Dans l’œuvre du Docteur séraphique, la métaphore constitue un thème assez paradoxal : d’une part, il en est peu question, les index bonaventuriens n’en font pas mention (ni pour metaphora, ni pour translatio), les propriétés et la portée des métaphores ne sont pas étudiées ; mais d’autre part, Bonaventure est certainement, dans la scolastique du 13e siècle, l’auteur qui a le plus pris au sérieux l’usage de la métaphore tant dans ses écrits théologiques et exégétiques que spirituels.
À l’heure où de nombreux intellectuels aspiraient à faire de la théologie non seulement une science, mais bien la plus haute de toutes, au moment où chacun s’efforçait d’en chasser tout ce qui pouvait sembler arbitraire, imprécis, impropre, tant dans ses méthodes argumentatives qu’exégétiques1, Bonaventure cherchait au contraire à faire durer l’héritage des siècles passés, à méditer longuement sur les figures, les analogies, les allégories et les paraboles scripturaires, et à constituer, sur le fondement solide du Verbe incarné et inspiré, une logique de la ressemblance qui ne pouvait pas trouver d’écho dans la logique aristotélicienne.
Il faut toutefois se méfier des caricatures : le Frère mineur a lui aussi largement contribué à la transformation de la sacra doctrina en théologie, non seulement par l’usage de la dialectique, mais aussi par la pratique du commentaire des Sentences, qui s’était imposée comme un exercice obligatoire dans les études de théologie à la suite du propre commentaire de son maître Alexandre de Halès. En outre, comme tous ses contemporains, Bonaventure fut aristotélicien2, bien plus qu’on ne l’a dit. La seule définition de la métaphore qu’on lui connaisse lui vient d’ailleurs des Topiques, et non de Quintilien. Mais le Docteur séraphique conservait l’intime conviction que les ressorts du réel ne peuvent être envisagés seulement en termes de substance, d’acte et de puissance : il y a entre les choses des correspondances, des échos et des analogies que le théologien doit être aussi capable de percevoir et de décrire, d’autant plus qu’il est le seul à en connaître la clef, la clef de David3, celle qui ouvre toutes les portes et qui rend intelligibles non seulement les choses, mais les relations entre les choses. En ce sens, aux yeux de Bonaventure, la métaphore, comme mécanisme de transfert par ressemblance, ne peut pas être totalement évincée de la théologie comme science. Au contraire, elle en est un outil privilégié et contribue à la constitution d’une nouvelle métaphysique4. Encore faut-il admettre que la métaphore ne se définit pas par son impropriété, auquel cas elle demeurerait un outil peu fiable, mais par sa capacité à concentrer des significations habituellement dispersées, et donc par son hyper-propriété ou hyper-adéquation à un complexe de sens donné.
Afin de bien percevoir l’importance de la métaphore dans la pensée du Docteur séraphique, il convient tout d’abord de se placer sur le terrain de l’exégèse et de montrer la manière dont Bonaventure s’est inscrit dans le sillage des auteurs ayant redécouvert la profondeur du sens littéral au 12e siècle, sans pour autant renoncer à un prompt passage au sens spirituel. Or cette exégèse des Écritures va de pair dans la pensée du Frère mineur avec une exégèse du monde qui le conduit à considérer les créatures comme des métaphores — Étienne Gilson a bien montré ce transfert exégétique dans La Philosophie de saint Bonaventure, tout en se demandant s’il fallait vraiment prendre le Frère mineur au sérieux lorsqu’il affirmait que les créatures sont des signes ou même des métaphores divines5. L’examen de cette question nous conduira à évoquer brièvement la nature des relations entre le Verbe et les créatures. Et si les créatures sont véritablement des métaphores du Verbe, celui-ci, en retour, ne confirme-t-il pas la validité et la pertinence des créatures-métaphores dont il est l’expression première ? Ne confirme-t-il pas aussi, en un effet inattendu de la métaphysique sur la théologie mystique, la possibilité de considérer les créatures évoquées dans les Écritures comme des figures adéquates et des mécanismes de transfert pleinement légitimes pour conduire le fidèle à Dieu ? En reprenant la théorie traditionnelle de la translatio in divinis, Bonaventure en vient en effet à mettre au jour la puissance à la fois cognitive et affective de la métaphore.
La métaphore dans l’exégèse bonaventurienne
Le 13e siècle a été marqué par le développement du mouvement exégétique initié par Hugues de Saint-Victor au 12e siècle. Ce dernier considérait que le sens littéral avait été négligé par ses prédécesseurs, bien qu’il n’ait jamais été évacué de l’exégèse chrétienne, comme le précise Gilbert Dahan6. Dans le Didascalicon, Hugues critique vigoureusement ceux qui méprisent le sens littéral et s’élancent directement vers le sens spirituel. Le sens littéral ou historique a en effet son épaisseur propre, qu’Hugues déploie dans l’éventail de la littera, du sensus et de la sententia (la lettre, le sens et la signification)7 : la lettre concerne la grammaire, qui peut être complète, comme dans la phrase « Toute sagesse vient du Seigneur Dieu », ou bien amoindrie par un sous-entendu, ou encore superflue lorsqu’il y a des répétitions ; la considération de la lettre implique donc l’attention à la construction des phrases. Le sens concerne la compréhension du contexte et la cohérence du texte. Enfin, la signification concerne les implications philosophiques et théologiques du texte8. Lorsque les trois dimensions du sens littéral ont été étudiées, alors seulement il est loisible de commencer l’exploration du sens spirituel : « Je ne pense pas que tu puisses devenir parfaitement perspicace sur l’allégorie si tu n’as pas d’abord acquis des bases historiques9 ». La lettre correspond ainsi aux fondations10 de l’édifice exégétique, et Hugues précise que la Sainte Écriture contient beaucoup d’éléments qui doivent être pris au sens littéral.
