Show cover
Couverture du livre Témoignage, mémoire et histoire Show/hide cover

La gastronomie et le tourisme français entre histoire et mémoire.

D’un siècle à l’autre, considérons un célèbre guide, en tant que source et objet de réflexion. On le sait, le premier Guide Michelin, qui date de 1900, visait avant tout à répondre aux demandes pratiques des automobilistes et des voyageurs. Après la Première Guerre mondiale, le champ du tourisme s’étend et une présentation plus élaborée des hôtels et surtout des restaurants s’opère. Dans la première moitié des années 1930, le système des distinctions se précise, avec, pour les établissements recommandés, une double hiérarchie, du confort et de la qualité de la table. On retient surtout, au titre d’un palmarès qui existe encore à l’heure actuelle, les étoiles, d’une à trois, qui distinguent les meilleurs restaurants, qu’ils dépendent ou non d’établissements hôteliers. L’étude détaillée du processus a été effectuée, en particulier pour les trois étoiles par un ancien responsable du guide lui-même (Mesplède, 2016). À une échelle plus large et en abordant aussi d’autres guides, nous avons proposé une synthèse dont le point de départ est le début des années 1950 (El Gammal, 2018 b). Par rapport à Tables en vue, on reviendra ici en arrière pour examiner de plus près le Guide Rouge Michelin paru en 1936, rarement évoqué en dehors de quelques notations (Gaudry, 2006, p. 207-209 ; El Gammal, 2020, p. 22-26). Bien évidemment, cette année est surtout associée à la fois à l’assombrissement du contexte international et à la victoire électorale du Front populaire en avril-mai. Dans ce contexte, le tourisme n’occupe pas, de prime abord, une place d’importance, sauf à travers la politique favorable aux congés payés et le succès des auberges de jeunesse, abordés bien souvent selon une perspective politique, culturelle et sociale (Ory, 1994). En tant que tel, le Guide Michelin ne s’inscrit pas précisément dans ce contexte. Tout d’abord, il paraît au début du printemps, certes alors que la campagne électorale a commencé, mais avant la victoire du rassemblement populaire. D’autre part, la firme Michelin, dirigée par une famille conservatrice et dont le siège se trouve à Clermont-Ferrand, publie depuis plus de trente ans pour le Guide Rouge – ses services se trouvent alors boulevard Pereire, dans le XVIIe arrondissement – et plus récemment pour des guides régionaux, des ouvrages destinés à des lecteurs à la recherche de données factuelles, notamment en termes de localisation et de prix. Si l’histoire de la firme et du guide est connue dans ses grandes lignes (Lottman, 1998 ; Harp, 2008), l’objet guide, pour une période et a fortiori une année donnée, l’est moins. On s’intéresse ici au contenu de celui de 1936, en établissant des liens entre histoire, géographie et mémoire. En effet, si le Guide Michelin a changé sur un certain nombre de points, il constitue au fil des années, bien qu’il soit désormais contesté bien plus que pendant les trois premiers quarts du 20e siècle, une référence présente dans de nombreux pays, et dans le cas de la France, une sorte de lieu de mémoire. Si le public concerné est difficile à cerner directement pour cette période, voire ultérieurement (El Gammal, 2018b), nous abordons successivement les distinctions décernées en 1936 et la géographie touristique de l’Hexagone qui leur correspond, avant de tracer des perspectives de caractère patrimonial.

Des étoiles à foison

En 1936 comme durant l’ensemble des années « d’avant-guerre », dont on sait qu’elles n’ont été ainsi considérées que rétrospectivement (Kalifa, 2019, p. 257-276), de très nombreux établissements, hôtels et restaurants, sont recommandés. Si le Guide Michelin, contrairement à ce qu’il a fait par la suite, ne les dénombre pas, il suffit de le parcourir pour constater que, non seulement dans les principaux centres urbains, mais dans de très nombreuses localités, des établissements de toutes catégories sont répertoriés, dans un ordre décroissant de confort pour les hôtels comme pour les restaurants.

Concernant la gastronomie, nous avons dénombré dans les quelque mille pages (51 à 1 064) du Guide de 1936 qui correspondent au répertoire par ordre alphabétique des localités un nombre impressionnant de tables étoilées (le symbole, alors, ressemble plutôt à un astérisque) : 20 trois étoiles et surtout 166 deux étoiles et 1 321 une étoile. Il est d’ailleurs difficile de fournir un chiffre à l’unité près, car certains établissements sont indiqués deux fois au titre d’un hôtel et d’un restaurant. Toujours est-il qu’on ne saurait évidemment les énumérer ici, mais quelques observations peuvent être présentées, en réservant pour la suite de cette étude une approche touristique régionale plus globale.

