Condamnée pour hérésie en 1310, Marguerite Porete fait partie de ces « femmes troubadours de Dieu »1 qui ont été mises en valeur ces dernières décennies. Cet intérêt peut s’expliquer non seulement par le destin de cette « beguine clergesse »,2 mais aussi par la radicalité de l’expérience spirituelle qu’elle décrit ou encore par la nouveauté du Mirouer des simples ames, souvent considéré comme le premier texte mystique en langue française. Précisément, on a pu reconnaître dans les images du Miroir une des manifestations de l’originalité de ce traité3 : si c’est un lieu commun que de rappeler que l’écriture mystique, qui tend à rendre compte d’une expérience ineffable, est une écriture de l’analogie, chez Marguerite, le choix des similitudes serait en grande partie inédit ; en tout cas, il ne manque pas d’étonner : la Vierge est comparée à une baleine4 ; l’âme n’est pas seulement l’épouse, elle est aussi associée au fer ou à un éclair ; lors de l’union mystique, en particulier, elle est décrite comme nageant.
Je voudrais justement me concentrer sur cette dernière métaphore qui se déploie tout au long du Miroir et que j’appellerai la métaphore maritime. Voici un passage qui présente une réalisation assez aboutie de cette analogie :
C’est ce recours à des images aquatiques pour désigner une telle union que je voudrais examiner, en me demandant s’il ne s’agit pas d’une métaphore spirituelle au sens où cette analogie s’inscrirait pleinement dans une tradition spirituelle. À partir d’un parcours à travers différents textes, je voudrais enquêter sur cette analogie maritime et sa réception afin de montrer qu’au fil des siècles et au gré des transferts linguistiques cette image spirituelle invite à dépasser l’opposition entre poésie et théologie : la création métaphorique, ici, s’inscrirait dans le prolongement de la tradition conceptuelle de ce qui a été appelé la « théologie mystique »8.
De la goutte d’eau latine à l’âme qui nage en français
Mon hypothèse est que la métaphore maritime, chez Marguerite, est le résultat d’un travail figuratif sur une image d’origine cistercienne. Marguerite est une femme, c’est une béguine, elle a été condamnée par l’institution ecclésiastique et elle a écrit en langue vernaculaire. Pour toutes ces raisons, on a tendance, à juste titre, à la comparer d’abord à d’autres femmes, béguines ou proches de ce milieu, qui, elles aussi, écrivent dans une langue autre que le latin. Incontestablement un tel rapprochement est fécond, notamment en ce qui concerne l’importance des images aquatiques : il a ainsi été montré que c’était une analogie centrale dans les textes de cette mystique dite féminine du Nord de l’Europe9. Mais il peut être tout aussi intéressant de mettre le Mirouer en relation avec un corpus qui se situe non aux marges de l’institution, mais en son cœur : les textes, latins, de grandes figures monastiques des 12e et 13e siècles.
Il est en particulier un traité de Bernard de Clairvaux, le De diligendo Deo, qui propose pour la rencontre avec Dieu des images qui, à des degrés divers, peuvent être rapprochées du Mirouer de Marguerite10. Dans un premier temps, je m’en tiens aux types de métaphorisants proposés pour l’union mystique. Dans un passage célèbre, Bernard définit cette union comme un lieu analogique, comme un lieu qui génère des images et qui génère, en particulier, une triple comparaison : avec l’eau mêlée au vin, avec le fer plongé dans le feu, avec l’air au contact de la lumière du soleil11.
Être ainsi touché, c’est être déifié. De même qu’une petite goutte d’eau versée dans beaucoup de vin semble s’y perdre totalement en prenant le goût et la couleur du vin ; de même que le fer plongé dans le feu devient incandescent et se confond avec le feu, dépouillé de la forme antérieure qui lui était propre ; et de même que l’air inondé de la lumière du soleil se transforme lui-même en clarté, si bien qu’on le croirait être la lumière plutôt qu’être illuminé, ainsi sera-t-il nécessaire que chez les saints tout attachement humain se liquéfie d’une façon indicible, et se déverse totalement dans la volonté de Dieu.12
Or si l’association avec l’élément aquatique est fréquente chez Marguerite Porete, elle est très souvent juxtaposée à une autre image, celle du feu13 — comme chez Bernard. Le passage cité en introduction se poursuit ainsi, dans la version française :
<Amour> — Telle Ame, dit Amour, nage en la mer de joye, c’est en la mer de delices fluans et decourans de la Divinité, et si ne sent nulle joye, car elle mesmes est joye, et si nage et flue en joye, sans sentir nulle joye, car elle demoure en Joye, et Joye demoure en elle, si est elle mesmes joye par la vertuz de Joye, qui l’a muee en luy.
