En 1960, Louis Pauwels (1920-1997) et Jacques Bergier (1912-1978) publient Le Matin des magiciens, un livre qui rencontre un énorme succès avec 859 000 exemplaires vendus (Renard, 1996, p. 152). Il est le fruit de leurs nombreuses lectures et d’échanges de cinq années consignés sur le papier par Louis Pauwels. À la fin des années 1950, Pauwels est un écrivain, un éditeur (auprès de Pierre Lazareff) et un journaliste déjà chevronné, depuis ses débuts à Combat avec Albert Camus. Son talent est remarqué par Paul Morand et Jacques Chardonne (2013, p. 102, 455) qui trouve le ton de ses chroniques politiques dans L’Intransigeant « très truculent » et qu’il reçoit à sa table à Vevey (3 août 1956 et 17 mars 1958) tandis que sa « figure […] chiffonnée » » inquiète son ami et épistolier Jacques Chardonne qui ne le ménage pas dans ses jugements (Ibid., p. 161, 258 ; 30 janvier 1957 et 28 juin 1957]. Pour ses contemporains, Pauwels se marque par « toute la richesse de son clavier » comme l’explique Armand Petitjean à Jean Paulhan (2010, p. 661 ; 2 février 1959) tandis qu’il veut lancer au début de 1959 avec Louis Pauwels un hebdomadaire, Feu vert, qui serait un contre Express. La chose échoue mais Pauwels ne manque pas de projets, à commencer par Le Matin des magiciens.
Cette entreprise au long cours signifie pour Pauwels, qui tient la plume, « le fruit du mariage » de « deux pensées », (Pauwels et Bergier, 1960, p. 26), la sienne, et celle de Bergier. Le Matin des magiciens consacre le duo qui lance en octobre 1961, la revue Planète, conformément au vœu esquissé en conclusion de la préface du Matin des magiciens où Pauwels espérait disposer des fonds pour « créer et animer une sorte d’institut où les études, à peine amorcées dans ce livre, seraient poursuivies (Pauwels et Bergier, 1960, p. p. 27). » Son succès est impressionnant car son tirage régulier est de 100 000 exemplaires à partir de sa seconde année de parution (Cornut, 2006, p. 21). La revue et l’encyclopédie éponyme qui l’accompagnent deviennent ainsi un véritable « phénomène » de société, un marqueur des années 1960 (Winock, 1990, p. 74), et un « épisode important de l’histoire culturelle française » (Renard, 1996, p. 152 ; François et Kreis, 2010, p. 65-71). Mircea Eliade le met alors en regard du succès rencontré par Claude Lévi-Strauss et Pierre Teilhard de Chardin dont le dixième anniversaire de la mort fut célébré en grande pompe par un colloque tenu à l’UNESCO en 1965 (Moatti, 2020, p. 89-90) : « vers 1960 », souligne Eliade dans une conférence intitulée « Modes culturelles et histoire des religions » et prononcée en octobre 1965 à Chicago, « Paris a été dominé, presque conquis dirait-on par une revue intitulée Planète ». Paris, mais pas le reste du monde, même si Le Matin des magiciens a été traduit en 19 langues. Car l’historien des religions roumain souligne que « le livre, traduit en anglais, n’eut pas un retentissement comparable dans le public anglo-américain. » (Eliade, 1978, p. 19-20).
Ouvrage foisonnant, Le Matin des magiciens mettait au premier plan une formule chère au duo, le « réalisme fantastique » auquel leur essai entend être une « introduction » quand Planète en fut le prolongement et l’expression.
