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Couverture du livre Témoignage, mémoire et histoire Show/hide cover

Mémoire, souvenir, témoignage et récit dans Face à la mère, pièce de Jean-René Lemoine

Témoignages, mémoires, vies en récit, ce sont là autant d’objets qui caractérisent nombre de travaux de Jacques Walter. C’est pourquoi j’ai choisi de lui rendre hommage en analysant un genre dramatique que l’on appelle la « pièce monologuée ». En effet, depuis quelques décennies, on assiste à une véritable vogue de la parole solitaire au théâtre sous la forme de pièces insérées dans des recueils (Minyana, 1993 ; Billetdoux, 1996) ou d’œuvres autonomes : La Nuit juste avant les forêts (Koltès, 1978), Le Petit bois (Durif, 2010), The great disaster (Kermann, 1999), Le Mardi à Monoprix (Darley, 2009), pour ne prendre que quelques exemples. Afin de ne pas me disperser, je me suis limité à l’étude de Face à la mère, pièce de Jean-René Lemoine (2006) dans le but d’analyser son fonctionnement narratif en le reliant à la problématique de la mémoire. Je le ferai d’un point de vue essentiellement textuel, mais en m’inspirant aussi de la précieuse réflexion de Paul Ricoeur (2000). C’est ainsi que l’on verra en quoi ce texte est un véritable récit car la fable, proche en cela des fictions romanesques, n’est plus soumise au développement temporel strictement chronologique. Grâce à une alternance entre narration et monstration, cela permet au personnage d’exercer une intense activité mémorielle en voyageant en permanence dans des chronotopes différents, passés et présents. Je montrerai que la solitude du personnage n’est pas forcément anti-dramatique puisque ce monologue est très polyphonique et fait advenir par la parole de nombreux personnages. Chemin faisant, on verra que Lemoine, sans emprunter la voie de l’objectivation et de l’analyse qu’on attribue aux investigations scientifiques, a une connaissance fine du fonctionnement de la mémoire et des souvenirs.