Or est ung commun vouloir, comme feu et flambe, le vouloir de l’amant et celluy de l’amie, car Amour a muee ceste Ame en luy.14
On voit bien à quel métaphorisé réfèrent ces deux images, aussi bien dans le traité latin que dans le texte français : il s’agit d’évoquer la muance de l’âme qui est parvenue dans l’intimité de Dieu et qui partage avec lui un « commun vouloir ». Pourtant, si un autre extrait du Mirouer semble attester que Marguerite connaissait, sinon le De diligendo Deo, au moins ce passage que la tradition postérieure a souvent repris15, l’image de l’eau et du vin proposée par Bernard peut sembler assez éloignée de la métaphore de l’âme qui nage dans la mer. En réalité, différentes études16 ont montré que l’analogie présente chez le maître de Cîteaux devient un véritable « lieu commun »,17 mais qu’elle peut se réaliser avec des variations ; elle peut notamment prendre la forme d’une comparaison avec une goutte d’eau, identifiée à l’âme, qui est plongée dans la mer, image qui souligne davantage la disproportion entre les deux éléments et l’immensité du second18. Au demeurant, un autre extrait du De diligendo Deo, qui évoque l’attente de la résurrection des corps, propose une métaphore qui présente l’âme comme plongée dans la mer :
Qu’advient-il cependant des âmes une fois libérées de leur corps ? Nous croyons qu’elles sont totalement immergées dans l’immense mer de la lumière éternelle et de l’éternité de la lumière.19
Moins connu assurément, le passage, en ce qui concerne l’image, est très proche de la « mer de joye » dans laquelle nage l’âme porétienne. Ce qui importe, à ce stade, c’est qu’on trouve, en particulier chez Bernard de Clairvaux, des analogies aquatiques proches du métaphorisant présent dans le traité de Marguerite.
Mais dans le De diligendo Deo l’élément liquide est plus qu’une image ponctuelle ; il permet l’expression d’une notion centrale : la liquéfaction20. Une très riche étude de Patrice Sicard21 aboutit aux conclusions suivantes : la liquefactio,qui apparaît pour la première fois chez Bernard dans le De diligendo Deo, désigne une étape du procès mystique et correspond, comme chez Marguerite, au moment où la volonté de l’âme est conformée au vouloir divin. Il s’agit là aussi d’un transitus, d’un mouvement : l’âme s’écoule dans la volonté divine (« in Dei penitus transfundi voluntatem »). Et ce mouvement, du point de vue du sujet, est une defectio, version cistercienne de l’anéantissement22 : « a semetipsa liquescere », dit le texte. Le sujet, l’âme, semble se perdre.
Si ce texte de Bernard présente une définition assez aboutie de la liquefactio mystique, la notion apparaît aussi dans d’autres écrits spirituels des 12e et 13e siècles, en particulier chez les victorins23. Il existe donc une expression métaphorique latine, relativement répandue, qui présente une des phases terminales du cheminement mystique comme une liquéfaction, comme un phénomène d’écoulement ou de fusion. Le choix des analogies ponctuelles, chez Bernard par exemple avec la goutte d’eau ou la « mer de la lumière éternelle », laisse penser que la métaphore est bien sentie comme telle et qu’elle ne s’affaiblit pas en catachrèse. Mon hypothèse, dès lors, est que les principales manifestations de l’analogie maritime chez Marguerite peuvent être lues comme le déploiement de certaines des potentialités figuratives présentes dans cette métaphore spirituelle visible chez Bernard et dans une partie de la tradition monastique. Autrement dit, les analogies porétiennes travailleraient l’image liquide et, plus spécifiquement, celle de la liquéfaction, transmise par les spirituels.