La préface du Matin des magiciens, signée de Pauwels qui écrit à la première personne du singulier, donne à voir son cheminement intellectuel vers ce « réalisme fantastique » où se marque l’empreinte de son père adoptif, Gustave Bouju, un ouvrier tailleur auquel le livre est dédié et qu’il décrit comme un « “progressiste” » pour qui « l’aventure humaine » et « l’histoire » avaient un « sens » articulé à « quelque forme d’ultra-humain » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 14-15) ; une formule empruntée à Teilhard de Chardin dont Pauwels fit grand cas dans les années 1960. Il n’en était rien au seuil des années cinquante, marquées par son passage dans les « groupes » du « magicien Gurdjieff » (Julian Huxley), auquel il consacra un livre en 1954, et par son attirance pour René Guénon et les études traditionnelles, même s’il s’en fit ensuite le critique (Accart, 2005, p. 1020-1036). Le jeune Pauwels s’inscrit alors, au nom de sa spiritualité, dans un rejet affiché du « monde moderne ». Ce n’est que dans un troisième temps, après la remise en cause des doctrines de la Tradition, que Pauwels, mettant ses pas dans ceux de son père adoptif en arrive à « concilier le goût de la vie intérieure et l’amour du monde en mouvement. » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 15). La dédicace du Matin des Magiciens est explicite : « À la grande âme, au cœur brûlant de mon vrai père, Gustave Bouju, ouvrier tailleur. In memoriam. » Cette appétence affichée pour le monde moderne se traduit chez Pauwels par un regard porté dorénavant sur lui avec des « yeux rafraîchis ». Ainsi, sa longue fréquentation des études traditionnelles ou ce qu’il appelle son « étude réactionnaire » sont réputées l’avoir écarté du « vieux rationalisme du
Ce cheminement a pris plusieurs années. On rappellera le contenu de sa dédicace ouvrant Monsieur Gurdjieff : « À LISE DEHARME et aux amis qui, autour de sa table, chaque semaine me réconcilient avec le monde. » Ajoutons aussi que la rupture avec George Gurdjieff et son « enseignement » signifient davantage chez Pauwels le desserrement d’une « étreinte » qu’un rejet pur et simple de ce que ce maître lui a apporté. Dès 1954, George Gurdjieff est réputé avoir fécondé son regard ébloui sur le temps présent : « Aujourd’hui, je vois qu’il y a dans l’enseignement de Gurdjieff ou plutôt dans l’essentiel de la démarche ésotérique, quelque chose d’extrêmement précieux pour un homme vraiment soucieux de vivre vraiment l’aventure des temps présents. Mais il faut savoir déjouer les pièges que nous tendent les sociétés dites initiatiques dans le monde actuel. » (Pauwels, 1954, p. 511).
C’est au moment où il achève Monsieur Gurdjieff que Pauwels rencontre Bergier. Une rencontre « déterminante » souligne-t-il (Pauwels et Bergier, 1960, p. 17). Elle l’est aussi pour Bergier pour qui le milieu des années cinquante marque un tournant dans l’itinéraire. En publiant chez Arthaud en 1955 son ouvrage Agents secrets contre armes secrètes Bergier se fait connaître du grand public qui découvre son rôle de résistant au sein du réseau Marco Polo et sa déportation marquée par son passage au camp sarrois de la Neue Bremm puis à Mauthausen (Walter, 2013, p. 129-131). Jusqu’alors, Bergier n’était un homme connu que d’un petit nombre. Au lendemain de la guerre, il est un « résistant distingué » (Jacques Walter) qui tait sa judéité, à l’origine pourtant des sévices qu’il a subis à la Neue Bremm. Revenu de déportation, il fonde un cabinet d’ingénieur-conseil, la société Recherche et industrie, tout en gardant de l’intérêt pour ses travaux « scientifiques » inspirés de son mentor André Helbronner, physicien nucléaire et chimiste de renom, membre comme lui du réseau Marco Polo et décédé en déportation à Buchenwald. Au milieu des années cinquante, Bergier est à la croisée des chemins. Sa société végète et il n’a pas non plus réussi à faire la carrière dans le renseignement qu’il espérait. Il choisit donc de se réorienter vers l’écriture en privilégiant ses sujets de prédilection : le renseignement, la science et la science-fiction. Il peut s’appuyer sur une expérience acquise dans le monde des revues (Hommes et techniques, Constellation) et l’édition d’ouvrages de vulgarisation comme 50 années de découvertes. Bilan 1900-1950, publié au Seuil auquel il a collaboré. C’est par ce biais que René Alleau, qualifié par Pauwels d’« historien de l’alchimie », lui fait rencontrer Pauwels, éditeur pour le compte de Pierre Lazareff et à la recherche d’un rédacteur scientifique pour un livre intitulé Visa pour l’avenir. Des ouvrages collectifs, Bergier passe au récit individuel avec Agents secrets contre armes secrètes où, seul survivant du trio des ingénieurs de Marco Polo, il peut raconter sa résistance et sa déportation à sa façon, en en faisant le produit d’une guerre entre savants et espions dont il est le héros. Le succès est au rendez-vous puisque le livre est plusieurs fois réédité en France et traduit à l’étranger.
