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Couverture de La Métaphore médiévale comme exercice spirituel Show/hide cover

Une reprise philosophique de la métaphore médiévale

L’exercice de reprise auquel je m’attelle ici n’est pas celui d’un compte-rendu de colloque. Il me semble que ce genre de redite frise le bégaiement1. Les interventions des uns et des autres m’ont donné à penser, et c’est heureux, à la problématique proposée comme argumentaire de ce colloque. Fort de cette heuristique, je tente donc un essai de réponse qui sera coloré par mon ethos philosophique et théologique. Chaque oiseau parle comme son bec est fait, répétait un de mes professeurs. Que ceux dont la fibre est plus littéraire me pardonnent donc de replacer certaines de leurs trouvailles dans un cadre qui n’est pas forcément le leur.

Dans l’argumentaire de l’appel à communications, nous avons fait le pari que l’usage de la métaphore pouvait dépasser le clivage entre poésie d’un côté et théologie de l’autre. Qu’elle soit profane ou sacrée, l’écriture métaphorique n’est pas seulement ornementale, mais recèle une capacité à déplacer le lecteur dans un exercice de lecture qui soit simultanément un exercice spirituel. Le dialogue entre Pierre Hadot et Michel Foucault a ouvert une brèche dans la frontière qui isolait les auteurs païens des auteurs chrétiens en manifestant la porosité des techniques de lecture comme relecturede soi2, ainsi que la notion de style d’existence liée à l’ascèse3. Il est néanmoins apparu deux points de divergences entre eux. Le premier concerne le lien entre l’éthique et l’esthétique. Hadot privilégie l’unité antique du kalon-agathon et Foucault leur dissociation moderne4. Par conséquent, l’auteur des Exercices spirituels s’étonne que Foucault, en faisant « toute sa place à la conception de la philosophie comme thérapeutique ne semble pas remarquer que cette thérapeutique est destinée avant tout à procurer la paix de l’âme, c’est-à-dire à délivrer de l’angoisse que provoquent les soucis de la vie ; mais aussi le mystère de l’existence humaine : crainte des dieux, terreur de la mort »5. Sans être complètement discriminatoire, sans doute y a-t-il là une tendance qui n’est pas non plus absente en période médiévale. Mais, pour nous en assurer, il a fallu que nous prenions parti concernant le second point de divergence entre les deux penseurs. Selon Hadot, la philosophie aurait cessé d’être un travail de soi sur soi lorsqu’elle aurait été réduite au rôle ancillaire de la théologie. Pour Foucault, au contraire, cette rupture se serait opérée non à la période médiévale, mais à la période moderne. Avec Descartes, l’évidence se serait alors substituée à l’ascèse. Hadot lui objecte que l’exercice de sagesse n’est pas absent des Méditations métaphysiques. Selon lui, la modernité aurait renoué avec les exercices après une période d’absence due à la prédominance de la scolastique. Ce débat a sans doute fait son chemin, car, quelques années plus tard, Pierre Hadot s’est rétracté en affirmant : « Je dois reconnaître que la redécouverte de la philosophie comme mode de vie n’est pas aussi tardive que je l’avais affirmé, et qu’il faut bien admettre qu’elle a commencé à s’esquisser, elle aussi, dans les universités médiévales. »6 Depuis lors, sur le versant de la philosophie médiévale, certains chercheurs ont montré que les œuvres des « maîtres de lecture » n’en étaient pas moins aussi des œuvres de « maîtres de vie »7. Or le travail entamé du côté théologique n’a pas encore eu de véritable pendant du côté poétique. Est-ce parce que la présence de l’allégorie a focalisé l’attention des chercheurs au point de négliger le rôle de la métaphore ? Toujours est-il qu’il restait un terrain à défricher.