Le Victorin inaugurait ainsi un mouvement de grande ampleur, dont la méthode historico-critique peut être considérée comme un lointain avatar. Or, dans le cadre de cette redécouverte, les auteurs découvrent également que la métaphore constitue d’abord une caractéristique du sens littéral, ce que Thomas d’Aquin explique très bien dans la Somme de théologie ; à la question « Est-ce que la lettre de l’Écriture sainte peut revêtir plusieurs sens ? », Thomas répond que la lettre elle-même peut revêtir « plusieurs sens ». Le Docteur angélique précise sa pensée dans la réponse à la troisième objection :
Le sens parabolique est inclus dans le sens littéral ; car par les mots, on peut signifier quelque chose au sens propre, et quelque chose au sens figuré ; et, dans ce cas, le sens littéral ne désigne pas la figure elle-même, mais ce qu’elle représente. Quand, en effet, l’Écriture parle du bras de Dieu, le sens littéral n’est pas qu’il y ait en Dieu un bras corporel, mais ce qui est signifié par ce membre, à savoir une puissance active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de l’Écriture, il ne peut jamais y avoir de fausseté.11
Il y a donc une profondeur et une pluralité du sens littéral qu’il convient d’honorer.
Bonaventure s’inscrit dans ce contexte de redécouverte du sens littéral, et donc du sens simplement rhétorique de la métaphore. Dans le prologue du Breviloquium, lorsqu’il donne ses conseils exégétiques, il précise : « Comme celui qui dédaigne d’apprendre les premiers éléments dont est composé le discours n’arrivera jamais à connaître le sens des paroles ni la loi correcte des constructions, de même celui qui méprise la lettre de la sainte Écriture ne s’élèvera jamais à ses intelligences spirituelles12. » Il faudra donc considérer d’une part la métaphore à titre de figure rhétorique, interne au sens littéral, et d’autre part la métaphore qui fait véritablement sortir du sens littéral ou historique de l’Écriture. Bonaventure n’opère pas explicitement cette distinction, mais elle est déjà présente chez Hugues de Saint-Victor : dans les Écritures, ce ne sont pas seulement les mots qui signifient, mais les choses elles-mêmes13. Le coup de génie de Bonaventure consiste à dire que les choses ne signifient pas seulement dans le cadre des Écritures, mais aussi in situ, dans le monde, qui est la première révélation divine. Il faudra y revenir plus tard, car ce champ de recherche nous fait sortir du domaine de l’exégèse proprement dite.
Parallèlement à ce déploiement du sens littéral, du fait de la transformation de la sacra doctrina en théologie, donc en science, Bonaventure voit se développer chez les jeunes théologiens une méfiance vis-à-vis des Écritures, qui leur semblent comme une « forêt obscure » et désordonnée : « les jeunes théologiens prennent fréquemment en dégoût l’Écriture sainte elle-même, comme incertaine et désordonnée, comme une forêt obscure14 ». Si les générations précédentes pouvaient avoir tendance à négliger le sens littéral pour se précipiter sur le sens spirituel, la nouvelle génération est atteinte du défaut inverse : au pire, les jeunes théologiens sont dégoûtés par l’étude des Écritures, au mieux, ils en délaissent le sens spirituel au profit d’une exégèse dans laquelle ils entendent repousser le plus possible le moment du « saut » herméneutique15 qui fait passer du sens littéral au sens spirituel. Bien sûr, ce dernier reste le but à atteindre, mais le sens littéral offre déjà par lui-même un travail considérable16. Dans ce cas, la métaphore est réduite à ce qu’elle est originellement : une figure de style ; elle est restreinte à son sens rhétorique, quand bien même une translatio in divinis serait à l’œuvre : on voit donc la distance qui sépare le sens figuré du triple sens spirituel. Lorsqu’il est question du bras de Dieu, nous l’avons vu avec Thomas d’Aquin, cet énoncé n’est pas à interpréter de manière allégorique, tropologique ou anagogique : il s’agit tout simplement d’un énoncé au sens figuré qui évoque la puissance de Dieu à l’aide d’une métaphore. Dans le cas de la translatio, la métaphore dépasse certes son aspect purement ornemental, mais elle ne sort pas nécessairement du cadre de la lettre du texte.
Toutefois, la métaphore n’a-t-elle pas aussi un rôle à jouer dans le passage même du sens littéral au sens spirituel ? À ma connaissance, nous n’avons hélas pas de texte de Bonaventure à ce sujet, ni sur la différence entre métaphore, allégorie et symbole. Cependant, deux textes sont particulièrement révélateurs de son état d’esprit par rapport à la métaphore et à ses effets sur nous, et de la façon dont il honore à la fois ses qualités esthétiques et ce que l’on pourrait appeler sa vertu motrice.