Dans l’ensemble, trois données retiennent l’attention. La première est qu’alors, pour les restaurants en tout cas, la plupart des adresses signalées sont étoilées, peut-être parce que l’échelle des distinctions est récente et que le nombre des établissements est globalement limité, peut-être aussi parce qu’il n’existe pas alors l’équivalent de l’actuel Bib Gourmand, qui met en évidence les restaurants dont le rapport qualité-prix est jugé particulièrement satisfaisant. D’autre part, l’échelle des prix – bien plus souvent que de nos jours non communiqués – paraît assez resserrée, entre 12 et 40 francs pour l’essentiel. Il existe certes, dans des établissements très variés, des suppléments. Globalement, ce sont les trois étoiles des grandes villes qui sont les plus chers, mais certaines tables assez luxueuses ou manifestement à la mode ont des prix plus élevés dans les régions les plus touristiques ou au voisinage de grandes villes. Cet éventail de prix correspond pour une part, nous y reviendrons, à une certaine simplicité des spécialités indiquées par le guide, du moins pour les plats, car les vins sont parfois très prestigieux. Les combinaisons complexes ou les dénominations pompeuses sont très peu présentes, sauf dans certains établissements de luxe.

Dans la catégorie des trois étoiles(« Une des meilleures tables de France, vaut le voyage »), la seule où le nombre d’établissements est inférieur à celui du guide le plus récent (2021, avec 30), on trouve sept tables parisiennes, incluant des noms célèbres, dont Lucas-Carton, le Café de Paris, la Tour d’Argent et Lapérouse et à Lyon, alors tenue pour la « capitale mondiale de la gastronomie » (Csergo, 2008, p. 33-50), trois, voire quatre si l’on tient compte, dans ses environs, de la seconde table triplement étoilée de la célèbre Mère Brazier (Mesplède, 2011b). Les autres sont situés principalement en Bourgogne et dans la vallée du Rhône, le seul restaurant en quelque sorte excentré de cette catégorie étant le Chapon Fin de Bordeaux. La plupart des établissements triplement étoilés relèvent de la première ou deuxième catégorie de confort (il n’y en a alors que trois et non cinq comme à l’heure actuelle), mais il n’y a pas de palace triplement étoilé, ni du reste d’hôtel à l’exception de la Côte d’Or de Saulieu, de l’Europe et Angleterre de Mâcon et du Midi de Lamastre. Ces trois établissements, surtout connus pour leurs chefs Alexandre Dumaine, Victor Burtin et Joseph Barattero, sont d’ailleurs d’un niveau de confort moyen ou modeste (le Midi n’a qu’une maison). Parmi les restaurants, dans un village de l’Ain, Priay l’alors célèbre restaurant Bourgeois, nom d’une des plus grandes cuisinières françaises de cette époque Marie Bourgeois – qui mourut l’année suivante (Mesplède, 2015, p. 116-117), n’a qu’une fourchette, ce qui correspond à un cas rarissime.

Les deux étoiles (« Table excellente, mérite un détour ») sont plus diversement réparties, même si l’on retrouve en tête du palmarès Paris, avec 18 établissements, suivi par Lyon, où le Guide Michelin en signale 9. Le cas de Genève est particulier, car il s’agit de la seule ville suisse figurant dans le guide : elle compte 7 établissements étoilés. Les autres localités n’en ont au plus que deux. Il s’agit parfois de grands centres urbains, comme Marseille, Bordeaux, Montpellier ou Strasbourg, mais parfois aussi de stations huppées, telles Annecy, Cannes ou Saint-Jean Cap-Ferrat, voire dans de rares cas, de villages, comme Mozac, Vonnas ou Talloires. Parmi les deux étoiles, on trouve une minorité de restaurants d’hôtels, dont des établissements des deux premières catégories (« Hôtel-Palais, avec confort princier » et «  Hôtel de très belle apparence, avec grand confort moderne »), c’est-à-dire les actuels cinq et quatre maisons. Les premiers (Crillon, George V, Ritz et Meurice) et les seconds surtout dans des villes ou des stations de province (Sarciron du Mont-Dore, Morateur à Lyon, dans les murs de l’hôtel Carlton, Frascati du Havre ou Univers à Tours).

