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La vis comica de Louis de Funès au service de la réconciliation des religions : étude des Aventures de Rabbi Jacob

Gérard Oury obtient en 1973 un énorme succès d’audience pour son film Les Aventures de Rabbi Jacob, avec le comique populaire Louis de Funès dans le rôle-titre. Le film a fait à l’époque plus de sept millions d’entrées. Succès qui perdure à chaque rediffusion télé depuis, comme pendant le confinement de 2020. Le scénario, écrit avec sa fille Danièle Thompson, mobilise l’humour et la farce au service d’une cause humaniste et d’un message de tolérance interreligieuse. Gageure en plein conflit israélo-arabe. Grâce à l’allégresse de de Funès à endosser la figure d’un bourgeois raciste catholique et franchouillard, le film permet paradoxalement une rencontre et un dialogue des cultures et des religions. Pourtant cette intention morale a été contestée et l’est encore aujourd’hui, chez des militants gauchistes qui reprochent au film, à tort à nos yeux, une représentation inappropriée de ces personnages.

La force du scénario de ce film est d’arriver à entremêler trois intrigues (Pivert doit aller au mariage très catholique de sa fille ; Rabbi Jacob doit retourner en France après l’avoir fui trente ans plus tôt pour la bar-mitsvah de son neveu ; l’opposant politique arabe Slimane a les services secrets d’un dictateur aux trousses car ils veulent l’éliminer) avec trois acteurs aux appartenances confessionnelles différentes mais qui vont devoir apprendre à coopérer et finir par s’apprécier mutuellement. Comme le dit Henri Guybet qui joue Salomon, « La force de Rabbi Jacob est que des gens a priori pas faits pour s’entendre vont être mis dans une situation où ils vont être appelés à se sauver mutuellement » (Lachasse, 2018). C’est ce qui fait dire à Bertrand Dicale, auteur des livres Louis de Funès. Grimaces et gloire et Louis de Funès de A à Z, que Rabbi Jacob « est un film militant » (Renou-Nativel, 2019, p. 12).

Nous étudierons ici comment les ressorts comiques viennent dynamiter les clichés et stéréotypes pour mettre les rieurs du côté de la tolérance et de la bienveillance. En revenant néanmoins sur le fait que ce film a fait l’objet de polémiques, l’accusant de parti-pris raciste, avec une lecture qui nous semble tout à fait déconnectée des intentions de Gérard Oury.

Pour ses mélanges offerts à Jacques Walter, le sujet s’est imposé comme une évidence, sachant le goût de notre si cher collègue pour ce film et ses talents incontestables d’imitateur à l’évocation de plusieurs scènes du film. Nous nous lançons donc de façon inédite dans une analyse filmique, convaincu que Rabbi Jacques il dira oui !

Le racisme de Victor Pivert alias Louis de Funès

Après le début du film qui se passe dans un milieu populaire juif orthodoxe de New York, un rabbin hassidique part pour la France, retrouver son pays de naissance quitté il y a 30 ans, comprendre : qu’il a fui face à la barbarie antisémite qui sévissait sous Vichy et le nazisme.

Puis est introduit le personnage joué par Louis de Funès. Pris dans les embouteillages des départs en vacances, Victor Pivert est raciste et xénophobe envers tout le monde. Il se plaint : « Un Anglais, un Suisse et un Allemand et maintenant un Belge, on n’est plus chez nous ! ». Le tout dans un contexte où il franchit la ligne blanche, roule à contre sens pour gagner du temps et dépasser les autres automobilistes. On perçoit de suite une personnalité narcissique autoritaire et irascible qui ne supporte le moindre obstacle à la réalisation de ses désirs. La toute-puissance infantile sous le masque d’un chef d’entreprise prospère. Car on apprend aussi qu’il est un patron antisocial et fourbe puisqu’il s’agace au téléphone que ses employés fassent grève : « je leur interdis de faire la grève ! » s’époumone-t-il. Et qu’il donne finalement une cynique consigne à son subalterne pour faire cesser le désordre à l’usine : « vous faites comme d’habitude, vous promettez tout et moi je ne donne rien !! ». Un personnage détestable est ainsi campé qui n’a rien pour attirer la sympathie. Aucune complaisance donc du réalisateur pour ce personnage imbuvable, que Gérard Oury aimait à qualifier de « beau salopard ». Mais grâce au génie comique de Louis de Funès, celui-ci peut interpréter un personnage odieux sans jamais être vraiment antipathique. C’est que « le scepticisme et l’ironie féroce face aux prétentions et aux abus de pouvoir, la critique constante de la hiérarchie et de ses structures, qui sont des éléments récurrents des films dans lesquels de Funès interprète des personnages odieux » se veut subversive. « Ce comédien est un humaniste et un sceptique qui critique la société en en faisant la parodie. De ce fait, il est significatif que de Funès ait fait une satire récurrente des notables, des politiques et des chefs d’entreprises » (Portis, 2004, p. 46-47).