La rencontre entre Bergier et Pauwels est celle de « deux esprits assez dissemblables » écrit Pauwels. On ne saurait mieux dire. Mais ils ont en partage « un point de vue nouveau et riche en possibilités », ce « réalisme fantastique » qui irrigue leur réflexion et que Pauwels présente comme une « école ». Lorsqu’il la définit, Pauwels commence par souligner ce qu’elle n’est pas : « Elle ne relève en rien du goût pour l’insolite, l’exotisme intellectuel, le baroque, le pittoresque. » Il s’agit au contraire pour ses promoteurs de s’installer au « centre » de la « réalité » car c’est là « que l’intelligence, pour peu qu’elle soit suractivée, découvre le fantastique ». « Le fantastique », souligne Pauwels, « doit être arraché aux entrailles de la terre, du réel. » Il est « une manifestation des lois naturelles, un effet du contact avec la réalité quand celle-ci est perçue directement et non pas filtrée par le voile du sommeil intellectuel, par les habitudes, les préjugés, les conformismes. » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 21-22). Comprendre la démarche de Pauwels et de Bergier invite à saisir toute l’importance revêtue à leurs yeux par le caractère « très mince » de la « frontière […] entre l’univers visible et l’univers invisible. » Cette conviction, on pourrait même dire cette sensation, d’un contact physique avec un « autre monde », Bergier l’aurait éprouvée à Mauthausen et Pauwels chez Gurdjieff. C’est bien elle qui fonde la démarche du Matin des magiciens qui se veut « le récit […] d’un premier voyage dans des domaines de la connaissance encore à peine explorés. » C’est sur ce dernier point que se mesure toute l’importance de Bergier. Pauwels rend hommage à la « documentation » qu’il a apportée, à la « formidable bibliothèque » présente dans ce « puissant cerveau » et à cette « intelligence en mouvement » en mesure d’établir « les connexions les plus complexes » ; laquelle suscite en retour, chez Pauwels, « une exaltation des facultés » qui l’a tenu en haleine cinq ans durant (Pauwels et Bergier, 1960, p. 26).
L’ambition de Pauwels et de Bergier n’est pas seulement de traiter des sciences physiques et mathématiques. Il importe pour eux « d’introduire le réalisme fantastique des hautes sciences dans les sciences humaines. » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 23), à commencer par l’anthropologie, l’histoire contemporaine, la psychologie ou la sociologie. Ce qu’ils appellent leur « méthode de travail » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 24) a, en histoire contemporaine, largement privilégié Hitler et le nazisme dont l’historiographie scientifique fait ses premiers pas à l’orée des années 1960. Le point de départ du duo consiste à réfuter l’idée que « le marxisme suffit à expliquer Hitler » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 23) ; entendons par là privilégier comme interprétation du nazisme et de son développement le rôle du « grand capital », dans le sillage des analyses proposées durant les années 1930 par la IIIe Internationale. Pour Pauwels, « on peut malaxer indéfiniment le marxisme sans parvenir à intégrer le fait qu’Hitler eut conscience, plusieurs fois, avec terreur que le Supérieur Inconnu était venu le visiter. » (Pauwels, Bergier, 1960 : 24). Par ailleurs, sans remettre en cause la justification et « les bienfaits » du procès de Nuremberg, les auteurs du Matin des magiciens considèrent que « le fantastique y a été enterré », interdisant de ce fait la compréhension du nazisme qu’ils considèrent comme « une civilisation totalement différente de ce qu’il est convenu d’appeler la civilisation. » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 403)
Le Matin des magiciens entend donc considérer le nazisme comme une « nouveauté formidable » en ce sens que « la pensée magique s’est adjoint la science et la technique. » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 404). Le nazisme pourrait ainsi être envisagé comme une alliance entre certains de ses dirigeants avec le « Maître du Monde, avec le “Roi de la Peur” qui règne sur une cité cachée quelque part en Orient. » Et les auteurs d’ajouter : « Ceux qui auront un pacte changeront pour des millénaires la surface de la terre et donneront un sens à l’aventure humaine. » En introduisant ce cinquième chapitre dans la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Quelques années dans l’ailleurs absolu », Pauwels et Bergier ont conscience du caractère « extravagant » voire « répugnant » de leur interprétation. Ils balayent la chose d’un trait de plume en arguant de l’importance de « l’exercice de la vérité » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 345-346).