Dans le Proème de son Commentaire des Sentences, alors qu’il a pris pour thème un verset du livre de Job (28, 11), « Il a scruté la profondeur des fleuves », Bonaventure amorce son interprétation spirituelle du texte, alors qu’il n’y a pas de métaphore au sens précis du terme dans la phrase, en choisissant de considérer le fleuve comme la figure du mystère divin. Ce n’est déjà plus le mot seul qui signifie, mais bien la chose : « Et parce que tous ceux qui transfèrent le font selon quelque ressemblance, la métaphore ayant été tirée à partir de cette quadruple condition [du fleuve : perennitas, spatiositas, circulatio, emundatio], un quadruple fleuve est trouvé dans les choses spirituelles, comme nous pouvons le rassembler à partir des Écritures. »17
Les quatre propriétés et les quatre branches du fleuve correspondent aux quatre livres des Sentences : la pérennité renvoie au livre I, dont l’objet est Dieu ; la largeur correspond au livre II, qui porte sur le vaste monde ; le courant ou mouvement des eaux renvoie au livre III et au Christ venu nous sauver ; enfin, la purification et la vivification se rapportent au livre IV, dont l’objet est l’action de l’Esprit saint et l’étude des sacrements. Sur quoi s’appuie donc cette métaphore du fleuve ? Sur des ressemblances, explique Bonaventure, reprenant ainsi à son compte un passage des Topiques d’Aristote : « La métaphore, en effet, donne une certaine connaissance de ce qui est signifié par ressemblance ; en effet, toutes les métaphores transfèrent selon une certaine ressemblance. »18
Ce n’était toutefois qu’une possibilité parmi d’autres, car Aristote parlait, dans le même passage, du manque de clarté de la métaphore, le contexte étant celui des définitions obscures : « Un autre lieu, c’est de voir si l’adversaire a parlé par métaphore, par exemple, s’il a défini la science comme inébranlable, ou la Terre comme une nourrice, ou la tempérance comme une harmonie. En effet, tout ce qui se dit par métaphore est obscur. »19
Loin de s’appesantir sur ce manque de clarté, Bonaventure retient simplement la possibilité d’un transfert par ressemblance, qui permet de passer du sens littéral au sens spirituel — dans la tradition dionysienne au contraire, la dissemblance est le meilleur critère pour une métaphore réussie (en fait, le symbole) : elle donne du fil à retordre, on ne craint pas de la confondre avec l’original20. Le fait que Bonaventure retienne la ressemblance est donc significatif. Même dans un cadre où la dissemblance doit toujours être perçue comme plus grande que la ressemblance21, le Docteur séraphique entend bien prendre au sérieux ce minimum de ressemblance, comme l’Écriture semble inciter à le faire. Sa théologie symbolique est en réalité une théologie métaphorique, fondée sur la ressemblance et sur sa capacité motrice, plutôt que sur la dissemblance et sur sa puissance séparatrice. Nous y reviendrons lorsqu’il faudra sortir du domaine de l’exégèse au sens strict.
Mais le transfert par ressemblance n’est pas le seul intérêt de la métaphore. Dans le Sermon I sur saints Pierre et Paul, Bonaventure commente le livre du prophète Zacharie 4, 14. Zacharie demande à l’ange : « Que représentent les deux oliviers qui entourent le chandelier ? » L’ange répond : « Isti sunt duo filii olei, qui assistunt Dominatori universae terrae » (Ce sont les deux fils de l’huile, qui se tiennent devant le Maître de toute la terre). La première partie du sermon contient, comme il est logique, une réflexion sur l’huile :
L’huile est utile à trois choses, à savoir comme remède pour les blessures, comme aliment pour la lumière, comme condiment ou chose délectable pour la réfection. C’est pourquoi par l’huile est bien figurée la grâce qui guérit, la sagesse qui illumine, la joie spirituelle qui refait et délecte.
Mais si quelqu’un demande : « Pourquoi n’est-il pas écrit “Ce sont les deux fils de l’huile de la grâce qui guérit, de la sagesse qui illumine et de la joie spirituelle”, alors qu’il est écrit “Ce sont les deux fils de l’huile” ? », je réponds : « C’est la coutume de l’Écriture sainte, et surtout dans l’Ancien Testament, de parler par figures et par métaphores, parce que sous une seule métaphore est souvent réuni ce qui ne pourrait être exprimé que par une multiplicité de mots. »22
La métaphore n’est pas seulement belle et transférante, elle unit efficacement une multiplicité de sens. Elle offre en un raccourci saisissant une pluralité de significations qu’il revient ensuite à l’exégète de déplier et d’expliquer. C’est un condensé de signification, une charge de sens, d’autant plus efficace qu’elle fait appel ici à trois expériences sensibles : l’expérience de la blessure soignée, celle de la lumière entretenue et diffusée, et enfin celle de la nourriture savoureuse. Si la métaphore manque de clarté, ce n’est donc pas par défaut, mais par excès, et c’est l’exploration de cet excès de signification qui conduit au sens spirituel : les deux fils de l’huile, par qui nous arrivent la grâce qui guérit, la sagesse qui illumine et la joie qui délecte, sont Pierre et Paul.
La métaphore constitue ainsi pour Bonaventure un vecteur privilégié du saut herméneutique qui fait passer du sens littéral au sens spirituel. Le sens littéral contient bien des métaphores et des figures — « les fils de l’huile » forme en soi une expression métaphorique — mais elles ne lui sont pas toujours réductibles. Cette métaphore du sens littéral renvoie spirituellement à Pierre et à Paul apôtres. Cependant, ce passage ne s’effectue pas toujours à partir du sens figuré ; il prend souvent appui sur les choses mêmes, qui signifient comme les mots. Voyons maintenant comment cette attention à la puissance métaphorique se manifeste, non plus dans l’exégèse des Écritures, mais dans celle du monde.
L’exégèse du monde
Outre la primauté à accorder au sens littéral, il y avait dans la réflexion hugonienne, nous l’avons vu, une thèse qui ouvrait un autre espace métaphorique : dans les Écritures, ce ne sont pas seulement les mots qui ont une signification, mais aussi les choses. Bonaventure est certainement l’auteur qui, au 13e siècle, a le plus pris au sérieux cette affirmation. Dans la Sainte Écriture, les mots signifient, bien sûr, mais les choses qu’ils désignent signifient aussi — ce qui nous renvoie au livre du monde.