Puis l’exposition du racisme ordinaire de ce triste individu se poursuit à travers la courte scène d’un mariage. À la sortie de l’église il perçoit le couple de jeunes mariés : « la mariée est noire et lui il est blanc ! ». L’exclamation portée par le sens comique et expressif de Louis de Funès nous indique qu’il s’agit pour le personnage d’une telle incongruité qu’il a du mal à y croire. Cette scène du début est importante car elle pose un personnage incapable d’accepter un mariage interculturel et/ou interracial, contrairement à la scène finale. De plus, elle nous indique le désir du réalisateur de punir ce raciste satisfait de lui-même, bardé de certitudes xénophobes, avec un gag conclusif. Une sortie brutale de gaz d’échappement colorie la face de M. Pivert en noir. Avec ce nouveau visage, Pivert est interpelé par un des convives de la noce qui lui demande, horresco referens, s’il fait partie de la famille de la mariée. Le gag du blackface qui fait écho à une longue lignée de scènes comiques nées dans l’époque coloniale est aujourd’hui décrié et jugé sacrilège. Il est vrai que dans la longue histoire du blackface, des relents racistes sont présents voire omniprésents, puisque certains blackfaces avaient pour seul objectif de se moquer du type négroïde et des peuples colonisés africains ou des afro-américains. Mais dans le film Rabbi Jacob, cette courte reprise de ce vieux fonds gaguesque n’est pas éligible à cette accusation puisqu’il s’agit au contraire de tourner en ridicule un raciste en lui faisant subir l’affront (à ses yeux) d’avoir la peau noire, au point d’être confondu avec celles et ceux qu’il n’aime pas à cause de leur couleur de peau justement.

S’en suit une conversation avec son chauffeur qui ose lui dire certaines vérités que M. Pivert n’aime pas entendre et dont il se défend avec une rare mauvaise foi que le jeu de mimiques de l’acteur nous démasque.

  • Le chauffeur : En tout cas, c’est pas à Monsieur que ça risquerait d’arriver…

  • Victor Pivert : Quoi donc ?

  • Le chauffeur : Que Mademoiselle épouse un Noir.

  • Victor Pivert : Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

  • Le chauffeur : Que Monsieur est peut-être un peu raciste.

  • Pivert : Raciste !? Moi, raciste ?!, Salomon… Raciste !? Enfin, Dieu merci, Antoinette épouse un Français bien blanc. Bien blanc… Il est même un petit peu pâlot, vous trouvez pas ?

L’effet comique se prolonge par la tête ahurie, que savait si bien prendre Louis de Funès, avec des yeux ouverts grands comme des soucoupes lorsque son chauffeur lui annonce de but en blanc, et bien que non, que la France est aussi peuplée de personnes d’autres confessions, alors qu’il venait de dire que son futur gendre était « catholique comme tout le monde ». La preuve : son chauffeur est juif.

1. Pivert : « Vous êtes juif ?!?! Salomon est juif ?!? »

Ce moment est un enchaînement d’effets comiques qui monte crescendo. On commence par l’ahurissement de M. Pivert de découvrir que son chauffeur est juif comme si cela était un événement digne de faire se dérober le sol sous ses pieds. Décalage clownesque entre l’ampleur de l’ahurissement et la banalité d’être de confession juive en France.

La seconde phrase initie un rire de moquerie à l’encontre de M. Pivert. Il redouble son incrédulité en nommant le chauffeur par son prénom, qu’on découvre ainsi : Salomon. On rit alors de bon cœur de la bêtise de M. Pivert qui est bien le seul à ne pas savoir que Salomon est un prénom à très forte connotation juive. Prénom d’ailleurs souvent repris dans le puits sans fond des immémoriales blagues juives comme incarnation de l’homme juif.

À chaque confirmation du chauffeur, les « oh là là » interloqués ponctuent les grimaces effarées jusqu’au point d’orgue conclusif où M. Pivert, acceptant l’inéluctable, lance une des plus célèbres répliques du film : « ça ne fait rien, je vous garde quand même ! », comme si la judéité de son chauffeur avait été une faute lourde justifiant un licenciement sur le champ et comme si ne pas le faire était faire preuve de magnanimité.

Cette scène nous annonce, du point de vue de l’intrigue, qu’il y a une faille dans le coffre-fort de certitudes allophobes de M. Pivert. Mais cette scène a aussi un écho avec l’Histoire, car les plaies de la guerre sont à peine refermées à l’époque du film. La guerre est finie depuis moins de 30 ans, les mesures antisémites du régime de Vichy qui interdirent de nombreux métiers aux Juifs sont présentes dans toutes les mémoires des spectateurs de 1973. Si absurdité comique il y a donc dans cette réplique, c’est néanmoins aussi en filigrane un discours de dénonciation de l’absurdité cruelle du statut des Juifs sous Vichy, et alors même que ce régime s’appuyait sur l’Église catholique et la défense des racines catholiques de la France dont se prévaut grotesquement Victor Pivert. Ce film date de 1973, l’année même où l’historien américain Robert Paxton va aider à dévoiler à la société française la réalité de la collaboration d’État, en déchirant le voile gaulliste de la France résistante, grâce à son livre de référence La France de Vichy.