Le moment de la remémoration

Dans la pièce de Lemoine, le narrateur est inscrit dans un cadre spatio-temporel que j’appelle « mimétique » plus ou moins explicite et déterminé. La pièce s’ouvre par un « Prologue » au cours duquel il signifie qu’il va s’adresser à sa mère disparue (« Voici venu le temps de me présenter à vous pour cet entretien si longtemps différé » ; Lemoine, 2006, p. 13) et s’achève par un « Épilogue » (« Il est tard. Il est temps de prendre congé » ; Ibid., p. 55). On comprend que le moment où il décide de s’adresser à sa mère a lieu trois années après son décès (« Il aura fallu trois années de parenthèse, trois années de coma profond, pour pouvoir vous donner rendez-vous » ; Ibid., p. 12) et on infère que la durée du chronotope mimétique est de trois mois. Il est fait allusion tour à tour à l’été puis à l’automne. (« Je vous écris dans la chaleur de l’été. Les journées sont immobiles dans l’attente de l’orage » ; Ibid., p. 34) ; « L’automne est arrivé soudain. Les brouillards parfois se dissipent. Les pluies sont souvent diluviennes. Le vent s’essouffle. Tout s’effiloche et se défait » ; Ibid., p. 55). Le présent est le tiroir temporel dominant. Il fait système avec les déictiques spatiaux (« Ici l’été est lourd et chaud », Ibid., p. 34) ou temporels (« Je me sens très seul maintenant » ; Ibid., p. 18) tels qu’ils sont susceptibles de configurer le cadre mimétique. Ce présent tient au fait que le personnage entretient un dialogue permanent avec la défunte (« Mère je vous pardonne. Je vous demande pardon » ; Ibid., p. 55) ; « Vous me manquez » ; Ibid., p. 24). Il s’explique aussi par l’omniprésence de commentaires au cours desquels le narrateur, s’adressant à lui-même, nous permet d’accéder au flux de ses pensées, que ce soit sur le mode expressif (« Mes forces m’abandonnent, je voudrais… » ; Ibid., p. 14) ou réflexif (« Parfois je me demande comment j’ai pu supporter cela. À chaque instant on croit qu’on ne pourra pas affronter l’instant supplémentaire et pourtant on survit » ; Ibid., p. 23). Outre la description de l’état du personnage depuis que sa mère est morte trois années plutôt (Ibid., p. 12), le monologue est un chant d’amour adressé à cette mère, sur fond de regret de ne pas avoir su et pu lui dire de son vivant combien il l’aimait malgré leurs différends. Les commentaires disent tous que le travail de deuil est difficile à accomplir et demande du temps. « Se réconcilier avec la perte est un travail inachevé si l’on ne veut pas consentir à la mélancolie et à la tristesse » (Ricœur, 2000, p. 98). Ce sentiment d’abandon que connaît le narrateur après la disparition de sa mère : (« Vous me manquez, maman, vous me manquez. Je voudrais que vous soyez là » (Lemoine, 2006, p. 17) s’accompagne d’une perte d’intérêt et d’attention à la vie : « Les nuages s’amoncellent au-dessus de mon corps. Le soleil disparaît dans la brume de l’été. Je marche dans l’ivresse et…tout se brouille, se fane sur mon passage et… Je n’ai plus d’horizon. Je n’ai plus d’horizon » (Ibid., p. 29) Inversement, au moment où il parle, le narrateur aura réussi à apaiser sa douleur, sortir de son isolement et reprendre goût à la vie : « Tout va infiniment mieux – infiniment mieux. Mes yeux ne se remplissent plus de larmes quand vous traversez ma pensée, j’arrive tant bien que mal à me lever le matin, à me coucher le soir ; bien sûr je suis obligé de faire semblant d’être joyeux quand je suis en société […] Je ne peux pas dater le moment où tout a commencé à changer ». (Ibid., p. 12)