Nous quittons le domaine de l’exégèse au sens habituel pour nous tourner vers les créatures elles-mêmes. L’idée du livre du monde23 a pour présupposé que les créatures, en particulier les choses sensibles, ne doivent pas seulement être considérées comme des substances complètes en elles-mêmes, sans référence, mais bien comme des signes. Cette idée est présente dans le corpus paulinien (Rm 1, 20) : « Les perfections invisibles de Dieu sont visibles dans ses œuvres ». Mais c’est Augustin qui donnera à cette thèse son allure sémiologique : les créatures sont en effet des signes visibles qui permettent de remonter jusqu’aux réalités invisibles. Cette même thèse prend une importance considérable au 12e siècle dans les milieux victorins et cisterciens : le monde est comme un livre du commun24, c’est-à-dire un usuel, que chacun peut consulter librement.
Hugues de Saint-Victor développe cette thèse au début du De tribus diebus :
Tout cet univers sensible est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-à-dire créé par la force divine, et chaque créature est comme une figure, non pas imaginée au goût des hommes, mais établie selon le choix de Dieu pour manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse invisible.25
Hugues précise bien que chaque créature est une figure, non pas imaginée au goût des hommes, mais « établie selon le choix de Dieu ». Cette précision est très importante : c’est bien Dieu qui institue les créatures comme signes et leur confère leur signification, ce n’est donc pas aux hommes de l’inventer, pas plus que le réseau de correspondances qui les relie. En outre, Hugues distingue face à cette nature admirable et signifiante deux types d’hommes, à savoir les illettrés (qui ont au moins accès à sa beauté, mais en restent à la surface) et les lettrés, qui savent percevoir la signification invisible, par-delà la surface des choses :
De même qu’à la vue d’un livre ouvert l’illettré aperçoit des figures sans reconnaître des lettres, ainsi l’homme stupide et animal, qui ne « perçoit pas » les choses divines, voit dans ces créatures visibles une apparence extérieure, mais il n’en comprend pas la raison ; tandis que celui qui est spirituel et peut juger de tout, alors même qu’il considère au-dehors la beauté de l’ouvrage, conçoit au-dedans à quel point la sagesse du créateur est admirable.26
Si chacun, l’illettré comme le lettré, admire l’œuvre de Dieu, seul le lettré (c’est-à-dire celui qui sait que les créatures manifestent Dieu) est capable de déchiffrer les créatures et de se laisser transférer. Bonaventure le répète dans la deuxième conférence sur l’Hexaëmeron :
Cette sagesse [omniforme dans les vestiges] a été manifestée, c’est pourquoi il est écrit : « La sagesse crie au-dehors, sur les places elle élève la voix » [Pv 1, 20]. Cependant, comme un frère lai illettré qui tient un livre dont il ne sait que faire, nous ne la recherchons pas, et c’est pourquoi [la lecture de] cette écriture nous est devenue [difficile] comme le grec, le barbare ou l’hébreu et sa source totalement inconnue.27
Bonaventure est un héritier direct du regard hugonien sur les choses : toute créature est par nature une ressemblance de l’éternelle sagesse divine28, bien qu’il y ait différents degrés de ressemblance. Mais il lui adjoint, en la modifiant, une idée qu’il a lue chez Jean Scot Érigène commentant la Hiérarchie céleste29 : Jean Scot explique que l’esprit humain n’aurait pas besoin des Écritures s’il n’avait pas péché ; la sainte Écriture est faite pour que l’esprit humain retrouve son altitude première de pure contemplation. Bonaventure reprend cette idée, et lui adjoint la thèse hugonienne :
Il faut remarquer que le monde, même s’il sert l’homme quant au corps, le sert bien plus encore quant à l’âme ; et s’il lui sert quant à la vie, il lui sert bien plus encore quant à la sagesse. Il est certain que lorsque l’homme était debout, il avait la connaissance des choses créées et, par leurs représentations, les rapportait à Dieu en le louant, en le vénérant et en l’aimant ; et c’est pour cela que les créatures sont faites, et c’est ainsi qu’elles sont reconduites à Dieu. Mais, lorsque l’homme fut tombé et eut perdu la connaissance, il n’y avait personne pour reconduire les créatures à Dieu. C’est pourquoi ce livre, c’est-à-dire le monde, était alors comme mort et effacé ; ainsi, un autre livre fut nécessaire, par lequel l’homme fut illuminé pour interpréter les métaphores des choses. Ce livre est celui de l’Écriture qui expose les ressemblances, les propriétés et les métaphores des choses écrites dans le livre du monde. Donc le livre des Écritures est réparateur de tout ce monde pour que Dieu soit connu, loué et aimé.30
Le livre du monde est premier. Le livre des Écritures vient à notre secours dans notre illettrisme et nous apprend à percevoir à nouveau le caractère, non seulement sémiologique, mais métaphorique des créatures. Face à des déclarations aussi catégoriques, on peut être saisi d’un doute : faut-il croire Bonaventure lorsqu’il dit que les créatures sont des métaphores, instituées par Dieu, qui l’expriment et y reconduisent ? C’est précisément la question que posait Étienne Gilson dans La Philosophie de saint Bonaventure, au milieu de son chapitre sur l’analogie universelle31. Est-ce une manière de parler ? N’est-ce pas précisément un discours métaphorique ? Comment une créature peut-elle être une métaphore sans perdre pour autant sa consistance propre et son intérêt littéral ? En réalité, c’est justement du fait de sa littéralité et de sa consistance propre qu’elle peut exprimer Dieu et y reconduire celui qui l’examine32. Cette doctrine de Bonaventure est fondée sur sa théologie du Verbe et sur son expressionnisme : si le Père s’exprime dans le Fils, et si le Fils exprime le Père notamment en exprimant le monde, et chaque créature en particulier, il est en Dieu l’expression du monde, et dans le monde, par son incarnation, l’expression même de Dieu33. Dans ce cadre, les créatures sont semblables à de petits « verbes », comme l’affirme le début du commentaire de l’Ecclésiaste34. Elles sont réellement et premièrement (et non pas accessoirement) de nature métaphorique, à l’image du Verbe, première figure, apte à exprimer en soi l’altérité. En ce sens, le livre du monde est bien le premier livre, que le livre des Écritures doit réparer. Le système de transfert métaphorique du monde ne fonctionnant plus pour l’homme pécheur, il faut passer par un nouveau livre, celui des Écritures. Dans ce cadre réparateur, les métaphores scripturaires ouvrent les yeux et les oreilles du fidèle, et le guérissent35. Elles convertissent son regard, non pas en le détournant du sensible, en direction de l’intelligible, mais en lui apprenant à déchiffrer le sensible et à y lire la présence divine. Un nouvel apprentissage du monde est alors possible à partir des métaphores scripturaires, mais sans être limité par elles.
