Le traitement médiatique du crime de Christine et Léa Papin renvoie a priori à ce que décrit Arlette Farge (2010, p. 20) dans la fabrique de la figure de la femme criminelle : « la construction de figures stéréotypées et souvent monstrueusesdéforme, caricature et amplifie de façon plus que négative lesvisages des femmes très déviantes ». Pourtant, dans l’affaire Papin, la construction de figures monstrueuses n’épuise pas le sens du crime. Les deux sœurs ont basculé, de façon aussi violente que brusque, d’une vie ordinaire de domestique au service d’une famille bourgeoise à un acte de sauvagerie qui provoque même les frissons des agents de police, messieurs Ragot et Vérité, qui ont effectué les premières constatations et pris la mesure, avant tout le monde, de la sauvagerie du crime.
Le dossier d’archives, qui contient l’ensemble des pièces du procès, recèle une violence enfouie qui oblige à l’analyse, tant l’éthique de la recherche est questionnée par les descriptions des violences et par les processus de domination et de violence symboliques qui apparaissent à l’examen des différentes pièces. Le crime oppose en effet à ses contemporains un hermétisme interprétatif1 que la justice puis les médias vont tenter de percer, instaurant par là même un récit dans lequel les deux sœurs occupent cette place si difficile à tenir de « femmes criminelles ». Le temps du procès des sœurs Papin est un moment propice à l’observation de la reconstruction symbolique à laquelle se livrent les médias confrontés à la violence. Comment les médias racontent-ils pareil basculement, pareille mise en question des valeurs sociales ? L’analyse du dossier d’archives du procès, des documents judiciaires et des discours de presse consacrés au procès permet d’entrevoir comment se nouent, au cours de ce processus cathartique, l’identification des causes de la violence et la réaffirmation publique, par l’institution judiciaire, des valeurs sociopolitiques que les deux sœurs ont transgressées. Témoins et narrateurs de la catharsis, les médias offrent au grand public la possibilité d’accéder aux catégories de sens réinstaurées par l’institution judiciaire pour intégrer la transgression à un ordre sociopolitique que la punition rétablira.
C’est cette catharsis par le procès public et médiatisé, où siègent 12 jurés – hommes – « recrutés au sein d’un groupe étroit de notables en principe avisés » (Carbasse, 2014, p. 462) et que couvrent les envoyés spéciaux des grands journaux parisiens, que nous proposons ici d’analyser, dans sa tension entre classe et genre, à partir d’un ensemble de documents issus du dossier conservé aux Archives départementales de la Sarthe et à partir des journaux récoltés à la Bibliothèque Nationale de France2.
Disons donc tout d’abord un mot du dossier d’archives qui nous donne accès à l’affaire, aux accusées et aux discours tenus sur elles. Ce dossier rassemble les éditions du journal local La Sarthe du soir consacrées au procès, parues de la veille jusqu’au lendemain du procès. À ces éditions s’ajoutent le rapport d’expertise médico-psychologique de 27 pages, réalisé le 1er juin 1933 par trois médecins (le Docteur Schutzenberger, Médecin-Chef de la Santé départementale de la Sarthe, le Docteur Baruk, Médecin-directeur de l’Asile de Sainte-Gemmes-sur-Loire et le Docteur Truelle, Médecin-chef de l’Asile Clinique Sainte-Anne à Paris) ; les photographies de la scène de crime prises le 3 février 1933 par le Henri Namur, Commissaire principal de la Ville du Mans ; les minutes du procès ; les demandes d’expertise complémentaire formulées par les avocats de Léa et Christine Papin (Frédéric Chautemps et Germaine Brière – une femme, avocate, situation relativement rare en 1933 car les femmes n’ont été autorisées à exercer le métier qu’avec la loi du 1er décembre 1900).