D’où les deux auteurs retirent-ils une interprétation assimilant le nazisme à une société secrète ? Ils sont partis, nous assurent-ils, du témoignage de Willy Ley (1906-1969), pionnier de la conquête spatiale et auteur de livres à succès sur les fusées et les voyages au-delà de la stratosphère, qu’il publie aux États-Unis où il s’est installé après l’avènement du nazisme. Ley aurait appris au duo l’existence à Berlin d’une « petite communauté spirituelle » (Pauwels et Bergier, 1960, p. 347), la société du Vril, qu’ils jugent d’un intérêt fondamental. On ignore si ce témoignage fut direct, Ley ayant publié sur le sujet en mai 1947 un article intitulé « Pseudoscience in Naziland » dans le magazine américain Astounding Science Fiction. On se contentera de rappeler que cette société du Vril est une émanation du roman d’Edward Bulwer Lytton (1803-1873), The Coming Race [La Race à venir]paru en 1871. La société du Vril ferait grand cas d’hommes au psychisme surdéveloppé qui vivraient au centre de la Terre, cachés dans des cavernes et qui se prépareraient à régner sur l’humanité. À travers cette société, on entre dans le domaine de l’occultisme du 19e qui, à l’instar de Louis Jacoliot, fit grand cas de la notion de Vril, reprise aussi à son compte par Helena Blavatsky, fondatrice de la société théosophique.
Des fusées à l’occultisme, Bergier et Pauwels sont chacun en terrain connu. Ils vont ajouter à cet échafaudage un ouvrage aujourd’hui bien oublié, Adolf Hitler. Essai de biographie psycho-pathologique, publié par le psychiatre François Achille-Delmas en 1946 aux Éditions Marcel Rivière et Cie. Bergier et Pauwels en ont retenu que le but du Führer aurait été de « faire œuvre de création » au service de « “l’apparition d’une humanité de héros, de demi-dieux, d’hommes-dieux”. » Ils insistent aussi sur l’importance de « “Supérieurs Inconnus” », réputés habiter notamment sous la Terre. Ils sont certains qu’Hitler était pénétré de leur existence et « estimait avoir l’expérience du contact » avec eux (Pauwels et Bergier, 1960, p. 349-350). Les auteurs du Matin des magiciens considèrent donc « qu’avec le nazisme c’est “l’autre monde” qui a régné sur nous pendant quelques années. » Ils en veulent pour preuve certains des dialogues consignés par Hermann Rauschning, ancien membre du parti nazi, dans son célèbre récit Hitler m’a dit paru en 1939 (Pauwels, Bergier, 1960, p. 392, 399 et 431), ou un témoignage rapporté et analysé par Achille-Delmas d’un Hitler en crise et en sueur, « regardant autour de lui d’un air égaré » et répétant : « “C’est lui ! C’est lui ! Il est venu ici !” » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 351-352). Tout en soulignant ne pas avoir « la folie de prétendre expliquer l’histoire par les sociétés initiatiques », Bergier et Pauwels entendent faire entrer le lecteur dans « la grande histoire », celle que n’entend pas l’historien, beaucoup trop « raisonnable », alors que « l’histoire ne l’est pas » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 352). Selon le duo, le nazisme est une « religion », celle qu’ont forgée « ces sociétés, petites ou grandes ramifiées ou non, connexes ou pas » qui doivent être comprises comme « les manifestations plus ou moins claires, plus ou moins importantes, d’un autre monde que celui dans lequel nous vivons. » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 353). Ce « monde » est celui du « Mal » au sens où l’entendaient Arthur Machen et la Golden Dawn, une société néo-païenne britannique.