Toutefois, au-delà des ressemblances entre Bernard et Marguerite du point de vue du métaphorisant comme du métaphorisé, un des problèmes que pose ce rapprochement est linguistique : on a parfois tendance à isoler la production féminine vernaculaire. Je voudrais apporter quelques pistes sur d’éventuels « chaînons manquants ». Il existe en effet des manuscrits relativement peu connus qui ont été composés entre la fin du 12e et le début du 13e siècle dans les régions du Nord et du Nord-Est de la France et qui conservent des traductions extrêmement fidèles de plusieurs traités de la mystique monastique24. L’un d’eux propose une translation du De diligendo Deo. Il n’est pas possible d’entrer dans les détails, mais on peut retenir que les analogies qui ont été signalées sont reprises très fidèlement :
Ensi estre est Deus devenir. Alsi com une gotte d’aigue ki est espandue en mut de vin, si cum il semblet et defalt tote de soi cant ele vest et la savor et la color de vin, alsi com li chas et li blanc fer est tres semblanz al fou cant il at sa premiere et sa propre forme devestit, et alsi com li airs ki est alumez de le lumiere del soloil est tresturnez en cele mimes clarteit de lumiere si qu’il miez semblet estre la lumiere ke airs enluminez, ensi covenrat dunkes ke es sainz remetet et defailhet, par une maniere ke on ne puet dire, tote li humaine affections et trespasset del tot en Deu.25
Et ke cant eles furent delloies del cors ? Creons nos k’eles del tot fuissent plonchies en cele grant mer de permanable clarteit et de clere permanableteit ?26
La première citation révèle également que liquescere est traduit par le verbe soi remetre, verbe qui en ancien français signifie « fondre »27. De manière générale, tous les sondages que j’ai pu effectuer dans ce corpus de traductions monastiques montrent que l’emploi du lexique français est cohérent et systématique. De là, il ne s’agit évidemment pas de dire que cette version vernaculaire du traité bernardin est la source de Marguerite (on ne sait rien de la diffusion de ces translations anciennes), mais un tel corpus semble témoigner de l’existence d’un lexique mystique vernaculaire ancien, en particulier dans les régions septentrionales de la zone d’oïl.
Il reste difficile de mener une enquête concernant les traces de ce lexique dans le Mirouer dans la mesure où la version qui a été conservée procède à une traduction intralinguale28 et qu’elle a tendance à remplacer les termes d’ancien français sortis d’usage. On constate toutefois que l’analogie maritime est souvent associée à des occurrences des verbes soi remetre et fondre :
<Amour.> — Ceste Ame a apparceu par divine lumiere l’estre du pays dont elle doit estre, et a passé la mer, pour succer la mouelle du hault cedre. Car nul ne prent ne n’ataint a ceste mouelle, s’il ne passe la haulte mer, et se il ne noye sa voulenté es ondes d’icelle.
[…]
Raison. — Hee, pour Dieu, dame Ame, dit Raison, qui est vostre plus proesme ?
L’Ame. — Le sourhaulcement ravissable qui me sourprent et joinct au millieu de la mouelle de Divine Amour en quoy je suis fondue, dit ceste Ame ; c’est donc droit qu’il me souviengne de luy, car je suis remise en luy.29
Entendez la glose, auditeurs de ce livre, car le grain y est, qui l’espous.e nourrist. C’est tant comme elle est en l’estre, dont Dieu la fait estre ; la, ou elle a donné sa voulenté, et pource ne peut vouloir fors la voulenté de celluy qui l’a de luy pour elle en sa bonté muee. Et se elle est ainsi franche de tous costez, elle pert son nom, car elle monte en souveraineté. Et pource pert elle son nom en celluy, en quoy elle est de luy en luy fondue et remise de luy en luy pour elle mesmes. Ainsi comme feroit une eaue qui vient de la mer, qui a aucun nom, comme l’en pourroit dire Aise, ou Sene, ou une aultre riviere ; et quant celle eaue ou riviere rentre en mer, elle pert son cours et le nom d’elle, dont elle couroit en plusieurs pays en faisant son œuvre. Or est elle en mer, la ou elle se repouse, et ainsi a perdu tel labour. Pareillement est il de ceste Ame. Vous avez de ce pour ce assez exemple, pour gloser l’entente comment ceste Ame vint de mer, et eut nom ; et comment elle rentre en mer, et ainsi pert son nom, et n’en a point, fors le nom de celluy en quoy elle est parfaictement muee ; c’est assavoir en l’amour de l’espoux de sa jouvence, qui a l’espouse muee toute en luy.30
