Dans le premier livre du Capital, publié en 1867, Karl Marx théorisait ce qu’il nommait « fétichisation de la marchandise » (Marx, 1963 ; 1972) : la valeur d’échange de l’objet-marchandise n’apparaît pas pour ce qu’elle est, le résultat du travail, mais semble être une qualité propre à la chose. Ainsi elle occulte une réalité, la valeur-travail, et avec elle les rapports sociaux de classe : les rapports sociaux sont « chosifiés ». Un siècle plus tard, Jean Baudrillard (1972) ajoutait que, dans la société contemporaine, la « forme-signe » a remplacé la « forme-marchandise » dans l’occultation des rapports sociaux, car la production de signes est désormais le moteur de l’économie marchande. Le phénomène que nous appelons la mode nous semble relever totalement de cette analyse, parce que c’est bien en tant que signe que la mode s’est construite.
La mode semble s’expliquer par les enjeux qui fondent le modèle économique de la société industrielle qui a créé les grands magasins en même temps que la presse populaire. Aussi est-ce à partir de sa « médiatisation » que nous envisagerons ici les débuts de la mode. Il ne s’agit donc évidemment pas ici de traiter de la mode dans les médias, mais du phénomène même de médiatisation de ce que nous appelons « mode ».
Le terme de mode ne désigne « l’usage passager qui dépend du goût ou du caprice » (Littré) que depuis le 17e siècle, et se répand au siècle suivant. Auparavant, lorsqu’il est utilisé dans cette acception, il ne peut être employé pour désigner « la mode » en général (donc socialement repérable) mais seulement comme l’indication de l’usage d’un particulier (la mode de quelqu’un)1. Il faut donc, pour que « la mode » soit reconnue comme telle, qu’existent, à partir d’un certain moment, à la fois un usage social qui peut être désigné comme « mode » et un type de communication sociale qui permet de l’identifier comme tel. Pour comprendre cela, nous prendrons d’abord deux exemples plus anciens, tout en sachant que même dans les sociétés traditionnelles où les coutumes vestimentaires sont assez stables, il existe des périodes de mobilité sociale accentuée où le vêtement, toujours signe distinctif du statut social, connaît des bouleversements temporaires. On reconnaît en général ces périodes à l’adoption de lois « somptuaires » destinées officiellement à en limiter les excès, mais en fait, à Rome par exemple, à empêcher le peuple d’imiter l’aristocratie (voir la notion de Lex Oppia) ou, au
Le premier exemple que nous prenons ici est celui de Rome qui a légué aux siècles suivants assez de vestiges et de textes pour qu’on puisse connaître assez bien de quelle façon on y vivait. On sait donc que l’architecture des propriétés privées y fut très en vogue dès la République. On sait aussi le goût des Romains pour les joies de la villégiature et celle de la table, ou les jeux sous l’Empire, et aussi beaucoup de choses sur les pratiques vestimentaires, et le rôle de l’apparat dans la séduction, d’Ovide à Tertullien. Mais peut-on parler là de « mode » ?
La persistance des pièces essentielles du vêtement (la toge par exemple) est tout à fait remarquable d’une continuité étrangère à la mobilité de la mode. Certes, si la toge était ritualisée (toge prétexte vs toge virile, par exemple), et codée (port de la toge dans les cérémonies de l’époque impériale), il existait aussi beaucoup de façons de la porter. Il existait donc à la fois des rites, des codes et des engouements facilement repérables. Lorsqu’Ovide (1928), par exemple s’écrie « Que m’importent ces riches bordures ou ces tissus de laine trempés deux fois dans la pourpre de Tyr3 », il ne fait pas qu’avouer son penchant plus marqué ailleurs pour de plus légers voiles (« je lui enlevai sa tunique, dont le fin tissu n’était du reste qu’un faible obstacle » (Ibid., I, 5), il indique l’existence d’un code vestimentaire bien connu (l’abondance des déictiques montre que le lecteur connaissait les objets dont il parle), et le lien de ce code avec deux univers de référence très marqués : le coût, et le goût. Les riches parures et les brocards divers, qui l’affligent, indiquent un lien évident entre les codes vestimentaires et l’économie marchande (marchés lointains, rareté des matériaux etc.). Son goût ensuite, et cela est capital, n’est pas affirmé comme l’expression d’un goût personnel, ou du goût d’un temps, il est sans cesse légitimé par la référence omniprésente à la mythologie qui apparaît ici comme la garantie des valeurs esthétiques (« le noir sied à la blonde, il embellissait Briséis lorsque […] ; le blanc convient aux brunes : le blanc, ô Andromède ! te rendait plus charmante ».
