Le 22 septembre 1984, lors d’une commémoration des morts de la Première Guerre mondiale à l’ossuaire de Douaumont, le président de la République française, François Mitterrand, prend la main du Chancelier allemand, Helmut Kohl. L’image de cet instant, qui combine solennité et émotion en un lieu éminemment symbolique, est saisie à la fois par des photographes et par les caméras de la télévision française, présente sur place. Qu’elle soit fixe ou animée, l’image est reprise dans les journaux télévisés du soir, avant, le lendemain, de s’afficher en Une des quotidiens français et allemand, puis de gagner les autres médias occidentaux. Ce visuel, devenu iconique au point d’illustrer plusieurs manuels scolaires, est souvent présenté comme la consécration, près de vingt ans après le traité de l’Élysée signé en 1963 entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, de la réconciliation franco-allemande. Cette poignée de main entre les deux responsables politiques ne se limite pas à cette seule dimension. Après avoir rappelé les circonstances exactes de ce geste paradoxal puisqu’à la fois spontané et construit, nous en soulignerons la nature politique exacte (un geste de réparation envers l’Allemagne après l’absence de cette dernière lors des commémorations du débarquement de Normandie quelques mois plus tôt) avant d’observer ses résonances. Nous analyserons sa rapide mise en mémoire qui a fait perdre à ce geste une partie de sa charge politique initiale pour l’ériger comme un lieu de mémoire européen.
Le 22 septembre 1984, l’Élysée organisa une cérémonie commémorant le souvenir des soldats français et allemands tombés à Verdun. Le chancelier allemand Helmut Kohl fut invité1. Après avoir atterri en début d’après-midi sur la base aérienne de Metz-Frescaty et avoir été accueillis par les autorités militaires et civiles, les deux chefs d’État partirent en hélicoptère pour se rendre sur le cimetière militaire allemand de Consenvoye. Accueillis par le ministre de la Défense Charles Hernu, François Mitterrand et Helmut Kohl déambulèrent parmi les tombes. Le chancelier évoqua peut-être son père, Hans Kohl, qui avait combattu à Verdun où il avait reçu ses galons de lieutenant. Vers 17 h 30, les deux hommes arrivèrent à l’ossuaire de Douaumont, « cathédrale des morts et basilique de la victoire », érigée au cœur de « ce désert peuplé de morts » selon la formule de son inspirateur, l’évêque de Verdun, Mgr Ginisty. Construit à partir de septembre 1920 et inauguré en avril 1932, l’édifice abritait dans son cloître de 137 mètres les ossements mêlés de 130 000 soldats, victimes de la plus longue et meurtrière bataille de la Première Guerre mondiale (Canini, 1986, p. 91-107 ; Barcellini, 1996, p. 77-103 ; Prost, 1997, p. 155-1780 ; Martin, 2003, p. 177-181 ; Anglaret, 2014, p. 29-50 ; Walter, 2015;;). Après avoir parcouru la nécropole à pied et déposé deux couronnes au pied du mât central, après avoir gagné l’ossuaire, visité le cloître et sa petite chapelle, François Mitterrand et Helmut Kohl se dirigèrent vers l’extérieur où les attendait un catafalque recouvert des deux drapeaux français et allemand.
En cette fin d’après-midi d’automne lorrain, une pluie glaciale tombait sur le site, le ciel était plombé et la grisaille dominait. Quatre mille personnes, dont des enfants et des soldats des deux pays attendaient sur le parvis François Mitterrand et Helmut Kohl. Ceux-ci apparurent enfin. Dans une « ambiance chargée d’émotion, le vent chassant les nuages à travers le ciel comme après un orage »2, les deux chefs d’État, vêtus de longs manteaux sombres, s’avancèrent devant le catafalque. Après avoir déposé chacun une gerbe de fleurs, François Mitterrand et Helmut Kohl écoutèrent, debout, côte à côte, les deux hymnes nationaux, le géant Allemand dépassant le Français d’une bonne tête. Quelques secondes avant la fin de l’hymne allemand (c’était la première fois depuis la Première Guerre mondiale qu’il était interprété à Verdun) et avant que ne retentisse la Marseillaise, François Mitterrand se pencha vers son voisin et sembla lui glisser quelques mots (Royer, 2017). Les deux hommes se rapprochèrent alors légèrement puis le président français s’empara avec sa main gauche de la main droite du chancelier. Les deux hommes restèrent ainsi jusqu’à la fin de la Marseillaise.
