Les Croix de Feu furent l’une des plus importantes ligues qui existèrent en France dans le demi-siècle allant du moment boulangiste à la Seconde Guerre mondiale (Dard et Sévilla, 2011), et le Parti social français (PSF) qui lui succéda en juin 1936, fut quant à lui le plus puissant parti politique français, fort d’environ 1,2 million d’adhérents en 1939, le double des effectifs du parti communiste à la fin des années 1970, alors à son apogée en nombre d’adhérents. Paradoxalement, l’histoire de ces deux forces politiques – à l’image des droites en général – demeure très mal connue. Une seule biographie du lieutenant-colonel François de La Rocque, celle que publia le journaliste au Monde Jacques Nobécourt sous le titre Le colonel de La Rocque, 1885-1946. Ou les pièges du nationalisme chrétien (Fayard, 1996)1. Un seul ouvrage d’ensemble sur les Croix-de-Feu, celui d’Albert Kéchichian, tiré de sa thèse et intitulé Les Croix-de-Feu à l’âge des fascismes. Travail Famille Patrie (, 2006). Une seule histoire générale du PSF enfin, du Front populaire à la Libération, ouvrage collectif dirigé par Serge Berstein et Jean-Paul Thomas, Le PSF. Un parti de masse à droite (2016), paru soixante-dix ans après la mort de son fondateur.
Les contemporains des Croix-de-Feu puis du PSF mesuraient pourtant parfaitement leur importance, que ce fût pour s’en réjouir, souvent – mais pas toujours – à droite, ou pour s’en inquiéter, avant tout à la SFIO et au PCF. La littérature des années 1930, de façon certes tout à fait marginale par rapport à l’ensemble de la production littéraire, a porté témoignage de cette importance à travers un roman aujourd’hui totalement oublié, Bouboule chez les Croix-de-Feu, écrit par une auteure elle aussi tombée dans l’oubli, T. Trilby2, ce qui d’une part démontre, une fois de plus, qu’histoire politique et histoire culturelle entretiennent des relations tout sauf mécaniques, et d’autre part, nous rappelle à quel point l’histoire et la mémoire relèvent de deux logiques différentes, voire opposées.
Que ces Mélanges offerts à Jacques Walter, avec qui j’ai toujours eu grand plaisir à travailler et à dialoguer, soient donc l’occasion, à travers l’étude d’un roman dont l’énoncé du titre fait spontanément sourire, de revenir d’une manière inattendue – mais heuristique, comme on dit quand on s’exprime savamment – sur l’histoire de cette organisation partisane impressionnante que F. de La Rocque bâtit contre le Front populaire et dont on ne connaît encore que de façon très approximative le rôle qu’elle joua dans la vie politique des dernières et dramatiques années de la IIIe République.
Faute d’archives à ce jour déposées et inventoriées, on ne sait rien ou presque sur T. Trilby, nom de plume choisi par Thérèse de Marnyhac (1875-1962), qu’elle forgea peut-être à partir du titre d’un conte de Charles Nodier, Trilby ou le lutin d’Argail. Nouvelle écossaise, publié en 1822, ou, plus probablement, à partir de celui du célèbre roman de George du Maurier (le grand-père de Daphné du Maurier), Trilby, paru en 1897. La seule étude, au demeurant très partielle, dont nous disposons sur cette écrivaine est celle de Karine-Marie Amiot-Voyer, Trilby, un auteur à succès pour la jeunesse (1875-1962). Sa vie, son œuvre, parue en 1997 aux Éditions du Triomphe et tirée de la maîtrise de lettres modernes qu’elle avait soutenue l’année précédente à Paris X-Nanterre sous le titre Trilby, un auteur à succès pour la jeunesse (1875-1962). Étude du système narratif et de la dimension idéologique3. Très mal connue, T. Trilby laisse pourtant une œuvre littéraire considérable. Elle écrivit en effet un ou deux romans par an pendant une soixantaine d’années, le premier en 1903 intitulé Vicieuse, le deuxième en 1904 intitulé Flirteuse, tous deux publiés chez l’éditeur parisien P. Lamm4, le dernier en 1961, intitulé Casse-cou ou la miraculeuse aventure, paru chez Flammarion dans la collection « Pour les jeunes » ; sans compter diverses pièces de théâtre et une comédie musicale en un acte sur une musique de Marie-Thérèse Holley, Rêve de moineau (1933).