Cela nous retient parce que la mode que nous connaissons aujourd’hui se réfère toujours au temps, ou plutôt au présent, cela sous trois formes : celle du progrès (« matières en progrès technique constant », Marie-Claire ; « Les produits solaires ont fait des progrès », Ibid.) ; celle de la nouveauté, brandie ou refusée (« Quoi de NEUF ? », Le Monde, 28 août 2021, p. 55) ; et enfin celle du seul impératif du présent (« cette année, la mode a les pieds sur terre et la tête dans le ciel », Marie-Claire).
Ovide, lui, ne parle pas du progrès, ni du nouveau, ni du présent, qui ne constituent pas pour lui des valeurs, mais de la beauté de Briséis et des nymphes, atemporelle, ou éternelle, et de la nature dans la nudité de l’amante. Peu de choses à voir avec notre mode là-dedans : aujourd’hui, les contenus de la mode comportent toujours une indication de rupture dans le temps (nouveau, renouveau, etc.) où se donne à lire le travail symbolique de l’objet car le « nouveau » est toujours la consécration d’un effort, d’un accomplissement ininterrompu, bref une valeur sociale, qui masque les rapports sociaux, « fétichisme » selon Marx, « forme-signe » chez Baudrillard. Et nous disposons de moyens de communication qui les prennent en charge. Il convient donc d’examiner les formes de la « communication » de la mode. Les élégies d’Ovide constituent-elles un instrument de communication ? Il y a tout lieu d’en douter.
Pour qu’un vêtement (ou quoi que ce soit) soit « à la mode », ou « passé de mode », il ne faut pas seulement que les pratiques prennent appui sur une économie qui en fournit les pièces, il faut encore qu’elles soient prises en compte par un discours qui organise leur signification : la mode est « symbolique ». Pas de mode sans langage de la mode, nous le savons depuis R. Barthes (1967). On peut donc imaginer sans difficulté qu’une société où la rhétorique constituait la technique essentielle de communication sociale ait connu de multiples engouements discursivisés, on le voit bien, dans les textes comme dans les vestiges archéologiques. Mais Ovide que nous citons ici marque des limites nettes : la séduction n’est pas, ici, un effet de mode, et ce n’est pas l’appartenance à une mode qui en fournit les instruments. Il reste que le lien entre le système économique et les engouements est patent, on le voit à un autre engouement romain, les voyages sous l’Empire, que permet l’élargissement de Rome à tout le bassin méditerranéen.
Pour que quelque chose puisse être reconnu comme une mode, il faut qu’un système de représentation le caractérise comme tel. C’est-à-dire que la justification de cet usage soit précisément la mode. C’est pourquoi la révolution industrielle semble bien avoir apporté quelque chose de tout à fait nouveau, en imposant le changement comme moteur de la société, en mettant à la disposition du public les objets d’un engouement changeant au nom du progrès, et en développant les moyens de communication qui légitiment ces engouements. Dans l’exemple romain, cette dimension est largement absente, mais nous voyons déjà nettement en revanche que les usages en vogue s’appuient sur le système économique, social et politique du moment : sous la République, on court dans son Latium ou en Étrurie retrouver sa « petite patrie », dès qu’on le peut ; sous l’Empire les voyages se développent d’un bord à l’autre de la Méditerranée, c’est-à-dire dans les limites de l’Empire.