En raison de leur nombre, les établissements dotés d’une étoile sont très diversement présents, spatialement et en termes de typologie, du grand hôtel (à Biarritz, par exemple) à l’auberge la plus modeste, cette catégorie correspondant à cette définition peu enthousiaste : « Hôtel sans confort moderne mais où l’on peut déjeuner ou dîner et éventuellement coucher ». Avant d’aborder la géographie touristique, on peut noter que Paris arrive en tête du palmarès, mais avec une moindre avance que pour les trois et deux étoiles, avec 66 établissements. Lyon n’en a que six. Dans cette ville, les restaurants ainsi recommandés, et ce cas est unique, en ont davantage trois ou deux (Lamy, 2016, p. 14). On dénombre également six établissements étoilés à Marseille, dans plusieurs stations thermales, à Chamonix et même Fontainebleau. Après Paris, c’est Nice qui arrive en deuxième position, avec onze tables étoilées, suivie par Biarritz (9), Annecy (8), Vichy et Evian (7).

À travers l’Hexagone

En dehors de Genève et de Monaco, le Guide Rouge ne concerne que le territoire métropolitain, par ailleurs entièrement maillé par des cartes au 200 000e. Depuis 1926, des guides touristiques Michelin (rouges et pas encore verts) ont été publiés (Francon, 2000, p. 113-120). Ils correspondent aux régions et lieux suivants : Vosges en deux volumes (en fait, Lorraine et Alsace), Verdun, Normandie, Bretagne en deux volumes (Manche et Atlantique), Châteaux de la Loire, Auvergne, Gorges du Tarn, Pyrénées, Provence, Alpes et Côte d’Azur (Manufacture française des pneumatiques Michelin, 1936, carte p. 47). En dehors de Verdun et pour une part de l’Alsace et de la Lorraine, qui relèvent de ce que l’on appellerait un tourisme de mémoire, même si la gastronomie est présente dans les régions de l’Est (El Gammal, 2020a et Renaud, 2021, pour « Chez Walter » à Nancy), l’interrogation porte sur l’adéquation, a priori vraisemblable entre les régions alors sélectionnées pour leurs curiosités et leurs agréments touristiques, et les cartes des bonnes tables qui figurent auparavant dans l’ouvrage.

D’emblée, il convient d’observer une « lacune » frappante, même si elle peut se comprendre dans les conditions des années 1930, dès lors qu’il s’agissait de promouvoir des régions : Paris et ses environs ne figurent pas sur la carte des guides régionaux Michelin, alors que la capitale, et dans une bien moindre mesure ses abords, concentrent des établissements étoilés. En outre, leur nombre global fait que d’autres régions qui ne font pas alors l’objet d’un guide spécifique sont bien jalonnées de tables gastronomiques de différentes catégories : c’est notamment le cas de la Bourgogne, d’une partie de la vallée du Rhône, de l’Aquitaine, et dans une moindre mesure de la Champagne. Il est vrai que l’ensemble des régions françaises, durant l’entre-deux-guerres, n’est pas seulement pris en compte par le Guide Michelin, mais par la grande série de Curnonsky et Marcel Rouff, La France à table (Ory, 1998, p. 123-135).

Pour rendre compte de la géographie des bonnes tables à partir du guide étudié ici, on peut procéder non pas seulement en distinguant des régions denses et d’autres qui le sont moins (c’est le cas du Poitou, du Sud du Massif Central et de celui du Massif Alpin). On peut aussi faire des observations en fonction d’axes et de courants touristiques. Les cartes des bonnes tables du guide de 1936 les figurent d’ailleurs le long de routes nationales, pour la plupart.

