point d’appui où le dire s’excède lui-même dans ce qu’il n’est pas pour devenir une parole « à la limite », un verbe « au bord du rien ». C’est à partir de cet « excès » que nous tenterons de réfléchir au statut de l’image poétique comme forme d’expression de la vérité par-delà la dichotomie entre belles lettres et saintes lettres. L’écriture métaphorique d’Hadewijch ouvre selon nous la voie à un nouveau regard sur la place et le rôle de la métaphore dans l’expression de l’union mystique à Dieu. Si cette union est ineffable, si le texte ne peut ni la traduire littéralement ni la circonscrire par le concept, ni même encore l’encadrer dans un appareil dogmatique, c’est à la métaphore qu’il aura recours non certes comme à un pis-aller, mais comme à ce qui ouvre une « troisième voie ». Par cette « troisième voie » nous entendons un langage capable de modifier en soi et chez les autres la manière d’être au monde — un langage performatif en cela même qu’il porte en lui la force d’un salut par l’intensité de son dire excédant toutes les conventions du sens discursif et esthétique — un dire qui nous déplace et nous conduit en marge des habitudes, vers la naissance éternelle du verbe, vers un langage toujours neuf, créatif et récréatif — qui puise à la jeunesse éternelle de la Trinité. C’est donc l’autre voie de la métaphore qu’il nous faut explorer, l’écart ou le creux qu’il nous faut habiter si l’on veut déterminer ce qui, dans ces textes, nous situe résolument ailleurs que dans l’usage seulement sémantique ou seulement rhétorique de la métaphore. C’est pourquoi nous allons interroger la manière dont ces textes mystiques médiévaux mettent le lecteur à l’épreuve d’une pensée de la métaphore comme exercice spirituel : en quoi la métaphore ne s’entend-elle plus dans l’opposition stricte d’un ordre rhétorique et d’un ordre sémantique, mais nous conduit à faire un « pas de côté », à envisager la possibilité d’une différence, comme si l’on opérait un « écart », un « déplacement », quelque chose de l’ordre d’une « disjonction » ?
Nous nous proposons de définir cet « écart » comme le lieu propre du poème mystique, et ainsi comme la possibilité d’une ouverture à la rencontre du Christ. Dans l’impulsion de ces écrits où le théologique croise le philosophique et le mystique, l’essence poétique est d’être « en chemin » dans le langage par-delà le langage : un chemin sans chemin qui mène à un lieu sans lieu. Comment faut-il entendre ce paradoxe ? L’usage de la métaphore déploie sa manière propre d’exploiter les ressources de la figurativité (celle de l’expérience mystique de l’union à Dieu) ; il déroute et détourne nos tentatives réductionnistes, nous empêchant de réduire la métaphore à ce qu’elle n’est pas : une simple forme littéraire « pour plaire » ou une figure visant à délivrer une morale. Par-delà cette opposition, les textes d’Hadewijch nous conduisent à repenser la métaphore comme outre-langage ou dire à la limite qui mettrait fin aux valeurs thématiques stabilisées et aux processus de réduction du mot au sens connu : un langage qui nous confronte toujours à la nouveauté de Dieu, au singulier de la rencontre. Comment faut-il l’entendre ? L’intentionnalité de la métaphore ne consiste pas d’abord à faire comprendre ou à faire croire. Elle tend à faire passer d’un mode de dire à un autre, d’une manière de croire à une autre. Elle vise donc, comme « exercice spirituel », à faire être autrement qui s’en constituera destinataire, et à l’ériger en porteur d’une parole qui le précède et le transcende. Le poème de Hadewijch ne va donc pas user de la métaphore comme d’un artefact esthétique ou d’un palliatif aux défauts du langage, mais plutôt comme « exercice spirituel » qui éprouve l’écriture et l’écrivain, la lecture et le lecteur, et qui s’apparente à la mise à l’épreuve du langage, par la pratique d’un écart, par l’exigence d’un déplacement qui, nous le verrons, s’entend chez Hadewijch comme une « désappropriation » — ce qui n’est pas sans soulever des enjeux éthiques. Et si la métaphore naît de cette désappropriation, et la requiert, de quoi est-on désapproprié ? Qui parle ? Est-ce la voix même de la béguine ? Ou celle-ci fait-elle place à une autre voix ? Autant de questions qui nous conduisent à interroger l’usage de la métaphore comme exercice spirituel dans les textes d’Hadewijch dès lors que celui-ci défait l’approche commune du sens en se constituant comme un opérateur d’excès, conférant à la lettre du texte un lien consubstantiel au contenu mystique dont il est porteur. Aussi, dans cet article, verrons-nous en quoi cette parole devient le lieu possible d’une naissance, en montrant, dans un premier temps, ce qui détermine l’usage singulier de cette métaphore chez Hadewijch, puis en mettant en lumière sa manière propre de défaire les dichotomies et de nous permettre ainsi de penser autrement les rapports au langage, pour tenter enfin d’aborder les limites du dicible. Il nous faudra alors questionner la nature philosophique de cet « écart » qui est, selon nous, l’autre voie de la métaphore et qui situe le poème sur une « ligne de faille » où la parole apparaît comme la « trace d’une perte », comme l’épreuve d’une présence d’absence. Et quand le dire s’excède lui-même, que reste-t-il ?
Le poème comme « trace d’une perte » : la métaphore, un opérateur d’excès
Michel de Certeau dit du poème d’Hadewijch qu’il est « ivre d’un vin qu’elle n’a pas bu », qu’il « naît d’un rien »3. Ces expressions étonnent en cela qu’elles abordent l’écrit poétique de la béguine à partir d’une négation. Quel sens recouvrent-elles ? En quoi l’auteur de La Fable mystique met-il ici en exergue le paradoxe d’une telle écriture et l’usage singulier de la métaphore qui s’en dégage ? Sa naissance « d’un rien », comme d’un reste, fragment ou trace, d’une plénitude première, semble conférer au poème d’Hadewijch une existence singulière, presque marginale. Or comment cette existence au bord du rien est-elle signifiée par l’usage de la métaphore ? La métaphore n’est pas rhétorique chez la béguine. Elle apparaît bien plutôt comme un opérateur négatif, un mode de déconstruction. Quand Michel de Certeau ajoute que le poème d’Hadewijch est « la trace d’une perte » ne se distinguant pas en cela de « l’ivresse, absence de la chose »4, il nous laisse entendre en quoi cette parole poétique, née d’un rien, se constitue en parole précaire, à la limite de se rompre — si bien qu’elle échappe à toute ontologie. On ne peut dire ni ce qu’elle est, ni ce qu’elle n’est pas. Tout se passe comme si son apparaître s’ordonnait à un disparaître. L’équivocité d’une telle parole trouve dans l’oxymore l’expression de sa marginalité : la métaphore articule les contraires non pour les annuler ou les séparer, mais pour penser leur relation dans le poème. Ce dernier ne sera donc plus le vecteur d’un sens univoque par la métaphore, mais il se constituera dans l’ambivalence de sa manifestation ; il se lira comme la trace d’une perte. Sa marginalité va ainsi déconstruire les catégories de la rhétorique et de la sémantique en donnant à cette parole un statut précaire, en la rapprochant du cri — le cri d’un désir tendu vers l’objet manquant. Mais quel est cet objet manquant ? Qu’est-ce qui est perdu ici ? Et en quel sens la métaphore, en déplaçant le référentiel langagier de son réseau de sens connu, va-t-elle se constituer comme un « reste », une « trace » ?