Dans cette œuvre constituée d’une centaine d’ouvrages, un tournant semble s’être produit durant l’entre-deux-guerres, qui vit T. Trilby, auteure de romans « féminins » à succès, souvent édités chez Flammarion ou Fayard, réédités pour la plupart, certains plusieurs fois, dans diverses collections populaires du Petit Écho de la mode, devenir une auteure de romans pour la jeunesse. Ce changement de public correspondit sans doute à un profond changement d’état d’esprit de l’écrivaine que l’on peut deviner à travers les jugements portés par l’abbé Louis Bethléem, inlassable censeur catholique en matière de lectures durant plusieurs décennies (Mollier, 2014). Dans la 11e édition (1932) de Romans à lire et romans à proscrire. Essai de classification des principaux romans et romanciers (1500-1932), avec notes et indications pratiques5, on constate en effet une sensible évolution des jugements portés sur T. Trilby. Après la remarque liminaire défavorable « Romans généralement dissolvants », les condamnations s’enchaînent. La Transfuge : « démoralisant » ; Printemps perdu : « situations risquées, impression sensuelle » ; L’Éternel mirage :« équipée et suicide d’une jeune fille riche livrée à elle-même, passages osés » ; L’inutile sacrifice : « peu recommandable » ; L’incomprise :« amours assez bizarres d’une infirmière et d’un interne, d’une épouse volage et de son mari ; pas pour la jeunesse ». Puis, changement d’appréciation : « les volumes les plus récents semblent procéder d’une meilleure veine, tels Princesse de Riviera, intéressant, bien écrit, d’inspiration chrétienne, […] ou Pantins et marionnettes, tous très corrects et honnêtes, parfois même édifiants ».
Or, on relève que dans la liste des romans qui trouvaient grâce aux yeux de l’implacable abbé, le premier datait de 1927 et s’intitulait Bouboule ou une cure à Vichy, « une belle âme de jeune fille ; amusant, bien écrit et d’inspiration chrétienne ». Thérèse de Marnyhac connut-elle un bouleversement dans sa vie intellectuelle et spirituelle au tournant des années 1920 et 1930 ? Se convertit-elle ou revint-elle au catholicisme ? Impossible de l’affirmer, faute de sources où trouver les informations nécessaires à l’établissement des faits, mais on peut raisonnablement faire l’hypothèse que le roman mettant en scène le personnage de « Bouboule » marqua le début d’une nouvelle phase dans la production littéraire de T. Trilby.
Élément supplémentaire pour affirmer que ce roman de 1927 occupa une place spécifique, Bouboule ou une cure à Vichy fut le premier volume d’un cycle de sept romans, tous édités chez Flammarion et tous centrés sur le même personnage, ce qui, en soixante ans, ne se produisit avec aucun autre personnage de T. Trilby. En voici la liste : Bouboule dame de la IIIe République en 1931 (ses débuts dans la vie d’épouse d’un député), Bouboule en Italie en 1933 (elle y écoute un discours de Mussolini sur la place de Venise et assiste à une audience papale), Bouboule à Genève la même année (elle suit son mari en mission diplomatique à la Société des nations), Bouboule dans la tourmente en 1935 (elle participe aux événements du 6 février 1934 en soignant les blessés sur la place de la Concorde – l’auteure avait été infirmière de la Croix-Rouge durant la Grande Guerre et décorée à ce titre de la Légion d’honneur), Bouboule chez les Croix-de-Feu en 1936, enfin Bouboule et le Front populaire en 1937. Et l’auteure, dont toute une série d’éléments incitent à penser qu’elle s’était, au moins en partie, représentée dans son personnage féminin, de définir d’une façon assez étonnante, au seuil du septième volume, le cycle de Bouboule : des « mémoires à des historiens voulant se documenter sur l’histoire extraordinaire, ridicule, parfois triste, très fréquemment merveilleuse de la IIIe République ».