C’est la même méconnaissance de ce qui représente pourtant le fonds minimal de connaissances sur le monde juif qui déclenche le rire au détriment de Victor Pivert lorsqu’il est accueilli, déguisé en rabbin, dans le quartier juif de Paris et l’emblématique rue des rosiers. Appelé à faire un discours de salutation auprès de la communauté juive réunie autour de lui, il improvise un salut fraternel aux familles rassemblées à leur pas de porte en les nommant grâce aux enseignes de leurs boutiques : « Chers Rozenberg, chers Levi, chers Cacher ». Il étale ainsi son ignorance crasse du fait que cacher est un adjectif relatif au rituel de bénédiction de denrées alimentaires. La foule rit d’ailleurs de bon cœur comme les spectateurs, les uns pensant qu’il s’agit d’une mésentente à cause de la langue française alors que les spectateurs savent que c’est le témoignage de sa méconnaissance de la culture juive. Fait souligné auparavant par son chauffeur Salomon dans un dialogue qui en dit long sur l’alliance entre méconnaissance, rejet et autosatisfaction de n’en rien connaitre.

2. Salomon : « Monsieur n’est pas au courant des traditions ».

3. Pivert : « Parfaitement ! je ne suis pas au courant de vos simagrées ! ».

Méconnaissance et réflexes conditionnés convergent dans cette séquence de la rue des rosiers puisque « Rabbi Pivert » va multiplier les gaffes, source de gags. Appelez à bénir la foule, il débute un signe de croix. Recevant un shtreimel en cadeau, il s’émerveille en en faisant une coiffe noble qu’on ne porte pas tous les jours, donc « je le mettrai le dimanche » au lieu du jour du shabbat. Victor Pivert est donc un indécrottable catholique, incapable de se départir de ses rituels religieux et ignorant tout des rituels juifs de base. Ainsi, « dans le cas de Rabbi Jacob, une sorte d’entente tacite place le spectateur dans une position de supériorité parce que l’un des personnages du film est non seulement incompétent mais aussi un peu antipathique » (Rosello, 2017, p. 25). Et Mireille Rosello ajoute « le comique communautaire donne au public l’autorisation de ne pas savoir et de rire de soi ou des autres, de ceux et celles qui ne savent pas ou de ceux et celles qui savent et sont confrontés à la méconnaissance parfois grotesque du dominant ignorant » (Ibid., p. 30). Il faut noter à cet égard que Gérard Oury n’a pas souhaité communautariser le casting. Loin d’enfermer tous ses acteurs dans des assignations identitaires et de rôle (à un arabe d’origine, un rôle d’arabe, à un juif, un rôle de juif…), il a choisi une distribution plus œcuménique. Ainsi le personnage arabe principal, Slimane, est-il interprété par Claude Giraud, le chauffeur juif, par Henri Guybet, l’odieux colonel Farès par l’acteur italien Renzo Montagnani, et une partie de ses hommes de main par Gérard Darmon ou Pierre Koulak. Même si dans ce cas, il s’autorise de prendre un Français né en Algérie Abder El Kebir.

Néanmoins Popeck incarne la famille de Rabbi Jacob qui lui-même est joué par un acteur juif. Le coup symbolique de Gérard Oury est d’avoir donné à jouer ce rôle du rabbi Jacob à l’acteur de cinéma français d’avant-guerre, de confession juive, qui avait fui les persécutions pour faire une carrière d’acteur en Amérique. Splendide mise en abyme. « Marcel Dalio incarnait avant-guerre le Juif Rosenthal dans La Grande illusion de Jean Renoir. Sa carrière prometteuse avait été stoppée net par les lois antijuives de Vichy, le contraignant à s’exiler à Hollywood. […] Le portrait de Dalio était exhibé par la propagande de Vichy car il symbolisait, soi-disant, “le Juif aux traits typiques”. C’est aussi cette tragédie que pointe Rabbi Jacob, la mort de beaucoup de Rabbi Jacob, dans une France qui n’avait guère résisté » (Blumenfeld, 2019).

La rencontre de Victor Pivert avec l’opposant politique Mohamed Larbi Slimane

Suite à une sortie de route liée aux imprudences du chauffard qu’est Victor Pivert, l’action se poursuit par la quête de secours par M. Pivert désormais seul puisqu’il a congédié son chauffeur. Il l’a mis à la porte car il refusait d’obtempérer ce vendredi soir où la nuit est tombée (le shabbat commence 18 minutes avant le coucher du Soleil). Victor Pivert erre sur une route de campagne et se met à implorer saint Antoine. Ce faisant, il redonne à voir ses certitudes catholiques incapables d’imaginer une autre religion possible. Il promet à Saint Antoine en échange de ses bonnes grâces (« trouver un dépanneur et un nouveau chauffeur ») d’en recruter un « catholique cette fois, comme vous, comme moi, comme le bon Dieu ! ».