Ce dossier, dépouillé systématiquement en 2016, comprend une centaine de pièces, dont certaines comportent beaucoup de pages – les dossiers d’expertise, des feuilles fragiles, uniques – le mot manuscrit de Léa Papin, se pourvoyant le 1er octobre en cassation, qui ne comporte qu’une seule phrase et qui manifeste la fragilité d’une jeune femme qui sait lire mais à peine écrire : (« Monsieur le Procureur, je désir [sic] faire un pouvoir [sic] en cassation »). Ce dossier était rangé dans un ordre à peu près chronologique, mais sans inventaire systématique, ce qui interdisait d’anticiper sa composition. La violence des archives et l’émotion qui en découle, c’est par exemple le fait de « tomber », au détour du geste de feuilletage, sur les deux photographies de la scène du double homicide, annotées de la main du Commissaire, qui montrent les corps des deux victimes et font défaillir. La violence et l’émotion sont aussi dans ce mot manuscrit de Léa Papin, avec ses fautes de langue et sa concision, qui dit la jeune femme broyée par ses actes et leurs conséquences.
Mais la violence, c’est aussi la couverture, rose, de la pochette qui contient les minutes des procès de septembre aux Assises du Mans, sur laquelle sont récapitulées les affaires et les jugements rendus. L’inscription « mort », en face du prénom « Christine », glace l’esprit et renvoie celui ou celle qui parcourt le dossier à la violence de la justice humaine, en 1933.
Le carton d’archives comprend aussi des pièces qui disent la violence dans l’instruction du pouvoir de punir sur deux jeunes femmes, domestiques. Les rapports d’expertise, notamment médico-légale, objectivent les corps par des descriptions qui renvoient à des catégorisations issues de l’histoire du droit pénal, qui considérait à la fin du 19e siècle que la délinquance pouvait être associée, par la science criminelle, à des caractéristiques physiques – dont le prognathisme (Prins, 1886, p. 25), ici répertorié comme une des caractéristiques physiques de Christine Papin.
Dans les archives du procès des sœurs Papin, deux photographies, difficiles à regarder, disent cependant la violence exercée par les deux jeunes femmes – face à laquelle va s’exercer si durement le pouvoir de punir. Ces deux photos n’ont jamais été publiées dans un travail de recherche ; elles peuvent être vues sur Wikipédia, sur un blog de recension de cimetières à visiter et sur une page de France Culture pour illustrer une émission3. Que dire de ces deux photographies, qui montrent la scène de crime sous deux angles de vue ? Elles sont inédites et permettent de comprendre aussi pourquoi les discours médiatiques ont pu parler de sauvagerie. Elles sont des pièces témoins de l’Histoire et quand elles apparaissent au détour de l’épluchage systématique du carton d’archives, la vision en est à la fois terrible et émouvante. Et puis en retournant une des deux photos, nous pouvons lire l’inscription suivante : « Affaire » Sœurs Papin : dès la découverte des corps de Mme et Mlle Lancelin, le commissaire central du Mans qualifie les faits, comme les médias vont le faire ensuite : la circulation des discours est amorcée dès l’inclusion de la photographie dans le dossier policier puis judiciaire.
L’inscription manuscrite est de la main du commissaire principal ; elle mentionne le fait que les deux jeunes femmes sont inculpées d’assassinat : les acteur·rices de ce fait divers sont tous·tes là, symboliquement, au dos d’une photographie dont nous savons ce qu’elle montre.
Le matériau est historique, unique, fragile ; la composition du carton d’archives confronte au réel, fût-il presque centenaire, mais plusieurs questions se posent. Comment travailler sur cette affaire (et sa médiatisation) sans donner accès aux images, dont l’épaisseur sémiotique donne une consistance majeure – et terrible – à l’événement4 ? La question ne trouve pas de réponse aisée mais elle nous amène aussi à envisager le maniement de ces pièces anciennes avec toute la dignité que l’ensemble des protagonistes de l’affaire méritent. Or, la violence des archives remonte aussi des rapports d’expertises, qui réifient les sœurs Papin et participent de leur silenciation. Le processus d’expertise médico-légale dit en effet le plomb du savoir qui s’abat sur les deux sœurs, réduites, face aux médecins, face aux hommes, puis face aux juges, à une place impossible à occuper et que seul un silence presque total peut leur permettre d’accepter.