La métaphore dans les écrits spirituels de Bonaventure
Il nous reste maintenant à voir si cette doctrine de la nature métaphorique des créatures se manifeste dans les écrits spirituels de Bonaventure.
Du trésor monastique, Bonaventure a retenu l’héritage qui lui permettait d’asseoir sa propre doctrine spirituelle franciscaine. Mais on pourrait s’attendre à ce qu’en matière de théologie spirituelle le statut métaphorique des créatures pâtisse du contemptus mundi36. Il n’en est rien ; dans le Commentaire de l’Ecclésiaste déjà cité, le Docteur séraphique a distingué le monde en tant que créature de Dieu, qu’il faut aimer sous peine d’offenser son Auteur, et le monde au sens péjoratif du terme37. C’est précisément lorsque nous ne percevons plus le caractère métaphorique des choses sensibles que leur présence nous fournit l’occasion d’une captation38. Le champ est donc libre pour utiliser également en toute liberté la puissance métaphorique des choses sensibles en matière spirituelle.
De façon peu surprenante, le Docteur séraphique utilise de préférence les métaphores en provenance des Écritures39. Ce faisant, il suit l’exemple de François d’Assise : si toutes les créatures trouvent grâce à ses yeux, son rapport à elles est toutefois déterminé par les Écritures elles-mêmes. La primauté du livre du monde se trouve donc contrebalancée par la primauté du livre des Écritures dans notre condition actuelle. François éprouve ainsi une tendresse particulière pour les vers et pour les agneaux, en ce qu’ils signifient plus spécialement l’humilité et la Passion du Christ40. Le sens spirituel vient en quelque sorte investir de sa force la lettre des choses et se révèle comme ce qui les rend plus vraies et plus profondes, plutôt qu’impropres.
En ce qui concerne Bonaventure, prenons un seul exemple : celui de sa méditation sur la Passion, dans un opuscule connu sous le titre « Vitis mystica », La Vigne mystique, qui fut à l’origine un sermon dont le thème était tout simplement : « Je suis la vraie vigne » (Jn 15, 1)41.
Cette phrase est paradigmatique : elle manifeste que dans les Écritures la métaphore est parfois plus vraie que la réalité. À prendre cette phrase au sens propre, on se dit que Jésus déraisonne : il est vrai Dieu et vrai homme, mais il n’est pas une vigne. Si on la prend au sens figuré, en réduisant la métaphore à une figure de style et à un ornement rhétorique, la signification réelle de la phrase n’est pas atteinte, puisque le Christ se dit précisément « la vraie » vigne. Sommes-nous dans le cadre d’une translatio in divinis ? Mais nous avons vu précédemment que la translatio in divinis ne permet pas toujours de sortir du sens littéral. Bonaventure propose une cartographie de cette notion dans le premier livre de son Commentaire des Sentences :
Certains ont voulu dire qu’il y a des noms que Dieu s’impose à lui-même, et d’autres que nous lui imposons. Si nous parlons des noms que Dieu s’impose à lui-même, comme il s’intellige proprement lui-même, les noms de cette sorte sont propres ; et tel est le cas, dit-on, des noms « bon » et « celui qui est ». C’est pourquoi Denys semble soutenir que seul le nom « bon » est propre et principal ; alors que Damascène soutient que seul le nom « celui qui est » est propre et principal ; et l’un est attentif à la perfection dans le nom, l’autre à la négation, mais les deux sont attentifs à la propriété. Mais si nous parlons des noms que nous lui imposons, alors, comme nous ne connaissons Dieu que par les créatures, nous ne le nommons que par les noms des créatures ; et pour cette raison nous le nommons de manière seulement translative, soit parce qu’ils conviennent proprement et premièrement à la créature, soit parce qu’ils sont imposés premièrement à la créature, bien qu’ils ne conviennent pas proprement à la créature. Et cela est une certaine translation, bien que, à proprement parler, il y ait translation lorsque les noms conviennent proprement à ceux à partir desquels ils sont transférés, comme rire est plus propre aux hommes qu’aux prés.42
La première théorie de la translatio qu’expose Bonaventure consiste à dire qu’il y a simplement les noms que Dieu se donne et les noms que nous lui donnons. Les premiers sont toujours propres et les seconds sont toujours métaphoriques. Mais cette théorie ne satisfait pas Bonaventure :
Mais cette position ne peut pas tenir. En effet, puisque nous connaissons Dieu de trois façons, à savoir par son effet, par son excellence et par négation, il faut remarquer que Dieu est nommé dans tous ces modes. Si c’est par son effet [que nous le connaissons et le nommons], il n’y a ici aucune translation ; de même, si c’est par négation, puisque la translation est appréhendée selon une certaine ressemblance : « tous les termes transférés sont transférés selon une certaine ressemblance ».43