Arrive alors la scène restée célèbre qui se déroule dans une usine de chewing-gums. Là, il assiste à une séquestration musclée et à un tribunal clandestin visant à exécuter un opposant politique d’un pays arabe jamais nommé. Même si le nom du personnage évoque la mémoire de l’Algérien Mohammed Larbi Ben M’hidi, chef du Front de Libération nationale torturé et exécuté par les parachutistes français en 1957. Et même si Slimane est capturé en fuyant le café parisien Les Deux Magots, juste en face de la brasserie Lipp, où fut enlevé l’opposant marocain Ben Barka. L’allusion est claire quand un des barbouzes exprime une inquiétude à son chef : « Mon Colonel, on ne peut pas l’enlever comme ça en plein Saint-Germain-des-Prés ». « Ça a déjà été fait », répond-il illico.

Dans cette usine, la xénophobie de Pivert refait surface, à destination cette fois de personnes arabes, avec des propos qui fleurent le racisme colonial français. Il décrit la scène ainsi « une bande de moricauds en train de s’entretuer ». Là encore l’effet comique est conçu comme montant en crescendo. Pensant parler à la police, Victor Pivert dénonce au téléphone ce qu’il voit, en laissant parler tous ses préjugés racistes. Il décrit le chef de la petite bande comme « huileux, frisotté, avec des petits yeux cruels », reprenant jusqu’au grotesque tous les préjugés coloniaux sur l’Afrique du Nord. Puis il termine par un cynique : « qu’ils règlent leur compte entre eux, très bien !... moins il y en aura… mais pas chez nous ! ». Le fameux « pas de ça chez nous » est donc ici convoqué dans un contexte burlesque puisqu’il s’agit d’approuver une exécution sommaire dès lors qu’elle permet d’éliminer un arabe, mais avec cette pointe de réserve qui consiste à penser que quand même cela ne devrait pas se faire sur le sol français. Le rire naît de ce décalage entre ce qui est condamnable et ce qui ne l’est pas.

Après des péripéties qui s’achèvent pour les protagonistes dans un bain de chewing-gum liquide vert, scène épique et devenue légendaire, la fuite de M. Pivert avec l’opposant politique Slimane va obliger le premier à être confronté derechef à la différence, côté arabe cette fois. Notons que le statut d’opposant politique permet à Gérard Oury d’introduire subrepticement de la critique politique dans son film. Le dialogue savoureux entre Slimane et Pivert sur le mensonge politique en est le point d’orgue. Là aussi l’effet comique est lié à l’outrance, au cynisme décomplexé de Pivert et aux possibles effets d’écho que le spectateur voudra y trouver pour son propre jugement sur la classe politique française ou sur le caractère supposé moutonnier des citoyens :

4. Slimane : « On ne peut pas mentir éternellement au peuple ! »

5. Pivert : « Mais si on peut ! On peut très bien ! Moi, à mon usine, je lui mens toute la journée au peuple. Mais il aime qu’on lui mente le peuple. »

Quand Pivert et Slimane revêtent l’habit rabbinique

Cherchant à fuir la France par l’aéroport d’Orly, les deux personnages réunis par le hasard du destin vont devoir se déguiser en rabbins pour échapper à leurs poursuivants. C’est le début du quiproquo avec le vrai rabbi Jacob et le jeune rabbin qui l’accompagne. En effet la belle-sœur de rabbi Jacob est sûre de l’avoir reconnu et se jette au cou de Victor Rabbi Pivert. Madame Schmoll parle Yiddish à celui qu’elle croit être le rabbin venu de New York et qu’elle n’a pas revu depuis très longtemps. Bien que pas très clairvoyante et un peu gâteuse, la vieille dame perçoit une petite anomalie linguistique « tu as un drôle accent français », mais qu’importe, elle est tout à son bonheur de revoir son beau-frère. Néanmoins, et la proposition de manque pas de piquant car cette dame a un accent yiddish à couper au couteau, elle prétend donner à celui qui est en fait Victor Pivert des exercices de prononciations, alors que c’est sa prononciation et sa syntaxe à elle qui détonnent par rapport aux standards de la langue française. Et pour ajouter à la caricature de l’accent juif supposé du quartier du sentier, elle se propose de l’exercer en évoquant le vocabulaire de la fourrure : « que c’est un très bon exercice que de prononcer les noms des fourires ».

S’en suit une scène comique mémorable du film, où les écarts de prononciation entre l’accent yiddish et la prononciation française standard peuvent induire des erreurs de compréhension. Parler « fourrure » sera donc l’objet de « fou rire ». On retrouve là un vieux fonds de l’humour juif international où les accents sont sources de quiproquos. Le comique est ici redoublé par les pantomimes de Louis de Funès qui désambiguïse la situation phonétique d’incompréhension par une gestuelle appuyée, « la peinture ?! » avec un grand geste de pinceau, « ah non la panthère ! » puisqu’elle l’a corrigé en lui disant « non, la pantire, l’animal » (persévérant donc dans ses approximations phonétiques), avec des longues moustaches qu’il se dessine avec les doigts de chaque côté des narines. À partir d’un stéréotype du juif fourreur, qui donc parle fourrure, nous est donnée à voir une scène clownesque d’apprentissage de la prononciation. Lui : « le Visone » (il s’adapte d’emblée à la prononciation de la dame), « le chienchila » (avec les doigts en forme de cornes sur la tête), les « rats musqués » (occasion de force grimaces toutes dents sorties). Elle ajoute : « lé renarte », et il rétorque désignant la fourrure de la dame : « lé renarte argenté ». Loin donc de juger la dame pour son accent qui serait fautif, Rabbi Pivert s’adapte illico et joue avec elle, en jouant sur les mots, créant une complicité. Qui est aussi une complicité avec le public.