Quand il est dit que l’âme « noye sa voulenté es ondes d’icelle » ou que, semblable à un fleuve, elle « rentre en mer, […] pert son cours et le nom d’elle », l’emploi de ce lexique français (soi remetre et fondre) montrerait que ce dont il est question, c’est de la liquefactio mystique. C’est d’ailleurs ce que comprend le traducteur latin de la version française du Mirouer31. Voici la translation du début du dernier passage :
Intelligatis glossam, huius libri Auditores, quia ibi est granum quod sponsam nutrit ! Hoc est : quamdiu ipsa est in esse de quo Deus eam facit esse, ubi ipsa suam didit uoluntatem. Idcirco non potest uelle nisi solum uelle illius qui eam de se, propter se, in suam mutauit bonitatem. Et si ipsa est ita libera ex omni latere, ipsa perdit suum proprium nomen, quia ascendit ad summitatem. Et perdit suum nomen in illo, in quo ipsa est per ipsum et in ipsum resoluta et liquefacta.32
Bien que nous n’ayons pas l’ancien français originel, nous voyons que là où le moyen français recourt au doublet fondue et remise, le latin (dans tous les manuscrits sauf un) choisit resoluta et liquefacta.
À partir de ces différents éléments, il est possible de faire trois propositions. D’une part, les principaux passages du Mirouer qui développent l’analogie maritime référeraient à un procès mystique bien identifié dans la tradition monastique, ce qu’on a tendance à perdre de vue en raison du passage du latin à la langue d’oïl : ceux-ci référeraient à la liquéfaction dans sa version vernaculaire. D’autre part, on peut comprendre le développement du métaphorisant maritime chez Marguerite Porete comme une exploitation des possibilités figuratives en germe dans cette première métaphore que constitue la liquefactio33. Le sème liquide, peut-être associé au sème d’immensité qu’introduisent plusieurs références à la mer dans la tradition, serait, selon cette hypothèse, le point de départ d’une sorte de métaphore filée ou d’une dynamique métaphorique qui travaille l’ensemble du texte porétien et qui permet, par exemple, de comparer l’âme qui se liquéfie en Dieu à une rivière qui se perd dans la mer ou à un nageur qui se fond dans l’océan. Enfin, la construction du sens de cette métaphore maritime est permise non seulement par la tradition spirituelle que Marguerite reprend, mais aussi par le genre du dialogue où les différentes voix s’associent pour expliciter l’analogie34 et où les « auditeurs de ce livre »35, explicitement interpellés, sont invités à pratiquer un véritable exercice herméneutique, c’est-à-dire à saisir le signifié extatique dont la natation de l’âme est l’image.
Réceptions : du dialogue où l’âme nage au traité où l’âme est absorbée
C’est précisément à des problèmes de réception que sera consacré le deuxième moment de ce petit parcours. La métaphore, qui peut être analysée comme une incompatibilité sémantique entre deux éléments co-présents (l’âme nage), exige une activité interprétative : c’est en réception qu’on construit les deux termes comme compatibles et, partant, le sens de l’énoncé. De là, il peut être intéressant de faire quelques sondages pour examiner comment fut lue la métaphore maritime porétienne — pour laquelle la différence linguistique, qui éloigne de la tradition monastique, peut accentuer l’effet de brouillage sémantique.