L’expérience mnémonique

Au niveau de sa composition, ce genre de pièces que Jean-Pierre Sarrazac (1989) qualifie de « monologue-confession », est une longue coulée verbale en forme de récit (54 pages). À l’évidence, cette forme dramatique est loin de respecter l’ordonnancement du « bel animal » selon les principes aristotéliciens (unicité de l’intrigue, progression ordonnée et finalisée des actions, développement temporel chronologique, causalité explicite des enchaînements). C’est que raconter sa vie est plutôt anti-dramatique pour au moins deux raisons. D’une part, le drame, comme l’a théorisé Aristote, est avant tout action et non pas narration par l’intermédiaire de personnages qui agissent en parlant. D’autre part, la contrainte du passage à la scène nécessite un effort de concentration dramatique qui, à la différence du roman, rend difficile l’extension de la diégèse à la totalité d’une une vie entière. L’une des solutions pour dépasser ces contradictions est de recourir à un personnage qui parle et raconte, assumant, de ce fait, son double rôle de « figure narrante » et de « personnage narré » sous la forme du « personnage souvenant. Chez Lemoine, le monologue est divisé en trois « mouvements » pendant lesquels le récitant, un homme, sans patronyme, revient sur son passé. En témoignent les occurrences multiples des verbes « se souvenir » : « Si je me souviens bien, ce fut dans un théâtre où avait lieu un atelier de comédiens » (Lemoine, 2006, p. 13) ; « Si je me souviens bien, jusqu’à l’âge de vingt ans j’ai été votre fils » (Ibid., p. 31). À quoi s’ajoutent les allusions à l’activité de mémoration (« Et toujours la même scène qui revient à la mémoire », Ibid., p. 43). Comme le souligne Ricoeur (2000 : 69) : « Se souvenir c’est recevoir une image du passé mais c’est aussi la chercher ». Cet effort de mémoire est moins un rappel mécanique qu’une reconstitution réfléchie : « Gratter la mémoire jusqu’à l’os » (Lemoine, 2006, p. 27) dit le narrateur. Elle peut prendre appui sur des traces écrites (photos, correspondance familiale, « Je lisais les lettres, les cartes postales, je regardais les photos, je parcourais les agendas de mon grand-père », Ibid., p. 23) ou faire appel à des témoins (« J’étais venu rencontrer ceux et celles qui avaient connu ma mère et leur demander qui elle était […] À travers eux, je découvrais une femme qui avait poursuivi son engagement », Ibid., p. 48) ; « On raconte qu’enfant elle allait à l’école en calèche avec ses cinq frères et sœur et le cocher »,Ibid., p. 49). Cette mémoire qui travaille ramène les souvenirs en forme de présence semblable à des images : « Je vous vois encore hocher gravement la tête, ponctuant son récit de soupirs fatalistes et d’onomatopées savoureuses » (Ibid., p. 34). Et plus tard : « J’avais figé dans ma mémoire l’image de la femme d’avant […] la vie a repris son cours et votre image se dissipa » (Ibid., p. 26). Le narrateur est conscient que la fidélité de la mémoire, sa prétention « véritative », est sujette à caution : « Est-ce que j’invente tout cela ? Est-ce que je dis la vérité ? » (Ibid., p. 32). Sa fiabilité est mise en doute tant au niveau de la perception des scènes vécues qu’à celui de la conservation des souvenirs menacée par le phénomène de l’oubli : « Que de lacunes dans le souvenir. » (Ibid., p. 34) ; «  Je ne sais plus ce que j’ai répondu. Je ne sais pas combien de temps la conversation a duré » (ibid., p. 13). C’est pourquoi le narrateur n’a de cesse de modaliser le contenu de ses souvenirs sur le mode du doute : « À l’arrivée, ma sœur et moi étions sans doute endormis » (Ibid., p. 18) ; « Il y a eu un autre Noël dans une des premières années de ma vie. Je crois que les cousins étaient déjà partis au pensionnat à Paris (Ibid., p. 20). Il reste que le traumatisme lié à l’assassinat de sa mère est si fort que le narrateur n’hésite pas à retourner dans la maison de sa mère afin de la faire revivre. Comme l’analyse A. Baddeley (1990, p. 15), « la topographie est lourde d’histoire […] elle permet au sujet de se réapproprier plus facilement l’événement comme s’il avait été témoin […] grâce au pouvoir qu’ont les objets et les lieux de générer des images » (Ibid.). Ce que fait le personnage : « J’allais où elle était allée. Je marchais dans son ombre. De lieu en lieu, je demandais un souvenir, une photo en cadeau. J’allais dans sa maison. Je m’asseyais sur la galerie où le vent faisait chanter les feuilles. […] Elle aimait le parfum de Rochas, la poudre de riz, les robes à tarlatane, les chaussures à talon […] Je collectionnais dans ma tête les daguerréotypes des différentes époques […] je me remémorais toute sa garde-robe, le grand bracelet africain en filigrane d’or et les malachites qu’elle portait aux oreilles […] » (Lemoine, 2006, p. 50). Son besoin de connaître les circonstances de la mort de sa mère le taraude au point de déroger à la règle qui veut que le souvenir appartienne au monde des expériences passées contrairement à l’imagination totalement libre en la matière : « Il faut juste laisser remonter les souvenirs et inventer ce qu’on ne sait pas ». (Ibid., p. 18). C’est ainsi que le personnage, en totale empathie avec sa mère, imagine comment elle a été assassinée. La scène prend alors la forme d’une hypotypose au présent de narration : « Et toujours la même scène qui revient à ma mémoire, que je recrée, que je veux laisser passer, comme un nuage dans le ciel et qui revient encore, quelle heure est-il ? combien sont-ils ? trois, peut-être quatre, ils entrent dans la maison. Elle se réveille. Elle entend les pas dans l’escalier. Elle se lève. Ils sont déjà devant elle […] ils la frappent, elle se débat, elle est grande et forte malgré son âge […] » (Ibid., p. 43).

