Cet article en hommage à Jacques Walter traite de quelques dimensions communicationnelles d’autres gestes d’hommage rendus à des chercheurs par leurs pairs à travers l’attribution de leurs noms à des lieux académiques physiques (bâtiments, salles du conseil, amphithéâtres…) et institutionnels (universités, instituts, laboratoires). Il s’appuie sur des travaux réalisés entre 2017 et 2020 essentiellement sur les universités toulousaines pour la période 1880-2019 (Boure, 2019a ; 2019b ; 2020).
Par-delà leur fonction pratique (localiser, repérer, orienter) relevant pour une part de la signalétique, ces gestes mémoriels à connotation toponymique ont une fonction symbolique forte : faire exister, puis fixer dans la mémoire collective des représentations « positives » de la science passée et de ses pratiquants les plus méritants au regard des critères proposés par les entrepreneurs de patrimoine1. À ce titre, ils relèvent pour une large part de la sociabilité professionnelle et de la distinction sociale, voire de l’entre-soi. En même temps, ils expriment des valeurs qui dépassent le cadre de la communauté académique et qui, à ce titre, peuvent concerner tout un chacun. Car les discours distinctifs sont souvent pondérés par des références partageables dans et hors la communauté scientifique.
Ces gestes ne relient pas directement aux savoirs et encore moins à leurs conditions de production ou de circulation, mais aux figures de chercheurs que des pairs et des institutions académiques entendent ainsi honorer, plus ou moins longtemps après leur disparition. En effet, la « science », et plus prosaïquement les pratiques scientifiques et institutionnelles hier des savants, aujourd’hui des chercheurs, s’incarnent aussi dans des figures certes locales mais très souvent inscrites dans les échelles nationales et internationales.
L’accent sera d’abord mis sur les dimensions communicationnelles de la construction de ces figures (représenter pour mettre en commun – communicare – et faire savoir ce qu’elles incarnent), puis sur le risque de leur instrumentalisation dès lors qu’il s’agit d’échapper à l’usure du temps tout en valorisant l’image des institutions académiques.
Selon Roger Chartier (2009), la figure renvoie à la fois à la représentation de quelqu’un par quelqu’un d’autre, à celui qui est représenté, et enfin à celui qui est regardé dans et en dehors de son monde social avec une charge symbolique plus ou moins forte. Dans cette perspective, représenter un chercheur, ce n’est pas seulement le rendre présent à travers de multiples signes iconiques ou non (récits, lieux, publications, portraits, stèles…). C’est également le présenter publiquement comme celui qui incarne une activité socialement essentielle et universelle, la science. Enfin, « être figuré » par une construction réalisée par d’autres, c’est apparaître comme un personnage exemplaire non seulement dans la communauté scientifique mais aussi au-delà.
La figure savante est une « médiation patrimoniale » (Saurier, 2009, p. 259 sq) en ce qu’elle est une forme qui crée des liens entre des individus, des groupes, des objets, des lieux, des pratiques et des représentations sociales. Elle est également un « « lieu de mémoire » (Nora, 1984-1992) parce qu’elle échappe à l’oubli et que des communautés scientifiques et des publics plus larges la réinvestissent, à des degrés divers, de leurs affects. Enfin, en raison de son exemplarité, elle est performative dans la mesure où elle peut agir sur les manières de faire, de dire et de penser.
Les signes de la patrimonialisation des figures sont produits sur une période plus ou moins longue par les discours des pairs (et plus particulièrement ceux qui portent le geste mémoriel), des biographes, des institutions académiques ou non, des médias… Ils empruntent au moins à trois registres : le récit, c’est-à-dire la mise en intrigue dans laquelle le chercheur est représenté sous la forme d’un « personnage2 qui a réussi », la référentialité documentaire à travers la mise en exergue de ses publications académiques et l’édition de publications qui lui sont consacrées, et plus rarement, l’analyse avec les outils des sciences humaines et sociales de ses pratiques scientifiques et institutionnelles ainsi que des événements significatifs le concernant.