Tout d’abord, le fameux axe Paris-Lyon-Méditerranée, souvent évoqué dans les ouvrages sur les tables les plus prestigieuses, existe déjà. S’il n’existe pas alors de trois étoiles sur la Côte d’Azur (Bonnain-Dulon et Brochot, 2008, p. 90-101), la densité des tables étoilées est forte, notamment entre Saint-Raphaël et Beaulieu, le long de la Nationale 7. L’autre grande route nationale gastronomique, la 6, est particulièrement jalonnée de tels établissements en Bourgogne. Dans l’ensemble de l’hexagone, des routes moins célèbres peuvent retenir l’attention, même si la densité – aussi bien pour les restaurants que pour la population environnante – y est moindre sur la plupart des tronçons. Il existe néanmoins nombre de bonnes tables sur la Nationale 75 ou à proximité entre Bourg-en-Bresse et Grenoble. Ailleurs, les principales routes, telles les N1, N4 et dans une certaine mesure N3 comptent assez peu d’étapes gastronomiques. La très longue N10 compte des tables étoilées, surtout entre Paris et Tours et Bordeaux et la Côte Basque, cette dernière étant très bien pourvue, de même que l’intérieur du Pays basque. En Normandie et surtout en Bretagne, les tables distinguées par le Guide se situent surtout sur le littoral. Dans la plupart des cas, on le voit, les localités concernées se trouvent le long ou près de routes passagères et de zones touristiques, dans un cadre alors très partiellement « démocratisé », bien que, nous l’avons vu, de nombreux établissements modestes soient étoilés (ce qui peut advenir aussi dans des villages isolés).

Le cas de l’Île-de-France et de Paris peut être présenté spécifiquement. Autour de la capitale, alors que la pratique des week-ends est plus limitée qu’elle ne le devint par la suite, les tables étoilées sont assez dispersées, les plus nombreuses se trouvant à l’ouest (comme le Coq Hardi de Bougival ou l’Auberge de la Terrasse de Carrières-sous-Bois), certaines au sud, notamment entre Barbizon et Nemours. Dans la capitale, le Guide Michelin d’alors n’opte pas pour une répartition par arrondissement, mais par zones, deux d’entre elles, l’une rive droite autour de l’Opéra, l’autre rive gauche correspondant principalement au Quartier latin, concentrant une part notable des tables étoilées, dont six des sept trois étoiles parisiens.

Perspectives patrimoniales

Assurément, il est plus aisé de quantifier les distinctions et de présenter les régions et pôles gastronomiques à une date donnée que d’analyser ce qui relève de la patrimonialisation. Peu souvent évoquée dans son sens actuel durant les années 1930, même si des paysages naturels et des monuments historiques sont protégés, elle procède en quelque sorte par sédimentation ou par catégories. D’une certaine manière, elle se rapporte plutôt au contenu des guides verts (ou bleus, si l’on élargit l’analyse). Elle est moins associée à des établissements touristiques longtemps peu reconnus sur ce plan. Du reste, parmi la masse des établissements répertoriés par le Guide Michelin étudié, beaucoup ont disparu ou ne sont plus mentionnés, en particulier de petits hôtels ou restaurants, alors très nombreux. Parfois aussi, des établissements très prestigieux ont cessé leurs activités peu avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale : on peut songer en particulier à des hôtels transformés en appartement, par exemple dans des stations thermales ou sur la Côte d’Azur.

Pour ce qui a trait à la gastronomie, la question patrimoniale peut être abordée à plusieurs échelles. On retiendra principalement trois aspects : les tables et les noms qui leur sont associés, les mets et spécialités, le devenir du guide.

Dans une logique de dénombrement, on peut aborder les tables célèbres et leur devenir. Jean-François Mesplède (2016) l’a fait pour les trois étoiles à partir des années 1930. En prenant pour base l’année 1936, on relève que la plupart des restaurants de cette catégorie ont disparu ou ont perdu tout ou partie de leurs étoiles. À Paris, dans ce dernier cas de figure, on peut mentionner la Tour d’Argent, après une longue période triplement étoilée, et plus encore Lapérouse. Le cas de Lucas-Carton est plus complexe, car il a assez vite retrouvé des étoiles après la Libération, et en a bien plus tard obtenu à nouveau trois sous la direction d’Alain Senderens, qui a donné son nom au célèbre restaurant, avant qu’il ne retrouve son appellation.

En dehors de la capitale, on note que la Côte d’Or de Saulieu, après avoir presque toujours – le Guide Michelin n’a pas paru pendant l’Occupation – conservé ses trois étoiles jusqu’à la retraite d’Alexandre Dumaine, les a retrouvées avec Bernard Loiseau en 1991 et durant plus de dix ans après la disparition de ce dernier. Présentement doté de deux étoiles, l’établissement est en partie patrimonialisé, à travers les souvenirs de ces célèbres cuisiniers (El Gammal, 2 020b, p.77). Plus au sud, à Lyon, il faut revenir sur les établissements de la Mère Brazier. Celui du col de la Luère a fermé dans les années 1970. Celui de Lyon, après une période de gestion familiale, par Gaston, puis Jacotte Brazier, a été repris par Matthieu Viannay, doublement étoilé.