Un autre exemple, très différent, est fourni par la société féodale. Dans cette société, où le pouvoir sur le fief réunit l’ensemble des droits privés, chacun a une place (et éventuellement des privilèges correspondants), mais cela impose que tout ce qui relève de l’apparence se mette à signifier la place qu’on occupe, ce que Jürgen Habermas (1978, p. 20) a magistralement analysé : « le déploiement de la sphère publique structurée par la représentation est lié aux attributs de la personne : à des insignes (écussons, armes), à une allure (vêtements, coiffure), à une attitude (manière de saluer, comportements), à une rhétorique (style de discours, formules en général), en un mot à un code strict de comportement “noble” ». Ce qui signifie que rien de tout cela ne peut « faire mode » parce que cela est déjà l’objet d’un autre code. Nous savons bien que dans notre société, le vêtement militaire peut être dessiné par un grand couturier, il reste que les galons, par exemple, désignent d’abord un rang. On voit par cet exemple tout ce qui est irréductible à la mode : le costume de nos académiciens ou la perruque des Lords, la calotte rouge ou violette des cardinaux et des évêques appartiennent à l’ordre de la représentation, ils symbolisent un « ordre » qui échappe radicalement à toute « mode ».
Pour comprendre le surgissement de la mode, on doit donc être extrêmement attentif à l’évolution langagière qui se produit, semble-t-il, au 17e siècle et s’accélère ensuite.
Le développement de la mode coïncide avec la croissance d’espaces de débats (où d’ailleurs les femmes apparaissent : ruelles des précieuses, par exemple). Il y a donc un lien net entre la mode et « l’espace public », tel que l’a défini Habermas. Il n’y a cependant pas encore de système d’information régulier : la presse féminine n’apparaît que dans la seconde moitié du 18e siècle. Mais surtout, il n’y a pas encore de marché de la mode : un individu se fait habiller selon ses propres indications, et cet individu n’est pas un couturier. Il apparaît que la mode ne peut se déployer dans une société que lorsque l’engouement fait l’objet d’une « publicité ». On trouve sans difficulté dans la littérature par exemple, la trace de ces engouements. Un exemple aidera à comprendre cela, « l’anglomanie » de l’intelligentsia française dans la seconde moitié du 18e siècle. L’Élysée, dans la Nouvelle Héloïse, est un jardin « à l’anglaise » et non « à la française ». Nul doute que ce roman, lu avec avidité ou recueillement, a été un instrument de médiatisation de cette « mode » puisqu’on fit transformer aussitôt de nombreux jardins, tout comme on édifiera plus tard des ruines. Cette anglomanie se répand et s’affirme aussi à partir d’autres supports de communication : Panckoucke utilise les caractères typographiques Baskerville, qui, dans l’édition anglaise du moment, étaient un indicateur de nouveauté et de modernité, quand il lance Le Moniteur, et, pour que nul ne s’y trompe, il prévient le lecteur qu’il « pense faire une chose agréable au public en lui proposant et en publiant le premier une gazette ou papier-nouvelles à la manière anglaise (souligné par nous) qui paraîtra tous les jours » (4 novembre I789 ; Tétu, 1982, p. 51-52, note 2, p. 58). La « manière anglaise », fortement attestée, appartient aussi au champ de la mode en ce qu’elle indique une rupture, une nouveauté.
La « nouveauté », à l’âge classique, équivalait à l’extravagance, et ce n’est qu’au 18e siècle que, sous l’influence du débat scientifique, elle acquiert une connotation positive. Pour que la mode s’impose, il faut qu’elle trouve un écho dans les lieux de constitution de l’idéologie. Pour que le « nouveau » désigne autre chose qu’extravagance ou légèreté, il faut passer d’une société « close » à une société « ouverte ». Pour cela, il faut une double révolution, politique et industrielle.