L’intrigue du sixième volume du cycle est très précisément datée. Elle débute le 14 juillet 1935 et s’achève le 11 novembre suivant, ainsi inscrite entre les manifestations qui se déroulèrent à l’occasion des deux fêtes nationales.
Bouboule, surnom à la fois moqueur (elle est « ronde ») et sympathique donné par ses proches à Béatrice Lagnat, a épousé Daniel de Sérigny, rencontré lors d’une cure à Vichy, devenu député radical-socialiste, ministre et diplomate. Habitant un bel hôtel particulier « proche du Bois de Boulogne », servi par une nombreuse domesticité, le couple aime rompre le cours de sa vie parisienne en retournant, dès que l’occasion se présente, dans le château que Bouboule possède près de Vichy, dans la vallée de la Sioule. Elle y retrouve ses « racines », ses souvenirs d’enfance, son parc, ses fleurs, le « grand air » qui lui manque à Paris où « l’air est vicié ». À Jenzat, elle se sent « fermière », comme elle aime le répéter, mais son père a été sénateur de l’Allier et le château est entouré de plusieurs fermes, sans doute des métairies comme c’était fréquemment le cas dans le Bourbonnais depuis le
Le roman s’ouvre donc le jour du 14-Juillet. Restée seule chez elle, son mari participant aux cérémonies officielles, Bouboule décide de s’occuper en allant voir par elle-même les manifestations prévues ce jour-là. Elle assiste au défilé militaire à l’Étoile puis prend un taxi pour se rendre à la Bastille où a lieu un défilé organisé par « le Front commun ». « Je n’ai jamais vu un plus beau désordre, la foule a l’air de se promener sans savoir où elle doit aller. Les chefs qui ont organisé cette manifestation savent, avant tout, faire de l’embouteillage. S’ils ont pour programme “cohue et confusion”, c’est admirablement réussi ». Elle revient à l’Arc de Triomphe en fin d’après-midi où se déroule le défilé des anciens combattants Croix-de-Feu autour de la tombe du Soldat inconnu. Là, elle voit passer tout près d’elle « le Colonel » : « silhouette élégante, démarche fière, visage pâle, extraordinairement calme. Il paraît ne rien voir, ne rien entendre, il va impassible, d’un pas sûr, vers un but qu’il connaît et qu’il veut atteindre. Allure de chef, on ne peut le nier ». Comme dans les volumes précédents du cycle, le récit est construit comme un témoignage, exposant sans apprêt ce que l’héroïne voit, pense, ressent et dit au fil des heures et des jours. Bouboule est au départ agacée par cette journée qui commence mal, durant laquelle elle craint de s’ennuyer chez elle ; toutefois, jamais abattue durablement, toujours volontaire, elle décide de sortir ; elle participe aux manifestations ; elle observe, elle compare, elle apostrophe, elle juge et, à la fin, elle croit. Sans qu’elle en soit encore pleinement consciente, F. de La Rocque l’a en effet convertie.
Rentrée chez elle, elle retrouve son mari et sa fille cadette, Claire, en compagnie du jeune diplomate Axel de Tarde, futur gendre introduit dans la famille par un ami dont Bouboule a fait la connaissance à Genève, le vicomte Han Shi, ambassadeur japonais.