Plus au sud, toujours sur l’axe principal Paris-Lyon-Méditerranée, la Pyramide de Fernand Point, qui a fait l’objet d’une belle étude à l’échelle de l’entre-deux-guerres (Rowley, 1990) a été triplement étoilée de 1933 à 1986, jusqu’à la mort du célèbre chef puis sous la direction de sa veuve. L’établissement a été repris par Patrick Henriroux en 1989 et il est doublement étoilé. Un peu différemment, le restaurant d’André Pic, installé à Valence peu après la parution du guide de 1936, a connu une continuité familiale et a retrouvé après des fluctuations ses trois étoiles, avec Jacques Pic puis sa fille Anne-Sophie. La dimension familiale est donc constante, et il s’agit – avec la famille Terrail de La Tour d’Argent, dont les représentants successifs ne sont pas cuisiniers – d’un des rares cas de transmission familiale continue pour les tables célèbres.

Outre les trois étoiles de 1936, on peut évoquer le cas du village de Vonnas, dans l’Ain. Si l’hôtel Moderne, alors doublement étoilé, a disparu, la maison Blanc, relevant alors de la même distinction – et de la plus modeste catégorie d’hôtels – a connu un prestige croissant, puisqu’elle a obtenu et conserve trois étoiles sous la direction de Georges Blanc – dont la « propre grand-mère avait été sacrée meilleure cuisinière du monde par Curnonsky » (Guide Michelin 2021, p. 204) – depuis 1981 et est devenue un luxueux établissement. Dans cette perspective, avec un changement familial partiel, on pourrait aussi évoquer le Commerce de Chagny, simplement étoilé, puis, bien après la guerre, doublement puis triplement étoilé sous le nom de Lameloise, l’établissement l’étant toujours, après la retraite de Jacques Lameloise, sous la direction d’Eric Pras (Mesplède, 2011b). Ici encore, la dimension patrimoniale est marquée. En Savoie, un des établissements les plus connus était, en 1936, à Talloires, « Chez le Père Bise » de Marius et Marguerite Bise, doublement étoilé et qui le fut triplement après la guerre. Il le fut à nouveau sous la direction de François Bise, puis, avec moins d’étoiles, sous celle de sa fille Sophie, avant que l’établissement ne soit repris par le jeune chef Jean Sulpice, qui en a présentement deux.

Les continuités et les évolutions que l’on peut retracer sans grande difficulté dans les cas précédents se situent parfois dans une temporalité ou relèvent d’une géographie plus complexe. Par exemple, parmi les trois étoiles, la Mère Guy, longtemps dirigé par Roger Roucou, le Pavillon Ermitage de Chavoire, le Midi de Lamastre, ont fermé ou disparu des guides, après avoir conservé durablement une partie de leurs distinctions. Dans certains rares cas, un changement de chef postérieur à 1 936 conduit un restaurant plus modeste vers les sommets de la hiérarchie des guides : ainsi, un restaurant des faubourgs de Tours, étoilé en 1936, et appelé Le Nègre, est-il repris en 1944 – il fut détruit par un bombardement peu après, puis reconstruit – par le jeune chef Charles Barrier, dont il prend le nom au milieu des années 1960. Il gravit progressivement les échelons du Guide Michelin, devenant l’une des meilleures tables de France, avec trois étoiles entre 1968 et 1978. Le restaurant existe toujours sous le même nom, bien après la mort du célèbre chef, mais il est simplement cité dans le guide.

Il existe parfois des arborescences familiales, ainsi, l’ex-trois étoiles Parendel, à Sassenage (deux en 1936), fut-il l’un des berceaux culinaires de la famille Rostang. Deux de ses membres, prénommés Joseph, eurent trois étoiles, le père au Pavillon Ermitage et le fils – bien plus tard, à la fin de sa carrière, à La Bonne Auberge d’Antibes, tandis que le petit-fils, Michel tint à Paris le restaurant qui portait son nom et qui, vendu et toujours doublement étoilé, s’appelle Maison Rostang, son chef étant Nicolas Beaumann.

Notons aussi la spécificité de certains grands hôtels. Nous nous intéresserons ici surtout à ceux dotés de tables prestigieuses. On l’a vu, aucun d’entre eux n’avait trois étoiles en 1936. En 2021, le George V est le seul qui est doté d’une telle distinction en France – on peut mentionner aussi l’Hôtel de Paris de Monte-Carlo. D’autres grands établissements parisiens ont ou avaient en 2021 deux étoiles, comme le Meurice, le Ritz et le Plaza-Athénée, tandis que le Crillon est en quelque sorte passé de deux à une. Il est vrai qu’en termes de choix culinaires, les palaces ont beaucoup évolué, et que le style cher à Auguste Escoffier – mort en 1935 – a bien changé, même si son influence, bien après les années d’après-guerre, a subsisté.