La scène suivante de fraternisation, dans un bus, entre madame Schmoll et Slimane déguisé en rabbin Zeligman illustre le dépassement de l’idée d’une séparation posée comme inéluctable entre Juifs et Arabes. Slimane, bon garçon civil et courtois a aidé la vieille dame à monter dans le bus et elle s’accroche à son bas pour ne pas tomber. Elle s’exclame alors satisfaite : « Qu’il est gentil. Et il est le plus beau type juif que j’ai vu depuis longtemps (Slimane sourit d’aise et se sent flatté), les beaux yeux, les belles dents. Viens je l’embrasse. Il est très sympathique ». On voit dans cette scène de fraternisation que la personnalité affleure derrière l’habit du rabbin, et qu’ils ont convaincu madame Schmoll qu’il était un gentil garçon, preuve qu’Arabes et Juifs peuvent cohabiter.

La mutation de Pivert vers la tolérance

Au téléphone, dans une pâtisserie juive de la rue des rosiers où il a désormais trouvé refuge, Victor Pivert appelle furtivement sa femme Germaine en l’informant que « je suis caché chez des amis juifs ». La réplique abasourdie de sa femme sonne comme un rappel de l’antisémitisme initial de son mari : « Toi ? Tu as des amis juifs ?!? ». Comme sa mue vers la tolérance est en cours, il s’indigne, avec la mauvaise foi qui le caractérise depuis le début du film : « Parfaitement ! J’ai des amis juifs. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ? ». Comme s’il était inimaginable de soupçonner monsieur d’antisémitisme comme l’a laissé entendre son chauffeur Salomon quelques scènes avant. Cette réplique furtive avec sa femme est l’occasion de nous donner à voir qu’un pas a été franchi, et que la relation nouée avec la communauté juive lui permet d’admettre qu’on peut être catholique conservateur et ami avec des Juifs.

Une des scènes finales fait écho à ce dialogue. Cette fois c’est le général en grand uniforme, père du futur marié de la jeune Pivert, incarné par un Jacques François fidèle à son talent dans les rôles de bourgeois indigné, qui est à la charge. Ce général qui incarne une tradition conservatrice et traditionaliste française (celle de la hiérarchie militaire qui incrimina Dreyfus sans preuve et sans scrupule) s’indigne de voir arriver dans la cour des Invalides pour le mariage très catholique programmé deux rabbins juifs et leur famille : « qu’est-ce que c’est que cette tribu ?! » dit-il avec mépris et aversion. Victor Pivert ayant fini sa mue anti-antisémite s’indigne en retour : « Comment ça une tribu ?!? Ce sont mes amis les Schmoll ».

Le message profond de tolérance que porte ce film comique repose sur le retournement des stéréotypes et l’entremêlement des peuples, des races et religions. Ainsi Slimane obligé de se déguiser en rabbin pour échapper à ses poursuivants s’exclame d’une voix rageuse : « moi en rabbin, c’est un comble ! ». Et le « catholique comme tout le monde » est aussi obligé de se cacher sous les oripeaux d’un rabbin, avec ce qu’il faut de shtreimel et de papillotes. La scène exemplaire de cette convergence des religions contre les préjugés et l’enfermement de chaque religion dans son couloir et dans ses certitudes est la scène charnière dans la synagogue. Les deux rabbins de substitution, Victor et Slimane, sont pris pour les rabbins annoncés comme venant d’Amérique. Dès lors, il leur est demandé de bénir le jeune David qui fête sa bar-mitsvah. Embarrassés au départ par une telle supercherie, on voit les deux faux rabbins s’acquitter de leur tâche avec beaucoup de ferveur et de respect pour le jeune David au visage d’ange. « Je te bénis David » dit avec bienveillance rabbi Jacob, « que Dieu soit avec toi », ajoute rabbi Zeligman, en trouvant une formulation universelle, interreligieuse. Le catholique et le musulman font preuve de concentration et d’inspiration pour déverser de l’amour et de la bienveillance sur cet enfant. Victor Pivert s’étonne ensuite de découvrir qu’au milieu du rituel juif qui est donné à voir aux spectateurs, les Juifs prononcent le mot « Amen ». Et c’est le clin d’œil au visage que Victor Pivert déclare « c’est comme chez nous », annihilant en une phrase des années de préjugés tenaces qu’il véhiculait sur les Juifs qui n’étaient pas des gens comme nous.

