Dès la seconde moitié du 13e siècle, les théologiens ont pris conscience de la nécessité de surmonter un problème inhérent au statut herméneutique de la science qu’ils voulaient promouvoir : « la théologie est une science, mais le texte sur lequel elle se fonde n’est pas un texte “scientifique” »1. Le langage poétique de la Bible leur apparait comme un palier pour arriver au langage conceptuel de la scientia sacra. Dans cette perspective, la metaphora, qui appartient au langage des poètes, a pour fonction de déclencher le travail herméneutique. Telle est la manière d’appréhender la métaphore chez Thomas d’Aquin. C’est pourquoi, au début de la Somme théologique, ce dernier n’hésite pas à distinguer deux usages de la métaphore : l’un, poétique, qui consiste à se représenter des images agréables, l’autre, théologique, qui consiste à viser les réalités intelligibles à partir des sensibles2. Cette vision des choses est adossée à la distinction dionysienne entre les « savants » et les « ignorants ». Tandis que les images poétiques conviennent à ceux-ci, en raison de la faiblesse de leur esprit, l’Aquinate réserve une voie intellectuelle aux esprits qui ont la force de s’abstraire hors des images corporelles. Cette perspective élitiste n’était pas partagée par tous. Maître Eckhart, pour sa part, a toujours refusé l’alternative entre une « théologie forte », de type strictement scientifique, et une « théologie faible », réservée aux pieux illettrés3. C’est d’ailleurs ce refus qui lui a valu la condamnation d’une série de ses propositions par le pape Jean XXII dans la Bulle In agrodominico : « il a exposé sa doctrine principalement dans ses prédications devant de vulgaires crédules »4.
En effet, Maître Eckhart n’a pas proposé une autre théologie dans ses sermons que dans ses leçons. Il l’a seulement modalisée autrement. L’unité de sa pensée se manifeste dans un discours programmatique reliant ces deux styles rhétoriques : Sermons et leçons sur l’Ecclésiastique. Selon Kurt Flash, ces textes auraient été rédigés et prononcés « probablement entre 1302 et 1305 », soit juste après le premier magistère parisien d’Eckhart5. Cette datation est importante, car ce discours serait contemporain du projet de rédaction de l’opus tripartitum, la grande œuvre triadique du Thuringien6. La métaphorisation du langage théologique indéniable qui s’y déploie, comme nous allons le constater, remet complètement en question les hypothèses selon lesquelles, après une période centrée sur le langage ontologique, il y aurait eu un « tournant parabolique » dans la pensée de Maître Eckhart7. Il y a lieu de nuancer très fortement cet éventuel tournant, car on assiste d’emblée chez lui à une présentation métaphorique de l’analogie de l’être conforme à la première proposition de l’opus tripartitum : esse est deus8. Cette présence initiale du langage métaphorique permettra un déploiement en langage parabolique, plaçant les métaphores en réseau dans un récit9. La thèse que je soutiens est donc la suivante : le Thuringien n’a pas quitté le langage conceptuel pour le langage métaphorique, mais il a élaboré un langage théologique dans lequel la métaphore modifie la manière d’appréhender le concept.
Maître Eckhart ne se limite pas à passer de l’école à la chaire de vérité. Il va plus loin. Il n’hésite pas à choisir la taverne comme le lieu d’un apprentissage scolaire. Étonnamment, l’introduction dans cet endroit peu recommandable pour l’écolier se fait via la doctrine de l’analogie. Plusieurs prédécesseurs et contemporains scolastiques avaient choisi le circulus vini pour exemplifier le rapport du signe à la chose10. Eckhart s’en sert également pour redoubler le rapport du sain et de l’urine que l’on retrouve chez Thomas d’Aquin. Selon ce dernier, il s’agissait de construire un schème proportionnel sur base de deux rapports parallèles. Le même mot « sain » sert à définir le rapport urine-sain (signe) et le rapport remède-sain (causalité)11. Dans ce schéma quadripartite, le signe et la causalité sont donc articulés sur un plan conceptuel. C’est le regard de l’esprit (modus intelligendi) qui tente d’embrasser les deux autres modes : celui du signe (modus significandi) et celui de la chose (modus essendi). Or, précisément, pour Eckhart, il s’agit là d’une erreur, car le mode d’appréhension du signe et celui de la causalité ne peuvent se mélanger12. L’un est celui du langage, l’autre celui de l’expérience. Selon la règle qu’il prescrit dans le prologue général de son œuvre latine, le causé n’atteint la chose que par participation à la cause. Il en est affecté comme le patient par l’agent. Cela veut dire que la modalité d’appréhension des choses n’est pas conceptualisée à partir des signes. Eckhart propose de revenir à la vie ordinaire. Lorsque, au détour d’une ruelle, les yeux d’un passant tombent soudain sur l’enseigne d’une taverne (circulus vini), il ne lui vient pas à l’idée d’y chercher une comparaison avec le vin. S’il a soif, il entre dans la taverne et commande un pichet. Et le voilà qui peut savourer la chose (vinus) désignée par l’enseigne (circulus). La savourer, c’est la connaître. Ainsi le signe a été efficace pour connaître la chose sans qu’il ne soit nécessaire d’opérer un lien cognitif entre l’un et l’autre. Pour Eckhart, le rôle de l’analogie consiste à considérer la même chose sous différents modes : « les analogues ne se distinguent pas selon les choses, ni n’ont plus selon les différences des choses, mais “selon les modes” (per modos) d’une seule et même chose prise absolument »13. Par conséquent, la voie analogique offre la possibilité de passer du mode du signe (modus significandi) à celui de la chose (modus essendi) de manière déictique. Le problème n’est pas résolu par une voie moyenne entre l’univocité et l’équivocité, mais par leur abandon. Le signe n’est pas attribué à la chose, il la désigne. D’où l’erreur soulignée par Eckhart :