On perçoit, dès la fin du règne de Louis XIV, ou aux agitations de la Régence, puis au mouvement de mille et une idées « nouvelles », que le 18e siècle est tout entier agité de mouvements qui menacent la clôture idéologique. Le signe le plus net de ce mouvement est la circulation des correspondances, puis des gazettes qui leur ont succédé. Ce siècle est fasciné par la circulation et le mouvement (Labrosse et Rétat, 1985). Circulation des périodiques et des informations, fascination des échanges, de la communication, en somme. Ce siècle est fasciné aussi par la mesure du mouvement : mouvement du temps d’abord avec ces innombrables montres et horloges susceptibles de se transformer en automates et robots (la mode des automates traduit ici à n’en pas douter la fascination de nos ancêtres pour leur maîtrise du temps). Cela n’a rien de commun avec la fascination de l’âge baroque pour le mouvement et les transformations qui faisaient de Circé ou de Protée les figures emblématiques de cet âge. Au 18e siècle, sauf dans ces automates, justement, la magie du changement a disparu au profit d’un changement réglé, du mouvement mesuré : la mesure (de l’échelle des sons, du temps ou de l’espace) conduit tout droit à la machine qui va bientôt tirer l’énergie de la vapeur. La vapeur n’est plus la nuée baroque qui plane, mouvante, au-dessus des flots, ou le nuage qui, dans la peinture religieuse, est le médiateur entre la terre et le ciel, la vapeur devient l’outil de base de l’industrie naissante (Rousset, 1953). Mais elle alimente aussi le débat, débat scientifique ou potin mondain.
Le terme de « nouveauté(s) » s’est mis aussi en effet à désigner les livres : « nous déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés » (Rousseau, Confessions). Le magasin de nouveautés pouvait ainsi être librairie ou mercerie. Les idées et les romans, comme les colifichets, pouvaient être à la mode (cf. l’engouement anglophile pour Richardson). La presse féminine aussi était née : « Les marchandes de modes couvrent de leur industrie toute la France et les nations voisines » (Sébastien Mercier, directeur du Journal des Dames, dans son Tableau de Paris) ; et, si on trouve très peu de choses sur la mode dans le journal de Mercier, ce n’est pas le cas du Courrier de la mode ou journal du goût. Mais on est encore très loin de notre mode qui ne nous semble pouvoir surgir que d’une véritable révolution.
La Révolution Française n’est pas seulement le surgissement des sans-culottes et des audaces des « incroyables » qui appartiennent à ces bouleversements temporaires que nous signalions plus haut, elle est d’abord (après la révolution anglaise et la constitution américaine) l’invention d’une nouvelle structuration du lien social. Pour que la « nouveauté », disions-nous, puisse apparaître comme un changement positif, il faut refuser l’ordre ancien au profit du nouveau, justement. L’apparence vestimentaire en fait partie ; rappelons que selon les édits du
Le bouleversement de la Révolution tient en peu de mots : la souveraineté appartient à la Nation, incarnée dans le Peuple. Cela, qui parait si simple, impose tout un nouvel ordre de médiations. Pour que le Peuple exerce cette souveraineté, en effet, il lui faut des représentants (élus) et des appareils de gouvernement. Cette médiation ne peut s’exercer sans qu’existe une médiatisation, qui fournit, au minimum, les conditions de lisibilité ou de réception des nouvelles médiations (pas d’élection sans information par exemple). Autrement dit, la nouvelle forme du lien social fait que la « représentation » du peuple et de son opinion ne peut s’effectuer que par des moyens d’information qui deviennent le mode majeur et quasiment exclusif de représentation de la société : ce ne sont plus les insignes qui confèrent la légitimité, mais ce qui est reconnu au terme d’un débat relayé, stimulé ou créé par les journaux ou toute forme de « publicité », plus tard nos médias.