Dans le monde académique, l’assignation d’un pair dans la mémoire communautaire n’est pas l’affaire de n’importe qui agissant n’importe où et n’importe comment. Elle est souvent une affaire de groupe (et de réseaux…) tout en étant sinon l’affaire de ceux qui comptent dans le groupe, du moins la préoccupation de ceux qui peuvent compter sur le soutien de ceux qui comptent… et quelquefois au-delà (collectivités publiques, médias…). Car si la notoriété du chercheur à honorer est toujours une condition nécessaire, elle n’est jamais suffisante. Surtout, quand il s’agit de nommer un local (salle des thèses, salle des professeurs) ou une institution (université, institut, laboratoire) hautement symbolique. En outre, entre la figure pressentie et le lieu, et au-delà entre la figure et le territoire, il doit exister un rapport à la fois attesté et acceptable d’abord par la communauté, ensuite par la société.
Le chercheur figuré est toujours caractérisé par des marqueurs saillants, récurrents et idéal-typiques qui renvoient autant à ses qualités (scientifiques, humaines…) qu’à ses pratiques et ses actions telles qu’elles ont été rapportées par lui (carnet personnel, autobiographie, entretiens, dossier de recrutement ou de promotion…) ou par d’autres (citations, ouvrages, articles, films…), son ancrage territorial et sa capacité à jouer avec les échelles locales, nationales et internationales, son vécu, sa sociabilité… Ce marquage est un acte énonciatif qui permet de le distinguer, à tous les sens du terme.
La patrimonialisation est bien souvent un processus de sélection plus ou moins long et complexe. Les entrepreneurs de mémoire doivent faire preuve de capacité de persuasion et de persévérance pour rallier à leur cause des collègues, des institutions académiques et des tiers. Il leur faut aussi non seulement contrer l’usure du temps car certains « noms » font moins sens aujourd’hui qu’hier, voire sont tombés dans l’oubli3, mais encore recomposer partiellement la figure, la réactualiser, lui attribuer des qualités patrimoniales en fonction des conceptions contemporaines du patrimoine et de la recherche, parcourir à nouveau les lieux et les requalifier. Dès lors, le passé est, au moins en partie, revisité en fonction des intérêts et des enjeux du présent, y compris ceux des entrepreneurs mémoriels. D’une certaine manière il « n’existe » que par rapport au présent. En fait, les porteurs du geste mémoriel doivent savoir jouer avec les temporalités, ce qui revient à inscrire la figure dans trois temporalités susceptibles de se chevaucher partiellement : d’abord dans son temps, ensuite dans celui des récits qui peut lui-même comporter plusieurs couches (par exemple, les récits qui circulent de son vivant, puis après son décès) et enfin dans le temps de la mise en patrimoine4. Il leur faut aussi tenir compte de la dimension « territoire ». Car aujourd’hui comme hier, la patrimonialisation est doublement inscrite dans le local : à travers les figures à honorer d’abord, les porteurs de projets ensuite. Le territoire au sens de « liens et de sens dans un lieu » est donc bien un des « fondamentaux » de la mise en mémoire académique.
Et last but not least, ils doivent s’attendre à lutter car la figure et le lieu sont l’objet de jeux, d’enjeux, de conflits potentiels ainsi que de stratégies de pouvoir… et de communication. Surtout quand il s’agit de marquer fortement un lieu hautement symbolique. Tel a, par exemple, été le cas de l’Université Toulouse 3 qui a pris le nom d’usage « Université Paul Sabatier » le 18 décembre 1969. Paul Sabatier cumulait tous les marqueurs de la figuration scientifique : grande notoriété (Prix Nobel de chimie, Académie des Sciences, Royal Academy…), forte implication dans la structuration et le développement de la Faculté des Sciences de Toulouse, convictions régionalistes assumées, participation active à la vie locale… Sa sélection relevait tellement de l’évidence qu’elle fut rapidement et facilement entérinée par le Conseil de l’université. Pourtant, quand on s’intéresse aux « dessous du choix », on se rend vite compte que ce processus de patrimonialisation a été perturbé par quelques professeurs des anciennes facultés de médecine et de pharmacie. Non parce qu’ils contestaient la légitimité de Paul Sabatier, mais parce qu’ils n’acceptaient pas d’avoir été institutionnellement contraints de participer à ce choix. En effet, ils étaient hostiles à la création d’une université rassemblant leurs disciplines et les sciences, dissolvant par là même leurs facultés et ce qu’elles représentaient (autonomie, traditions…). Signal symbolique fort et public de leur hostilité, ils avaient proposé le nom de Joseph Ducuing, figure locale incontestée à la carte de visite bien garnie : professeur de médecine, chirurgien réputé, directeur du Centre anti-cancéreux, co-fondateur, puis directeur de l’hôpital Varsovie créé pour soigner les réfugiés espagnols, résistant, très investi dans la vie locale et universitaire… Loin d’être une simple péripétie, la sélection du nom cachait en fait un problème de fond qui perdurera longtemps. En effet, jusqu’à une période très récente, plusieurs médecins se battront pour conserver les marqueurs de leur ancienne faculté et saisiront toutes les occasions pour demander, en pure perte, la création d’une quatrième université toulousaine dédiée aux disciplines médicales.