Mais le nazisme, à lire Bergier et Pauwels, n’est pas seulement une religion. Ils insistent aussi sur la place qu’y revêtent la science et la technique et que symbolise une figure comme l’ingénieur autrichien Hans Hörbiger (1860-1931) jusqu’alors inconnu du grand public français. L’historien des sciences Alexandre Moatti (2013, p. 129 sq), auteur de travaux sur l’« alter-science », s’est attaché à étudier celui-là même qui est longuement évoqué dans Le Matin des magiciens lorsqu’il est question de « la théorie du monde glacé », à savoir la « Glazial-Kosmogonie », exposée dans un copieux ouvrage publié pour la première fois en 1912. Hörbiger y conteste la gravitation newtonienne, oppose ses propres théories à la science dite officielle et entend réhabiliter le catastrophisme de Cuvier. Ce qui compte avec Hörbiger, c’est moins sa théorie elle-même, dont Moatti souligne qu’elle est scientifiquement aberrante, que son retentissement chez les nazis, où elle justifie une cosmogonie païenne réputée fournir une explication de l’origine de l’homme aryen en faisant fi aussi bien du récit biblique que des théories de Darwin. Ce point, Bergier et Pauwels l’ont bien saisi. Ils insistent sur le rayonnement qu’Hörbiger aurait rencontré dans l’Allemagne de Weimar et sous le 3e Reich et sur l’intérêt que Hitler lui-même (François, 2020, p. 39) et d’autres dirigeants nazis, notamment Himmler (Longerich, 2010, p. 505), ont porté à des théories qui s’articulent très bien à celles alors en vogue sur la race aryenne, la promotion d’une « science nordique » et la dénonciation de la « science juive » orchestrée notamment par les physiciens Philipp Lenard et Johannes Stark ou l’astronome Bruno Thüring (Moatti, 2013, p. 237, 240). À lire Pauwels et Bergier, ces théories alterscientifiques et leurs défenseurs ont façonné le 3e Reich et ce dernier pourrait être interprété sur un mode messianique combiné à un volet pseudoscientifique. Le nazisme est ainsi envisagé comme une « société de messies » qui aurait désigné Hitler à sa tête. Hörbiger est considéré comme « un de ces messies, et sa conception parascientifique des lois du cosmos et d’une histoire épique de l’humanité » est réputée jouer « un rôle déterminant dans l’Allemagne des “rédempteurs” ».