La mode, dans tout cela ? Elle a le champ libre, tout simplement, et, avant même l’industrialisation du textile, dispose d’un instrument de diffusion et de légitimation. Un exemple, révolutionnaire, suffit. La Loi Le Chapelier ne supprime pas que les corporations : elle rend impossibles, à priori, leurs insignes, qui tendent à disparaître, comme tend à disparaître, dans toute la société, l’indication des ordres. Le vêtement est donc, à priori, libre de représenter désormais autre chose. Quoi donc, et comment ? Voilà les deux questions vraiment nouvelles auxquelles l’industrialisation de la société et la montée des valeurs marchandes donnent des éléments de réponse. Parce que deux siècles plus tard, les uniformes ont refleuri, mais sur le vêtement des hôtesses, le logotype a envahi les façades, les automobiles et le papier à lettres ; la mode semble susceptible de recouvrir toute forme de vie sociale, et jusqu’au logotype, bien sûr. La mode parle à tous, expliquait Baudrillard, pour mettre chacun à sa place.
C’est bien ce qu’a compris Aristide Boucicaud, imposant les transformations du marché dans ce premier « grand magasin » que fut Au bon marché à partir de 1852, premier exemple d’une démocratisation de la mode ; le modèle du Bon Marché repose sur une conception nouvelle de la vente, un réseau de producteurs partenaires, et une publicisation à outrance de ses nouveautés. Car la mode est biface : d’une part, une diffusion de masse à quoi répond le développement des grands magasins, soutenus par une publicité massive, de l’autre, un système limité de couturiers qui fournissent à une élite les signes de leur place éminente dans la société que les classes moyennes tentent de s’approprier mais qui masquent leur place réelle dans la société. Ce que montre fort bien Zola c’est que ces articles à bon prix permettent aux clientes, qui se font une concurrence féroce pour les acquérir, de gagner une apparence qui les situe au-dessus de leur place. Le Bon Marché fut popularisé par Zola dans Le bonheur des dames, ce pourquoinous nous contenterons de rappeler ici quelques innovations remarquables : l’assortiment d’abord est très vaste et varié (« il y avait là, écrit Zola, au plein air de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage » ; Zola, 1960, p. 12) ; les prix sont fixés avec une très faible marge (Ibid., p. 13) pour détruire la concurrence4, et sont indiqués par une étiquette qui alerte les acheteuses ; le principe du « satisfait ou remboursé » élimine la crainte d’un mauvais achat impulsif ; et, plus que tout, la marchandise est mise en scène (ibid., p. 13), comme le montrent chez Zola le regard ébloui de Denise et les explications d’Octave Mouret pour qui il ne s’agit pas de vendre une marchandise, mais le désir d’achat5.
Cela vaut d’abord pour la description de Zola mais le Bon Marché ne s’arrête pas là : il ouvre des toilettes pour dames, un salon de lecture pour leurs maris, il envoie par la poste des milliers de catalogues, il développe la livraison à domicile et la vente par correspondance ; il multiplie les affiches, calendriers, agendas, et attire les mères en distribuant des boissons, des ballons et des cadeaux pour les enfants, dont les images pédagogiques ont fait passer dans le vocabulaire le nom de « chromos » ; et pour finir, il construira, beaucoup plus tard, l’hôtel Lutetia pour accueillir ses clients de province. Bref, un ensemble inaugural du marketing développé ici pour attirer une clientèle assez peu fortunée, la classe moyenne en somme qui fera le public des grands magasins. Cette classe moyenne de la petite bourgeoisie est celle dont les filles sont les employées du magasin. Ce n’est pas du tout le public beaucoup plus « populaire » qui fera la fortune de l’enseigne Tati après la Seconde Guerre mondiale, c’est la clientèle des magazines du 20e siècle, façon Marie Claire ou Elle qui consacrent la montée du public féminin dans la société, celle justement pour qui ces signes masquent la réalité de la place sociale.
Mais la mode ne s’impose vraiment que si elle est portée par des modèles, des signes en somme, que la classe moyenne tente d’imiter ; il y faut quelques figures de proue qui nous conduisent vers ce pionnier de la haute couture, un peu oublié, que fut Charles Frédéric Worth6.