En s’attardant sur la métaphore plus que sur l’allégorie, les études ici rassemblées ont donc levé un coin du voile découvrant une face cachée de la pensée médiévale. Il en est ainsi, car la métaphore produit sur le lecteur un effet inverse à celui de l’allégorie. Si celle-ci illustre un concept ou une idée préétablie en la matérialisant dans une forme visible dans la description, celle-là débute dans l’image concrète pour s’en abstraire, soit en la comparant à une réalité plus lointaine (in praesentia), soit, plus radicalement encore, en s’abstenant de la comparer et, par-là, en orientant l’intention vers des confins illimités (in absentia). Cela étant dit, le problème reste entier quant à l’usage de l’une et de l’autre. Les voies théologiques et poétiques semblent partir dans deux directions. Le langage théologique reprend la métaphore comme instrument analogique pour viser l’invisible à partir du visible tandis que le langage poétique privilégie les variations imaginatives dans un divertissement plaisant. Une telle façon de voir les choses n’est pas dénuée de vérité. Il est vrai qu’en usant de la métaphore la théologie vise l’illimité tandis que la poésie vise l’indéterminé, qui sont deux manières d’envisager l’infini. Cependant, à regarder les choses d’un peu plus près, ce tableau omet une constance stylistique que l’on retrouve de part et d’autre. Nos études ici rassemblées font en effet valoir que la métaphore peut conduire à un exercice de relecture de soi qui soit l’occasion d’une véritable reconfiguration, et ce, indépendamment du corpus dans lequel on se trouve. Cela ne veut certes pas dire qu’on assiste à une uniformisation des pratiques et des résultats, loin de là. Cependant, on arrive à discerner une série de fonctions communes qui permet de parler de la métaphore médiévale comme telle. Riche du chemin parcouru, on va tâcher, dans la mesure du possible, de faire le portrait de cette métaphore médiévale comme exercice spirituel.

Commençons par la fonction qui est la plus communément admise puisqu’elle est contenue dans l’étymologie. La métaphore (meta-phora) opère un transfert du sens obvie d’une chose, donnée là dans la sensation, vers un autre sens qui lui est impropre. Comme le dit Quintilien, la métaphore opère un « transport […] à des choses par une parole de soi inappropriée »8. Cependant, et c’est là que la métaphore s’éloigne de l’allégorie, nous n’avons pas vraiment affaire à deux mondes différents : le comparant n’est pas quitté pour le comparé, lorsqu’il y en a un, mais le comparant lui-même est transporté ailleurs par la présence ou l’absence du comparé. Cela signifie que, contrairement à l’allégorie, la métaphore n’induit pas le lecteur vers deux mondes renvoyant l’un à l’autre, mais vers un seul monde vu autrement.

La personnification animalière est un cas limite du partage entre allégorie et métaphore. Normalement, elle s’ingénie à faire passer le lecteur du monde des hommes au monde animalier et inversement. Or, si nous prenons les romans arthuriens, la scission en deux mondes est déjouée par le mélange des genres. D’une part, Lancelot, dont la fidélité est partagée entre son roi et sa reine, doit combattre des lions et un léopard qui surgissent par enchantement. D’autre part, Merlin interprète des songes dans lesquels ces différents animaux se défient les uns les autres dans un monde sans humains. Or, entre ces deux facettes du roman, péripétie et prophétie, des discordances apparaissent. Il en découle de nouvelles possibilités pour le héros lui-même et pour l’issue de l’intrigue. L’entrelacs métaphorique ne met pas seulement sous les yeux du lecteur une suite déterminée de phases d’action, mais il l’introduit dans la suspension même de son déroulement. De la sorte, la métaphore permet au lecteur de sortir d’un déterminisme vers une mise en liberté. Tournant le dos à la tonalité étouffante de la tragédie, l’auteur situe son lecteur dans le drame où le rebondissement est toujours possible. La fonction de la métaphore relevée ici est la refiguration, au sens ricœurien du mot9.

Si la métaphore transporte et reconfigure, cela veut dire qu’elle provoque une altération. Cette fonction est la transformation de soi mise en lumière tant par Foucault que par Hadot. En modifiant le contour habituel des choses, la métaphore a le pouvoir de rendre autre le lecteur qui s’est assimilé momentanément aux protagonistes par mimèsis. En effet, toute action est aussi une passion. Celui qui agit subit le contrecoup de ce qu’il fait. Si les choses extérieures sont reconfigurées, cela veut aussi dire que l’acteur a subi lui-même une modification. La métaphore ne se satisfait pas de la frontière entre l’extériorité et l’intériorité. Il y a différentes manières de manifester cette porosité. Dans son commentaire du Cantique des cantiques, Jean Gerson ne joue pas sur la capacité de transfert mimétique des personnages. Un déplacement est opéré par rapport à la poésie biblique qui se centre sur le rapport du Bien-aimé et de la Bien-aimée dans le cadre d’un jardin. Gerson ne choisit ni l’humain ni l’animal, mais le végétal, comme cadre transformatif du lecteur. La métaphore printanière du jardin n’y est pas un prétexte ornemental qui devrait être abandonné pour passer sur le plan de la psychè. La métaphore est le contexte même des fluctuations de l’âme. La sortie de la léthargie par l’amollissement du cœur se vit à travers le dégel du sol. Entre l’âme et le jardin, une osmose se crée. Il ne suffit pas d’avoir « l’âme comme un jardin tout irrigué » (Is 58,11). La métaphore ne supporte plus la comparaison. L’exercitium fait entrer le méditant dans le paysage déployé. Fuge, dilecte mi : l’âme monte vers les hauteurs des monts embaumés. L’anagogie a remplacé l’allégorie.