Cet exemple permet d’insérer les tensions patrimoniales entre acteurs internes dans un contexte conflictuel plus large et de mettre en évidence des éléments non-consensuels porteurs de sens. Il n’est donc pas seulement le signe de la conflictualité potentielle du processus de patrimonialisation. Il est aussi l’expression de particularismes disciplinaires et facultaires ainsi que d’enjeux liés à l’évolution de l’Université, et au-delà de la société. Il est un révélateur de la multiplicité des mémoires, et donc de la possibilité de conflits de mémoires qui expriment d’autres luttes pour d’autres intérêts et enjeux. Car la mémoire divise autant qu’elle rassemble.
In fine, dès qu’elles entrent dans le processus de patrimonialisation, les figures scientifiques sont des promesses : elles traduisent une reconnaissance de dette à l’égard du chercheur à honorer et l’engagement à la transmettre. Elles sont construites pour parler à la fois – mais pas toujours de la même façon – aux communautés savantes et à la société, frapper l’imaginaire du plus grand nombre, être, à des degrés divers, mobilisables par tout un chacun. Pour cela, elles doivent non seulement incarner des références partageables, mais aussi résister à l’usure du temps et s’intégrer dans des enjeux, des stratégies contemporaines qui dépassent le patrimoine stricto sensu et qui concernent d’autres domaines, dont la communication.
Pour une institution, la mise en mémoire d’un objet matériel ou immatériel « oblige ». Elle appelle a minima un engagement à conserver et à publiciser. Patrimonialiser, c’est d’abord vouloir faire échapper ces objets, quelquefois laissés de côté par la mémoire collective, à l’usure du temps et a fortiori à l’oubli. C’est ensuite faire circuler ces objets depuis le passé jusqu’au présent vers le futur et pour des publics internes et externes. Or, toute circulation est un déplacement et tout déplacement entraîne des transformations dans les objets ainsi que dans leurs représentations et leur réception. C’est dire que la patrimonialisation doit toujours « faire avec » des préoccupations à la fois « autres » et souvent plus pratiques, certaines traduisant de nouvelles formes d’instrumentalisation des figures de chercheurs.
Le temps peut progressivement effacer des signes et des supports matériels. Il peut s’agir de la disparition (vol, travaux…) ou de la dégradation de plaques, de panneaux de signalisation, ou encore de la destruction de locaux, voire de bâtiments nommés car les nouvelles constructions peuvent être rebaptisées ou remplacées par un numéro ou une lettre ; ou encore de la disparition d’un laboratoire ou d’un institut.
Mais le temps gomme surtout la mémoire. Les toponymes connaissent des effacements mémoriels progressifs, plus particulièrement quand le nommage n’a pas été suffisamment explicite (absence d’un panneau d’information retraçant brièvement la vie et l’œuvre des chercheurs), ou n’a pas été réactivé (par exemple par un geste commémoratif occasionnel ou rituel) ; ou quand la figure retenue n’a plus la même reconnaissance scientifique et/ou sociale qu’autrefois, de sorte qu’elle ne peut de plus faire sens pour les nouveaux publics (étudiants, personnels, visiteurs…). Toutefois, les chercheurs dont l’équation personnelle, la carrière et la notoriété s’inscrivent dans l’exceptionnalité bénéficient d’un effet-mémoire qui parvient à résister, jusqu’à un certain point, aux attaques du temps.