Bonaventure semble d’accord pour dire que les noms que Dieu se donne à lui-même sont propres — en tout cas, il ne revient pas sur ce point, ce qui tend à montrer qu’à ses yeux les métaphores dont Dieu se sert pour se désigner lui-même sont propres, ce qui est le cas dans la phrase « je suis la vraie vigne ». C’est une métaphore vraie et propre. Ce qu’il conteste en revanche est le fait que soit considérée comme métaphorique toute imposition de nom à partir des créatures. Le Docteur séraphique propose donc une autre théorie de la translatio, qui ne repose pas sur la distinction entre les noms que Dieu se donne et ceux que nous lui donnons :
Et pour cette raison, il faut dire autrement qu’il y a des noms qui signifient une chose dont la vérité est en Dieu et l’opposé dans la créature, comme « immense » et « éternel » ; et de tels noms ne sont nullement transférés, ni selon la chose ni selon l’imposition. Il y a des noms qui signifient une chose dont la vérité est en Dieu et sa ressemblance dans la créature, comme la « puissance », la « sagesse » et la « volonté » ; et de tels noms sont transférés des créatures à Dieu, non selon la chose, mais selon l’imposition ; parce qu’ils sont premièrement imposés aux créatures plutôt qu’à Dieu, bien qu’ils soient d’abord en Dieu. Il y a des noms qui signifient une chose dont la vérité est dans la créature et la propriété semblable en Dieu, comme la pierre et le lion — la chose signifiée est en effet dans la créature, mais la ressemblance de sa propriété, comme la stabilité et la force, est en Dieu — et ces noms sont proprement translatifs. Il faut donc admettre qu’en matière de noms divins il y a des noms translatifs, mais d’autres non.44
Il y a trois types de noms divins. Premièrement, ceux « qui signifient une chose dont la vérité est en Dieu et l’opposé dans la créature » ; dans ce premier cas, où l’on retrouve les noms obtenus par ablatio ou negatio, il n’y a pas de transfert. Deuxièmement, il existe des noms divins « qui signifient une chose dont la vérité est en Dieu et sa ressemblance dans la créature », comme la puissance, la sagesse et la volonté ; dans ce cas, il y a un transfert par imposition, non selon la chose : le nom est d’abord imposé à des créatures, mais sa vérité est en réalité en Dieu. On transfère le nom à Dieu, mais la chose s’y trouve déjà. Le transfert est donc incomplet, il ne concerne que le nom. Enfin, il existe des noms divins « qui signifient une chose dont la vérité est dans la créature et la propriété semblable en Dieu », comme lorsqu’on parle de Dieu comme d’un rocher, en raison de sa stabilité ; dans ce cas, le transfert est complet : il a lieu selon la chose et selon l’imposition, en vertu d’une ressemblance. Le message de Bonaventure est clair : ce n’est pas parce qu’un nom divin est tiré des créatures qu’il est proprement translatif. On peut très bien tirer des noms divins propres à partir des créatures.
Lorsque le Christ dit qu’il est « la vraie vigne », dans quel cas de figure sommes-nous ? Il ne s’agit pas de la première, où un nom propre donné à Dieu s’oppose aux créatures. Il pourrait s’agir de la troisième : la vérité de la chose est dans la créature, mais on peut trouver des propriétés semblables en Dieu. Dans ce cas, il y a vraiment un transfert métaphorique. Et de fait, Bonaventure s’exerce, dans La Vigne mystique, à montrer comment les propriétés de la vigne (sa culture notamment) se retrouvent dans la vie du Christ. Toutefois, on peut se demander si la deuxième possibilité ne correspond pas davantage à la déclaration du Christ : le nom « vigne » est d’abord imposé à une plante, mais la vérité de la chose se trouve en réalité « d’abord en Dieu ». Autrement dit, le mot « vigne » convient davantage au Christ qu’à toutes les vignes. Il est la Vigne par excellence, celle à laquelle toutes les vignes renvoient. Il s’impose ce nom (transfert), parce qu’il est fondamentalement la chose vigne, en tant qu’archétype. D’un point de vue strictement technique, nous ne sommes plus alors dans une métaphore au sens strict : l’appropriation (de la vigne au Christ) est telle que l’imposition métaphorique du nom est suscitée par la réalité de la vigne par excellence qu’est le Christ, de même que les agneaux sauvés par François d’Assise sont des agneaux seconds par rapport à l’unique Agneau.
On peut compléter cette analyse par une autre grille de lecture de la parole « Je suis la vraie vigne ». Dans la distinction 34 du même livre, Bonaventure se demande en effet pour quelle raison on procède à de tels transferts en Dieu. Il en invoque deux :
L’une est la louange de Dieu, l’autre est la manuduction de notre intellect. La translation est nécessaire à cause de la louange de Dieu. Puisque Dieu est très louable, et qu’il ne faut pas que la louange cesse faute de mots, la sainte Écriture enseigne à transférer les noms des créatures vers Dieu, et cela en nombre indéfini, puisque de même que toute créature loue Dieu, de même Dieu est loué à partir de tout nom de créature. Et celui qui ne pourra pas être loué avec un seul nom en tant qu’il surpasse tout nom sera loué à partir de tout nom.