Dans cette configuration, Hitler n’est plus seulement un dirigeant politique. Dans sa « constante illumination mystique », il « a conscience d’être là pour que ce destin s’accomplisse. » (Pauwels, Bergier, 1960 : 391). Il est présenté comme un homme doté d’une « âme médiumnique », réceptive aux mythes de la doctrine aryenne dont le cœur serait constitué par la célèbre société de Thulé, dominée au début des années 1920 par la figure de Dietrich Eckart (1868-1923), auquel Hitler a dédié Mein Kampf. Pour Pauwels et Bergier, la société de Thulé doit être comprise comme « une société secrète d’initiés en contact avec l’invisible », « le centre magique du nazisme » où Hitler tient le rôle du « médium » (une image fréquemment utilisée par des contemporains de Strasser à André François-Poncet) et le général et géopoliticien Karl Haushoffer celui du « magicien », une formule empruntée à Rudof Hess (Pauwels, Bergier, 1960 : 428-431). Les développements sur Thulé conduisent nos deux auteurs à évoquer en détail le Tibet et les cavernes himalayennes d’Agartha chères au fondateur de la synarchie, Saint Yves d’Alveydre, comme à René Guénon, qui en a traité dans Le Roi du Monde (Dard, 2012a, p. 77-80), et surtout Schamballah, « cité de la violence et de la puissance dont les forces commandent aux éléments, aux masses humaines, et hâtent l’arrivée à la “charnière des temps”. » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 436) ; celle-là même attendue par Hitler. Lorsque la défaite se profile et devient inéluctable, ce dernier refuse de la considérer comme telle, convaincu alors selon nos deux auteurs que « le ciel va se venger » et que « ce sont les forces universelles qui se mettent en marche pour noyer la Terre, punir l’humanité parce que l’humanité a laissé la glace l’emporter sur le feu. » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 411).
Pour Pauwels et Bergier, si Hitler est le médium, le nazisme ne saurait se résumer à lui car il faut aussi évoquer un « Ordre Noir », défini comme « l’aspect mystique de la religion des Seigneurs de Thulé ». Il ne doit pas être confondu, même si les deux sont liés, avec « l’aspect théologique » incarné par la société Ahnenerbe et ses multiples « travaux » et « recherches », qui vont des « expériences » [appelons-les plus simplement des atrocités] conduites dans les camps aux enquêtes effectuées dans des lamaseries tibétaines (Pauwels, Bergier, 1960, p. 445, 451-453). Si Himmler et la SS sont au centre du dispositif, « l’Ordre Noir » ne concernerait qu’une minorité d’entre eux, « un tout petit cercle de hauts gradés et de grands chefs SS » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 446). Le nazisme serait donc à comprendre, dans sa quintessence, comme une société secrète et comme un « moment où l’esprit de magie s’est emparé des leviers du progrès matériel. » (Pauwels, Bergier, 1960, p. 405).
Si Le Matin des magiciens a connu un succès éditorial impressionnant et le « réalisme fantastique » une postérité avec Planète, les pistes et thèses défendues par ses auteurs n’ont guère eu d’écho dans l’historiographie sur le nazisme. Le rôle des occultistes y est en particulier jugé insignifiant. Ils « n’eurent aucune espèce d’influence » souligne Johann Chapoutot (2020, p. 9), qui met en avant ses propres recherches en relevant que « si quelques mages autoproclamés croisaient dans les eaux troubles du Reichführer SS Heinrich Himmler, leur réel pouvoir se bornait aux goûters partagés avec leur ami […] Himmler induisait de ces conversations de salon de thé des idées fulgurantes sur la fécondité des femmes germaniques ou sur le nez grec dont il faisait part à ses services sous la forme d’instructions aussi urgentes que comminatoires. Lesquels services répondaient poliment que, oui, bien sûr, il en serait fait selon ses désirs, avant de glisser la dernière lubie de leur chef dans un tiroir expressément réservé à cet effet ». De fait, si l’occultisme nazi et la société de Thulé ont suscité quelques travaux scientifiques sérieux (Goodrick-Clarke, 1989 ; Rose, 1994) qui les ont pris eux-mêmes comme objet premier de leurs recherches, les « mystères » autour du nazisme constituent bien un objet d’étude en soi (François, 2015).