Le récit se poursuit à Jenzat où la famille se retrouve pour les vacances d’été. Axel y fait bientôt venir deux amis officiers de marine qui ont été blessés le 14-Jjuillet, l’un à Brest, l’autre à Toulon, par des émeutiers communistes (Sénéchal, 2018) et sont en convalescence à Vichy. Bouboule écoute leur récit, pense au danger communiste et ne cesse de revoir le visage du « Colonel ». Elle décide de s’informer sur les Croix-de-Feu. Le hasard faisant bien les choses, elle est peu après conduite dans Vichy par un cocher qui appartient à la ligue. Long dialogue entre eux. À son retour au château, elle annonce à la cantonade qu’elle a l’intention de rejoindre l’organisation du colonel : « la Patrie est en danger. […] L’heure est venue d’agir ». Axel lui dit alors qu’il est lui-même engagé aux Volontaires nationaux, une organisation jumelle des Croix-de-Feu, réservée aux jeunes qui n’ont pu faire la guerre6 : un bon point pour le futur gendre aux yeux de sa future belle-mère.
Le mariage de Claire et d’Axel est célébré en septembre, le repas se déroulant dans « la plus grande de nos fermes », mais tandis que les jeunes mariés partent pour l’Italie en voyage de noces, il faut rentrer à Paris plus vite que prévu. Daniel se dit préoccupé par l’affaire éthiopienne. Aux premières heures du 22 septembre, il s’éclipse de l’hôtel particulier sans prévenir Bouboule de sa destination précise. Surprise, celle-ci s’inquiète, se met à imaginer une éventuelle « liaison » de son mari, fouille son bureau et découvre une lettre du chef des Croix-de-Feu appelant les militants à un « rassemblement automobile » en banlieue à l’occasion de l’anniversaire de la bataille de la Marne. Daniel est donc Croix-de-Feu : Bouboule décide d’adhérer dès le lendemain.
Elle se rend au siège d’un « Comité des Dames » près des Invalides, apprend qu’elle doit être parrainée par deux militants, les trouve par l’intermédiaire de… son maître d’hôtel, Philibert, lui-même Croix-de-Feu – l’union des classes est en marche. Après plusieurs descriptions de meetings et de congrès, une altercation dans un salon de thé entre Bouboule et quatre « bourgeoises » snobes et socialistes, le roman s’achève le 11-Novembre sur l’aveu fait par Daniel à son épouse, au retour du défilé : bien qu’élu député en 1932 sous l’étiquette radicale-socialiste, il a – sans doute depuis 1934 – adhéré à la ligue ; ce que Bouboule savait déjà.
Le choix d’écriture fait par T. Trilby tout au long des 283 pages du roman mérite d’être souligné. Tout est décrit, commenté, interprété, reconstitué par le personnage principal qui observe et réfléchit à haute voix, si l’on peut dire. Une sorte de vérisme stendhalien – toutes choses égales par ailleurs – donnant au lecteur à voir le monde à travers les yeux de Bouboule, sous la double forme d’une série de reportages et d’un journal intime. Dans ce cadre et sans jamais chercher à atténuer le propos, l’auteure fait de Bouboule la porte-parole des femmes catholiques qui, face au danger bolchevique, souhaitent s’engager pour défendre la nation menacée. Le discours politique est sans fard aucun. Impossible de ne pas entendre les partis pris, toujours exposés sur le mode de l’évidence, au nom d’un bon sens populaire régulièrement invoqué. Qu’on en juge.
Dès les premières pages, Bouboule se rendant à l’Étoile se remémore les leçons d’histoire apprises à l’école et médite sur « les révolutions » : « dans toute révolution, il y a la moitié des gens qui l’accomplissent sans comprendre ce qu’ils font. […] On pille, on saccage, on brûle, on tue. Les hommes sont ainsi faits, ils aiment à détruire sans se soucier des moyens qu’ils auront pour reconstruire ». D’emblée, le ton est donné. Le 11-Novembre, voyant les gardes mobiles repousser les manifestants communistes qui veulent s’approcher de la tombe du Soldat inconnu, Bouboule s’interroge : « Que veulent-ils ? Le savent-ils eux-mêmes ? Posséder des richesses, sauront-ils les garder ? Ne plus travailler, que feront-ils ? Le cabaret et l’alcool en auront bien vite fait des assassins et des déments ».