L’autre raison est la manuduction de notre intellect. En effet, parce que c’est par les créatures que nous venons à connaître le Créateur, et, qui plus est, puisque presque toutes les créatures ont des propriétés nobles, qui sont une raison de connaître Dieu, comme la force pour le lion, la douceur pour l’agneau, la solidité pour la pierre, la prudence pour le serpent, et autres choses semblables, pour cette raison, il convient de transférer beaucoup de noms à Dieu.45
Le transfert métaphorique constitue d’abord une obligation morale liée à la piété : Dieu doit être loué à partir de tout nom, même s’il surpasse tout nom. Il ne faudrait pas, en effet, « que la louange cesse faute de mots ». On notera au passage que la louange humaine s’appuie sur la louange de toute créature, qu’elle prolonge et vient parfaire. Le transfert métaphorique remplit d’autre part une fonction cognitive : notre intellect a besoin d’être « conduit par la main » (manuducere) par les créatures elles-mêmes qui, en tant que ressemblances de Dieu, nous transfèrent jusqu’à lui en nous permettant de le connaître, et de connaître en particulier telle ou telle de ses propriétés, douceur, solidité, etc.
Bonaventure en tire deux conséquences importantes pour le bon usage des métaphores :
Donc, puisque la fin impose la nécessité des choses qui tendent vers la fin, comme la translation tend vers la louange de Dieu, les noms qui impliquent une déformation ne doivent pas être transférés, par exemple diable, crapaud, renard, qui comportent plutôt l’insulte que la louange. D’autre part, puisque la translation est pour notre instruction, et que la ressemblance commençant à partir du plus connu est la voie de la connaissance, il y a translation à partir des créatures en tant qu’elles sont plus connues vers le Créateur, mais l’inverse n’est pas vrai. Et puisqu’une grande ressemblance est la mère de la fausseté [Aristote, Réfutations sophistiques I, 6], il ne faut pas transférer les noms des choses très semblables, comme le sont les noms des anges, ni a fortiori l’Ange qu’on croit être Dieu. À partir de là il est évident qu’il y a translation dans les choses divines et multiformité de noms, raison pour laquelle Dieu est dit omninommable [Denys, Noms divins I, 7].46
Lorsque le Christ dit qu’il est la vraie vigne, nous sommes à la fois dans le cadre d’une louange (la vigne est une plante noble, pourvoyeuse de vin et de joie) et d’un enseignement que Bonaventure, à la suite des Victorins, appelle manuductio. Cette dernière sera d’autant plus efficace qu’elle partira d’une créature dont la ressemblance avec Dieu n’est pas immédiatement repérable, comme c’est le cas des éléments, des plantes et des animaux. La vigne répond exemplairement à ce critère.
Comment fonctionne cette manuduction avec la vigne ? Bonaventure s’appuie sur ce qu’on pourrait appeler une réciprocité métaphorique : la créature ne peut reconduire au créateur que parce que lui-même y a transféré sa ressemblance lorsqu’il l’a créée. C’est donc sans aucune réserve que Bonaventure se laisse porter à son tour par la métaphore de la vigne : l’impropriété linguistique s’accompagne d’une grande congruence métaphysique et mystique qui peut être aisément vérifiée par le repérage dans la culture de la vigne de quatre propriétés christologiques.
Premièrement, la vigne se plante et ne se sème pas : elle est l’image de la conception de Jésus, planté dans la terre virginale de Marie, et non pas semé de semence d’homme47. Deuxièmement, la vigne est une plante qui doit être taillée pour porter du fruit : nous pouvons y contempler les multiples renoncements de Jésus (pauvreté, circoncision, renoncement à la gloire, renoncement à sa famille et à ses amis48). Troisièmement, la vigne est entourée d’un fossé, qui représente les ennemis de Jésus, les pièges qui lui ont été tendus, les coups qui lui ont finalement été portés49. Quatrièmement enfin, la vigne est attachée, et Bonaventure d’énumérer les sept liens de Jésus : l’obéissance à son Père, à Marie et à Joseph, aux juges de la terre ; le sein de sa Mère ; la mangeoire ; la corde lorsqu’il a été capturé ; le lien qui l’attachait à la colonne de la flagellation ; la couronne d’épines ; les clous qui le retenaient fixé à la croix50.
À l’issue de cette première séquence portant sur la culture de la vigne, une question vient à l’esprit : quel est le but de la manuduction ici ? S’agit-il véritablement de nous faire connaître quelque chose sur le Christ ? Autrement dit, s’agit-il d’une manuduction cognitive, comme le prévoyait le Commentaire des Sentences ? Toutes ces choses sont dites, de manière littérale, claire et simple, dans les Évangiles. Le but est donc certainement ailleurs : il s’agit de convertir le regard du lecteur et de toucher son cœur. La métaphore de la vraie vigne permet de relire la vie du Christ. La manuduction qui en résulte est donc affective, et la métaphore s’y prête d’autant mieux qu’elle présente cette particularité, nous l’avons vu, de condenser la charge de la signification et donc de démultiplier la puissance à l’œuvre dans le langage. La vigne, avec ses caractéristiques, avec les propriétés de sa culture, constitue un miroir dans lequel on peut contempler la vie du Christ, et plus précisément sa continuelle Passion.