En conclusion d’un rapport (tapé à la machine) de 27 pages, dans la partie « Discussion » et après avoir examiné les deux jeunes femmes, leur corps (les dents, la corpulence, la digestion, l’abolition des règles, entre autres) et leur « caractère » (l’intelligence – « moyenne », l’émotivité), les trois médecins-experts, les docteurs Schutzenberger, Baruk et Truelle, concluent sur leur pleine responsabilité (et sur leur sauvagerie).
« Les sœurs Papin allèguent qu’elles auraient été attaquées par Madame Lancelin, et Christine notamment prononce le mot « d’agression ». Moyen de défense puéril dont non seulement la vraisemblance est écartée, mais que les dépositions de Monsieur Rinjard et Monsieur Lancelin rejettent comme inadmissible. […] Il s’agirait donc d’un crime de colère.
L’état de colère, qu’elles donnent comme motif du crime, doit-il être considéré comme l’expression d’un état pathologique ou bien comme un état psychologique, conséquence de leur caractère et de leur mentalité propre ? […]
Tout en n’étant ni motivé ni déterminé par aucun trouble mental morbide, cette poussée coléreuse a-t-elle – comme la sauvagerie et l’acharnement cruels avec lesquels ce double crime a été accompli pouvaient le faire penser – revêtu des caractères assez particuliers pour qu’on puisse la considérer comme s’étant momentanément accompagnée d’une perturbation de la conscience susceptible ici d’être prise en considération ? Cela n’apparaît pas non plus. […]
Il faut simplement admettre – et cela est du domaine de la psychologie et non de la pathologie – que les deux sœurs ont agi ensemble avec la même brutalité, avec le même acharnement uniquement en raison de la communion des sentiments et des idées qui était la leur » (Rapport médico-légal, Archives départementales de la Sarthe, 1er juin 1933, p. 25-26).
Le motif de leur acte, exprimé par les deux sœurs – principalement par l’aînée, Christine – ne varie pas ; elles se sont défendues et la colère les a menées au pire. Elles se sont notamment défendues après avoir vivement échangé avec Mme Lancelin au sujet d’un fer à repasser qui ne fonctionnait – à nouveau – plus. Or, ce que montre l’ensemble du rapport médico-légal, c’est que les trois médecins qui les examinent statuent sur l’absence d’altération du discernement des deux sœurs, mais aussi – et cela paraît sortir du registre de l’examen médico-légal – sur la vraisemblance du motif avancé par Christine et Léa. Refusant de reconnaître qu’elles ont pu être sujettes à un accès de colère, les trois médecins renvoient les deux jeunes femmes à une brutalité et un acharnement qui ne peut s’expliquer que par une asocialité qui se serait révélée lors du passage à l’acte. Ce (pré)jugement est une des contributions importantes du procès, contre lequel les avocat·es Brière et Chautemps vont se battre, cherchant à faire réaliser une seconde expertise par le docteur Logre – expertise qui leur sera refusée, le docteur n'ayant pas la permission judiciaire d’accéder aux deux inculpées.
Or, le caractère inaudible de leur explication – qui ne parvient pas à ébranler la certitude des médecins, se traduit ensuite par le silence des deux jeunes femmes. Face à leurs juges, et face au public du procès, les sœurs Papin vont rester presque muettes. Michelle Perrot (1998, p. 35) indique à cet égard que les femmes criminelles échouent le plus souvent à le rendre audible dans une société d’hommes. En cause, la faible présence, à l’époque, de femmes au sein de la « société judiciaire » et la pesanteur d’un imaginaire judiciaire qui demeure ainsi « largement misogyne ».
C’est ce mutisme que les journalistes – nombreux – couvrant le procès vont découvrir et c’est sur ces figures de criminelles muettes que les récits médiatiques vont déployer leurs ordres de narration et de jugement. L’affaire, quoique jugée au Mans, fait grand bruit en France ; elle est traitée par les principaux quotidiens nationaux, alors même que, à Genève, se tient la Conférence mondiale pour la réduction et la limitation des armements qui verra bientôt le chancelier Adolf Hitler retirer l’Allemagne de la table des discussions. La Une du Petit Journal du 29 septembre 1933 met ainsi en haut à gauche de la page le titre « L’Allemagne "désarmée" » et, en regard, en haut à droite, une photo des deux avocat·es, Germaine Brière et Frédéric Chautemps, sous le titre « Le procès du Mans. Folles ? Possédées ? ».