On l’aura compris, le roman T. Trilby est à bien des égards un livre de propagande politique. Bouboule est catholique. Elle invoque souvent Dieu, va régulièrement à la messe et sa fille aînée, Denise, est devenue Petite sœur des pauvres. Elle est aussi nationaliste comme on l’était entre les deux guerres. Elle évoque avec une grande bienveillance Benito Mussolini, « un homme pour lequel j’ai toujours éprouvé la plus sincère admiration parce qu’il est un chef ». Elle espère en Pierre Laval, originaire de l’Auvergne comme elle et qu’elle nomme « l’Auvergnat » : « il a du courage, de l’ordre, de la méthode » bien qu’il « n’ose, à cause de ses amis politiques, donner le coup de balai nécessaire ». Tout en trouvant que son mari est « un député intelligent et honnête, qualités extrêmement rares chez Messieurs les Parlementaires », elle est viscéralement hostile aux députés – rien n’est dit en revanche contre les sénateurs. « Pantins que le suffrage universel envoie tous les quatre ans à Paris », ils ne pensent qu’à « leurs ambitions, leurs intérêts, les décorations, les places, les honneurs, être ministre, s’entendre appeler “Excellences” et pouvoir tripoter dans les fonds secrets ». Attachée à la paix (« La France ne se battra pas contre l’Italie pour conserver à la Grande-Bretagne les sources du Nil »), elle est scandalisée par l’inefficacité de la Société des Nations dont le fonctionnement est trop directement calqué sur celui d’un Parlement : « Avec la SDN, qui coûte si cher, nous ne devions plus avoir la guerre. Qu’a-t-elle fait pour l’empêcher ? Des réunions, des comités, des discours. A-t-on jamais vu cela réussir ? »7. Elle n’a que mépris pour les Éthiopiens, « ces nègres dont les deux continents s’occupent » alors qu’ils devraient accepter de voir l’Italie mussolinienne leur apporter la civilisation. Le négus, « chef de tribu », maintient « l’esclavage, les supplices et […] ne paie pas ses dettes » ; « l’Italie a une ambition coloniale, nous avons eu la nôtre, […] pourquoi la lui défendre ? ». Enfin, si l’on revient en France, les chômeurs ne sont que des paresseux vivant aux crochets de la société. Le cocher de Vichy, membre des Croix-de-Feu, dit à propos du chômage : « Ça, c’est pour les villes où la Municipalité8 est assez imbécile pour donner de l’argent à des types qui ne font rien. Chômeur, ça devient un métier et quand on a pratiqué ce métier, on ne veut plus en changer ».
Rien de très original, on le voit, dans toutes ces réactions et tous ces préjugés, typiques d’un électorat de droite conservateur qui, au début des années 1930, se reconnaissait volontiers dans la Fédération républicaine, reprise en main par Louis Marin et Jean Guiter depuis 1925 (Bernard, 1998 ; Vavasseur-Desperriers, 1999). Faut-il pour autant voir l’ombre du fascisme se profiler derrière le visage de Bouboule ? C’est ce qu’avancent divers auteurs comme Mary Jean Green (1997) ou Paul Renard (2002). Le débat sur l’existence ou non d’un fascisme français est ancien et a donné lieu à de rudes affrontements (Dobry, 2003 ; Berstein et Winock, 2014 ; Sternhell, 2019). Les travaux les plus récents des historiens refusent toutefois clairement de voir dans le PSF le grand parti fasciste que beaucoup y ont longtemps vu et que d’aucuns veulent à tout prix continuer d’y voir. Inscrite dans cette perspective, la (re) lecture de Bouboule chez les Croix-de-Feu se révèle d’ailleurs fort intéressante. Qu’y observe-t-on en effet quant aux arguments développés par le personnage central pour rejoindre « le Colonel » ? Pour l’essentiel, une forte volonté d’engagement des femmes au nom de la doctrine sociale de l’Église. Tel est bien l’élément principal qui ressort du roman – et du cycle de Bouboule dans son ensemble – et nous permet ainsi de comprendre la nature profonde du mouvement Croix-de-Feu puis du PSF. Thérèse de Marnyhac elle-même en fut-elle une militante ? La question est tout à fait justifiée mais il est pour l’heure impossible d’y répondre de façon assurée, faute d’archives.