Cette transformation du lecteur n’est pas nécessairement anagogique. La métaphore peut très bien avoir une fonction pédagogique qui modifie la psychologie du lecteur sans avoir pour but de le conduire directement à Dieu. Tout dépend du rôle que l’auteur fait jouer à la métaphore. L ’Inflammatorium poenitentiae, par exemple, est un ouvrage destiné à la méditation des cisterciens pour une pratique concrète de la vie spirituelle. Plutôt que de prendre le lecteur par la main, comme un enfant qui se laisse guider (paideia-agô), le rédacteur le place dans une structure architecturale où il pourra circuler par lui-même. Le méditant qui s’y aventure ne quitte pas les rues, les fleuves et les paysages ordonnés de la ville aux pierres précieuses pour se réfugier dans un monde parallèle. Fasciné par la description de tant de beauté, il y reste jusqu’à ce que son esprit soit transformé en une véritable maquette mentale. Cet exercice est conçu comme une solution pragmatique pour enrayer la négligence, le manque de ferveur et le refroidissement de la vie spirituelle. Par sa fabrica mundi, l’auteur permet au lecteur méditant de charpenter à nouveau sa pensée. Les motifs architecturaux aux arêtes bien définies finissent par avoir raison de la mollesse de ses circuits mentaux en les affermissant en lignes plus solides. Cela est possible, car la métaphore brise la frontière entre la vie corporelle et la vie de l’esprit. Unificatrice, la métaphore transperce le dualisme soma-psychè pour revenir en deçà de cette déchirure platonicienne.

Ce rôle unificateur de la métaphore est au service d’une fonction de relecture spirituelle. Cette dernière peut aller, ou non, de pair avec une conversion éthique. Notons que cette distinction ne départage pas le champ profane du champ religieux, mais qu’elle leur est transversale. Poète et officier du roi, Eustache Deschamps propose des balades morales qui sont des exhortations au combat spirituel entre le bien et le mal. Les allégories animales sont au service d’un travail métaphorique. Les vices et les vertus sont en effet personnifiés afin de provoquer un sursaut moral à leur description. Choquante par ses détails peu convenables à la bienséance, cette dernière est thérapeutique. Le lecteur est placé devant un choix : rire avec les cyniques en lisant des propos scabreux ou bien se convertir en ne pouvant accepter une telle bassesse humaine. Il y a donc bel et bien une relecture socratique, car l’homme avisé ne peut s’identifier à ce qui est placé sous ses yeux. Ce relegere consiste à relire sa vie en restant au creux des émotions ressenties. Souffrance et douleur ne peuvent être mises à distance de qui les vit. Cependant, l’écriture apparaît comme une forme de catharsis. L’auteur cherche par là une thérapie de l’âme lui apportant une certaine consolation au sein même du travail esthétique.

La métaphore réalise cette prouesse par sa capacité de concentration. C’est sa fonction d’économie qui est dynamisante. Elle refuse d’en dire trop, car l’explicitation dilue et fait perdre les forces. L’écriture elliptique fait revenir la raison vers le lieu secret de son émergence. La métaphore resserre toute sa force émotive en un point. Ainsi, entre émouvoir et mouvoir, il n’y aura plus qu’un pas. Ce dernier est franchi avec Pierre Damien. Le texte biblique où Samson démolit une armée de Philistins à l’aide d’une mâchoire d’âne est la mise en abyme d’un autre combat : la polémique virulente du moine contre les dialecticiens. À première vue, on assiste à une destitution de l’usage du trivium pour lui substituer une humilité de l’intelligence comparable à celle de l’âne. Dans cet étrange devenir animal de la pensée, l’acte d’intelligence est identifié à une émotion. Mais, simultanément, le texte ne laisse-t-il pas entrevoir une autre lecture ? Ne faut-il pas connaître grammaire, logique et rhétorique pour user d’une mandibule destinée à briser le langage des dialecticiens ? Une logique de l’ânonnement, voilà ce qui est visé. En effet, ânonner consiste à réciter une leçon sans être impliqué dans ce qu’on dit. Les mots sont sans valeur quand l’intellect de celui qui les utilise ne prend pas véritablement part à ce dont il parle. Il faut alors démantibuler cette logique de beaux parleurs avec leur propre instrument : une mâchoire d’âne. La métaphore pulvérise les jeux de rôle stéréotypés. Une fois cela réalisé, le langage retrouve sa spontanéité émotive, plus proche du quotidien et moins sophistiquée. En excellent logicien qui sait manier la métaphore autant que l’ironie, Pierre Damien ridiculise la sophistique qui tend à s’emparer du langage sur Dieu10.