Sortant de la synagogue, comme Pivert fait remarquer à ces deux comparses leur proximité patronymique (« Slimane et Salomon, vous seriez pas un peu cousins ? »), leur réponse fuse : « cousins éloignés », ce qui est une référence explicite à l’embranchement sémitique des deux populations arabe et juive et sonne comme la reconnaissance d’une union fraternelle possible entre les deux personnages et donc les deux peuples. La scène se ponctue d’ailleurs par un gros plan sur la poignée de mains franche entre les deux hommes et un retentissant « merci » prononcé par Slimane qui a conscience de devoir sa vie à la protection de la communauté juive. Puis arrive la séquence finale autour du mariage de la fille de M. Pivert à l’église des Invalides, en grande pompe, avec un fils de bonne famille. Victor Pivert arrive flanqué de ses nouveaux amis, Slimane et les deux vrais rabbins. Face à un entourage familial outré de son arrivée aussi tardive que tonitruante et ainsi accompagné, il lance bravache : « ce sont mes amis les Schmoll. Ils m’ont invité à la synagogue, je les invite à l’église », imposant ses choix œcuméniques à son assemblée médusée.

Quant à l’alliance possible entre catholique et arabes, elle se manifeste par le coup de foudre entre la fille Pivert et Slimane, fondant en découvrant sa longue chevelure rousse envoûtante et si différente du phénotype capillaire arabe. Et le père consent ! Surtout que le révolutionnaire Slimane est devenu subitement le chef d’État de son pays qui a connu une révolution. Le bourgeois affairiste Pivert reprend le dessus et flaire la bonne affaire dans cette possible union amoureuse. Il laisse donc Slimane emporter sa fille, en disparaissant dans un hélicoptère affrété par l’État français pour aller chercher le nouveau Président d’un pays ami.

Une rédemption qui touche Louis de Funès et la France de l’époque

À partir de la scène charnière de la bénédiction, Pivert est transformé. C’est un point de bascule du film qui sera aussi un point de bascule pour Louis de Funès, homme conservateur qui allait à la messe tous les dimanches et qui visiblement avait des préjugés enracinés sur les Juifs. La scénariste Danièle Thompson affirme à propos de cette scène : « De Funès joue un homme bouleversé, se souvient-elle, et on sent qu’il l’est pour de bon » (Blumenfeld, 2020).

Grâce à l’habit de rabbin, il ne fait plus le moine. Le raciste, irascible et xénophobe fait alors assaut de compréhension, de tolérance et Slimane est emporté par le même élan, à une époque où la guerre entre Israël et le monde arabe environnant est un état quasi permanent et source de tensions communautaires. Le film est sorti en France le 18 octobre 1973, en pleine guerre de Kippour. D’ailleurs « tout le monde nous a mis en garde contre la folie et le risque d’une telle aventure, y compris le grand ami de mon père, Alain Poiré, qui n’a donc pas voulu produire le film » (Thompson, 2019). Il faut se souvenir qu’à l’époque « évoquer l’amitié possible entre Juifs et Arabes passait pour de la provocation, d’autant que pendant l’écriture de cette comédie, onze athlètes israéliens ont été assassinés par un commando palestinien aux Jeux olympiques de Munich de 1972 » (Ibid.). En conséquence, ce film est un des rares films de Louis de Funès à avoir été interdit en Algérie, car considéré comme « un film de propagande anti-arabe en pleine guerre de Kippour » (Soltane, 2013). Pourtant le but avoué du réalisateur était de faire un film comique qui « exorciserait certains démons que la France redoute » tout en « dénonçant l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme en faisant rire le public »1. Et c’est très juste de considérer que « Rabbi Jacob a puissamment diffusé des images morales grâce à diverses stratégies humoristiques : slapstick, travestissement, absurdité et jeux de mots » (Mulvey, 2017, p. 27).

C’est bien un message de fraternité que veut faire passer Gérard Oury dans la scène cultissime de la danse hassidique juive, dont la chorégraphie fut assurée par l’ensemble folklorique Kol Aviv. En plein quartier juif de Paris, le faux Rabbin Jacob est accueilli au son d’une mélodie entraînante et d’une chorégraphie trépidante. Cette musique et cette chorégraphie2 font encore l’objet aujourd’hui de reprises, de célébrations collectives avec des vidéos qui tournent sur les réseaux socionumériques. Interrogée au sujet de cette scène qui n’était pas prévue dans le scénario originel, la scénariste Danièle Thompson affirme : « C’est grâce à Ilan Zaoui (le chorégraphe), à cette musique magnifique aussi. Et si on repart en arrière c’est dû à la grande tradition des juifs hassidiques, cette musique d’Europe Centrale, le klezmer, qui est extraordinairement joyeuse » (Lachasse, 2018). Mais comme tient à le rappeler le compositeur Vladimir Cosma, « Le comble est que grâce à cette scène de danse avec Louis de Funès, maintenant, dans tous les mariages juifs, on joue cette musique, qui ne fait pas partie du patrimoine folklorique » (Sojcher et Vezyroglou, 2019, p. 228), prouvant ainsi l’incroyable impact de ce film à l’époque et dans la mémoire collective.