Alors que ses amis officiers de marine font leur récit des violents incidents survenus aux arsenaux de Brest et de Toulon, nécessitant aux yeux de Bouboule une répression sans compromis, Axel, le futur gendre, l’interroge : « Êtes-vous féministe, Madame ? ». « Non, pas du tout, mais depuis des années, les hommes ont fait tant de bêtises que les femmes, si elles arrivaient au pouvoir, ne pourraient jamais en faire autant ». C’est la même Bouboule qui, en octobre suivant, ayant déjà rejoint les Croix-de-Feu, confirme la nécessité d’un engagement sans réserve des « femmes de France » : « N’étant pas des électeurs, on ne peut les acheter et elles sont résolues à montrer qu’elles savent s’intéresser à autre chose qu’à leurs chiffons ou à leurs plaisirs ». En octobre 1935, alors que s’ouvre le congrès annuel du parti radical, salle Wagram à Paris, Bouboule apprend par une amie de sa fille, une certaine Ginette, « cousine d’un Camelot », que l’Action française a prévu de perturber la réunion. Et Bouboule de s’enthousiasmer : « actuellement, les femmes ont du cran, ce ne sont plus des brebis qui acceptent sans protester les décisions des hommes au pouvoir ».
Cette volonté de s’engager sur le plan politique, portée par le personnage central du roman, renvoie directement à la tradition de mobilisation collective des femmes catholiques, voulue et organisée par l’Église depuis la victoire des républicains à la fin des années 1870, et par les nationalistes pendant l’affaire Dreyfus (Dumons, 2006). Ce n’est pas le moindre intérêt du livre, à ce propos, que de montrer la transmission d’une tradition entre deux générations – que l’auteure, vu son âge, a pu personnellement connaître. Transmission qui, sur le plan partisan, se fit entre l’Action libérale populaire (ALP) de Jacques Piou, premier parti de masse en France avec 250 000 membres en 1905, s’appuyant notamment sur un fort engagement militant des femmes (Janet-Vendroux, 2012 [non publié]), et le PSF. Le chef de ce parti n’était-il pas d’ailleurs le fils d’un des principaux dirigeants de l’ALP, le général Raymond de La Rocque (Richard, 2016) ?
Alors qu’elle se promène sur l’avenue George V, Bouboule assiste à l’emménagement dans un grand hôtel du Service social des Croix-de-Feu – son infatigable animatrice était Antoinette de Préval9. Toujours curieuse, elle interroge les hommes qui s’affairent et reconnaît soudain le lieu, malgré l’animation inhabituelle qui y règne. Avant la guerre, une vieille aristocrate énergique et efficace, à la tête d’un « Comité de Dames catholiques », y avait installé un « hôpital pour les malheureux ». Bouboule se revoit, jeune fille, y servir un moment et se réjouit que « le flambeau » – elle lit bien sûr Le Flambeau, journal officiel des Croix-de-Feu – ait été transmis à la génération nouvelle. Une notation qui nous rappelle que la doctrine sociale de l’Église fut bien au fondement de l’engagement d’une partie importante des femmes – les femmes catholiques en l’occurrence – dans la vie publique, exclues du droit de vote jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale par les radicaux.