Il n’a certes pas eu tort, car, à peine née, la théologie (theo-logia) risquait en effet de sombrer en « stupidologie » (stultilogia), selon l’expression que Bernard de Clairvaux emploie pour qualifier la science inventée par Pierre Abélard11. Le langage et l’expérience se seraient ainsi disjoints. Moines et scolastiques auraient campé sur des monts séparés si, précisément, un bon nombre de scolastiques n’étaient aussi des moines. Voilà pourquoi la théologie se révèle être l’agora d’une vaste disputatio aux multiples facettes. C’est dans ce contexte que Bonaventure revient à une théologie symbolique, en réservant une place de choix à la métaphore. Celle-ci a pour lui une fonction herméneutique. L’option n’allait pas de soi, car, au même moment, Thomas d’Aquin prônait une théologie qui, pour être scientifique, se devait d’évincer la métaphore12. Pour le franciscain, contrairement au dominicain, le monde est déjà un livre en lui-même. L’Écriture est alors un second livre qui permet d’interpréter le premier, car l’homme n’est plus capable de voir Dieu à travers les créatures, en raison d’un obscurcissement de son intelligence13. Sur cette base, l’esthétique et l’éthique, le beau et le bon, ne peuvent aller l’un sans l’autre. Le langage des réalités communes à tous, par exemple la vigne et tout le réseau qui lui est associé (plantation, taille, récolte, fruits), n’a pas besoin d’être comparé aux choses divines. La clef herméneutique est biblique. Dans le sermon Je suis la vraie vigne, Bonaventure précise que l’Écriture ne dit pas « je suis comme la vigne ». Le « comme » est de trop. La métaphore opère immédiatement le pont entre les deux livres. Mieux, elle s’installe dans l’origine commune des deux, là où ils ne sont guère ni séparés ni séparables. Autrement dit, la métaphore est originaire14.

Un autre scolastique, Maître Eckhart, l’avait bien compris. Dès ses premiers écrits, il a mis en place un programme qui montre l’impossibilité de parler de Dieu de manière directe. Pour lui, aucun prédicat ne convient à Dieu. Les noms divins ne sont pas attribuables à Dieu, ils le désignent. Voilà pourquoi, il a opté pour une voie analogique qui déjoue à la fois l’emploi de l’équivocité et l’univocité. Du coup, l’exemple du « cercle du vin » (circulus vini) est modifié. Revenant au sens obvie de l’enseigne, Eckhart montre qu’elle indique le lieu où le passant peut boire. Savourer le vin, c’est le connaître. La participation est un mode de connaissance irrécupérable dans l’ordre sémantique. Il serait pourtant très réducteur de considérer la métaphore comme un palliatif pour remédier à l’insuffisance du discours conceptuel. Elle est la méthode privilégiée de la science théologique. Il en est ainsi, car elle transfère le lecteur vers le lieu d’une expérience de Dieu. Cette expérience donne à la science sa vérifiabilité tout en étant incommunicable comme telle. La métaphore a une fonction transcendantale. À savoir, elle énonce les conditions de possibilité de l’expérience sans se substituer à elle. Ainsi en est-il du verset : « Ceux qui me mangent ont encore faim » (Si 28, 29). En le prolongeant dans un lexique qui entremêle le discours de l’être et celui de l’assimilation corporelle, Eckhart rend attentif le lecteur à un « pâtir Dieu » au sein même de son activité quotidienne.