À plus d’un siècle de distance, il en va ainsi de l’ensemble de la cuisine pratiquée dans les tables étoilées. Cela s’observe par exemple à travers les spécialités indiquées par le Guide Michelin, sur lesquelles il convient de revenir dans une perspective de longue durée. Claude Fischler (2001, p. 254-256) observait, en examinant la période 1935-1988, la prédominance de la « trilogie crustacés-volailles-canard ». Cette caractéristique, nuancée à partir des années 1970, concernait notamment les trois étoiles. Sans donner ici une étude exhaustive à partir de 1936 et à l’échelle de l’ensemble des tables étoilées, on peut noter plusieurs caractéristiques à la fin des années 1930 : la présence de nombreux produits simples, tels le jambon, le brochet, les truites, même si l’on trouve aussi du saumon, des filets de sole et du gibier, ainsi que des terrines et pâtées, des spécialités régionales comme les quiches, la choucroute et la piperade. On observe aussi la mention assez peu fréquente de desserts, les principales exceptions étant les crêpes et les soufflés. Surtout, en termes de patrimoine gastronomique, les spécialités d’alors se limitent à quelques mots, voire à un seul mot. Présentement, sauf lorsque le restaurateur indique « cuisine du marché », les spécialités correspondent le plus souvent à des intitulés plus longs. Cette tendance s’est renforcée depuis les années 1970, avec l’apparition de la « nouvelle cuisine » et des diverses formes de la virtuosité culinaire, a fortiori en relation avec la vogue actuelle des produits végétaux, parfois issus de l’établissement lui-même.

Cette évolution se vérifie aussi à travers celle du Guide Michelin lui-même. Il s’est longtemps flatté de l’absence de commentaires relatifs aux distinctions, qui le faisait en un sens ressembler à un annuaire. Au tournant du siècle, il a introduit quelques lignes au sujet des tables étoilées. Désormais, les considérations les concernant, nettement plus développées que celles portant sur les tables simplement recommandées, sont devenues prolixes. S’il arrive qu’il soit fait allusion à l’histoire de certains établissements, les appréciations sont surtout ancrées dans l’actualité.

En outre, alors même que le nombre de pages du guide, qui se vend beaucoup moins dans sa version classique qu’il y a encore une vingtaine d’années, tend à se réduire, la place grandissante des commentaires s’accompagne d’une diminution drastique du nombre des hôtels recommandés, qui ne sont plus du tout mentionnés dans la version imprimée en 2022 et ne font plus l’objet que d’une sélection en ligne (Guide Michelin, 2022, p. 6). Si l’on compare le guide actuel – c’est vrai aussi pour d’autres – avec ceux des années 30 et des décennies postérieures à la guerre, force est donc de constater que les recommandations s’y limitent aux restaurants. Du reste, les fourchettes relatives au confort ont été remplacées en 2022 par une très brève formule et les spécialités ne sont plus présentées à part, alors, il est vrai, que les textes consacrés aux établissements sélectionnés se font plus longs.

Conclusion

Si la tendance à la mise à l’écart des hôtels est pour une part due à la concurrence d’autres formes d’hébergement, cela fait apparaître rétrospectivement bien moins « complet » l’actuel guide. Il est vrai qu’il en va différemment pour la gastronomie, les tables modestes étant toujours bien représentées, notamment dans les centres urbains, en relation avec l’essor de la bistronomie, notion qui, assurément, était loin d’exister il y a plusieurs décennies. Pour autant, même s’il est difficile de comparer rigoureusement les prix à travers les multiples fluctuations monétaires, l’éventail des tarifs des entre les menus les plus modestes, autour de vingt euros, et les plus coûteux, désormais au-delà de trois cents, est bien plus large qu’en 1936. Faut-il en conclure que le Guide Michelin, toutes proportions gardées,était alors plus démocratique ?