Le but est atteint puisque Louis de Funès, catholique et conservateur comme son personnage se plaisait à faire l’aveu que ce film avait exercé une transformation sur sa propre personne et sur ses préjugés. Grâce à ce film « Je suis devenu moi-même beaucoup plus tolérant. Et ça m’a fait du bien, je ne veux pas me confesser, mais… j’avais de bonnes petites idées avant… Ça m’a décrassé l’âme », déclara-t-il, selon les propos rapportés par la scénariste. Henri Guybet confirme cette rédemption : « Il m’avait dit : “Ça m’a guéri de certaines choses” » (Lachasse, 2018).

De ridicules accusations contre le film venant de postures gauchistes et postcoloniales

Les Aventures de Rabbi Jacob fut un film difficile à monter. Gérard Oury venait pourtant de signer deux énormes succès, La Grande vadrouille et Le Corniaud, avec le tandem Bourvil/de Funès. Mais un film où Juifs et Arabes se retrouvent ensemble, dans une synagogue, rue des Rosiers, effrayait les producteurs qui craignaient des manifestations. De plus, le climat de l’année 1973 en France est lourd, l’historien Yvan Gastaut (2020, p. 10), spécialiste de l’immigration, en trace un sombre portrait côté intolérance et xénophobie : « Sous le poids des préjugés, 1973 est marquée par une intense violence raciste. Cette haine contre les étrangers en général, qui s’en prend particulièrement aux travailleurs immigrés “nord-africains”, s’exprime de différentes manières. Dans les mots – “bougnoules”, “bicots” sont des termes quasi-courants dans le langage commun – mais aussi dans les actes : la chronique des faits divers est riche en “arabicides”, souvent impunis ».

Le quotidien Libération, à l’époque héritier gauchiste de mai 68,juge que le plaidoyer humaniste du film manque de crédibilité car « l’Arabe sympathique est joué par un acteur français et les méchants sont des Arabes très typés et qui font constamment le geste d’égorger »3. Oubliant un peu vite qu’une partie de l’équipe de Farès est aussi jouée par des acteurs non arabes. Et Pascal Bonitzer insiste sur le fait que le message moral du film restait inefficace parce qu’il passait à côté du « véritable objet de la haine raciste en France : le travailleur arabe (algérien, marocain, tunisien) » comme si l’antisémitisme n’était plus un problème en France. François Maurin de L’Humanité a lui aussi dénoncé le film rabbi Jacob comme xénophobe dans sa représentation des Arabes. On fait typiquement face à une concurrence mémorielle, où la « réparation » de la Shoah ne serait pas légitime si elle ne comporte pas aussi la dénonciation du rejet des Arabes, héritage de notre colonialisme.

Le docteur en histoire Julien Gaertner, à propos de deux films, La valise et Rabbi Jacob, considère toujours, en 2020, que « si ces deux comédies entendent caricaturer religions et origines migratoires sans distinction, elles demeurent ambivalentes à bien des égards, relayant les clichés qui visent les Arabes en France ». Pour lui ce film de Gérard Oury « véhicule là encore une image plutôt dégradante des personnages arabes avec, d’un côté, le “bon arabe” Mohamed Larbi Slimane, homme politique engagé sur la voie de la modernité et, de l’autre, les hommes du Colonel Farés, armes à la ceinture et adorateurs de la torture » (Gaertner, 2020, p. 68). Cet historien parle « d’un antiracisme à deux vitesses », constatant amer que « la transformation du personnage principal, Victor Pivert, raciste et antisémite au début du film, se fait exclusivement autour de la problématique du racisme anti-juif » (Ibid., p. 69). Julien Gaertner repère donc un cycle dans le cinéma français de comédies mettant en scène des arabes, comédies qui seraient selon lui, le « lieu de la confusion et de l’amalgame » (id., 2017, p. 68).

Cette hypersensibilité à la cause arabe et palestinienne en particulier conduit cet historien, comme le critique cinématographique de Libération à l’époque, à porter un jugement très dépréciatif notamment sur Rabbi Jacob : « Comédies “égalitaires” qui souhaitent caricaturer toutes les religions, elles semblent cependant plus facilement affirmer l’expression d’une certaine forme de racisme et de violence à l’égard des Arabes qu’à l’encontre des autres. En flirtant avec les clichés associés aux Arabes – les paraboles, la violence sous-jacente, les remarques racistes, la fourberie, le geste d’égorger… –, ils tentent de faire rire en renvoyant à une réalité sociale qui inquiète. Une méthode dont on peut se demander si elle ne participe pas au développement d’un sentiment raciste plutôt qu’elle ne défend un idéal antiraciste » (Gaertner, 2020,p. 70). Même approche à charge, bourrée d’idéologie, sous couvert de discours scientifique, dans un travail sur la représentation des Juifs hassidiques au cinéma. « Même l’intermariage apparemment subversif entre la fille de Pivert et Slimane résiste à une lecture libératrice. Seul le statut de Slimane en tant que président de sa nation le qualifie d’objet acceptable de désir sexuel exotique, et même ce couple doit être retiré de la “scène” nationale alors qu’il s’envole vers son pays en hélicoptère » (Hammerman, 2018, p. 43). Où on voit que la démonstration tourne au délire interprétatif. Ainsi donc l’Arabe n’est toléré que parce qu’il quitte la France, faisant de l’envol en hélicoptère affrété par un gouvernement servile intéressé par le pétrole, le parangon de l’expulsion des immigrés sans doute ! Et l’autrice oublie au passage que la passion pour les femmes rousses a été annoncée dès l’arrivée à Orly où Slimane tombe sous le charme d’une jolie rousse qui ne semble pas insensible en retour, sans savoir qu’il est président d’un État. Drague réciproque qui avorte dans le gag d’un briquet rempli de chewing-gum, qui lui vaut de recevoir une gifle de la belle offusquée car « enchewingumée ».