À circuler dans les textes médiévaux où la métaphore abonde, une leçon se fait jour. L’exception n’est pas la métaphore, mais le langage univoque. Ainsi, nul ne sera honteux d’avoir à recourir aux images pour évoquer les méandres de l’âme ou pour parler de Dieu. L’assise même du langage est poétique. Par conséquent, on retrouve une grande proximité entre le langage des spirituels et des théologiens de métier. Bien sûr, comme nous l’avons vu, les exercices de lecture métaphorique ne sont pas forcément spirituels au sens de religieux. Et, le poète faisant un usage esthétique de la métaphore sera réfractaire à l’interprétation biblique. Force est pourtant de constater que le texte révélé ne vient pas expliquer le langage métaphorique pour le tirer vers un concept unifiant. Au contraire, l’Écriture vient valider le caractère originaire de la métaphore, ainsi que sa puissance polysémique. Là où l’on veut éviter une « rupture entre la science de Dieu et l’herméneutique biblique »15, sont également ratifiées toutes les fonctions précédentes : transfert, refiguration, métamorphose, pédagogie, émotion, dynamisme. Cela laisse entrevoir un autre rapport entre poésie et théologie.

Nous n’en avons pas encore terminé avec notre parcours des métaphores médiévales. Il nous reste à pénétrer là où la répartition entre catégories poétiques et théologiques est entièrement déjouée. Chez ceux que l’on nomme « mystiques », l’expérience l’emporte sur le langage théorique. La théologie universitaire médiévale fermant ses portes aux femmes, elles optent alors naturellement pour le discours poétique où la métaphore est omniprésente. Mais les grands clercs ont bien compris qu’il y avait là un choix théologique fondamental. Si tel n’était pas le cas, pourquoi la machine inquisitrice se serait-elle mise en branle pour les faire disparaître, brûlant d’un seul coup chairs et lettres ?

Marguerite Porete, béguine de Valenciennes, fait partie de ces audacieuses dont l’écrit n’a laissé personne indifférent. Centré sur l’union de l’âme avec Dieu, le Miroir des âmes simples et anéanties réalise l’exploit d’un véritable transfert de la langue latine à la langue vernaculaire. Dans cette translation, la notion technique de liquéfaction (semetipsa liquescere), déjà métaphorique, est prolongée et amplifiée : « Telle âme, dit Amour, nage en la mer de joye, en la mer de délices fluans et decourans de la Divinité… nage et flue en joye » (Miroir, 28). Ici, la métaphore fait ce qu’elle dit : elle unifie. Sa fonction est unificatrice. Petite goutte d’eau dans la mer, l’âme s’anéantit dans l’immensité divine au point de ne plus avoir de contour propre. On n’assiste plus seulement à l’union du comparant et du comparé, mais à la dilution de la distinction entre le lecteur et la métaphore elle-même. Le Miroir ayant déjà circulé, la condamnation au bûcher en place de Grève en 1310 semblait insuffisante. Les censeurs tenteront une contre-lecture. Le procédé consiste à neutraliser la performativité de la métaphore en mettant l’action à distance du lecteur : « Telle âme est absorbée divinement ».

La métaphore bouscule les cadres établis. Son pouvoir se propage par la force de l’image. Elle ne se contente pas de fournir une information, mais elle forme et conforme. Or, un cas limite extrême se présente lorsque cette conformation se fait précisément par une « désimagination ». Hadewijch d’Anvers, autre béguine du nord, déconstruit l’usage ordinaire des mots de telle sorte que le lecteur soit déporté en eux au bord du rien. Même la métaphore du désert, où tous les repères s’estompent, est encore trop imagée. La poésie dérive là où il n’y a plus rien à dire. Les mots ne peuvent plus retenir l’âme qui se libère : « Elle m’a déprise de toute limite » (Poème V). Ici le poème est un ponton, « un lieu pour se perdre » disait Michel de Certeau.

Faut-il laisser le mot de la fin à l’auteur de la Fable mystique ? Toujours est-il qu’il a rappelé que « la métaphore est une translatio »16. Notre parcours a en effet permis de mesurer combien sa puissance de déplacement est opérante. On peut en effet parler d’« une pragmatique de la communication entre des sites (ou des expériences) disparates »17. On constate qu’une logique qui se déroule dans un système linguiste stable peut se déployer autrement en modifiant soit l’usage des mots et de leurs articulations, soit le réseau linguistique lui-même. Même la frontière entre théologie et poésie, qui pouvait sembler étanche, devient poreuse. Si elle va jusqu’à se liquéfier dans la mystique, il n’en demeure pas moins que la métaphore n’est pas partout bien accueillie en scolastique. Là, elle doit batailler ferme pour se faire entendre, alors qu’elle est chez elle en poésie.