Après avoir étudié différents aspects du guide, on ne saurait se limiter à une telle question, encore qu’elle vienne à l’esprit au sujet de l’année de la victoire du Front populaire. Si la direction de l’entreprise Michelin se situait dans le camp opposé et si des grèves éclatèrent en cette même année, les guides qu’elle éditait n’en proposaient pas moins un très large éventail d’établissements, avec de nombreux « petits » hôtels et restaurants, accessibles pour certains à un public de classes moyennes. Les utilisateurs les plus fortunés disposaient quant à eux d’un choix plus large. Globalement, le tourisme se développait, malgré la persistance de la crise. La dimension régionale du Guide rouge de 1936, assez peu explicitée du fait de l’absence de commentaires dans l’essentiel de l’ouvrage – à savoir la partie présentant les localités dans l’ordre alphabétique – transparaît à travers les noms de nombreuses spécialités. Parcourir les routes pouvait permettre alors d’explorer bien des étapes, notamment pour les possesseurs d’automobiles, clientèle principale du guide, mais aussi de trouver des adresses de proximité. En outre, le Guide Michelin affichait etcultivait une image et une réputation de sobriété auxquelles il est longtemps demeuré attaché.

Références

Bonnain-Dulon Rolande, Brochot Aline, 2008, « Haut lieu touristique, haute gastronomie, haute clientèle : le tiercé gagnant de la Côte d’Azur ? » dans Csergo Julia et Lemasson Jean-Pierre (dirs), Voyages en gastronomie. L’invention des capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement, collection « Mutation », p. 90-101.

Csergo Julia, 2008, « Lyon, première “capitale mondiale de la gastronomie” 1925-1935 » dans Csergo Julia et Lemasson Jean-Pierre (dirs), Voyages en gastronomie. L’invention des capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement, collection « Mutation », p. 33-50.

El Gammal Jean, 2018a, « Public de la gastronomie » [en ligne], Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Centre de recherche sur les médiations. Disponible sur : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-de-la-gastronomie.

El Gammal Jean, 2018b, Tables en vue. Trois âges de la gastronomie des années 1950 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres.

El Gammal Jean, 2020a, « La gastronomie et le Grand Est » [en ligne], Académie de Stanislas, 10 janv. Disponible sur : http://www.academie-stanislas.org/academiestanislas/images/seances_ordinaires/2019-2020/2020-01-10-ElGammal.pdf [consulté le 10 oct. 2022].

El Gammal Jean, 2020b, Les Restaurants de Bourgogne de l’entre-deux-guerres à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, collection « Histoire ».

Fischler Claude, 2001 [éd. orig. 1990], L’Homnivore, Paris, O. Jacob, collection « Essais ».

Francon Marc, 2000, « L’univers touristique Michelin » dans Chabaud Gilles et Cohen Évelyne (dirs), Les guides imprimés du xvie au xxe siècle, Paris, Belin, collection « Mappemonde », p. 113-120.

Gaudry François-Régis, 2006, Mémoires du restaurant. Histoire illustrée d’une invention française, Genève, Aubanel.

Harp Stephen L., 2008 [éd. orig. 2001], Michelin. Publicité et identité culturelle dans la France du xxe siècle, trad. de l’anglais par C. Friedlander, Paris, Belin, collection « Histoire & société ».

Kalifa Dominique, 2019, « L’entre-deux-guerres », dans Id. (dir.), Les Noms d’époque. De « Restauration » à « Années de plomb », Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », p. 257-276.

Lamy Guillaume, 2016, Les Tables mythiques de Lyon, Lyon, Éditions Lyon capitale.

Lottman Herbert, 1998, Michelin, 100 ans d’aventure, Paris, Flammarion, collection « Grandes biographies ».

Manufacture française des pneumatiques Michelin, 1936, Guide Michelin, Paris, Service de tourisme Michelin.

Mesplède Jean-François, 2011a [éd. orig. 2001], Eugénie Brazier, un héritage gourmand, Lyon, Page d’écriture.

Mesplède Jean-François, 2011b, Jacques Lameloise, un héritage gourmand, Lyon, Page d’écriture.

Mesplède Jean-François, 2015, Le Grand dictionnaire des cuisiniers, Lyon, Page d’écriture.

Mesplède Jean-François, 2016, Trois étoiles au Michelin. Une histoire de la haute gastronomie françoise, Paris, Gründ.

Michelin, 2021, Guide Michelin, Paris, Michelin.

Michelin, 2022, Guide Michelin, Paris, Michelin.

Ory Pascal, 1994, La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, Paris, Plon, collection « Civilisation et mentalités ».

Ory Pascal, 1998, Le Discours gastronomique français des origines à nos jours, Paris, Gallimard, collection « Archive ».