Il faut remarquer aussi qu’il y a de nos jours encore des gens qui sont dans l’erreur, parce qu’ils comprennent mal cette nature de l’analogie et la rejettent. Quant à nous, qui comprenons l’analogie selon la vérité, comme il ressort du premier Livre des propositions, nous dirons que c’est pour signifier cette vérité de l’analogie de toutes choses à Dieu, qu’il a été dit excellemment : Ceux qui me mangent ont encore faim. Ils mangent parce qu’ils sont ; ils ont faim, parce qu’ils sont par un autre.14
En présentant cette métaphore de la faim (ou de la soif) de Dieu, Eckhart modifie radicalement l’usage de l’analogie tel qu’on le trouve chez l’Aquinate. Tandis que ce dernier isolait le langage métaphorique et le langage des transcendantaux (étant, vrai, bon, un)15, Eckhart ne se contente pas de les rapprocher, il les modifie l’un par l’autre. Si l’être est proposé à manger, il est transféré vers un usage impropre. L’ontologie en est métaphorisée. Par conséquent, Eckhart lève la sentence d’exclusion de la poésie hors du champ théologique. Il s’agit d’un trope qui modifie le modus intelligendi. L’être n’est pas intelligé comme une essence à définir, mais par une présence immédiate analogue à celle que confère la faim ou la manducation. Cela veut dire que l’analogie est transférée d’une chose vers un acte vécu. La métaphore produit une modification de l’usage de la deixis. Ce qui est mis sous les yeux, ce n’est pas un verre de vin devant soi, mais l’acte de le boire. Cet acte est lui-même perceptible. Cependant, cette perception n’est pas réductible au regard de la chose extérieure à soi. Pour Eckhart, l’étant perçoit immédiatement l’être parce qu’il en vit, mais aussi parce qu’il en vit selon une modalité qui ne le comble pas à satiété : « Ceux qui me mangent ont encore faim. Ils mangent parce qu’ils sont ; ils ont faim, parce qu’ils sont par un autre. »
La métaphore filée par Eckhart est une véritable pédagogie de la taverne. Jusque-là, nous en sommes toujours à scruter des nourritures terrestres, même si nous sommes passés de leur perception extérieure à leur ingurgitation et à leur digestion. Retrouvons donc notre passant en train de siroter son vin. Eckhart insiste sur la saveur que les choses peuvent avoir « pour nous » en convoquant le sens du « goût ». Ce dernier n’est perceptible qu’à la mesure de notre faim : « C’est pourquoi plus la faim et la soif décroissent, plus décroissent aussi en tout la saveur et le plaisir qu’on trouve à manger et à boire » (§ 55, LW II, p. 283). Celui qui mange sans désir trouve toute chose insipide. Il faut donc aiguiser son désir. Puisque nous sommes entrés dans la taverne avec Eckhart, nous pouvons observer avec lui que les buveurs, « pour aiguiser leur soif, mangent des choses salées ». Il en est ainsi, car le désir de boire s’amenuise au fur et à mesure que le sujet est plus imbibé :
Dans le cas de la boisson corporelle, donc, c’est au début surtout qu’il est agréable de boire, qu’on boit avec le plus d’avidité et le plus de plaisir, parce que c’est en premier lieu et au début de la consommation que la boisson écarte davantage de la soif contraire et pénible. Mais la gorgée suivante n’écarte plus d’une soif aussi grande et de la soif totale, ni de la soif purement et simplement, mais d’une soif plus petite, moins contraire et moins accablante, et ainsi de suite jusqu’à l’extinction de la soif…16
Or Eckhart détourne alors le regard de ces « bois-sans-soif » vers les assoiffés d’un autre type de boisson. Alors que l’assimilation des choses corporelles finit par provoquer le dégoût et la saturation, il est un autre type de nourriture qui n’atténue pas le plaisir jusqu’à le faire disparaître. En effet, la manducation des choses divines augmente le désir et leur saveur ne cesse de croître. Ici, « manger et avoir faim vont du même pas » :
Ainsi donc, dans les choses corporelles, manger engendre finalement le dégoût ; au contraire, dans les choses divines comme telles, manger engendre la faim, et plus grande et pure est la nourriture, plus grande et pure est la faim : manger et avoir faim vont du même pas.17
Que « manger » et « avoir faim », ou « boire » et « avoir soif », ne s’opposent pas, s’explique parce que la nourriture qui est ici visée n’est plus une chose à posséder, mais l’amour lui-même. Tandis que les choses matérielles sont soit désirées soit possédées (mais non les deux en même temps), l’amour est simultanément désir et don. Le desiderium et la caritas, l’éros et l’agapè, sont une seule et même réalité. Et Eckhart de citer un extrait de la Lettre sur la charité de Bernard dont la pointe est : « aimer l’amour fait cercle » (amare autem amorem circulum facit) (§ 59, LW II, p. 287). Le désir relance le don, et le don, le désir. Plus encore qu’une alternance, il faut plutôt voir que le désir se vit à même le don. Voilà pourquoi la métaphore de la course vient illustrer cette citation de Bernard. Celui qui court pour courir, et non pour autre chose que la course, s’enivre de sa course même.