Il en allait tout autrement dans les années 1960 et 1970 où les thèses de Pauwels et de Bergier ont été discutées et exploitées. Un des penseurs les plus importants de la Tradition, Julius Evola, a durement pris à partie Pauwels en soulignant que ce dernier était un jour venu faire sa connaissance et lui parler des rapports entre occultisme et national-socialisme « sans pouvoir se référer à quelque donnée sérieuse » sur le sujet (Boutin, 1992, p. 289, note 43). Ce procès en ignorance ne saurait faire oublier la floraison de livres sur les racines occultes du nazisme et ses liens avec les sociétés secrètes publiés depuis les années 1960 par de nombreuses maisons d’éditions françaises réputées, comme Albin Michel (Ravenscroft, 1973), Belfond (Gerson, 1976), Grasset (Alleau, 1969), la Librairie Académique Perrin (Brissaud, 1969) ou Robert Laffont (Ambelain, 1990). Tous ces livres, qui se citent et se recopient les uns les autres (Dard, 2012b), indiquent Le Matin des magiciens dans leur bibliographie et sont nourris de références aux « supérieurs inconnus » et au gouvernement « invisible » (Hutin, 1972, p. 265-280). Planète soi-même a popularisé la formule d’« histoire invisible » en proposant en février 1972 un « dossier » sur le sujet qui, en republiant 40 articles parus dans la revue depuis sa création, insiste sur le bilan de « dix ans de recherche ». La préface souligne que « l’histoire invisible influe incontestablement sur les grands événements. Elle en est même le moteur et la garante. Elle est quotidienne. Et si l’histoire tout court trouve ses repères dans une vie diurne, l’histoire invisible se fait dans le noir. Mais l’une ne peut pas exister sans l’autre. » (Groupe XXX, 1972, p. 11). La définition proposée n’a rien d’original et pourrait parfaitement être reprise par les tenants d’une histoire dite « mystérieuse » ou « parallèle ». On notera surtout que « l’histoire invisible » a éclipsé le « réalisme fantastique », absent des 400 pages du dossier, et que le Troisième Reich n’y est présent qu’à travers un entretien d’Otto Strasser (1972a, p. 212 ; 1972b) consacré à ses relations avec Hitler où il évoque « les dons de médium » du Führer. Ce constat d’absence pourrait surprendre, mais il s’observe aussi à la lecture de L’Homme éternel, un second ouvrage paru en 1970 sous la plume de Pauwels et de Bergier et dont l’éditeur, Gallimard, a pris le soin d’indiquer en gros sur la jaquette que ses auteurs étaient ceux du Matin des magiciens. Ce livre, présenté par Pauwels comme le premier tome d’un « Manuel d’embellissement de la vie » devait se décliner en quatre autres volumes après L’Homme éternel : « L’homme infini », « L’homme en croix », « L’homme relié » et « L’homme et des dieux à venir ». Dans la très brève présentation qu’en propose Pauwels on constate que pour les deux derniers au moins, certaines thématiques fondamentales du Matin des magiciens restent à l’ordre du jour puisque « L’homme relié » doit traiter « du contact avec les intelligences différentes dans le ciel et ici-bas » et que « L’homme et des dieux » s’attachera à développer « l’idée qu’il n’est peut-être pas possible, apparemment, de créer un mythe nouveau, mais que la venue d’un tel mythe est indispensable. » (Pauwels, Bergier, 1970 : 15). Pour le duo par conséquent, le projet des années 1970 n’a pas écarté celui mis sur pied quinze ans plus tôt.
Groupe XXX et al., 1972, L’Histoire invisible, Paris, Éditions. Planète.
Résumé : Grand succès de librairie, Le Matin des magiciens publié en 1960 par Louis Pauwels et Jacques Bergier marque leur entrée dans l’espace public et médiatique et l’affirmation d’une « méthode de travail », le « réalisme fantastique ». L’objet de cette contribution est de montrer par quel cheminement spirituel ces deux hommes ont posé les bases du « réalisme fantastique ». Dans un second temps, la contribution étudie son application au cas du nazisme et l’écho que leur interprétation de ce dernier a rencontré.
Abstract: Great bookstore success, Le Matin des Magiciens, published in 1960 by Louis Pauwels and Jacques Bergier marks their entry into the public and media space and the affirmation of a “working method”, the “fantastic realism“. The purpose of this contribution is to show the spiritual journey by which these two men laid the foundations of “fantastic realism”. Secondly, the contribution studies its applications to the case of Nazism and the echo that their interpretation of the latter has encountered.