Dans le premier chapitre de son ouvrage L’effroyable crime des sœurs Papin, Frédéric Chauvaud (2010, p. 15) indique que, face à l’horreur qu’inspirent leur crime et leurs gestes – elles ont tué et énucléé leurs patronnes – « l’humanité des sœurs Papin est réduite à l’acte effroyable ».
« Certains journalistes ne s’y trompent pas. Bernard Beauzac titre, en février 1933, pour Police Magazine, les "arracheuses d’Yeux". Presque aussitôt, "l’acharnement cruel" est l’objet de multiples interprétations. Ne s’agit-il pas plutôt, affirme le chroniqueur de l’Humanité, d’un cri de désespoir, du geste de malheureuses que l’on a exploitées et qui trouvent dans "le meurtre sauvage" la seule façon d’exprimer un sentiment de révolte ? ».
Confrontées à la lecture de l’acte d’accusation et aux détails terribles de leur acte, Christine et Léa demeurent sans expression (corporelle ou verbale). L’Humanité évoque ainsi le « mutisme des deux accusées », qui demeurent, selon Le Petit Parisien, « visages fermés, regards d’une étrange fixité, lèvres qui s’entrouvrent à peine » ; leur « silence est seulement entrecoupé de quelques brèves paroles dites entre les dents » (La Croix) ; les « deux sœurs » ne répondent que « par des monosyllabes ou des inclinaisons de la tête » (Le Temps). Les violences commises par des femmes posent un problème narratif majeur aux médias qui peinent à articuler les « figures » de femmes avec celles de criminelles (Garcin-Marrou, 2017), et les différents médias sont là confrontées à une absence d’explication que pourraient fournir les deux sœurs. Les récits doivent alors réinstaurer un ordre de causalité, qui leur permet ensuite d’inscrire les figures monstrueuses dans un cadre narratif partagé socialement. Ainsi, nous le verrons, un cadrage narratif de classe est activé, dès le début de l’affaire, par l’Humanité et le suivi du procès sera l’occasion de réaffirmer cette lecture de la violence.
Mais il est une autre lecture qui s’active dès la découverte des corps de Mme et Melle Lancelin ; une lecture de genre qui assigne aux deux femmes criminelles une place particulière, à la fois bien connue et toujours redoutée par la communauté des hommes. Martine Kaluszynski (2012, p. 289) le rappelle, citant les médecins du 19e siècle : « les crimes de sang commis par les femmes sont beaucoup moins nombreux que ceux commis par des hommes […] elles tuent moins, mais quand elles tuent, c’est de pire façon ». Michelle Perrot (1998, p. 17) rappelle également que « les femmes criminelles apparaissent d’autant plus inquiétantes qu’elles sont rares, comme si leur faible présence était inversement proportionnelle à leur dangerosité. La seule présence des femmes semble donc attiser l’angoisse et constituer un terrible danger ».
La définition de violence exercée par les deux femmes met en cause des ordres socialement structurants : l’ordre de classe et l’ordre de genre. Lors de la découverte des corps des patronnes assassinées, la majorité des journaux a désigné les sœurs meurtrières comme des « monstres ». La Sarthe du matin a ainsi qualifié de façon constante l’acte des sœurs Papin d’« horrible tragédie », d’« horrible geste», d’« horrible tuerie », retrouvant ainsi la définition que donne Georges Auclair (1970, p. 108) du « monstrueux » : « il y a monstre quand la violation des règles humaines équivaut pour la conscience commune à la violation des lois naturelles ». Pourtant, lors du procès, la violence extrême des actes semble incompatible avec l’apparence des jeunes femmes effacées et silencieuses présentes dans le box. Plusieurs pistes explicatives sont alors déployées par les journaux.