Les objets de la remémoration

« La mémoire est au singulier, comme capacité et comme effectuation. Les souvenirs sont pluriels ». (Ricœur, 2000, p. 43). En fait, si l’on en juge par les travaux de psychologie cognitive (Lieury, 2021), il existe différents types de mémoire dans la durée (à court terme, de travail, à long terme) et, pour cette dernière, il convient de distinguer la mémoire sémantique de la mémoire épisodique ou autobiographique qui réfère aux souvenirs qu’un sujet conserve de ce qu’il a vécu au cours de son existence. De fait, dans la pièce de Lemoine, le locuteur est un narrateur qui, par le biais d’une biographie embryonnaire, fait retour sur son passé. Le but est de relater la relation à sa mère au travers d’épisodes de sa vie d’enfant et d’adolescent et de l’exil qu’ils ont connu, lui, sa sœur et sa mère, abandonnés par un père absent. Il opère à l’aide de micro récits dont les contenus, sur le mode des « souvenirs écrans », sont de façon indécidable réels ou fantasmés. Convenons d’appeler espace-temps diégétique les réalités fictionnelles non visualisées dans le cadre du moment présent de la remémoration et qui élargissent ce dernier à des horizons antérieurs et passés en nous faisant voyager en permanence dans l’espace et le temps. En effet, le récit commence au moment où le récitant, homme de théâtre, apprend en pleine répétition la mort de sa mère : « Si je me souviens bien, ce fut dans le théâtre où avait lieu un atelier de comédiens, et ce jour-là, les comédiens répétaient une scène de Richard III. » (Lemoine, 2006, p. 13). Il se poursuit par toute une série de scènes remémorées qui mettent en péril l’ordonnancement chronologique puisqu’elles sont entrelardées par des retours en arrière et une ellipse de plusieurs années. (« Dix années ont passé. Dix ans se sont écoulés. Les mers nous avaient séparés » (Ibid., p. 25). On assiste ainsi à différents épisodes qui comprennent l’enterrement de la mère à Sainte-Rose de Lima (Ibid., p. 15-17), l’enfance en Afrique (Ibid., p. 19), l’arrivée en Belgique (Ibid., p. 20), la suite du récit de l’enterrement (Ibid., p. 22-24), le retour en arrière à Haïti dix ans auparavant (Ibid., p. 25-26), l’enfance en Belgique (Ibid., p. 31-34), les grandes vacances en Extrême-Orient pour rejoindre le père expatrié (Ibid., p. 35), la continuation des années belges (Ibid., p. 35-38), le retour à la journée de l’enterrement (Ibid., p. 39), le séjour en France (Ibid., p. 45), le retour à Fort-de-France (Ibid., p. 46-50), puis en Belgique (Ibid., p. 52). Les événements sont racontés essentiellement au passé composé historique sur fond d’imparfait : « Nous avons ouvert les portes-persiennes et la lumière a envahi la maison. C’était la douce lumière du matin qui éclairait l’acajou des meubles et se posait en oblique sur les volutes chamarrées du carrelage » (Ibid., p. 21). Précédés parfois par des cadratifs