Renaud Patrick-Charles, 2021, Chez Walter. Maître restaurateur, place Stanislas. De la Belle Époque aux Années folles, une épopée gastronomique à Nancy, Haroué, Gérard Louis.

Rowley Anthony, 1990, « La Pyramide à Vienne », dans Barrot Olivier et Ory Pascal, Entre deux guerres. La création française 1919-1939, Paris, François Bourin, p. 535-547.

Références

Bonnain-Dulon Rolande, Brochot Aline, 2008, « Haut lieu touristique, haute gastronomie, haute clientèle : le tiercé gagnant de la Côte d’Azur ? » dans Csergo Julia et Lemasson Jean-Pierre (dirs), Voyages en gastronomie. L’invention des capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement, collection « Mutation », p. 90-101.
Csergo Julia, 2008, « Lyon, première “capitale mondiale de la gastronomie” 1925-1935 » dans Csergo Julia et Lemasson Jean-Pierre (dirs), Voyages en gastronomie. L’invention des capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement, collection « Mutation », p. 33-50.
El Gammal Jean, 2018a, « Public de la gastronomie » [en ligne], Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Centre de recherche sur les médiations. Disponible sur : http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/public-de-la-gastronomie.
El Gammal Jean, 2018b, Tables en vue. Trois âges de la gastronomie des années 1950 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres.
El Gammal Jean, 2020a, « La gastronomie et le Grand Est » [en ligne], Académie de Stanislas, 10 janv. Disponible sur : http://www.academie-stanislas.org/academiestanislas/images/seances_ordinaires/2019-2020/2020-01-10-ElGammal.pdf [consulté le 10 oct. 2022].
El Gammal Jean, 2020b, Les Restaurants de Bourgogne de l’entre-deux-guerres à nos jours, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, collection « Histoire ».
Fischler Claude, 2001 [éd. orig. 1990], L’Homnivore, Paris, O. Jacob, collection « Essais ».
Francon Marc, 2000, « L’univers touristique Michelin » dans Chabaud Gilles et Cohen Évelyne (dirs), Les guides imprimés du xvie au xxe siècle, Paris, Belin, collection « Mappemonde », p. 113-120.
Gaudry François-Régis, 2006, Mémoires du restaurant. Histoire illustrée d’une invention française, Genève, Aubanel.
Harp Stephen L., 2008 [éd. orig. 2001], Michelin. Publicité et identité culturelle dans la France du xxe siècle, trad. de l’anglais par C. Friedlander, Paris, Belin, collection « Histoire & société ».
Kalifa Dominique, 2019, « L’entre-deux-guerres », dans Id. (dir.), Les Noms d’époque. De « Restauration » à « Années de plomb », Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », p. 257-276.
Lamy Guillaume, 2016, Les Tables mythiques de Lyon, Lyon, Éditions Lyon capitale.
Lottman Herbert, 1998, Michelin, 100 ans d’aventure, Paris, Flammarion, collection « Grandes biographies ».
Manufacture française des pneumatiques Michelin, 1936, Guide Michelin, Paris, Service de tourisme Michelin.
Mesplède Jean-François, 2011a [éd. orig. 2001], Eugénie Brazier, un héritage gourmand, Lyon, Page d’écriture.
Mesplède Jean-François, 2011b, Jacques Lameloise, un héritage gourmand, Lyon, Page d’écriture.
Mesplède Jean-François, 2015, Le Grand dictionnaire des cuisiniers, Lyon, Page d’écriture.
Mesplède Jean-François, 2016, Trois étoiles au Michelin. Une histoire de la haute gastronomie françoise, Paris, Gründ.
Michelin, 2021, Guide Michelin, Paris, Michelin.
Michelin, 2022, Guide Michelin, Paris, Michelin.
Ory Pascal, 1994, La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, Paris, Plon, collection « Civilisation et mentalités ».
Ory Pascal, 1998, Le Discours gastronomique français des origines à nos jours, Paris, Gallimard, collection « Archive ».
Renaud Patrick-Charles, 2021, Chez Walter. Maître restaurateur, place Stanislas. De la Belle Époque aux Années folles, une épopée gastronomique à Nancy, Haroué, Gérard Louis.
Rowley Anthony, 1990, « La Pyramide à Vienne », dans Barrot Olivier et Ory Pascal, Entre deux guerres. La création française 1919-1939, Paris, François Bourin, p. 535-547.