On comprend que l’enjeu ne soit pas seulement linguistique, mais aussi épistémologique ; l’écriture du poème semble s’écrire dans la « défaite » d’un sens : signifié et signifiant ne suffisent plus. Et pour ce motif, il faut opérer un détour, un écart dans le langage. Dans cet écart un passage est frayé, une ouverture rendant possible la traversée du sens. La métaphore poétique fait alors signe vers l’absent, figure qui porte absence et présence, « retour de l’altérant dans l’écriture défaite »5 :
Ah ! mon Dieu quelle aventurede ne plus entendre, de ne plus voirce que nous suivons, ce que nous fuyons,ce que nous aimons, ce que nous craignons,Nous avons cru jadis posséder quelque chose,mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.6Nous sommes ainsi renvoyés d’un extrême à l’autre, sans trouver de point d’appui stable, de sol ferme où reposer, comme si la métaphore était là précisément pour nous dérouter, nous déstabiliser, nous laisser sans lieu ni temporalité où nous fixer : en excédant le connu, elle dépossède, désapproprie l’écrivaine, l’obligeant à revenir sans cesse à Dieu lui-même, exigeant qu’elle quitte ses représentations, qu’elle perde ses repères, ses images, qu’elle risque « l’aventure » de l’intraduisible. Ainsi tombe tout ce qu’elle pensait jadis posséder. Le poème s’écrit en se défaisant de ses lieux-dits poétiques, de cette position centrale faisant de lui le donateur du sens. On assiste ici à un renversement : ce n’est plus le poème qui va dire le sens, en premier, mais par l’usage de la métaphore, Hadewijch va le mettre en position de récipiendaire ou de donataire : il reçoit d’un autre ce qui l’anime, le traverse, le fait exister. Il n’est pas à lui-même son propre principe, mais le participant d’une origine ou d’une source dont la profondeur est incommensurable. C’est à cette source que puise l’écriture poétique comme à un silence originaire, immémorial, qui donne la parole à la condition de sa déprise. Car cette source ne s’éprouve que dans la « nescience radicale », là où l’esprit de l’homme ne peut comprendre ni sa bouche traduire ce qu’il trouve dans la profondeur. Cette perte du sens et des figures défait le signe, excède son multiple, le simplifie comme si l’on assistait, dans le vers lui-même de ces Mengeldichten, à une paradoxale réduction du langage. Car si la métaphore semble « enrichir » le texte, cette richesse se dit comme une pauvreté, comme une parole précaire — au sens même d’une prière qui donne ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle n’a pas. Sa pauvreté la rend capable de recevoir la lumière d’un autre, de Dieu lui-même, et ce qu’elle dit en son chant excède ainsi le sens rationnel, perd l’expression, laisse sans voix comme si elle nous conduisait ainsi jusqu’à l’inouï — ce qui n’a pas été ouï, ce qui se tient « caché » des perceptions auditives communes :
Si quelqu’un me demande où je suis,je lui répondrai n’en avoir soupçon :je ne saurais davantage l’exprimerque meule de moulin nager dans la rivièreÉtrange histoire en véritéet qui me met en désarroi ;ce qui est caché aux autres, m’est évident.7En ce sens, on pourrait dire que la métaphore comme chant de l’inouï excède toute expérience connue : elle conduit Hadewijch à vivre une « étrange histoire ». Et cette étrangeté, loin de dire l’extraordinaire, signifie l’inintégrable de l’expérience humaine — l’aventure vertigineuse de l’âme osant tout perdre, pour éprouver dans la « nescience radicale » la connaissance d’une autre lumière. Dès lors que le langage métaphorique s’articule dans cette perte, on peut s’interroger sur l’usage qui en est fait dans l’écriture de la béguine. Et par suite, on peut se demander en quoi son contenu épistémologique est excédé. Car Hadewijch ne fait pas de la métaphore le véhicule d’un logos philosophique ou encore l’expression d’un concept théologique. Chez elle, la métaphore s’inscrit dans une mutation du langage où l’écart ne joue pas tant le rôle d’une distance critique à proprement parler que celui d’un déplacement qui est aussi un dépassement ou excès. Qu’est-ce à dire ? Que faut-il entendre par cet excès que Michel de Certeau traduisait comme une « ivresse » ? Nous allons montrer, dans cette première partie, que la béguine fait de la métaphore un opérateur de négativité à l’intérieur même des mots. Cette négation ne doit cependant pas s’entendre comme une privation de sens, mais comme un autre sens, un sens qui outrepasse le stade horizontal de sa littéralité : langage du paradoxe qui défait l’usage des signes et de la rhétorique, obligeant le lecteur à passer outre, à percer, vers l’abord d’une autre réalité — jusque dans les marges de l’expression, dans l’inexprimé. Car si l’écriture poétique d’Hadewijch est « défaite », si son poème se dit comme « la trace d’une perte », c’est bien pour dire que le silence y est premier et que la métaphore naît de sa proximité. Or en quoi cette proximité nécessite-t-elle un écart dans lequel et par lequel se fonde l’usage paradoxal des métaphores chez Hadewijch ? Qu’est-ce au juste qui fonde cet écart ? Quelle est sa finalité ? Nous allons montrer en quoi la métaphore comme opérateur d’excès démunit le langage en lui permettant, par un renversement ontologique, d’éprouver l’inassimilable de lui-même, sa part inintégrée et inintégrable. C’est en usant de la métaphore comme vecteur de dépouillement des mots, du sens, des images que la béguine laisse affleurer le revers d’un langage où « l’unité de la vérité nue », loin d’apprendre à l’âme quelque chose ou de la rendre savante, la laisse nue, la tient en « vacuité » par l’abolition en elle de toutes les raisons :
Ici de toutes raisons je suis dépouillée,Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,ne sauraient en raisonnant expliquerce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile —au-dessus des paroles.8La métaphore de l’abîme parcourt toute l’œuvre d’Hadewijch, en particulier les Mengeldichten ou poèmes strophiques. Elle se rapporte à Dieu le Père, pour dire son intelligence transcendante, le mystère de sa justice, d’une part, et son amour au-delà de toute mesure, d’autre part : « Les décisions [du Père] sont profondes et ténébreuses comme l’abîme. »9. Quand elle désire Dieu, l’âme éprouve cet abîme : elle en fait l’expérience comme d’un « fond, sans fond », d’une lumière à l’inimaginable clarté, pure de tout sens connu :