Par ailleurs, la signalétique, désormais très présente dans des campus qui se sont développés tant horizontalement que verticalement, a des effets contradictoires. D’un côté, ces dispositifs5 d’information, localisation, orientation lisibles et précis sont une ressource utile pour les mobilités quotidiennes des usagers et des visiteurs occasionnels. Ils constituent également un marquage symbolique de l’espace qui, en désignant (entre autres) des éléments patrimoniaux, contribue à les faire exister et à les pérenniser, surtout quand ils ont une dimension pédagogique avérée (panneaux informatifs destinés à faciliter l’interprétation du patrimoine). La signalétique atteste que les lieux et les institutions nommés sont bien à leur place dans un ensemble spatial dédié à la production et à la circulation des connaissances.
D’un autre côté, la signalétique peut avoir des effets négatifs sur la patrimonialisation, en particulier quand elle est tournée moins vers la défense et la promotion du patrimoine que vers la fabrication et la diffusion de l’image de l’université, a fortiori d’une « marque universitaire », à destination des publics internes et/ou externes, autrement dit sur des enjeux de communication institutionnelle (voir infra). Dans une autre perspective, on peut se demander si la saturation de signes de plus en plus standardisés dans un espace universitaire et à sa proximité ne contribue pas à la décantation de la charge mémorielle. Ainsi, mentionné dans de multiples espaces (métro, bus, voies urbaines, rues et bâtiments du campus…) et supports (panneaux, totems, plans, prospectus, cartes d’étudiants…), Paul Sabatier devient « Paul Sab » pour de nombreux étudiants. Or, « ce diminutif est moins la manifestation d’une affection reconnaissante que la marque d’une banalisation et d’une perte de lien entre lieu et usagers du lieu, ou alors la manifestation d’un usage du nom propre comme nom commun, sans lien avec la biographie de l’universitaire » (Boure, 2019a, p. 13). En tout état de cause, le regard des étudiants fait exister Paul Sabatier « autrement », comme un nom désincarné, une « non-figure ».
Souvent fortement rappelée par les entrepreneurs de mémoire, l’évidence patrimoniale des attributions de noms résiste donc difficilement à l’épreuve du temps. Et ce phénomène questionne tous ceux, professionnels du patrimoine, experts ou chercheurs, que l’on convoque régulièrement pour analyser l’inscription des représentations du passé savant dans le présent d’objets matériels ou immatériels au sein desquels elles reprennent vie. Quelques-uns mettent en avant les questions de la publicisation et des publics dans la perspective habermassienne d’une co-construction du « commun » (sens commun, intérêts communs…) avec l’ensemble des acteurs. D’autres, aux préoccupations plus pratiques, proposent de mieux inscrire la mémoire des noms dans les stratégies et les dispositifs de communication des établissements.
Dans un passé récent, l’attribution du nom d’un savant ou d’un penseur à des institutions, des bâtiments et des locaux était conçue avant tout comme un hommage à une figure qui incarnait la doxa, les valeurs et plus généralement des références communes et partageables. Aujourd’hui, cette motivation se combine à des préoccupations communicationnelles ayant pour finalité première la mise en visibilité et la promotion d’une institution académique, de son image, voire de sa marque. Le nom retenu se voit alors doté d’attributs communicationnels censés « ruissseler » sur l’objet patrimonialisé. C’est dire que cela concerne principalement les « grandes figures » ainsi que des lieux ayant une charge symbolique forte (universités, instituts et laboratoires importants, salles et bibliothèques « prestigieuses » en raison de leur caractère historique, leur architecture, leur mobilier ou des œuvres d’art qu’elles hébergent : « the right man (les femmes sont encore rares…) at the right place », en quelque sorte. L’accent sera mis ici sur deux outils dont l’usage semble se développer : la commémoration-communication et la marque.