La première piste, empruntée par Le Figaro, La Croix, Le Temps et L’Ouest-Eclair, insiste sur « l’horrible forfait », « l’horreur du crime », le « crime commis avec une rare sauvagerie », « l’incroyable sauvagerie », « la sauvagerie déconcertante », « la cruauté sans nom » ou le « soir affreux où, dans un accès de rage que nul n’a pu comprendre, [les sœurs Papin] ont massacré leurs patronnes, Mme Lancelin et sa fille ». Pour les trois quotidiens nationaux et le quotidien régional, la violence est s’inscrit dans des rapports sociaux de classe – ce sont bien leurs patronnes que les deux sœurs ont assassinées – mais ne peut pas être expliquée, rationnellement, par cette situation de domination. Tout au contraire, la violence est déconcertante, incroyable et sauvage car elle ne peut pas trouver son sens dans une remise en question de l’ordre social. À cette impossibilité explicative s’articule donc la nécessité de recourir à un autre ordre de qualification de la violence.
Cet ordre est celui de l’humanité, rompu par la sauvagerie dont ont fait preuve les deux femmes qui, en rompant avec les normes de genre (les femmes ne tuent pas), se sont placées hors de ce qui est humain. Or, leur sauvagerie est incompatible avec, d’une part, la responsabilité qu’établissent tous les experts psychiatres (à l’exception du Docteur Logre qui réalise, malgré l’impossibilité à voir les deux sœurs, une expertise « officieuse », laquelle le conduit à pointer un trouble psychiatrique) et, d’autre part, avec la piété, reconnue, des deux sœurs et leur bonne conduite avérée jusqu’au meurtre. « Deux servantes à la vie jusqu’ici irréprochable », indique L’Ouest-Eclair qui précise également que « l’horreur du crime est telle que l’entendement se refuse à l’expliquer ». Le quotidien régional s’inscrit ainsi en faux avec l’explication de classe qui ne peut, selon le journaliste, René Fève, rendre compte de pareille sauvagerie : « Ce n’est pas, à notre avis, comme l’ont dit plusieurs de nos confrères, un crime de domestiques. Il ne rentre pas dans le cadre des crimes ordinaires. Il atteint le summum de l’horreur et de la sauvagerie ». Notons, cela dit, que le quotidien reconnaît implicitement qu’il y a des « crimes de domestiques » ; même si la violence des sœurs Papin n’entre pas dans cet ordre de violence de classe. En effet, « Mr Lancelin [le mari et père des deux victimes], avec une haute loyauté, a fourni de très bons renseignements sur les deux criminelles qui elles-mêmes reconnaissent qu’elles n’avaient aucune raison d’en vouloir à leurs patronnes ». « La crise est inexplicable » avance de son côté l’avocate de Christine, Germaine Brière. Pour L’Ouest-Eclair, même si le Docteur Logre, cité par la Défense, a fait naître quelques doutes sur l’état mental des deux sœurs, il paraît logique de s’en remettre à un autre expert, le Docteur Schutzenberger, médecin en chef de l’asile des aliénés de la Sarthe, qui conclut que Léa et Christine Papin ont « une exacte notion du bien et du mal et qu’on ne peut donc rien trouver chez elles au point de vue mental » ; le supplément d’enquête demandé par la Défense est ainsi rejeté à partir « d’attendus très motivés ».
Les deux sœurs ont rompu ce qui les rattachait à l’humanité ; et la violence de leur transgression est d’autant plus forte qu’elles sont des femmes. Les valeurs de genre jouent donc ici comme un dispositif de pouvoir qui conduit inéluctablement les deux sœurs aux peines maximales requises par le procureur (la mort pour Christine et la perpétuité pour Léa).
La même articulation d’un refus d’inscrire la violence dans un rapport de classe et d’une reconnaissance de la violence comme transgressant les valeurs de genre conduit Le Figaro à faire état, quoique de façon beaucoup plus brève, de « l’incroyable sauvagerie » des « deux criminelles, dont le geste avait été provoqué par une futile discussion de service ». Posant rapidement une question rhétorique « Faut-il expliquer leur horrible forfait par un secret ressentiment qui se serait longtemps étouffé et qui, soudain, se serait donné libre cours ? », le quotidien conclut, sans même utiliser les guillemets de la citation, à « l’entière responsabilité des prévenues ».