Si nous étions venus à cette clartédevant sa face, vacants et libresde tout mode, de toute chosequi s’apprend, se conte ou se compose,au sein de l’abîme sans fondnous verrions la lumière dans sa lumière.10La métaphore de l’abîme figure ainsi l’infigurable, le pur éclat d’une lumière suprasensible, renvoyant à un « désert sans mode »11. Et quand l’âme risque l’écart d’avec les images, la désappropriation des formes, elle est « inondée », « nimbée », « traversée » de cette lumière :
Si la simplicité vous eût accoutumée à elle-même,cachée dans sa lumière,vous seriez franche de formes et d’images.12On voit donc comment la métaphore prend le pas sur le langage discursif, laissant de côté tout effet rhétorique afin de tenter de dire l’indicible d’une expérience : celle d’un affranchissement qui, telle une désappropriation du multiple, accoutume l’âme à la simplicité, à la pureté, à l’unité. En ayant recours à la métaphore, les écrits de la béguine n’embellissent ni n’expliquent, mais tentent d’approcher le seuil d’une surréalité, de traduire une présence d’un autre ordre. La métaphore est en cela exercice spirituel pour celle qui en use, car elle la maintient dans la retenue d’un discours qui ne saurait franchir un seuil et qui, dans ce retrait, dit l’écart d’une distance, d’une déférence, mais aussi énonce sa réponse à l’appel d’un amour abyssal, transcendant. La violence la plus extrême se conjugue ainsi à la plus grande douceur du Verbe qui se donne en se retirant. Aussi, dans ce clair-obscur, l’expérience ne peut-elle que relever de l’intime : l’abîme dit une profondeur de l’intime où se rencontrent l’âme et Dieu — l’abîme de Dieu et l’abîme de l’âme s’entrappellent et se répondent dans un dialogue intérieur et silencieux, où la métaphore dessine une trajectoire érotique où l’âme fait l’expérience d’une sobre ivresse, c’est-à-dire d’une extase qui loin de la déporter loin d’elle-même la recentre au tréfonds d’elle-même, dans cet abîme où elle est intimement reliée à l’abîme de Dieu et reçoit ainsi « l’être de la grâce » — un être au-delà de l’être.
Cette âme, il faut qu’elle soit arrachée par l’amour à son être propreet lancée dans l’abîme d’en haut,agrandie, libérée de ses limites, élevéepar le sentier ténébreux à l’être de la grâce.13La métaphore de l’abîme excède ainsi les catégories du discours et des images pour tenter, en son excès même, où hauteur et profondeur se rejoignent, de traduire l’exercice spirituel de la désappropriation. Car il s’agit de se libérer des représentations du chemin spirituel pour s’aventurer corps et âme sur un chemin sans chemin. L’expérience prend le pas sur la conceptualisation : la parole poétique excède le possible d’un langage en prenant le risque de se confronter à la limite, à la marge. Cet écart réalisé dans et par la métaphore comme opérateur d’excès la relève de ses fonctions de figure de style pour l’établir en parole excessive en cela que cette parole poétique ou métaphorique tente de traduire l’intraduisible et n’y « parvient » que pour autant qu’elle renonce à signifier rationnellement. Le poème n’est pas pour autant le relais d’une raison impuissante, mais bien plutôt l’autre versant d’un langage qui touche au silence, à « la voix de fin silence ».14 Si pour Paul Mommaers « l’expérience distinctive de la mystique Hadewijch n’est pas une expérience au sens habituel du terme », c’est qu’elle signifie « un "subir" de Dieu qui dit "Je suis" et dont l’être est amour. »15 Pour le commentateur, la pointe du récit mystique « ne réfère pas à la conscience, mais au contraire à l’être. » Toutefois, on peut se demander jusqu’où nous pouvons considérer la poésie mystique de la béguine comme relevant de l’être. De quel être s’agit-il ici ? Le texte de Paul Mommaers est assez équivoque. Il nous faut alors questionner cette référence à l’être dans le discours d’Hadewijch, conjointe à l’expérience « extraordinaire » d’un « subir » de Dieu qui dit « je suis ». Qui dit « je suis » ? Est-ce un sujet devenu autre ou le même que celui qui précède l’expérience ? Par suite, à quelle identité d’être doit-on ici se rapporter ? Si nous sommes d’accord pour dire qu’il s’agit bien d’une expérience relevant d’une « passivité » ou d’un « subir », ce dernier est cependant très ambigu. L’être manquant anime le désir de dire le désir d’écrire. Et c’est précisément ce manque qui va animer le désir d’écrire comme un désir de retrouver cet être. Selon nous, il apparaît en esquisse dans le corpus littéraire lui-même qui est, en prémisse, l’épreuve d’un corps mystique, l’assomption de la chair mortelle en chair spirituelle : l’épreuve d’un autre langage, d’un verbe libéré ou désapproprié des sens, comme le laissent entendre ces vers des Mengeldichten :
Heureux qui possèdela vision nue et sans milieu :il peut, d’un seul regard,être vivifié,et s’élancer vers l’objet divinet chercher l’unique nécessaire,et laisser tout le reste pour Lui,jusqu’à ce qu’il Le tienne sans danger de Le perdre.Le cœur qui possède cette lumièresouffre beaucoups’il éprouve le poids du péché,Il reste dépouillé et misérablejusqu’à ce que, selon sa conscience,il ait satisfait,et ne retrouve sa libertéque par le témoignage intérieurlui montrant que sa dettedans l’amour est totalement acquittée.Il faut désireret aimer sans l’aide des sens ;puis au dehors et au dedans,demeurer sans connaissance comme une morte.16Dans ce dernier vers, la métaphore excède la langue en rejoignant un autre niveau de conscience verbale, une réalité antéprédicative où les catégories de l’ontologie ne valent plus, mais où se réévalue la connaissance dans le questionnement même de son contenu, de ses assises : « demeurer sans connaissance comme une