La question se pose d’autant plus que, dans l’histoire des idées, l’image de la goutte d’eau plongée dans du vin ou dans la mer a fait l’objet de plusieurs controverses. À l’instar de Gerson, on a ainsi pu reprocher à cette analogie d’impliquer une perte de son être propre par le sujet, ce qui revient à nier la permanence des substances originelles. En ce sens, selon les analyses d’Alberto Frigo, cette image serait, depuis le 13e siècle, le « lieu d’une frontière doctrinale »36 entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Dans la réception du Mirouer,je n’ai trouvé qu’une seule trace de controverse autour de la lecture du chapitre 28 et de l’analogie maritime37 — Gerson lui-même ne désigne pas explicitement le texte porétien, qu’il semble connaître, quand il critique cette image. Le manuscrit latin 4953 du Vatican, composé en Italie sans doute en 143938, rassemble 30 citations tirées du Miroir, présentées comme des erreurs. La 15e erreur relevée39 concerne le passage sur la mer de joie40 ; voici sa réfutation :
Cette erreur s’oppose à ce propos tenu par l’apôtre Jacques dans son épître : « Auprès de qui il n’est nulle transformation ni ombre de changement ». De même, elle s’oppose à ce passage d’un Psaume : « Tu changeras ces choses et elles seront changées ; mais toi tu restes le même ». Elle s’oppose aussi à cet extrait d’Augustin dans le premier livre de La Trinité : « l’immortalité est une immutabilité, que ne peut éprouver aucune créature ». Cette erreur contredit également un passage de Boèce, dans le troisième livre de la Consolation de philosophie : « se tenant immuable, donnant le mouvement à toutes choses ».41
Les différentes autorités convoquées par ce texte soulignent la différence entre le Créateur et la créature sous le rapport du changement : Dieu n’est pas le sujet de transformations. Or c’est bien ainsi que semblent ici interprétés le lexique de la mutation (mutare) et l’image maritime — comme si la motivation de l’analogie (selon laquelle l’âme nage dans la mer de joie et devient joie) impliquait, du point de vue du signifié, une perte de la substance propre de l’âme, comme si elle impliquait un mélange de deux substances qui transforme celles-ci. Dans le contexte polémique du 15e siècle italien qui voit renaître les condamnations du Miroir42 et qui n’identifie peut-être pas des images d’origine cistercienne devenues archaïques43, ce qui ressort, c’est donc la polysémie de la métaphore et son potentiel d’hétérodoxie. En réception, la question peut en effet se poser de savoir en quoi réside exactement la motivation de l’analogie : quel est le point commun entre le métaphorisant et le métaphorisé ? S’agit-il du processus de fusion, de la « dilution » de l’âme dans un liquide qu’elle transforme par ce mélange ou de la plongée dans l’immensité ?
Si je n’ai pas relevé d’autres exemples où l’interprétation de l’image maritime fait l’objet d’une condamnation doctrinale, une partie de l’histoire de la réception du Miroir rend toutefois compte des problèmes induits par la polysémie inhérente à la métaphore. C’est ainsi que l’on peut analyser plusieurs traductions du passage, qui sont autant de témoins de sa réception. Les translations latine et anglaise conservent l’analogie liquide et, s’il n’est pas toujours aisé de déterminer si la métaphore spirituelle que représente la liquéfaction est clairement identifiée, il apparaît que ces traductions s’efforcent d’encadrer l’image.
La version latine continentale du Miroir, selon différents spécialistes, date sans doute du début du 14e siècle (après la condamnation de 1310) et elle est due à un clerc, de bonne culture théologique, peut-être dans la zone d’oc44. Un terme comme « liquefacta », déjà cité, semble attester que le procès mystique est bien reconnu. Que devient alors la métaphore maritime ?
Ista anima, dicit Amor, submergitur in mari gaudiorum, hoc est in mari deliciarum de ipsa diuinitate fluentium. Et ideo nullum sentit gaudium, quia ipsa manet in gaudio et in gaudio submergitur gaudium non sentiendo, quia ipsa in gaudio manet et gaudium in ipsa. Immo est ipsummet gaudium per uirtutem ipsius gaudii quod eam mutauit in seipsum.
Item dicit quod plus gaudet de illo quod communicari nulli potest, quam quod communicari potest, quia istud est modicum et punctuale, et illud infinitum et interminabile.