  1. 1 Je parle d’un bégaiement aussi inutile qu’irritant et non de ce bégaiement des maîtres qui peut s’avérer très instructif à souligner. Voir Dufour Dany-Robert, Le bégaiement des maîtres : Lacan, Benveniste, Lévi-Strauss, Paris, Arcanes, collection Hypothèses, 1999.
  2. 2Foucault Michel, « L’écriture de soi », Corps écrit, n° 5, 1983, p. 3-23 ; Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984 ; L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Seuil-Gallimard, 2001.
  3. 3 Voir Hadot Pierre, « Un dialogue interrompu avec Michel Foucault », dans Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Bibliothèque des études augustiniennes, 1992, p. 229-233 ; rééd. revue et augmentée, Albin Michel, 2002, p. 305-319 ; voir aussi Hadot Pierre, « Réflexion sur la notion du “culture de soi” », dans ibid., p. 223-332.
  4. 4 Voir Greisch Jean, Vivre en philosophant. Expérience philosophique, exercices spirituels et thérapies de l’âme, Paris, Hermann, collection De visu, 2015, p. 29.
  5. 5Hadot Pierre, Exercices spirituels et philosophie antique, rééd. Albin Michel, p. 309.
  6. 6Hadot Pierre, « Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, Gallimard, 1995, p. 381.
  7. 7Solère Jean-Luc, « La philosophie des théologiens », dans Solère Jean-Luc et Kaluza Zenon (dir), La servante et la consolatrice. La philosophie dans ses rapports avec la théologie au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2002, p. 2-44 ; Boulnois Olivier, « Le besoin de métaphysique. Théologie et structure des métaphysiques médiévales », dans La servante et la consolatrice, op. cit., p. 45-94 ; Steel Carlos, « Medieval Philosophy: an Impossible Project? », dans Aertsen Jan A., Speer Andreas (dirs), Was ist Philosophie im Mittelalter? Akten des X. Internationalen Kongresses für Mittelalterliche Philosophie der Société Internationale pour l’Etude de la Philosophie Médiévale, 25. bis 30. August 1997 in Erfurt, Berlin, De Gruyter, collection « Miscellanea Mediaevalia », Bd. 26, 1998, p. 152-174 ; Bureau Bruno, « Exercices spirituels et exercice rhétorique dans les commentaires antiques et médiévaux du Ps 113, 1-6 » (I et II), Revue théologique de Louvain, 29/1, 1998. p. 46-67 ; 29/2, 1998. p. 180-201 ; Speer Andreas, « Philosophie als Lebensform ? Zum Verhältnis von Philosophie und Weisheit im Mittelalter », Tijdschrift voor Filosofie, 62 (2000), p. 3-25; Stock Brian, After Augustine, The meditative reader and the text, Presses de l’Université de Pennsylvania, USA, 2001.
  8. 8Quintilien, Institution oratoire, livre VIII, chap. 2.
  9. 9 Voir la triple mimèsis (préfiguration-configuration-refiguration) dans Ricœur Paul, Temps et récit, t. 1-3, Paris, Seuil, collection L’ordre philosophique, 1983, 1985. Ayant provisoirement suspendu le cours de sa vie quotidienne pour s’engager dans le temps du récit, le lecteur se réinscrit ensuite dans sa réalité grâce au déplacement opéré par l’intrigue narrative.
  10. 10 On retrouve cette même attitude chez Luther face à Aristote, ou chez Kierkegaard face à Hegel. Mais chacun sait que le contre-dialecticien ne peut être qu’un dialecticien accompli.
  11. 11Bernard de Clairvaux, Epistula 190, à Innocent II, éd. Leclercg et Rochais, Sancti Bernardi Opera, t. VIII, Rome, 1977, p. 17-40.
  12. 12Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia, q. 9.
  13. 13Bonaventure, Collationes in Hexaemeron, XIII, 12.
  14. 14 « Avant d’être procédé rhétorique dans le langage, la métaphore serait le surgissement du langage lui-même. » (Derrida Jacques, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 166).
  15. 15 À l’inverse : « La doctrine thomiste de l’analogie constitue à cet égard un témoignage inappréciable. Son propos explicite est d’établir le discours théologique au niveau d’une science et ainsi de le soustraire entièrement aux formes poétiques du discours religieux, même au prix d’une rupture entre la science de Dieu et l’herméneutique biblique. » (Ricœur Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975, p. 344).
  16. 16de Certeau Michel, La fable mystique, I, Paris, Gallimard, collection Tel, 1982, p. 165.
  17. 17Ibid.