morte » implique une expérience d’une autre nature — celle d’une mort mystique (mort au sujet de l’ego) pour une renaissance (naissance à l’abîme de soi où Dieu rejoint l’âme et lui donne un corps spirituel). On voit donc que l’expérience est pascale — et c’est en cela que la métaphore est opérateur d’excès, car elle rend le texte viateur : les mots deviennent la matière d’un texte qui fait sens vers ce qu’il n’est pas, vers ce qui lui manque. Par la métaphore, le texte se fait appel à la naissance et condition de possibilité de cette naissance, en faisant advenir l’œuvre comme ce qui « au dehors » rend compte de l’ « au-dedans » autrement dit comme ce qui fait signe, dans la métaphore comme « trace du rien », vers cette posture intérieure du sujet mort à lui-même, aux sens, de cette âme qui demeure sans connaissance. Cette « privation » de connaissance, loin d’être vécue comme une amputation, est au contraire la condition de possibilité d’un autre sentiment de soi et de Dieu, d’un autre « goût spirituel » : cette absence fait place à la lumière surnaturelle de Dieu qui redonne la vue, fait atteindre un « fond » de l’être qui est rendu par la métaphore de la nudité dans les textes d’Hadewijch. Si la connaissance s’abolit, elle en devient « nescience », comme nous l’avons vu, autrement dit, connaissance d’une autre nature en cela même qu’elle établit l’âme dans une « libre nudité » :
L’âme établiedans une libre nudité,dans un pur trépas, engendretout ce qui est et tout ce qui sera.17La métaphore perce la connaissance, l’amour, l’être : elle franchit, dépasse, va au-delà. Son intensité négative lui fait tenir le rôle d’opérateur d’excès dans le texte. En renversant les catégories métaphysiques connues, elle introduit cet écart dans le texte, fait émerger un nouveau sens ; il fraie ainsi le passage à la grâce du Verbe qui, par sa présence, crée une assomption du texte. En touchant à la réalité inouïe, la métaphore nomme ici paradoxalement un ineffable, laissant place au chant poétique, à cette parole d’une autre nature (comme à ce à quoi on ne cesse de revenir, que l’on ne cesse d’approcher, sans pour autant pouvoir se l’approprier). L’insaisissable exploré par la métaphore ne donne pas lieu à une impasse, mais à un autre corps verbal comme si l’impasse de la disproportion était surmontée.18
Si la force de l’Esprit, sa lumière divine est reçue, elle est aussi transformée par et dans l’écriture : il y a une participation. La mystique d’Hadewijch n’aboutit jamais à un quiétisme. C’est à ce titre qu’il est, selon nous, intéressant de considérer le rôle de la métaphore non seulement comme vecteur de la recherche de l’objet invisible et manquant, mais encore comme expérience qui n’est plus seulement « subir », mais « agir » dans et par l’écriture. C’est dans cette ambivalence comme point de tension d’un désir qu’il nous faut précisément chercher l’usage de la métaphore chez Hadewijch : la conscience d’user de la métaphore comme exercice spirituel est réelle, mais elle se laisse traverser par une réalité qui la dépasse et cette réalité est celle du Verbe qui vient en quelque sorte relayer la parole de la mystique comme si ce n’était plus elle qui parlait, mais l’Esprit qui parlait en elle, la faisait être autrement dans les mots d’une langue nouvelle qui n’est plus de la chair. On comprend ainsi l’usage du paradoxe et des formules excessives : la métaphore travaille le texte comme si elle le dégageait de son enveloppe signifiante pour le faire naître à son altérité textuelle (une altérité inhabitée par le Verbe créateur qui fait advenir le poème comme événement de langage métaphorique). Tout se passe comme si la métaphore venait fracturer le texte, l’altérer, pour le faire revenir à son abîme comme à sa matrice de fécondité verbale :
Mutuelle connaissance de l’amourse découvre à l’âme :c’est l’Esprit de Dieudont la venue soudaine nous illumine et nous instruit.19Ce qui est métaphorique porte plus loin que le sens habituellement connu. En faisant éclater les cadres constitués par la langue et par la pensée, la métaphore dit dans le débordement du dire lui-même, de son sens, en tentant d’approcher ce qui ne se laisse pas ranger par l’esprit dans le cadre constitué de sa pensée et que l’esprit, par conséquent, ne saurait entendre. On comprend ainsi qu’à la métaphore de l’abîme fait écho ce « jeu de chasse » entre la poète et l’amour, cette fuite-poursuite pareille à celle du bien-aimé et de la bien-aimée du Cantique des Cantiques20, déploie toute une érotique de l’inappropriable où l’épreuve du ravissement rejoint celle de l’union comme s’il fallait être enlevé pour être retrouvé, comme si l’on devait perdre l’ouïe comme la raison pour recouvrer le lien à l’irraisonné de l’inouï en soi : « Qu’ils soient saints et unifiés au point de savoir que tu es sur ce chemin au-dessus de toute chose. »21 Aussi le rapport mystique de l’âme à Dieu va-t-il s’apparenter à une plongée, à un engloutissement où l’âme, perdant ses images et ses localités, accède à l’irreprésentable d’elle-même comme de Dieu : « Et je sombrai en lui comme enveloppée d’une confiance douce et renouvelée »22. Tout se passe comme si la métaphore venait dépouiller le verbe, le rendre absent à lui-même, comme si elle venait « percer » la coque des mots pour en dégager le fruit. En cela l’usage de la métaphore se rapproche de l’exercice spirituel : il exige une « percée », une traversée de la lettre jusqu’à l’esprit, et par-delà encore puisque la métaphore rend compte ici d’une expérience de « plongée » dans l’abîme de Dieu et de l’âme :
Plongée dans la nescience,au-delà de toute appréhension,de tout sentiment, je dois garder le silenceet rester où je suiscomme en un désertque ne décrivent, que n’atteignentni paroles ni pensées.23L’usage de l’oxymore ou l’exigence de percer : la parole inouïe