Dans la même veine, Le Temps relate l’origine du crime : « Mme Lancelin avait reçu les doléances de Christine Papin au sujet d’un fer à repasser électrique qui ne fonctionnait pas […] La réponse de sa patronne lui ayant déplu, Christine était entrée dans une violente colère ; et, saisissant un lourd pichet d’étain, elle en avait frappé sur la tête Mme Lancelin… ». Et le quotidien raconte ainsi un peu plus loin l’entrée en scène de Léa : « Saisie, elle aussi, d’une sorte de fureur sanguinaire, Léa se précipita sur sa patronne, lui arrachant les yeux avec les doigts… ». Pourtant, avait mentionné Le Temps, les deux sœurs, « depuis sept ans au service de M. Lancelin », étaient « ponctuelles et vives à l’ouvrage ». La disproportion entre le motif supposé de la dispute et les gestes criminels conduit ainsi le quotidien à reprendre, sans les discuter, les conclusions des experts qui « ont conclu à la pleine et entière responsabilité de Christine et Léa Papin ».
La Croix ne consacre qu’un seul article à l’affaire, au lendemain du procès, qui fait état de l’incompréhension devant l’« horrible forfait » commis « avec une rare sauvagerie » par les deux sœurs, « meurtrières de leurs maîtresses ». Ce qui semble choquer le quotidien c’est que les deux femmes n’ont « même » pas eu « une parole de repentir ». C’est donc sans difficulté que La Croix reprend la synthèse faite par le président de la Cour des analyses fournies par les experts psychiatres ; analyses qui « rejettent toute irresponsabilité » et qui considèrent « comme une comédie certains gestes anormaux, certaines paroles insensées des deux sœurs ».
Il semble donc bien que, pour ces journaux, classe et genre soient articulés et produisent un dispositif symbolique normatif dans lequel les rapports de classe comme les rapports de genre permettent d’établir la violence et de la punir à la hauteur la transgression opérée. S’il y a articulation des rapports de classe et de genre, celle-ci a comme effet de renforcer chaque ordre normatif pour en décupler la puissance performative. Or, la lecture opérée par ces quatre quotidiens reprend, peu ou prou, celle du procureur et celle du président de la Cour. Il y a donc, dans les discours, une réaffirmation sans faille des normes de la domination masculine et sociale.
L’articulation classe – genre est opérée différemment, nous l’annoncions, par le quotidien l’Humanité. Au premier jour du procès, le quotidien cadre son récit en évacuant la question de la folie qui n’apparaît pas comme le motif pertinent : « Que penser de ce crime ? Les deux sœurs sont-elles folles ? Là n’est plus la question ? Les véritables raisons de ce meurtre, on peut les chercher dans l’enfer que vivaient ces "domestiques" dans cette famille bourgeoise ». Dans un article paru au lendemain de la condamnation des deux sœurs, le quotidien enfonce le clou et ancre le verdict dans une dénonciation précise de l’articulation performative des deux ordres de domination, mais aussi dans une nouvelle dénonciation des violences faites aux deux domestiques :
« Ainsi la justice bourgeoise a rendu son arrêt terrible, après un réquisitoire forcené, féroce – un réquisitoire de bourgeois haineux, un réquisitoire de classe – du procureur Riegert dont nous rappellerons la phrase type "Pas de pathologie dans cette affaire ! De la psychologie simplement. Ce sont des chiennes hargneuses qui mordent la main quand on ne les caresse plus !" Et c’est bien le langage féroce d’un bourgeois pour qui les exploités sont des chiens que l’on doit cingler à coups de fouet. Psychologie de procureur général, d’adjudant de quartier, de bourreau et d’employeur de "bonnes". Quant aux "caresses" dont parle M. Riegert, les jeunes exploitées des places bourgeoises savent ce que cela veut dire et qui est une forme d’exploitation de plus » (l’Humanité, 1er oct. 1933, p. 3)
Décrivant leur impassibilité au moment du verdict puis l’agenouillement, muet et sans larme, de Léa, le quotidien communiste met en cause très directement l’exploitation de classe et de genre dont les deux jeunes femmes sont les victimes, évoquant de façon plus large les violences sexuelles – les « caresses » - qui sont généralement faites aux « bonnes ». L’acharnement d’une justice de classe est cependant le motif recteur du récit proposé, qui dénonce la violence bourgeoise du réquisitoire « féroce » et du caractère « forcené » du procureur. Cette perspective axiologique était déjà présente, dans l’article paru deux jours plus tôt, qui préconisait que le procès soit « celui de la sacro-sainte famille bourgeoise au sein de laquelle se développe et fleurit […] la méchanceté et le mépris pour ceux qui gagnent leur vie à la servir ». Pour l’Humanité, la violence sociale est centrale et elle s’exerce sur deux femmes, dominées du fait de leur classe et de leur genre, qui n’ont, malgré leur avocate et leur avocat, aucune chance de pouvoir se faire entendre.