Igitur est unum et indiuisibile sicut ignis et flamma, uelle amantis et uelle animae quae amatur, quia amor hanc animam in se mutauit.45
Le texte latin, on le voit, conserve l’image assez fidèlement : « Ista anima, dicit Amor, submergitur in mari gaudiorum, hoc est in mari deliciarum de ipsa diuinitate fluentium ». La principale différence concerne le verbe submergere, « engloutir ». Geneviève Hasenohr explique que le texte-source en ancien français donnait sans doute la forme wallonne du verbe signifiant « nager » (noer) : noyer ; le traducteur latin l’aura mal comprise46.Toutefois, si la translation reprend l’image de l’âme immergée dans la mer, elle assure en même temps un certain contrôle interprétatif. D’une part, quelques lignes sont ajoutées entre l’image aquatique et l’image du feu47 : « Il dit aussi qu’elle se réjouit plus de ce que l’on ne peut communiquer à personne que de ce que l’on peut communiquer. Car ce que l’on peut communiquer est médiocre et temporel, tandis que l’incommunicable est infini et éternel »48. Sans entrer dans les détails, ce passage propose une explicitation du métaphorisé : qu’en est-il de cette joie qui envahit alors l’âme ? Avec la référence à « ce que l’on ne peut communiquer à personne », tout se passe comme si la rencontre ultime entre l’âme et Dieu était tendue entre un discours impossible (parce qu’incommunicable) et un discours polysémique (parce que métaphorique). D’autre part, un deuxième élément permet de réduire les possibilités herméneutiques de l’image. Dans le manuscrit édité par Paul Verdeyen49, une annotation marginale indique pour ce passage : « Anima manet in gaudio et cum nullum gaudium sentit » (« l’âme demeure en joie même quand elle ne sent nulle joie »). Là aussi, ce qui est repris, c’est la référence à la joie de l’âme — comme si, en explicitant le sens du passage, le commentaire marginal procédait à ce que j’appellerai une « démétaphorisation » et encadrait ainsi, au sens propre comme au sens figuré, la lecture et l’interprétation de l’analogie maritime.
La version anglaise50 propose une semblable « démétaphorisation » au moins dans un cas :
Ceste Ame a apparceu par divine lumiere l’estre du pays dont elle doit estre, et a passé la mer, pour succer la mouelle du hault cedre. Car nul ne prent ne n’ataint a ceste mouelle, s’il ne passe la haulte mer, et se il ne noye sa voulenté es ondes d’icelle. Entendez, amans, que c’est a dire.
J’ay dit devant que telle Ame est cheue de moy en nient ; mais encore en moins que nient sans terme.51
Ista anima, per diuinum lumen percepit esse seu statum patriae, de qua et in qua debet esse. Ideo transfretat mare, ut surgat medullam alti cedri. Nullus attingit ad hanc medullam, nisi transfretet altum pelagus, suam uoluntatem in undis submergendo. Intelligatis, amantes, quid est hoc dictum !
Amor. Dixi, ait Amor, quod talis anima cecidit de me in nichilum ; immo in minus quam nichil absque termino.52
Þis soule haþ perceyued bi diuine liʒt þe coostis of þe cuntre þere hir owid to be. Sche passiþ þe see to gadere þe ympes of þe hiʒe cedre, þat noon ne takeþ ne ateyneþ to þis cedre but if þei passe þe hiʒe see in nouʒtynge her willes vnto þe wawes. Vndirstandeþ, ʒe louers, what þis is to seie ?
I haue seid, seiþ loue, þat þis soule is falle of me into nouʒt, and lasse þan nouʒt wiþouten nombre.53
Dans la première partie du passage, le texte anglais54 qui, comme le texte latin, translate la version en ancien français, conserve l’image maritime : ici aussi, l’âme « passe la haute mer » (« þei passe þehiʒe see »). Mais ensuite, là où le moyen français dit qu’elle « noye sa voulenté es ondes » et où le latin utilise le verbe submergere, la version anglaise, tout en maintenant la référence aux vagues, recourt au gérondif « nouʒtynge ». Il s’agit d’un dérivé de nouʒt : nient en français, nichilum en latin. Avec ce gérondif, la traduction explicite l’analogie en substituant au métaphorisant maritime (« noye ») le métaphorisé (« nouʒtynge »). De manière significative, la glose annoncée immédiatement après le passage (« Entendez, amans, que c’est-à-dire ») propose un développement sur le rapport de l’âme avec le néant.
S’il reste difficile de déterminer si le traducteur anglais identifie parfaitement la référence à la liquéfaction, un tel exemple montre que l’image aquatique est reprise (bien d’autres passages pourraient en témoigner), mais que l’analogie est explicitée, ce qui a pour effet de limiter les possibilités interprétatives. Autrement dit, en anglais comme en latin, dans ces translations qui reprennent le genre dialogique du texte-source, si la métaphore invite le lecteur à un exercice herméneutique, cet exercice reste encadré.