Nous nous arrêtons donc sur cette autre figure, que décrit Zola dans le second volume des Rougon Macquart, La Curée, « l’illustre Worms, le tailleur de génie, devant lequel les reines du Second Empire se tenaient à genoux ». Il s’agit ici bien sûr de Charles Frédéric Worth, rendu célèbre par l’exposition universelle de Paris en 1855, qui, encore employé de la maison Gagelin en 1855, ouvre sa « maison de couture » en 1858, la première du genre, où il présente la collection de ses nouveaux modèles, et, ce faisant, « invente » la haute couture. Car il impose une nouvelle image du couturier, qui n’est plus un artisan, mais un artiste, ou un créateur : ce n’est plus lui qui se déplace chez ses clientes, comme précédemment, mais elles qui vont chez Worth. Pour la première fois, la mode peut être référée au couturier, et non plus à la princesse (ou à la bourgeoise) qui porte ses vêtements.
Deuxième innovation capitale : les mannequins (les « sosies », disait-il), après que sa femme Marie Vernet Worth lui en ait donné l’idée, présentent les modèles aux clientes avant exécution à leur taille et dans la couleur et le tissu de leur choix. Double innovation capitale : non seulement le couturier est devenu un véritable auteur, ou artiste, mais il crée un modèle, adaptable, qui diffuse l’image du modèle à partir de ce qui reste un original, après exposition. La Haute Couture est née dans un geste, l’exposition, qui est à la fois (certes à l’état embryonnaire) création, vente, et publicité. Ainsi, dans un même mouvement, se trouvent articulés un système de production (artisanal pour la haute couture, mais rapidement industriel pour les grands magasins), lié à un système de commercialisation, d’une part, et un système de médiatisation de l’autre. Certes, il faudra encore un siècle pour que le prêt-à-porter s’impose (1949), et les grands magasins du Second Empire ne fournissent que le tissu, mais ils vendent bientôt aussi les « patrons », dont la presse fournit déjà les embryons, et rapidement, du moins Au Bon Marché, des vêtements de confection.
Un exemple montre la fonction essentielle du signe dans ce processus : Worth invente la signature du couturier sous la forme d’une étiquette signée en général sur l’intérieur de la ceinture, mais son nom était devenu si célèbre que les clientes, soucieuses d’arborer leur couturier, se mettent à porter leur ceinture à l’envers, pour bien l’exhiber. C’est la marque du créateur qui était née là.
Une foule d’autres innovations accompagnent l’histoire de Worth, par exemple l’invention toute technique de la « tournure », qui remplace chez lui la crinoline7. Worth invente aussi le cycle de la mode en saisons avec les collections printemps-été, automne-hiver ; il intègre d’autres artisans pour les accessoires, chaussures, sacs et chapeaux, multiplie les accords, avec les fabricants, notamment les soieries de Lyon, et, dès 1860, ses collections sont en vente dans les magasins les plus luxueux de Londres ou New York : Napoléon III avait réussi son pari de faire de Paris la vitrine du monde en 1855 et la capitale de l’industrie de luxe.
Ce dont témoignent ces changements, on le sait bien, c’est que le mouvement de l’industrialisation s’étend alors aux produits « culturels » (passage d’une presse artisanale à une presse industrielle), au prix de nouvelles élaborations idéologiques qui, en retour, influencent tout le mouvement de la production et les usages sociaux. C’est le lien qui importe. Quand Flaubert, dans l’Education sentimentale, veut porter à son comble la stupidité de Jacques Arnoux, industriel et commerçant, il l’affuble d’un périodique désastreux, l’Art Industriel, dont le nom même achève à ses yeux de le disqualifier ; c’est le mouvement même de l’économie bourgeoisie triomphante que Flaubert visait là. Cette économie domine le Second Empire et ses figures sont glorifiées par la photographie : Worth ne figure pas encore dans le Panthéon Nadar de 1854, avant sa collection de 1855, mais ne tardera pas à le rejoindre.