La commémoration scientifique est une cérémonie plus ou moins ritualisée en souvenir – en mémoire – d’un chercheur ou plutôt de sa figure et/ou d’un événement. Elle donne lieu à des événements mémoriels et des productions multiples sur une période plus ou moins longue et dans des lieux hétérogènes (écrits, films, émissions de radio ou de télévision, expositions, colloques, conférences…) dont la fonction est la remémoration collective. Cette dernière a longtemps été associée au sentiment d’appartenance communautaire, à la dette envers la figure et à son inscription dans l’espace public au sens géographique (par exemple, une université ancrée territorialement) et symbolique, même si elle pouvait être en même temps l’occasion d’inviter des non-universitaires (politiques, acteurs économiques…) et d’entendre des discours combinant mémoire communautaire et insertion de l’université dans d’autres mondes sociaux.
Désormais, elle peut aussi s’inscrire dans des projets plus larges aux dimensions communicationnelles évidentes. Sur le plan interne, les universités qui y ont recours espèrent renforcer les liens entre leurs membres ainsi que l’identité collective. Au niveau externe, elles attendent qu’en convoquant le passé dans ce qu’il a de glorieux, se confortera, et au besoin, se redessinera l’image-vitrine (excellence, rayonnement, attractivité…) qu’elles veulent donner d’elles-mêmes, puis projeter vers des publics extérieurs. Mais alors, le commémoratif porte moins sur l’institution actuelle et ce qu’elle offre que sur ce qu’elle veut symboliser, de même qu’il parle moins du chercheur et de son œuvre que de l’incarnation par l’établissement des valeurs qui faisaient son exceptionnalité. Surtout quand l’université porte son nom.
Après la Loi d’orientation de l’enseignement supérieur ou « Loi Faure » (1968), des chercheurs et des penseurs « exceptionnels » ayant une forte inscription territoriale ont dans un passé pas très ancien donné leur nom à plusieurs universités : Montaigne et Montesquieu (Bordeaux), Victor Segalen (Brest), Louis Pasteur et Marc Bloch (Strasbourg), Pierre et Marie Curie, Descartes et Diderot (Paris), Paul Sabatier (Toulouse), Claude Bernard (Lyon).Cependant, d’autres universités ont fait le choix de prendre le nom d’une personnalité d’exception inscrite localement (Jean Moulin à Lyon, François Rabelais à Tours, Stendhal à Grenoble, Jean Monnet à Saint-Étienne, Paul Verlaine à Metz…) ou tout simplement de s’en tenir au nom de la ville d’implantation. Dans tous les cas, ces motivations avaient une faible préoccupation communicationnelle car le monde académique français n’avait pas encore découvert les vertus supposées de la communication et du marketing.
Pour les universités, les deux premières décennies des années 2000 sont placées sous les signes de l’excellence, la concurrence (régionale, nationale, internationale), l’économie de la connaissance, la compétitivité, la visibilité, la performance, l’attractivité, l’évaluation, etc. avec les conséquences que cela peut avoir sur les offres de formation, les politiques de recherche, les modes d’organisation et de gestion ainsi que l’ouverture sur la Cité. Elles tentent de se faire mieux connaître et reconnaître par leurs partenaires (collectivités publiques, entreprises, autres établissements scientifiques…) ainsi que par des publics élargis. Les années 2000 sont également pour elles celles de la montée en gamme des stratégies de marketing et de communication importées en partie du modèle entrepreneurial. La focale sera placée ici sur un outil spécifique, le nommagecomme mode de valorisation d’une marque et plus précisément d’une identité de marque.