La métaphore creuse le texte en béance, en énigme, le libérant de la façon dont le lecteur pourrait le réduire par assimilation à du déjà perçu, à du déjà entendu, à du déjà pensé. La syntaxe est alors comme bouleversée par la corrélation des contraires, l’usage des paradoxes, l’in-ouï de la langue qui fait table rase des dichotomies métaphysiques et des conventions stylistiques pour conduire la langue au revers d’elle-même, dans cet « en-dedans » du verbe où la parole « naît du rien ». En effleurant le rien, la parole excessive de la métaphore hadewijchienne fait affleurer l’autre voix, celle du silence. Par suite, la métaphore comme opérateur d’excès fait signe vers ce qui constitue l’enjeu ultime et décisif de la langue poétique : la décoïncidence avec l’ouï, le descellement du sens dans l’excès du dire — condition de possibilité de la parole précaire, dépouillée qui, à l’image de l’âme qui la profère est agrandie, élargie, aux dimensions du Verbe divin :
Le cercle des choses doit se restreindre et s’anéantir,pour que celui de la nudité, élargi, dilaté, embrasse l’infini.L’esprit demeure en Dieu : c’est la clôture où l’amour est prisonnier de l’unité,où l’amour conduit l’âme agrandie, sans frontière dans la clarté.24La métaphore de l’abîme opère comme une dynamique négative qui excède toute forme et toute image, qui creuse l’exigence d’une voie d’« anéantissement » en cela qu’elle éprouve la désappropriation de celui qui parle comme du contenu de sa parole. C’est pourquoi Hadewijch ajoute :
Cette immensité où vous êtes menée sans fin et sans retour,ni la haute intelligence ni la profonde intuition n’y peuvent jeter l’ancre.C’est ce qu’en Ézéchiel nous enseignent les animaux,qui s’avançaient dans la nudité et ne revenaient point.25On peut s’étonner de cette analogie avec l’animal ; elle n’est pourtant pas sans écho avec la figure de l’Agneau immolé dans le sous-texte : devenir « nu » comme l’animal qui s’avance et ne revient pas, c’est se faire semblable à la figure infigurée de l’Agneau mystique — une chair spirituelle qui ose l’offrande absolue, la perte totale, l’aventure de la donation kénotique, et qui dans cet excès énonce l’incomparable intensité de son amour. L’oxymore, en touchant l’impossible de la langue, renvoie à l’ineffable d’un langage. Si la métaphore est une parole excédée, c’est qu’elle s’entend depuis le silence qu’elle n’est pas, mais dont elle s’approche comme à l’écoute d’une voix inouïe, présence d’absence : « grâce au doux murmure de l’Esprit saint, ils voient et entendent les paroles secrètes qui au regard des autres personnes sont ineffables et inouïes. »26
Ce silence relève du ressort de l’écoute et de l’écriture en même temps qu’il leur a échappé.27 L’oxymore tente de traduire cette difficile tension, cette ligne de faille où sans cesse celui qui parle et écrit est dépossédé de ses certitudes et de ses mots. L’« abîme-cime », la « voix-silence », disent l’inouï d’une présence à la fois abyssale et comme à proximité, comme le rappelle ce verset du livre de Job qu’Hadewijch aime citer : « On m’adressa une parole cachée »28. La parole adressée est une parole cachée : le fait qu’elle soit exprimée ne lui retire en rien sa part secrète, ne descelle pas son mystère, mais au contraire semble le rendre d’autant plus vif ou prégnant. Et l’inexprimable de cette parole secrète passe en quelque sorte dans son rien, son « peu », son « reste » qui, comme une présence, fait signe, ou n’est que la trace de la présence absolue. La discontinuité introduite par l’usage métaphorique s’apparente à l’exercice spirituel de la désappropriation : le langage métaphorique, comme trace de l’inouï, n’est plus alors quelque chose d’exactement signifié, mais il est fait signe vers ce qui le devance, le précède. La métaphore comme annonciation d’un mystère implique un écart, un pas de côté du locuteur qui doit alors se tenir sur le seuil sans chercher à le franchir. La présence ne se décrit pas, elle échappe à nos prises langagières : elle est effleurée, juste frôlée, comme si dans cet « effleurement » se disait la précarité d’une parole poétique, d’un dire toujours à la limite de se rompre. C’est pourquoi Dieu ne saurait se connaître par les catégories de l’entendement, mais il est éprouvé par un « attouchement mystérieux de l’âme » (meeter zielen gherenen), où il ne s’agit pas tant de comprendre la présence que de la sentir, de la pressentir, de la ressentir.29 La connaissance de Dieu est ainsi davantage apparentée à un toucher, à un tact : l’âme est touchée dans les profondeurs de son être, comme si une réalité du plus intime d’elle-même était percée, fissurée, comme si s’ouvrait à elle le chemin vers l’abîme de Dieu, l’invitant à plonger en Lui. C’est pourquoi chez Hadewijch ce tact spirituel comme attouchement et pénétration de l’Esprit Saint dans le tréfonds de l’âme, dans le désert intérieur, dit l’expérience mystique d’un amour où l’abîme de l’âme répond à l’abîme de Dieu. L’acte de la désappropriation est tout autant un dessaisissement de soi qu’un accomplissement de soi : dans cette ambivalence, l’agir et le pâtir, sans se confondre, semblent corrélés et c’est cette ambivalence de la métaphore, en introduisant l’écart du négatif, qui instaure l’épreuve d’une présence d’absence — un impossible objet de coïncidence. Aussi la présence n’est-elle rencontrée que dans une décoïncidence qui n’est pas échec de la rencontre, mais paradoxalement son point d’acmé qu’Hadewijch tente de rendre par la métaphore de l’aveuglement — condition de possibilité de la vision de la lumière surnaturelle. La phrase finale de la Lettre 11 traduit ainsi ce mouvement de tension : l’âme oscille entre la perte et les retrouvailles, le vide et le plein : « Ainsi la minne m’illumine parfois tellement que je me rends compte de mes manquements à son égard et que je ne donne pas à mon Bien-Aimé la satisfaction qui lui revient. À d’autres moments la douce nature de la minne m’aveugle — quand il m’arrive de la goûter et de la sentir — au point que ce non-voir me suffit. »30 Par suite l’exigence du renoncement à parler va de pair avec l’exigence de dire, d’opérer ce pas de côté, d’en passer par le déplacement métaphorique pour tenter d’approcher l’indicidible31.