De même, Farez serait servile et donc ridiculisé spécifiquement car Arabe. En réalité, tous les personnages présumés catholiques souffrent du même mal à un moment ou un autre du film. Ainsi lorsque dans l’autoradio Victor Pivert et Slimane apprennent que la révolution est en cours dans le pays de ce dernier, le chef d’entreprise qui ne sommeille jamais en lui, fait se réjouir V. Pivert d’être tenu en joug par Slimane. Dans une brève séquence burlesque, il empoigne donc le pistolet de son ravisseur et le secoue frénétiquement à la façon d’une cordiale poignée de mains : « vous savez que je suis très honoré de serrer le révolver d’un Premier Ministre », imaginant illico l’intérêt pécuniaire qu’il pourrait tirer d’une bonne relation avec un futur chef de gouvernement, comme le ministre français d’ailleurs.

Ce type d’accusations, au-delà des lunettes idéologiques aveuglantes qui les guident, est aussi une trace du mépris intellectuel qu’il est de bon ton d’afficher à l’encontre d’une comédie, et pire encore une comédie populaire. Comme s’il fallait, pour passer pour scientifique, adopter en toutes circonstances une attitude de pisse-vinaigre, incapable de jouir du « plaisir d’en rire » cher à Pierre Dac. La fréquentation de Jacques Walter depuis toutes ces années m’a heureusement prouvé qu’on pouvait être érudit, mélomane, scientifique et apprécier aussi des productions de la culture populaire et rire sans entraves.

Conclusion

Le but avoué de Gérard Oury était de faire un film comique qui « exorciserait certains démons que la France redoute » tout en « dénonçant l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme en faisant rire le public »4. Dans le journal catholique La Croix, Henry Rabine a bien perçu ce message car il décrit Rabbi Jacob comme une « comédie intelligente » qui a trouvé le parfait équilibre entre humour et leçon de morale : « S’il vous plaît, ne soyons pas racistes ».

Les grimaces et la gestuelle burlesque de Louis de Funès étaient autant de coups lancés contre « tout ce qui dresse entre les hommes des murailles de connerie » selon les mots de Gérard Oury. Et confessons que très souvent ces murailles sont hautes car beaucoup de gens sont « cons comme des boulons » selon une des expressions fort utilisée par Jacques Walter.

Cette ambition s’adosse à la vis comica de Louis de Funès, qui « fait prévaloir, bien au-delà, l’élasticité surréelle d’un visage qui n’a plus rien d’humain, un enfièvrement du débit qui ravale le langage au rang d’accessoire inepte, une énergie rageuse, absurde et destructrice qui rappelle la grande époque du burlesque » (Mandelbaum, 2006, p. 21). Et c’est un fait que le personnage de Pivert s’inscrit dans une généalogie théâtrale du vaudeville qui dénigre la bourgeoisie, à grands coups de portes qui claquent, de cocus autosatisfaits, de comportements grossiers sous couvert de respects de conventions nobles, à la façon d’un Labiche ou d’un Courteline. Mais Louis de Funès entretient aussi « un type de personnages dans la lignée des burlesques de l’âge d’or américain : le bourgeois colérique, autoritaire, qui exprime sa hargne par un rythme verbal soutenu, avec force de tics et de grimaces expressives. Son burlesque se traduit par un effet de répétition de scènes qu’il agrémente d’onomatopées et de mimes fiévreux » (ABCinéma project, 2016, p. 14). Pivert « comme l’oiseau… clac, clac, clac, clac, clac » comme de Funès présente son personnage, ce qui fera dire avec malice au critique de cinéma Jean-Louis Douin que Louis de Funès est « le virtuose de la grimace, le Woody Woodpecker de la majorité silencieuse » (Douin, 1974).

Le film se termine par l’inversion d’une des répliques centrales du début qui montre le renversement des rapports de domination sociale ou culturelle et l’irrévérence d’Oury. Victor Pivert se repent en effet de son travestissement : « Écoutez-moi, Rabbi Jacob, écoutez-moi ! Il faut que je me confesse. Voilà… je ne suis pas Juif », et son impertinent chauffeur de lui lancer : « Ça ne fait rien, Monsieur, on vous garde quand même ! ».

Références

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  • 2 Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x544ou7 [consulté le 12 oct. 2022].
  • 3Libération, 1er nov. 1973
  • 4 Gérard Oury, Libération, 8 nov. 1973.
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