Désormais, l’attribution d’un nom n’est plus nécessairement liée à l’exceptionnalité d’une figure ou à la ville d’implantation de l’université. D’autres éléments, qui renvoient à d’autres dimensions du patrimoine scientifique ou compatibles avec lui sont convoqués : la proximité avec un technopôle ancien et reconnu (Université Nice Sophia-Antipolis, dissoute en 2019 pour fusionner avec d’autres établissements), une capitale mondialement connue, y compris pour sa vie scientifique (Université de Paris), ou associant ladite capitale à un territoire à forte densité scientifique et technique (Paris-Saclay), une région évoquant soit une ressource à la fois « bien » française et prestigieuse, par exemple le vin (Université de Bourgogne, Université de Bordeaux, Université de Lorraine), soit un territoire symbolisé par un élément valorisant bien identifié géographiquement (Université Savoie-Mont Blanc, Université Nice-Côte d’Azur, Université Grenoble-Alpes)… En outre, ce nommage s’inscrit dans une dynamique marketing plus vaste : renouvellement des slogans et du visuel (logo, charte graphique…), création de produits dérivés, nomination d’ambassadeurs de marque, achats d’espace dans les médias, présence régulière sur les réseaux sociaux…
Cependant, ces formes promotionnelles du patrimoine scientifique sont davantage les signes visibles d’une tendance que d’un phénomène de masse. Non seulement les réticences communautaires vis-à-vis de leur montée en puissance sont réelles, mais aussi les établissements restent insuffisamment organisés pour assurer leur prise en charge, notamment parce que les services dédiés aux dimensions administratives et techniques du patrimoine scientifique sont rares ou squelettiques. Les questions patrimoniales sont encore souvent portées par une poignée d’enseignants-chercheurs plutôt en fin de carrière, peu au fait de leurs dimensions communicationnelles et qui, pour la publicisation, s’en remettent trop aux services de la communication, eux-mêmes peu sensibilisés aux dimensions patrimoniales et aux spécificités du patrimoine scientifique. Or la patrimonialisation est un territoire partageable par différents types d’acteurs pour peu que chaque groupe professionnel soit en mesure de définir ses compétences tout en acceptant de travailler du côté de ses frontières.
Les impératifs mémoriels et communicationnels ainsi que l’inflation des attributions de noms qui gagnent peu à peu la patrimonialisation scientifique demandent à être davantage interrogés avec les outils théoriques et méthodologiques des sciences de l’information et de la communication, et plus généralement des SHS. Ils appellent non seulement une conversion du regard, mais encore un travail réflexif sur ce que la fabrique du patrimoine dit sur elle-même, ses acteurs, ses objets, ses publics… et sur la production et la circulation des recherches sur la patrimonialisation : « Le travail que nous menons sur la mise en mémoire est une mise en abîme de nos propres modalités de recherche qui consistent à restituer des faits, des gestes, des pratiques, des inscriptions, des discours passés » (Lamy, 2020, p. 244).
La patrimonialisation est une source de réflexivité pour ceux qui s’y investissent, entrepreneurs de mémoire et professionnels sollicités car ce qu’ils disent et ce qu’ils font sont toujours liés à ce qu’ils sont, à leurs intérêts matériels et symboliques, à leurs héritages culturels et disciplinaires ainsi qu’à leurs identités sociales et professionnelles. Non seulement elle interpelle à plus d’un titre ceux qui pensent le processus (chercheurs, professionnels du patrimoine, de la communication…), mais elle leur rappelle que ce qu’ils disent et ce qu’ils font quand ils patrimonialisent et réfléchissent aux rapports à leur objet alimentent les discours et les pratiques qui contribuent à la patrimonialisation.
Résumé : Les lieux académiques (universités, instituts, laboratoires, amphithéâtres…) sont le plus fréquemment l’enjeu d’un travail de patrimonialisation, à travers l’attribution d’un nom de baptême qui rend hommage le plus souvent à un glorieux scientifique local, mais à la renommée nationale voire internationale. Cet article interroge les conditions de ce travail mémoriel et souligne combien les évolutions récentes de la politique universitaire française conduisent les établissements à changer de logique dans l’attribution des noms, au profit de logiques marketing territoriales et communicationnelles, au détriment souvent de la célébration de figures savantes.
Summary: Academic places (universities, institutes, laboratories, amphitheaters, etc.) are often subject of memorial work, through the attribution of a baptismal name which most often pays homage to a glorious local scientist, but with national or even international fame. This article questions the conditions of this memorial work and underlines how recent developments in French university policy have led institutions to change their logic in the attribution of names, in favor of territorial marketing and communication logics, often to the detriment of the celebration of scholarly figures.