Le catholicisme est omniprésent dans le roman, on l’a déjà dit, notamment à propos de Denise, Petite sœur des pauvres. Bouboule ne cesse de condamner les communistes et leurs alliés qui prônent la lutte des classes, c’est-à-dire la guerre sociale, alors que la règle d’or doit être « aimez-vous les uns les autres », la formule revenant quatre fois dans le roman – l’union des classes se réalise sous le toit de Bouboule, maîtres et domestiques étant tous adhérents au mouvement Croix-de-Feu comme on l’a déjà noté. Quand le vicomte Han Shi ou Axel parlent de F. de La Rocque, ils en parlent toujours comme d’un « apôtre ». Mais l’essentiel est sans doute l’extrait du discours de celui-ci, prononcé le 22 septembre 1935 et reproduit mot à mot dans le roman, à peu près en son milieu (p. 159-160) : « Je veux, quoi qu’il arrive, que nos œuvres sociales s’adressent chaque jour davantage à l’enfance, aucun d’entre vous ne devra reculer devant les instructions que je donnerai à cet égard. […] Vous ne serez pas de ceux qui apportent au peuple des programmes, des mots, des théories, et qui croient pouvoir ensuite continuer leur vie de snobisme, de jouissance, d’ambitions ». C’est là l’originalité première de la conception qu’avait le lieutenant-colonel de la politique. Plutôt que de s’en tenir au répertoire d’actions des partis de gauche et qu’Henri de Kerillis, fondateur en 1926 du Centre de propagande des républicains nationaux, reproduisait à droite (meetings, manifestations, affiches, tracts, etc.), il fallait aussi et plus encore agir sans attendre pour construire la société telle qu’elle devait être, débarrassée de la lutte des classes grâce à l’engagement généreux et désintéressé de tous et de toutes dans des actions concrètes : soupes populaires, vestiaires, garderies d’enfants, dispensaires, soutien scolaire, colonies de vacances pour les enfants pauvres. Autant de moyens d’arracher les masses ouvrières au Front commun.
De cette façon de « faire de la politique autrement », dirions-nous aujourd’hui, de cette volonté de placer le social avant le politique ou, mieux, de faire précéder la participation aux élections par l’engagement social des militants, on doit évidemment déduire que le mouvement de F. de La Rocque ne releva ni du fascisme, ni du maurrassisme. Au refus de la prise du pouvoir par la violence (le 6 février 1934, « le Colonel » empêcha les Croix-de-Feu d’entrer dans le Palais-Bourbon) s’ajoutait l’appel à l’engagement des femmes. Elles y répondirent massivement. Sans doute plus de 200 000 femmes appartenaient au PSF à la veille de la guerre, dix fois plus qu’au PCF où militaient 20 000 femmes environ – 200 au parti radical (Tricaud, 2016).
De cela, le roman se fait directement l’écho. À l’appel du « chef », Bouboule répond sur-le-champ : « Puisque le Colonel a donné l’ordre de s’occuper des enfants et que je les adore, je m’en occuperai ». Et peu avant le 11 novembre, elle annonce qu’elle transformera son château de Jenzat en colonie de vacances pour les enfants de la banlieue parisienne aux prochaines vacances d’été. Celles de… 1936
Le cycle de Bouboule est aujourd’hui tombé dans l’oubli le plus total alors que chacun des sept volumes qui le composent fut tiré, entre 1927 et 1937, à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Un oubli qui fait directement écho à celui qui continue de frapper l’extraordinaire mouvement de masse que F. de La Rocque construisit dans les années 1930 – les causes en sont trop nombreuses pour que nous les développions ici. C’est pourquoi relire les romans de T. Trilby peut être une tâche utile aux historiens du politique car ils offrent, contre toute attente, un précieux témoignage sur la puissante ligue des Croix-de-Feu devenue le plus puissant encore Parti social français et, plus largement, sur les ressorts de la vie politique française dans la longue durée.