Les choses sont un peu différentes s’agissant du dernier exemple qui sera évoqué ici. Au sens strict, le Livre de la discipline d’amour divine ne procède pas à un transfert linguistique et il montre comment le système analogique peut se perdre. Ce texte qui remonte au second tiers du 15e siècle et dont une version connaît plusieurs éditions au cours du 16e siècle témoigne de ce que Geneviève Hasenohr appelle la « seconde vie du Miroir »55 : traité de vie spirituelle destiné à des religieuses, il est vraisemblablement destiné à contrôler l’interprétation du traité porétien, dont il reprend les formules et parfois des passages entiers. Des sondages, à partir de l’édition partielle réalisée par Geneviève Hasenohr56, permettent d’examiner la manière dont le Livre de la discipline d’amour divine reçoit et interprète la métaphore originelle. L’impression qui domine, c’est que, si l’analogie aquatique reste fort présente, elle semble perdre dans ce texte une grande partie de sa « puissance sémantique ». Ainsi de la référence à la mer de joie dans laquelle l’âme nage et en laquelle elle finit par se muer. Voici comment l’image est rendue :
N’oubliez pas que Jesuchrist dit en l’evangille a son bon et feal serviteur : « Entre en la joye de ton Seigneur » [Mt 25, 21], c’est a dire « noye en la mer de joye »57.
L’analogie présente chez Marguerite est reprise, mais elle ne s’applique pas à la liquéfaction : le métaphorisé, cette fois, est emprunté à l’Écriture et il s’explique avant tout par une raison lexicale (la référence à la joie)58. Ce qui importe dans un tel exemple, c’est que l’image maritime semble, pour ainsi dire, « tourner à vide », elle paraît avoir perdu ce dont elle est l’image.
Pour autant, certains passages très ponctuels reprennent bien des développements porétiens référant à la liquéfaction :
[…] telle ame est absorbee divinement, en tant que par grant esbahyssement on peult penser et dire d’elle qu’elle est, par absorption d’amour, source de divine amour, de laquelle naist la fontaine de divine congnoissance ; de laquelle sourse de divine amour et de laquelle fontaine de divine congnoissance naist le fleuve de divine louenge.59
Comme le signale l’éditrice, le passage réécrit et transpose un extrait du Miroir et, en particulier, une réplique d’Ébahissement :
L’Ame. — Le sourhaulcement ravissable qui me sourprent et joinct au millieu de la mouelle de Divine Amour en quoy je suis fondue, dit ceste Ame ; c’est donc droit qu’il me souviengne de luy, car je suis remise en luy. […]
Esbahyssement. — Hee, dame Ame, dit Esbahyssement, vous estes une source de divine amour, de laquelle source de divine amour naist la fontaine de divine cognoissance ; de laquelle source de divine amour et de laquelle fontaine de divine cognoissance naist le fleuve de divine louenge.60
La première différence qui ressort de la comparaison entre ces deux versions est d’ordre lexical. Dans le Miroir, la situation de l’âme est indiquée grâce aux propos de celle-ci : elle dit qu’elle est « fondue » et « remise » en Dieu, ce qui, selon mon hypothèse, correspond à la version vernaculaire de la liquefactio. Cette information est reprise dans le second texte à la faveur du lexique de l’absorption : « telle ame est absorbee divinement, en tant que par grant esbahyssement on peult penser et dire d’elle qu’elle est, par absorption d’amour, source de divine amour ». De même, dans le passage qui suit, le participe absorbé, coordonné à plongé,est employé dans un contexte très proche des cas où, dans le Miroir, on trouve le verbe remetre :
Et par la subtilité, clarté et merveilleuse beaulté d’elle est l’ame absorbee et plongee en la mer de divine congnoissance, tellement qu’elle voit et congnoist Dieu en soy et en elle, elle en Dieu et toutes choses.61
Je propose de voir dans ce vocabulaire de l’absorption une version française concurrente du lexique de la fusion et, là encore, l’intimité avec Dieu est exprimée à l’aide d’une métaphore liquide62. Au demeurant, s’agissant du substantif absorption (« par absorption d’amour »), l’extrait cité correspond à sa première attestation identifiée63 — ce qui pourrait suggérer que le texte s’efforce de forger un terme spécialisé. Il est toutefois notable que si, conformément aux modalités de création verbale privilégiées à la fin du Moyen Âge, le verbe et le substantif sont deux latinismes, ce n’est pas parce que le Livre de la discipline d’amour divine s’appuie sur une source latine qu’il calque. Le latinisme absorption, en cette occurrence, naîtrait bien de la rencontre entre le français du Miroir (peut-être selon un état différent de celui du manuscrit de Chantilly) et le français du 15e siècle.