La métaphore comme opérateur d’excès se constitue donc comme lieu d’épreuve d’un anéantissement de l’âme qui dans la rencontre amoureuse de Dieu se fait l’écho de la kénose du Christ et appelle ainsi, par l’oxymore, le dépassement des contraires dans l’unité d’une « fruition » ou fécondité spirituelle au sein de l’Un (Urgrund divin). Et cet usage de la métaphore rapproche la béguine brabançonne de la mystique nuptiale d’un Ruusbroec32. La métaphore dessine alors toute une trajectoire d’écriture, un chemin « sans chemin » qui appelle celle qui l’emprunte à franchir, à dépasser le connu, et ainsi à reconnaître une autre lumière, une autre voix, dans la profondeur de soi, dans l’intime de l’âme : en ce lieu sans lieu, l’inouï de la voix de fin silence est pressenti et non sue ou entendue — comme si la métaphore nous obligeait ainsi à rester sur le seuil, dans le frôlement qui dit, par côtoiement de la limite, l’extrême de la proximité en même temps que l’extériorité reste entière, l’union et l’échappée — où le possible se noue à l’impossible d’où s’éprouve le vertige de l’amour, l’expérience de l’union (enicheit) avec la divinité :
L’amour couvre et cachecelui qu’il instruit,comme les ailes des séraphins.33Par l’oxymore d’un amour qui couvre en même temps qu’il découvre (instruit), Hadewijch tente d’aborder, par écart, l’inouï de cette voix divine amoureuse qui appelle l’âme, dans les profondeurs, et fait au plus bas résonner sa transcendance comme un silence incréé — toujours débordant parce qu’excédant la capacité de prise et d’appréhension sous laquelle le verbe humain se tient d’ordinaire. l’exigence éthique d’une percée rejoint ici l’apophatisme d’une parole excédée et engage à vivre en « saints » dans l’union mystique au Verbe intérieur : « Qu’ils soient saints et unifiés au point de savoir que tu es sur ce chemin au-dessus de toute chose. »34 On retrouve l’oxymore comme opérateur d’excès dans la métaphore du feu qui parcourt l’œuvre poétique de la béguine et qui s’associe toujours à l’eau pour dire l’immensité de l’amour de Dieu, la mesure sans mesure de son amour, de son intelligence, ou encore « la Face de son indicible beauté » : « C’était comme un grand fleuve de feu, plus large et plus profond que la mer. »35
Les métaphores de la minne et de la fruition : de la parole blessée à la parole fécondée
La métaphore travaille ainsi le corpus en prose et en vers et devient le médium d’un autre langage, le point d’appui où le dire s’excède lui-même dans ce qu’il n’est pas pour devenir une parole « à la limite », un verbe « au bord du rien ». C’est à partir de cet « excès » qu’il nous faudra réfléchir au statut de l’image poétique comme forme d’expression de la vérité par-delà la dichotomie entre belles lettres et saintes lettres. Et si l’œuvre d’Hadewijch est en cela emblématique c’est qu’elle ouvre la voie à un nouveau regard sur la place et le rôle de la métaphore dans l’expression de l’union mystique à Dieu36 : une union ineffable en cela que le texte ne peut ni la traduire littéralement ni la circonscrire par le concept, ni même encore l’encadrer dans un appareil dogmatique37. Opérant un « écart » comme le lieu propre de sa poétique mystique, Hadewijch fait un usage singulier de la métaphore : langage par-delà le langage, la métaphore déplace les catégories de sens littérales et tourne notre attention vers un infigurable : la minne, signifiant l’amour en moyen-haut néerlandais. Son infigurabilité tient à ce que son langage métaphorique développe la figure de l’Absent, de l’Objet même du désir que Hadewijch nomme souvent par l’oxymore de « présence d’absence », de « ténèbre lumineuse » ou d’ « obscure clarté » . Ces oxymores tiennent d’un dire excédé : la parole est ici « à la limite », en cela même qu’elle se tient « sur le seuil » et ne saurait le franchir sans perdre aussitôt l’objet de son désir. Dieu est présence d’absence dès lors qu’il échappe à notre langage, à notre compréhension ordinaire. Il est ainsi au-delà de l’être en tant que l’être est pour nous toujours représenté : cet infigurable est donc aussi indicible qu’inénarrable. C’est pourquoi Hadewijch se déplace, recourt à la métaphore qui vient toucher Dieu par la frange de son manteau. Car si la métaphore excède le langage ordinaire, ce n’est donc pas pour dire plus, mais pour dire autrement. Et l’altérité de l’écart tient à l’obligation d’une tenue sur le seuil, d’un dire à la limite.38 Hadewijch ne fait donc ni un usage rhétorique de la métaphore de l’abîme, ni même un usage sémantique : l’abîme joue ici comme un opérateur d’excès, comme une dynamique négative où il y va non d’une logique rationnelle, mais d’un existentiel en Dieu où l’amour ennoblit l’âme dès lors qu’on accueille la perte de toute appropriation, dès lors qu’on « plonge dans la nescience », qu’on s’immerge dans la pureté et la nudité de la Déité39. La métaphore de la nudité n’est pas tant l’approche d’une pureté entendue comme perfection que l’exercice spirituel d’une « percée » qui nous reconduit toujours au dépouillement, à la « nescience » ou au « sans pourquoi ». La métaphore ne vient donc pas tant relayer les défaillances du langage qu’explorer les conditions de possibilité d’un franchissement. Si, par la métaphore, le sens ordinaire est franchi, ce franchissement n’est pas transgression ; mais il nous ramène pour ainsi dire à l’exploration d’une limite, d’un seuil, en nous le faisant habiter autrement. Aussi la métaphore est-elle passage : il s’agit de passer outre le sens acquis, le signifiant comme le signifié convenus. L’outrance n’est pas celle d’une illimitation, mais celle d’une traversée : l’âme doit traverser le lieu, le temps et les images. Elle doit être « agrandie, libérée de ses limites », « élevée par le sentier ténébreux à l’être de la grâce. »40 Et en ce passage, en cette traversée, s’opère une union des contraires, un oxymore qui signifie la nécessité de l’exercice spirituel comme l’exigence d’un « se désapproprier de l’être propre » : ce que l’on croyait connaître du sens est « anéanti », ce que l’on pensait être une représentation vraie est « anéanti », ce que l’on pensait signifier une dé-coïncidence d’avec les habitudes de pensée, de parler et de vivre. Aussi peut-on dire que quand Hadewijch parle de l’anéantissement en Dieu, ou de l’abîme, elle le rapporte à un « engloutissement », à une « absorption », ou encore à une « inondation » en Dieu : autant de métaphores qui semblent, de prime abord, déposséder le sujet de son égoïté, ou l’éclipser totalement, pour laisser place à Dieu : « … l’âme est anéantie pour devenir ce qu’est Dieu »41.
Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien […] l’âme devient avec Lui totalement cela même qu’Il est.42
L’usage de la métaphore de l’abîme, comme celle du désert, chez Hadewijch, rapportée à celle d’un excès (inondation et engloutissement), n’est jamais pure disparition mais, paradoxalement, dynamique de décoïncidence en cela même qu’Hadewijch fait un usage singulier de la métaphore en lui conférant une portée existentielle : la métaphore fait naître un autre corps, une autre voix, un autre texte ; elle n’engloutit donc qu’en vue de cette renaissance. La métaphore hadewijchienne vaut ainsi en sa force d’appel : elle ne fige pas le texte, ne le fixe pas en une convention poétique, mais l’ouvre à sa dimension mystique par la puissance performative du verbe inouï — en quoi elle est singulière, proprement existentielle. Si l’abîme appelle l’abîme, il n’est donc jamais question d’isolement ou d’unilatéralité, mais bien de « naissance mutuelle ». Corps du Christ au corps d’Hadewijch, le corps du texte fait le lien : à la fois il organise une coïncidence, cherche l’accord, mais fait dé-coïncider cet accord pour que celui-ci ne s’institue pas en adéquation pure. Pour le dire autrement, la négativité travaille l’œuvre écrite d’Hadewijch — et la métaphore est cette négativité même. Elle opère un dégagement, un désenlisement qui, loin de désincarner dans des rêveries poétiques, rend possible l’incarnation, comme un défi où l’inouï rencontre la voix de celui qui parle. La négativité s’éprouve alors comme un excès — de son débordement l’originaire est comme « touchée », devient fugitivement à portée. La minne, ou « amour », n’est donc pas synonyme de « fusion » à proprement parler mais bien plutôt « aventure » en Dieu qui l’inscrit dans sa liberté, dans sa propre capacité à exister en laissant place, en se tenant hors du même et de l’adéquation pour laisser émerger l’autre présence. La métaphore des profondeurs où l’âme s’absorbe, dit ce qui se refuse au logos et appelle ainsi une décoïncidence d’avoir soi pour laisser être Dieu en soi : c’est lui qui absorbe l’âme, et non pas elle ; mais cette absorption ne veut pas dire qu’il la prive d’elle-même. Mais il la renvoie bien plutôt à la profondeur inouïe qui est l’épreuve d’un excès à soi. Aussi l’image métaphorique ne dit rien de ce qui peut être pensé par la raison logique, mais aborde les confins d’une parole où le commencement est sans commencement, où le verbe est toujours à la limite : se donnant, il se retire aussitôt — et ne laisse que sa trace — reste qui est le réel d’un texte qui ne réduit pas Dieu au sens de la raison, mais l’ouvre à sa transcendance, à son altérité même, par la métaphore qui approche sa nature inouïe — mais reste sur le seuil, dans l’écart de la parole blessée, et dont la blessure même indique la possibilité d’une fécondité.L’amour ne fait pas l’objet d’un exposé abstrait : son dire dépasse le logos et se loge dans la métaphore. Et celle-ci scande les rapports entre l’amant et l’aimé et porte le langage aux abords d’un autre verbe, d’un autre corps du texte, au seuil d’une expérience où la parole s’excède dans l’image et où l’image elle-même appelle à être dépassée.
Qu’en est-il alors des métaphores de l’amour dans le corpus hadewijchien ? Le langage amoureux de Hadewijch est à la jonction de plusieurs influences : théologique, avec Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry, philosophique avec les Victorins, et notamment Hugues et Richard de Saint-Victor, mais aussi littéraire, avec l’amour courtois43. Hadewijch y déploie une écriture propre où la « haute amour » exige de l’amant de parler une autre langue et, par suite, de vivre selon une autre éthique. La métaphore y tiendra le rôle d’une image désimaginante, c’est-à-dire d’un dire qui excède et déplace. Tout d’abord l’amour exile, mène au désert, métaphore récurrente et qui se rattache à la nuit : « exil sans horizon et sans lumière », l’amour porte dans la « nuit de l’errance » son « véhément désir », sa « dévorante nostalgie ». Mais que signifie cet exil ? Il dit un manque, un désir : celui de l’absent. Il est alors une « plaie ouverte », car il souffre de cette absence, mais tout à la fois cette absence le porte et le conduit à dépasser la seule mélancolie pour se porter en avant. La métaphore fonctionne ici comme un opérateur de dépassement à travers les figures « négatives » du désert et de la nuit, de l’exil et de l’errance. En d’autres termes, elle positionne le lecteur sur le terrain d’une aventure qui ne le laisse jamais fixe, ou en état de repos, mais dans une mobile vacance de l’âme ou ce qu’Hadewijch a coutume d’appeler une « altière liberté », celle d’une âme intrépide et amoureuse qui se risque à l’aventure, à l’abîme :
Il faut consentir au désert sans limites,Cheminer sans repos par les plaines aridesEt se meurtrir aux arêtesDes versants et des cimes,Ou encore braver les torrentsDes abîmes sans fond.44L’amour blesse, il consomme une rupture, il établit dans la nostalgie d’une présence, et il est aussi ce qui pousse en avant. Cette figure paradoxale de l’amour ne peut se dire que métaphoriquement sous la forme ambivalente corrélant l’exil, l’éloignement, la perte et le rapprochement, les retrouvailles. Les « blessés » de l’amour sont condamnés à l’exil (ellende), à l’aventure. Les amoureux deviennent alors des étrangers, ce qui les voue à un rapport de violente solitude au monde. Car l’aimé se dérobe, se retire de toute prise, invite l’amant à la déprise. L’exil est une métaphore clé chez Hadewijch opérant là encore comme une négativité. L’amour exige une mort à soi. Il faut se désencombrer de soi si l’on veut aimer :
Quiconque veut aimer en vérité,Qu’il ne garde rien pour lui.Comment comprendrais-je que l’AmourDont la douceur est au-delà de toute douceurAinsi déchire mon cœur profond,Semblant ignorer sa blessure et sa peine ?45L’Amour dépossède, anéantit, mais cet anéantissement est aussi le creuset du désir renouvelé, d’une « reverdie » qui anime l’âme noble dans sa quête d’amour qui demeure source de foi, d’inspiration et d’élan poétique. La métaphore invite à éprouver cette présence au-delà de toute saisie par la raison ou de toute volonté de captation, elle se situe dans une profondeur de l’intime et ne se comprend que depuis l’éternité. La beauté de l’image et sa portée rhétorique ne visent pas à rester à la seule image belle et sensible, mais à la dépasser. Et dans ce dépassement, elle rejoint le sens profond, spirituel qui se loge dans la métaphore et qui lui-même exige un autre mode de saisie : un mode intuitif qui se comprend depuis l’éternité46. La métaphore ancre le corps du texte dans le corps du Verbe, elle joue le rôle d’une imitatio Christi. La matière métaphorique et son contenu mystique rejoignent la double nature du Christ : vrai homme et vrai Dieu, le Christ est la clé du langage métaphorique d’Hadewijch, son origine et sa fin, le principe même de l’ennoblissement de l’âme qui est la finalité même de l’amour : il convie l’amoureux à la fruition. La hauteur de l’amour se lit dans la plus extrême fragilité : humilité de la Crèche et de la Croix où la cime rejoint l’abîme : « C’est dans les blessures du Christ que l’on trouve la noblesse et que l’on perd tout savoir. »47 La temporalité rejoint l’éternité. La métaphore parle donc une langue depuis l’éternité. Son origine n’est pas simplement dans le langage humain.