temporels singulatifs (« Un matin, après les funérailles, dans la chaleur, en vidant votre maison, j’ai trouvé une lettre. » (Ibid., p. 39) ; «  Un jour, je ne sais plus à quelle occasion, vous m’avez dit que vous comptiez rester encore quelque temps avec moi » (Ibid., p. 39), ces moments alternent avec des scènes itératives (« Le dimanche, nous allions tous les trois à l’église où je vous regardais prier, puis vous nous accompagniez au cinéma […]. Chaque trimestre, je vous apportais votre ration de résultats scolaires » (Ibid., p. 33). Lemoine illustre cette autre intuition de P. Ricœur (2000, p. 92) : « Les lieux habités sont particulièrement mémorables. La mémoire déclarative se plait à les évoquer, à les raconter ». Ce que confirme Lemoine en accordant une place particulière à la mémoire perceptive et aux souvenirs générés par les organes sensoriels que sont la vue, l’ouïe, l’olfactif, le gustatif et le tactile : « Je me souviens de la maison rouge et des grands arbres où se lovaient ces immenses serpents qui nous terrorisaient, sur des boys qui marchaient pieds nus sur les carrelages et accomplissaient les tâches avec une imperturbable lenteur » (Lemoine, 2006, p. 19) ; « C’étaient des cris de joie car il apportait à chacun une pomme rouge, brillante, croquante et cette pomme était magique puisque c’était un fruit presque inconnu en Afrique. » (Ibid., p. 19) ; « Je ne supporte plus que vous m’embrassiez, que vous me touchiez. » (Ibid., p. 37). Il reste qu’au-delà de l’événement singulier de la mort de sa mère, la mémoire individuelle qui s’y rapporte s’emboite dans la mémoire collective du peuple haïtien, sans emprunter pour autant le régime de la connaissance historique : « Votre mort qui longtemps me sembla unique, incomparable, se dissout peu à peu dans la géographie de la douleur. […] Votre pays ne fait plus partie du monde, il a été abandonné à sa propre dérive, livré à son essentielle cruauté » (Ibid., p. 51). C’est ainsi que par le biais du récit, Lemoine brosse le tableau du régime dictatorial de Duvalier, Président de la République de Haïti de 1971 à 1986. Outre l’emprisonnement de son grand-père et le meurtre de sa mère, Lemoine revient à plusieurs reprises sur les violences opérées par les milices au service du pouvoir : « Votre pays ne va pas bien. Votre pays se meurt depuis votre départ. Saviez-vous que le recteur de l’université avait eu les jambes brisées à coup de barres de fer ? Un de vos amis a été assassiné à la machette. Des bandes armées sévissent sur les hauteurs de la ville, dans les quartiers autrefois réputés tranquilles. Une femme qui venait d’accoucher a été violée par quatre hommes […]. Dans le même quartier, huit hommes ont pénétré de nuit dans une maison bourgeoise. Ils ont ligoté et sodomisé le père, violé son épouse et sa fille de onze ans. Le père s’est suicidé quelques jours plus tard. » (Ibid., p. 51).