Finalement, si Maître Eckhart s’est permis d’introduire ses élèves dans la taverne, ce n’est certes pas pour qu’ils y restent en y trouvant leur plaisir. Au contraire, poussant à bout la description de la consommation, l’écolâtre leur fait voir que tout appétit est motivé par un désir de satiété qui ne trouve à s’assouvir que dans une attitude qui renverse complètement ce à quoi on aurait pu s’attendre : le don total, car lui seul peut égaler le désir tapi au cœur de l’homme. Ce faisant, Eckhart ne leur donne pas seulement une leçon de vie (Lebemeister), mais aussi une leçon d’école (Lesemeister). Il montre à ses élèves que le signe peut indiquer la chose sans qu’il ne soit nécessaire de conceptualiser le passage d’une à l’autre. Or, c’est précisément la métaphore qui permet ce transfert sans concept et qui, ainsi, détrône la prétention analogique de représentation par similitude. De similitude, il n’y a pas. Nul besoin de tenter de se glisser entre l’univocité et l’équivocité, car la présence de la chose goûtée et savourée rend obsolète tout besoin de la nommer. Cela ne veut pas dire que la théologie a été remplacée par la poétique, mais bien que la théologie s’est fondée dans une autre scientificité. Prenant acte de l’impossibilité de construire un discours commun à Dieu et aux créatures, Eckhart propose à ses lecteurs de participer à la causalité afin de connaître la chose où elle se dit elle-même. L’analogie a pour vocation d’énoncer les conditions de possibilité de la participation, mais non de s’y substituer. De la sorte, il n’est plus possible de penser ni le langage sans l’expérience, ni l’expérience sans le langage. Or, c’est précisément la métaphore qui opère le trope de l’un à l’autre.
Grâce à cette petite étude eckhartienne, j’ai voulu nuancer fortement les investigations d’Umberto Eco concernant l’appréhension de la métaphore médiévale. À prendre en compte Maître Eckhart, il n’est pas exact d’affirmer que le Moyen Âge ne réserve à la métaphore qu’une simple fonction ornementale et qu’il ne lui reconnait pas de fonction cognitive18. Nous avons vu que, chez Eckhart, l’usage de la métaphore n’est nullement ornemental, mais réalise un véritable transfert de l’analogie. Ce que la métaphore « met sous les yeux »19 du lecteur n’est pas une pâle similitude de la chose qu’il y aurait à penser, mais une autre possibilité de se rapporter analogiquement à Dieu. Il en va ainsi, car Eckhart s’inscrit autrement dans le triangle des signes, des concepts et des choses que bon nombre de ses contemporains20. Contrairement à Ockham, il ne peut envisager que l’intention première soit réduite à un « nom mental, destiné à supposer pour son signifié »21. Faire comme si l’intention seconde était une intention première redoublée, un signe du signe, revient finalement à « exiler du discours sa vérification dernière », comme l’affirme Michel de Certeau dans La fable mystique22. C’est d’emblée ignorer que pour Aristote « les sons émis par la voix sont des symboles (sumbola) des états de l’âme (ta pathêmata tês psuchês) »23. Contrairement au signe, dont l’usage est conventionnel, le symbole est naturellement lié à ce à quoi il renvoie. C’est toute la problématique des médiévaux, à la suite de Platon, de renvoyer dos à dos les partisans de la thèse naturaliste (Cratyle) et la thèse conventionnaliste (Hermogène) en montrant la nécessité de maintenir ensemble le langage et l’expérience24. Vouloir tout réduire à la convention du nom sans que l’intention soit liée à une réalité qui la remplit conduit à une rupture épistémologique. Le rasoir d’Ockham oblitère complètement cette intentionnalité singulière qui se fait à travers l’affect en deçà de sa reprise conceptuelle. Sous prétexte d’écarter toute singularité psychologique, c’est le bon usage de la psychè qui part à la trappe. L’intellect est capable de participer intuitivement à la cause dont il est l’effet, et ce d’une manière insécable, car la chose est présente dans l’intentionnalité même et ne peut s’en détacher25. Cette participation est antéprédicative. Le discours ne peut en rendre compte que de manière indirecte. Voilà pourquoi, comme Maître Eckhart l’a bien vu, il est un usage scientifique de la métaphore.