On peut toutefois s’interroger. Dans quelle mesure cette image de l’absorption fait-elle sens ? Dans quelle mesure la métaphore liquide est-elle signifiante et renvoie-t-elle de manière précise au procès mystique qu’est la liquéfaction ? À la différence d’un terme comme liquefier, employé au 15e siècle par Robert Ciboule par exemple64 et susceptible d’être transparent pour un latinophone lecteur de Bernard, rien n’indique que l’analogie liquide et le terme même d’absorber puissent être interprétés comme des équivalents vernaculaires de la liquefactio. On ne peut pas exclure que l’image, cette fois, soit un écran qui occulte ce dont elle est image. Autrement dit, la référence à l’absorption pourrait venir perturber la praxis interprétative qu’appelle la métaphore. Cette perturbation de l’exercice herméneutique est soutenue par la deuxième modification à laquelle procède la réécriture du texte porétien : outre le changement lexical, le Livre de la discipline d’amour divine se caractérise par un changement énonciatif. La réplique attribuée à Esbahissement et rapportée à la première personne dans le texte de Marguerite est désormais à la 3e personne : « vous estes une source de divine amour » → « telle ame […] est […] source de divine amour ». Le dialogue entre les deux voix et l’appel explicite aux « auditeurs de ce livre » qui, dans le Miroir, permettaient de construire l’interprétation de l’image maritime ont disparu et le genre du traité se substitue à celui du dialogue. Il n’est pas certain, dès lors, que la métaphore liquide, plus écran que « transport », puisse encore être l’objet d’un exercice herméneutique : la perte du métaphorisé pourrait bien être le résultat paradoxal de ce traité dont le but est de réguler l’interprétation et de garantir l’orthodoxie du propos.
Ce que j’ai essayé de montrer à travers ce petit parcours, c’est que la métaphore, par sa polyvalence, « permet d’égaler Poésie à Théologie »65. Les deux ne s’opposent pas, en particulier dans ce champ discursif qu’on appelle aujourd’hui la mystique et où l’inédit de la rencontre personnelle entre l’être humain et Dieu ne peut être dit qu’à partir du connu.
Parmi les analogies de la « fable mystique », la métaphore liquide est une métaphore spirituelle fondatrice au sens où cette image est associée à un sens technique relativement précis dans la tradition spirituelle. Les textes qui ont été évoqués montrent que cette image est conservée et exprimée dans les langues dites vulgaires dès la période médiévale, sans qu’un lexique spécialisé ne s’impose de manière durable. La liquefactio, toutefois, ne donne pas seulement naissance, au plan lexical, à plusieurs néologismes ; elle est également féconde au plan de l’écriture textuelle. C’est du moins ainsi que je propose de lire le texte porétien, dans lequel la métaphore maritime ne me semble pas être une analogie comme les autres. C’est la métaphore spirituelle que représente la liquéfaction qui expliquerait l’importance que prennent, dans le Miroir, les images liquides.
Néanmoins, si la polysémie de la métaphore fait de celle-ci un objet privilégié de l’exercice poétique, cette polysémie explique également que l’image devienne le support d’un exercice herméneutique, qui peut engager un travail de régulation interprétative. Les différents témoins de la réception du texte porétien montrent, semble-t-il, que la métaphore de l’âme nageant et se fondant dans la mer de joie est un signe riche et plurivoque ; ils montrent aussi que c’est un signe potentiellement dangereux, qui menace l’univocité exigée par la doxa. D’où différentes modifications : « démétaphorisation », explicitation de l’interprétation, perte du métaphorisé, etc. En cela, tandis que la métaphore cistercienne fondatrice apparaît chez Marguerite comme une véritable machine à produire des images, les traductions et autres reprises du Miroir se sont, quant à elles, employées à contrôler, encadrer voire limiter cette profusion analogique.