Une mémoire au pluriel

Dans les pièces monologuées, la solitude du personnage narrant, à la fois « souvenant » et « récitant » comme les appelle Samuel Beckett dans Solo et dans Cette fois, ne l’empêche pas de faire entendre une multitude de paroles, qu'elles soient les siennes à différentes époques de sa vie ou celles d’autres personnages qui peuplent son existence. Il s’ensuit que dans ces pièces la dimension dialogique (Bres, 2005)est importante sous la forme de « discours autres » (Authier-Revuz, 2004) qui se mêlent au flux continu de la voix du locuteur. Cette hétérogénéité est à la fois « montrée » à travers différentes formes de discours d’autrui et « constitutive » au sens où toute production verbale peut être traversée par des paroles ou des pensées autres. Le locuteur n’a pas nécessairement conscience de l’existence de ces voix (individuelles ou collectives) dont il se fait le porte-parole ventriloque. C’est en ce sens que Jean-Marie Piemme (Fabien,1994, p. 48) déclare, à juste titre :

« On ne peut jamais réduire le monologue à quelqu’un qui parlerait seul. Certes l’acteur se trouve seul en scène mais il est dans une parole dialogique. C’est quelqu’un qui s’adresse à un autre ou prend en charge les paroles des autres ».

Ce dialogisme est à la fois interlocutif (le personnage s’adresse à un autre en l’interpellant, voire au spectateur), inter-discursif (voir les paroles rapportées des personnages au cours de la narration de scènes passées) ou auto-dialogique (voir les boucles réflexives au cours desquelles le personnage revient sur ses propos tenus). On retrouve les mêmes phénomènes de dialoguisation dans la pièce de Lemoine car le narrateur adopte la position du témoin et se montre affecté par les événements qu’il raconte après coup en s’adressant à un interlocuteur au statut différent. « C’est devant quelqu’un que le témoin atteste de la réalité de la scène à laquelle il dit avoir assisté ». (Ricœur, 2000, p. 69). C’est ainsi que le dialogue avec la mère disparue est continu et forme l’architecture principale du récit. Effectivement, à différents moments, l’adresse est explicite : « Vous me manquez, maman, vous me manquez. Je voudrais que vous soyez-là » (Lemoine, 2006, p. 17) ; « Mère, je vous pardonne. Et je vous demande pardon » ; (Ibid., p. 56) ; « Est-ce vous qui me hantez, encombrant les carrefours, les interstices de l’existence, ou est-ce moi qui vous tiens prisonnière dans les filets du souvenir, vous interdisant de migrer vers un hypothétique repos ? » (Ibid., p. 29). Mais dans le prologue, il est souligné – méta-théâtralité oblige – qu’il sera écouté par les récepteurs additionnels que sont les spectateurs. (« Il aura fallu trois années de parenthèse, trois années de coma profond, pour pouvoir vous donner rendez-vous dans ce lieu ombragé, devant l’assemblée silencieuse » (Ibid., p. 12). Pour les paroles rapportées des personnages au cours de la narration de scènes passées, Lemoine a recours massivement au discours rapporté direct. Si comme le veut l’usage, les propos sont parfois précédés d’un verbe de communication introducteur (dire, ajouter, répondre), Lemoine, par contre n’utilise pas les guillemets leur préférant les tirets : « Cédoine est venu ouvrir la barrière en criant – ils sont là, ils sont là ! » (Ibid., p. 25) ; « vous répétiez à l’envi – mais vous êtes en avance, je ne suis pas prête, vous ne deviez pas arriver si tôt- oubliant presque de m’embrasser » (Ibid., p. 25). Plus classique, par contre, le discours rapporté indirect : « Vous répétiez sans cesse que nous étions de passage, que nous n’avions pas fait des milliers de kilomètres pour venir nous amuser » (Ibid., p. 33) ; « Je vous ai dit que vous ne resteriez pas avec moi, qu’il fallait… » (Ibid., p. 39) et le discours narrativisé (« À table, vous ne parliez que de cet insolite contretemps aérien et vous me regardiez à la dérobée. Nous devisions comme si nous nous étions quittés la veille. (Ibid., p. 26). On peut noter aussi, comme on l’a vu, la présence de passages autodialogiques dont les boucles réflexives qui reviennent sur son dire (« Je crois que j’ai employé ce mot, peut-être pas exactement ces mots, quoi qu’il en soit, vous avez dit que vous aviez tout raté avec moi, ça je m’en souviens très bien » (Ibid., p. 40).

Conclusion

D’un point de vue générique, la pièce de Lemoine entre dans le paradigme de ces pièces monologuées contemporaines qui proposent un personnage ordinaire, souvent emprunté à un fait divers et embrassant d’un regard le parcours de sa vie à partir de ce promontoire qu’est la séparation, voire la mort. Elles ont en commun d’appartenir à ce que J.-P. Sarrazac (2012) appelle le « théâtre de la vie » qu’il oppose au traditionnel « théâtre dans la vie ». Il ne s’agit plus de mettre l’accent sur un moment privilégié de la vie d’un personnage mais de rendre compte de son existence même. Pour compresser une vie entière dans le temps d’une représentation, ces pièces renoncent aux formes dramatiques du « théâtre dans la vie » (action au présent, successivité temporelle et causale, dialogues) et modifient en profondeur les modes de composition dramatique avec une domination de l’intra-subjectif sur les relations interpersonnelles. Ce qui se traduit par des mouvements de rétrospection (le personnage relate des épisodes de sa vie) au cours desquels la mémoire et les souvenirs sont sollicités en permanence.

Références

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