Pour la majorité des journaux – à l’exception de l’Humanité pour qui ce sont des normes de classe qui ont été mises à mal – Léa et Christine sont coupables d’une violence qui transgresse les valeurs de genre. Les récits attendraient donc que les deux sœurs manifestent, précisément, leur humanité pour pouvoir les réintégrer dans la communauté humaine. Or, Christine et Léa se taisent, ne manifestent aucune émotion – validant par là même le préjugement du rapport médico-légal, qui écartait le possible motif de la seule émotion exprimée par les deux sœurs, la colère.
Le genre est masqué – il n’est pas dit en tant que tel – mais il contribue à la déflagration symbolique du jugement médiatique et judiciaire : Christine Papin, l’aînée de 28 ans, est condamnée à la peine de mort ; Léa Papin, la cadette de 22 ans, est condamnée à 10 ans de travaux forcés et 10 ans d’interdiction de séjour. La justice et les médias opèrent ainsi, dans ce moment du procès, comme des « technologies de pouvoir » foucaldiennes et comme des instances de la production des catégories (classe, genre) à partir desquelles se construisent les figures de la transgression criminelle. La violence des hommes s’exercera à son tour, après le jugement (et l’appel) ; Christine se laissera mourir en prison en 1937 (elle avait été diagnostiquée schizophrène en 1934) et Léa, libérée en 1943, mourra dans l’oubli en 2001 (Chauvaud, 2010, p. 231-232).
Travailler sur cette affaire, affronter la violence du corpus, des photographies et des traces de la violence judiciaire qui s’exerce sur les deux sœurs qui ont tué, nous conduit cependant à faire attention à ne pas ajouter à des dominations, même très anciennes, une domination savante. Mais alors, comment travailler, publier, montrer et conserver la force sémiotique de ce dossier, de cette affaire et de l’ensemble de ces discours, sans redoubler la domination discursive genrée et classiste ? Comment parler du crime des sœurs Papin sans les réensevelir dans un linceul de domination ? Nous espérons avoir ici évité l’écueil d’une « volonté de vérité […] prodigieuse machine destinée à exclure » (Foucault, 1971, p. 22) et avoir rendu à ces deux sœurs de misère une part de leur humanité.
Résumé : Revenant sur les archives de l’affaire et les discours de presse parus au cours du procès des sœurs Papin (1933), cette contribution entend analyser les reconstructions d’un crime à laquelle se livrent les instances médicales, judiciaires et médiatiques pour saisir leurs articulations aux rapports de genre et de classe. La composition des archives sera ainsi mise en regard avec ce que les médias en retiennent, et la contribution tentera de comprendre aussi – au-delà de la violence du geste des sœurs Papin, comment un faisceau de discours – un ordre discursif – a pu parvenir à dénier à deux femmes, deux domestiques, leur humanité.
Abstract: Looking back at the archives of the case and the press speeches published during the trial of the Papin sisters (1933), this contribution intends to analyze the reconstructions of a crime by the medical, judicial and media authorities in order to grasp their articulations to gender and class relations. The composition of the archives will thus be compared with what the media retain, and the contribution will also attempt to understand - beyond the violence of the Papin sisters' act - how a set of discourses - a discursive order - was able to deny two women, two servants, their humanity.