La mode, on le sait, porte sur un signe dont le signifié n’est pas l’usage, mais la distinction et la conformité tout à la fois. La mode (moderne) apparaît donc lorsque la répartition des signes cesse de s’effectuer selon des normes préfixées, mais en fonction du marché. La mode, vécue par l’individu comme l’expression de soi, est ainsi liée clairement au système de production et à sa médiatisation. Cette mode est liée surtout à l’organisation de la production industrielle, c’est-à-dire au marketing qui cherche à déterminer et à provoquer l’étendue de la demande. Ces biens ne sont pas nécessairement d’origine industrielle et il est probable que certaines manifestations de la mode ne le seront jamais : comment industrialiser une coupe de cheveux, par exemple ? On voit bien ici que le lien s’établit entre le modèle marketing, d’origine industrielle (magasins franchisés par exemple), et une image sociale véhiculée ou construite par les seuls médias : l’image « Dessange » peut s’afficher sur les murs comme une automobile sans que la coupe de cheveux ne soit jamais industrialisée. C’est donc bien le rapport entre le modèle industriel (et non forcément la forme de la production et de la vente) et l’image fournie par les médias qui constitue à la fois le moteur, et la « réalité » de la mode.
Le renouvellement permanent et planifié des objets et des formes susceptibles d’être l’occasion de la mode en est l’instrument privilégié. À partir du moment où l’objet de mode, objet-signe, échappe à la valeur d’usage (le manteau ou les chaussures ne servent plus que secondairement à se protéger des intempéries), il propose deux valeurs fondamentales : il est le support du « nouveau », et il est la marque d’une différence, sur laquelle repose toute « distinction ». On voit ici l’homologie de la mode et de l’information : l’événement repose non sur une quelconque importance intrinsèque, mais sur le brandissement du nouveau comme différence.
R. Barthes voyait dans la mode le « refus d’hériter » et la caractérisait comme le « droit naturel du présent sur le passé » ; si bien que le paradoxe de la mode est, très exactement, celui de l’actualité. Le renouvellement le plus visible aujourd’hui est probablement celui des « smartphones » et des appareils connectés qui indiquent tout à la fois : l’activité industrielle de production des signes (messages en tous genres) et leur consommation. Exister, absolument, maintenant, dans le hors temps de l’actualité, voilà la visée de la mode qui ne peut se soutenir que des médias parce qu’ils s’en nourrissent en s’en faisant l’écho. L’exemple de la « sortie » du nouvel iPhone, iPad ou tout autre appareil de la firme Apple l’indique clairement : la mode se vit comme un perpétuel avènement que les médias signalent et célèbrent comme un événement.
Ovide, 1928 [éd. orig. 1 ap. J.-C.], L’Art d’aimer, trad. du latin par H. Bornecque, Paris, Les Belles lettres, collection « Guillaume Budé ».
Résumé : La mode, entendue comme usage passager qui dépend du goût, est une des formes essentielles de ce que Marx nommait « fétichisation de la marchandise ». Mais il lui faut des conditions particulières pour s’imposer dans une société ; en effet, les sociétés anciennes comme la République romaine, très ritualisée, ou la société féodale, fondée sur la représentation, ne la connaissent pas sous la forme moderne. Il faut pour cela à la fois une démocratisation, une industrialisation de la production, et une médiatisation généralisée. C’est ce que cet article suggère, en relevant les traits constitutifs de la production de la mode.
Abstract: Fashion, in the sense of a passing fad that depends on taste, is a basic form of what Marx called “commodity fetishism””. It requires however certain conditions for a society to accept it : past civilizations like republican Rome, respectful of rituals, or feudal society , where representation prevailed, did not know fashion in the modern sense. The latter presupposes democratization, industrialization of production, and mediatization. This article argues thus, by identifying characteristic features of fashion production.