C’est dans cet usage métaphorique que la parole trouve son ouverture mystique. Si la minne est personnifiée, son expression métaphorique s’articule sur les registres des romans courtois où il y va d’une quête mutuelle entre l’amant et l’aimé :
Les étrangers cruelsM’affligent sans mesureEn ce pesant exilPar leurs maximes décevantes ;Ils n’ont de moi nulle pitiéEt m’ont fait peur maintes fois ;Ils me condamnent en leur aveuglement,Et jamais ne pourrontComprendre l’amourDont le désir me tient captive.48Dans ce chant XXIV, Hadewijch évoque l’exil et la solitude, la perte où l’amour la laisse : blessure/ouverture de vulnérabilité ; elle s’y est engagée comme on reçoit la grâce et comme l’on répond à l’appel : pour vivre libre et se vouer au seul amour. Devenir Dieu avec Dieu même, telle est l’épreuve suprême à laquelle la métaphore nous invite : l’épreuve d’une croissance en Dieu où Dieu est lui-même la métaphore, ce qui purifie notre âme et la dénude pour révéler en elle toute la pureté de l’image première. « Devenir Dieu avec Dieu même », tel est bien là le privilège de l’âme anéantie qui devient « tout ce que Dieu est en lui-même ». C’est ainsi qu’elle atteint l’unité au terme d’un dépassement digne de Lui seul.
Ce que l’amour a de plus doux, ce sont ses violences ;Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;Se perdre en lui c’est atteindre le but ;Être affamé de lui c’est se nourrir et se délecter ;L’inquiétude d’amour est un état sûr ;Sa blessure la plus grave est un baume souverain.49La métaphore permet d’approcher le sens mystique d’une rhétorique sacrée. Ce sens pourtant n’enseigne rien, ne délivre aucun contenu épistémologique, il est bien plutôt ce qui attise notre désir même : il donne le désir d’aimer toujours plus, il intensifie le désir. C’est pourquoi pour Hadewijch l’amour n’a pas de nom, il est l’innommé en cela qu’il excède tout nom ou encore il a « sept noms » et aucun d’entre eux ne le définit. Car « l’amour vrai n’entre pas dans une définition, il n’a pas d’autre limite que la magnifique liberté de Dieu. » Cette rhétorique sacrée de la métaphore conduit à une poétique qui est elle-même au-delà de toute représentation. À l’exemple de Jésus crucifié, ressuscité et monté au Ciel à la droite de son Père, toute l’aspiration de la mystique brabançonne est axée sur cette élévation en Dieu. Même si des moments d’union mystique sont possibles durant l’existence, la participation durable à l’éternelle minne ne peut survenir qu’après la mort. Dans les Chants, cette conviction n’est exprimée explicitement qu’à de rares endroits ; malgré tout, ils dévoilent toute leur portée dès lors qu’on les place sous l’éclairage de la conception chrétienne médiévale de l’homme et du monde qui vient d’être esquissée. C’est dans cette perspective qu’il nous faut comprendre l’usage de la métaphore de l’orewoet qui peut se traduire comme le feu d’amour ou la fureur d’aimer disant la violence de l’amour : imitatio de l’amour kénotique du Christ : l’âme est embrasée du même amour dont Dieu a aimé les siens — un amour débordant, d’une plénitude absolue. La métaphore permet d’articuler le langage complexe du paradoxe et de l’oxymore : elle dit sous l’apparente contradiction le nécessaire dépassement, l’exigence de transcendance. En ce sens la métaphore n’est pas seulement une figure de style, mais c’est aussi le sens caché du texte qui se dit par elle et en elle : un texte qui nous invite à faire l’épreuve du Christ au plus intime de nous-mêmes : « prouver la présence par l’absence et se déprendre pour s’éprendre. Habiter l’abîme pour toucher les cimes. Être anéanti pour être ennobli. »50
Dans cette communication, nous avons donc vu que la métaphore comme opérateur d’excès revêt ainsi une puissance propulsive par décoïncidence au sens où elle nous détache des adéquations du langage pour introduire un écart salvateur dans la lettre. Par lui et en lui, elle ouvre le sens à l’inouï où la posture de celui qui écrit et qui lit est celle d’une désappropriation au sens d’un dégagement ou d’un désenlisement que la béguine nomme « vacuité » dans les Mengeldichten, ce point de rencontre, cette coïncidence des opposés, où l’amour abandonne amoureusement les images, où il naît du rien, et ne cherche rien hors de Lui-même, dans cette « pure Unité » où « il enclot l’éternité bienheureuse ».51 L’usage de la métaphore dans le corpus hadewijchien nous heurte donc à la question du contenu et du contexte temporel de la parole poétique.
Si, comme opérateur d’excès, la métaphore exige de percer, elle oblige l’écriture à tenir le paradoxe d’un infigurable et renvoie l’ordre de la parole littéraire et philosophique à l’impensé d’une pensée qui cherche à se dire dans la fissuration du sens convenu, dans la décoïncidence des adéquations de langage. L’oxymore de la présence d’absence rend compte d’une telle complexité éthique, d’un tel défi métaphysique : non pas dire l’existence temporelle par la temporalité de la lettre, mais habiter le versant éternel d’un abîme, d’un Verbe incréé, pour éprouver le temps de l’écriture depuis l’éternité, dans l’abîme de Dieu qui nous renvoie aux confins de l’âme, à son plus abyssal où les sens deviennent spirituels. Dans cette distance-proxime à la présence d’absence, Hadewijch use des métaphores de la minne (amour) et de la fruition comme autant de mises à l’épreuve de la parole. Et de la « blessure » amoureuse surgira la possible fécondité.
L’amour hadewijien n’a cependant rien d’ascétique : sa portée mystique ne désincarne pas, mais au contraire transforme le rapport au corps en le transfigurant. En montrant l’arbre d’amour, le Bien-aimé invite la visionnaire à y prendre feuilles et fleurs afin d’y ressentir sa volonté et son amour. La beauté des images rejoint la profondeur de l’amour et ce lien est transcendé par la présence de Dieu qui se donne dans l’absence, l’infigurable ou l’insaisissable :
Si tu veux, prends les feuilles de cet arbre, connaissance de ma volonté. Et si tu es dans l’affliction, cueille une rose au sommet et prends-en un pétale : c’est l’amour. Et si tu ne peux tenir, prends le cœur de la rose : c’est là que je te donnerai de sentir ma présence.52