Reprenons l’exemple de la taille de la vigne, afin de mieux saisir l’effet produit par la métaphore. C’est une chose de savoir que Jésus a été abandonné par la plupart des membres de sa famille et par ses amis lorsqu’il a été condamné à mort. C’en est une autre de lire « tous les amis et proches lui sont enlevés par le couteau de la peur51 ». De façon générale, la taille de la vigne permet à Bonaventure de montrer qu’a « été enlevé à Jésus tout ce dont il a manqué en cette vie, alors qu’il aurait pu l’avoir52 ». Ce qu’on appelle habituellement la kénose, ou l’anéantissement, est ici considéré comme une « taille » : « Cet anéantissement [de l’incarnation] est une taille53 ». L’anéantissement devient tout à coup très concret et appelle l’image du couteau qui sert à tailler : « La gloire lui a été enlevée par le couteau d’ignominie, la puissance par le couteau d’abjection, la volupté par le couteau de douleur, la richesse par le couteau de pauvreté54. » La violence inhérente à l’image du couteau vaut une multiplicité de discours sur le renoncement. Ce que le sens propre et abstrait aplatit, égalise, uniformise, la métaphore de la vigne, prise au sérieux, vraiment crue, permet de le rendre sensible à nouveau, de le mettre en relief et de créer un inconfort qui touche le lecteur au cœur.
Toutefois Bonaventure ne s’arrête pas à la considération des propriétés de la culture de la vigne. Il recourt aussi aux caractéristiques de la vigne elle-même. Ainsi le bois déformé est le corps déformé du Christ pendant la Passion, les feuilles sont les sept paroles du Christ en croix, etc. Lorsqu’il est question des feuilles de la vigne qui répandent une ombre agréable quand elles sont étendues sur une structure en bois, la métaphore de la vigne exposée concentre à la fois les sept paroles proclamées et le corps même du Christ étendu :
Que notre vigne, le Seigneur Jésus, ait été élevée, c’est ce qu’il atteste lui-même en disant : Et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi (Jn 12, 32). Il manifeste clairement que cette élévation est dite à propos de la croix. Et vois comme le bâti de bois sur lequel on a coutume de dresser les vignes annonce ouvertement la croix. Les bois sont placés en treillis, c’est-à-dire en travers et les uns sur les autres, ainsi la vigne s’étend au-dessus. Quoi de plus semblable ?55
Commence alors le transfert par ressemblance :
Les bois de la croix sont en travers l’un sur l’autre, et notre vigne, le bon Jésus, élevé sur elle, a les bras et tout le corps étendu. Il fut tellement étendu sur la croix que tous ses membres pouvaient être comptés comme l’avait annoncé le prophète : ils ont percé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os (Ps 21, 17), comme s’il disait : j’ai été tellement étendu, à droite, à gauche et de haut en bas, que mon corps a été tendu comme la peau d’un tambour, tous mes os pouvaient facilement être comptés.56
Quel est l’effet que cherche à obtenir Bonaventure par ces images saisissantes d’exposition du corps et d’ombre bienfaisante pour nous ? Il le dit lui-même :
Regarde la face de ton Christ (Ps 83, 10), âme chrétienne, et lève les yeux vers ses tourments, non sans larmes, et le cœur contrit, non sans sanglot, et vois quelle tribulation il a trouvé, alors qu’il te cherchait pour te trouver. Ouvre tes yeux pour voir la face de ton Christ, écoute en dressant l’oreille s’il profère quelque parole au milieu de tant de douleur, et cache dans la chambre de ton cœur comme un trésor très précieux ce qui est entendu. Le voici posé sur un lit cruel, c’est-à-dire sur la croix de la mort. Garde donc les dernières volontés de ton Époux, si tu veux obtenir son héritage non contaminé et incapable de se flétrir. Elles ne sont pas nombreuses les paroles qu’il a dites en mourant.57
Ce qui est visé par cet exercice est bel et bien la contrition et l’attendrissement du lecteur. Il s’agit de lui briser le cœur et de l’introduire ainsi dans la signification réelle de la Passion du Christ. La métaphore se révèle alors pour ce qu’elle est en premier lieu : non pas un détour, mais un raccourci, un remède puissant pour déciller le regard et aider au déchiffrement d’une réalité donnée. Le Christ lui-même se donne comme la clé de ce mécanisme à la fin du traité, lorsque Bonaventure donne la parole à la Vigne mystique, considérée en silence jusqu’alors : « Lis-moi donc, moi le livre écrit au-dedans et au-dehors (Ap 5, 1), et comprends ce que tu lis58. » Mais il ne s’agit pas seulement de lire et de comprendre. Le Christ poursuit en disant : « À ton tour, laisse-toi émouvoir de compassion pour mes blessures, place-moi, tel que tu me vois à présent, comme un sceau sur ton cœur […] Je me donnai à toi : donne-toi à moi59. »
Si le Christ s’est fait vigne bienfaisante par amour, le fidèle doit se déplacer lui aussi, consentir au transfert par ressemblance auquel il est convié, autrement dit, devenir lui-même métaphorique, à l’exemple de François d’Assise stigmatisé.
Quel paradoxe ! La métaphore, habituellement définie comme impropre, manquant de clarté, mais utile et même nécessaire pour revêtir la divinité de voiles, comme le précise Thomas d’Aquin60, est choisie par Bonaventure pour sa convenance, pour son excessive clarté et pour sa capacité à nous transférer en Dieu, comme à transférer Dieu en nous, par le Christ. Un tel paradoxe ne peut tenir que dans un cadre où les métaphores, celles du livre du monde et celles du livre des Écritures, sont instituées par Dieu lui-même, et non par la seule imagination vagabonde des hommes. C’est bien, en effet, cette institution divine qui en garantit la vérité, la puissance de transfert, de reconduction et de conversion.