Ils replacent tout d’abord le lecteur d’aujourd’hui, avec l’efficacité de la littérature en la matière, dans le contexte de l’entre-deux-guerres, donnant à voir combien le catholicisme social fut une motivation décisive chez des centaines de milliers d’individus qui suivirent « l’apôtre » La Rocque. Une motivation bien éloignée de celle des Chemises noires, brunes ou bleues. Ils éclairent ainsi, de façon tout à fait étonnante (Bouboule est mariée à un parlementaire radical, ce qui sur le moment n’a pas manqué, sans doute, de surprendre bon nombre de lectrices et lecteurs de T. Trilby), les relations hautement contradictoires entre PSF et parti radical. Ennemis complémentaires en quelque sorte, semblant au premier abord rejouer le combat des Blancs contre les Bleus en plein cœur des années 1930, les deux forces finirent par s’associer au printemps 1946 dans le Rassemblement des gauches républicaines (RGR) par la volonté de F. de La Rocque (2014) et d’Édouard Daladier, réunis par leur captivité commune en Autriche dans les derniers mois de la guerre.
T. Trilby aide aussi à comprendre la nature profonde de la culture politique nationaliste en France, mêlant depuis l’affaire Dreyfus catholicisme et xénophobie. Bouboule et le Front populaire, septième et dernier roman du cycle, s’achève en mai 1937 sur l’interdiction par le gouvernement Blum des cortèges prévus à l’occasion de la fête de Jeanne d’Arc. Et l’auteure de clore sur cet appel : « Tout comme Jeanne, chacun de nous doit se mettre au travail, lutter avec énergie et nous réussirons, encore une fois, à “bouter” hors de France tous les ennemis venus nous diviser et s’emparer de notre pays, un des plus beaux du monde ». Malgré les contre-feux mis en place par leurs adversaires, Jeanne d’Arc avait été efficacement enrôlée depuis la fin du
La lecture de Bouboule chez les Croix-de-Feu nous rappelle enfin, s’il le fallait, que l’idéal républicain d’une société de citoyens libres et égaux, également « éclairés », également impliqués dans la res publica, n’est pas un idéal partagé par tous et toutes en France. Bientôt deux siècles et demi après la Révolution, qui oserait dire, à l’heure où nous achevons d’écrire ces lignes entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2022, que ce dernier propos de Bouboule, daté de 1935, sur Jeanne d’Arc « électrice » est sans écho dans la société française d’aujourd’hui ?
Résumé : Sous le nom de plume T. Trilby, Thérèse de Marnyhac (1875-1962) publia dans les années 1920-1930, chez Flammarion, une série de sept romans à succès mettant en scène une femme surnommée Bouboule, directement aux prises avec les transformations politiques et sociales de son temps. Aujourd’hui oubliés, ces romans politiques permirent à cette autrice catholique et nationaliste de mettre en scène le processus d’adhésion politique aux mouvements des Croix-de-Feu. L’auteure fait de Bouboule la porte-parole des femmes catholiques qui, face au danger bolchevique, souhaitent s’engager pour défendre la nation menacée. Elle montre ainsi le passage d’un engagement social vers un engagement politique. Volonté de s’engager sur le plan politique qui renvoie directement à la tradition de mobilisation collective des femmes catholiques, voulue et organisée par l’Église depuis la victoire des républicains à la fin des années 1870.
Abstract : Under the pen name T. Trilby, Thérèse de Marnyhac (1875-1962) published in the 1920s and 1930s, at Flammarion, a series of seven successful novels featuring a woman nicknamed Bouboule, directly at grips with political and social transformations of her time. Now forgotten, these political novels allowed this Catholic and nationalist author to stage the process of political adhesion to the Croix-de-feu movement. The author makes Bouboule the spokesperson for Catholic women who, faced with the Bolshevik danger, wish to commit themselves to defend the threatened nation. It thus shows the transition from a social commitment to a political commitment. Willingness to get involved on the political level which directly refers to the tradition of collective mobilization of Catholic women, desired and organized by the Church since the victory of the Republicans at the end of the 1870s.