Plus qu’échanger une simple poignée de main, François Mitterrand et Helmut Kohl se donnèrent la main3. Ce geste, qui prit de court les invités, dont l’écrivain Ernst Jünger qui avait combattu à Verdun, fut aussitôt relayé par les médias (Lorrain, 2019). Verdun se retrouva, une fois de plus, « sous le regard du monde », selon l’expression de l’historien François Cochet (2006). La mise en image fut d’autant plus efficace que les services de communication avaient soigneusement préparé le terrain en amont4. Comme le notait Georges Saunier, « la préparation avait été minutieuse » avec un protocole strict et des déplacements bien réglés, laissant délibérément seuls les deux hommes (dans le cimetière allemand, dans l’ossuaire, devant le catafalque). Des plans larges accentuaient leur solitude parmi les tombes puis devant la place d’armes tandis que des plans serrés dans l’ossuaire puis devant le catafalque (la caméra zoomant sur les deux mains réunies) soulignaient l’intimité entre les deux chefs d’État. La répétition des hymnes nationaux et l’abondance de drapeaux renforçaient la solennité de l’événement. La cérémonie fut diffusée en direct, côté français, par les deux chaînes de télévision publique, Antenne 2 et FR3 Lorraine5. Le journal télévisé du soir revint sur la visite de Douaumont, faisant la part belle au moment de la main tendue. Les jours suivants, la presse quotidienne et hebdomadaire consacra de longs articles à l’événement6.
En RFA également, l’événement eut un fort retentissement. Dans les jours suivants, la presse ouest-allemande souligna l’importance du « rendez-vous de Douaumont ». Comme le résumait en une le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung qui avait pressenti la dimension iconique de l’image, « Allemands et Français se sont réconciliés : une photo qui va entrer dans l’histoire » (Le Huffpost, 2017). De son côté, le Reinische Post établissait le parallèle avec l’entrevue De Gaulle-Adenauer de l’été 1962 : « Décidément, ce président a des accents gaulliens : quand il se dresse aux côtés du chancelier Kohl à Verdun devant les morts de la guerre, l’Allemagne se souvient d’une autre scène : de Gaulle et Adenauer côte à côte dans la cathédrale de Reims » (Lacouture, 1998, p. 138). Ces deux mains réunies, matérialisant symboliquement le lien établi entre les deux pays après la guerre représentée par le catafalque au premier plan, devinrent rapidement l’expression, non d’une réconciliation franco-allemande acquise depuis les années 1960, mais de l’amitié franco-allemande et du rôle du tandem Paris-Berlin dans le renforcement de la construction européenne.
Les photos les plus célèbres de ce moment ont été prises par un Français, Frédéric de La Mure, et un Allemand, Wolfgang Eilmes. Lauréat en 1978 de « Découverte du Japon » devenu le « Prix Guillain » décerné par l’Association de presse France-Japon, Frédéric de La Mure officiait depuis 1982 comme photographe officiel du ministère des Affaires étrangères. Convoqué deux jours avant la cérémonie à l’Élysée avec les autres photographes accrédités pour l’attribution des places à l’Ossuaire, Frédéric de La Mure arriva en retard à la réunion. Pour le punir de cette désinvolture, le service du protocole lui donna la pire des places, à côté de la tombe du Soldat inconnu alors que ses collègues avaient le droit de déambuler dans les allées du cimetière avec donc, a priori, la possibilité de se rapprocher des deux chefs de l’État pour des clichés parfaits7. À l’arrivée, c’est paradoxalement Frédéric de La Mure qui, positionné en face du Président et du Chancelier, se trouva le mieux placé pour immortaliser la scène. Interrogé près de vingt-deux ans plus tard sur la portée du geste des deux chefs d’État et les raisons pour lesquelles celui-ci avait pris si vite une telle dimension, l’intéressé proposait une hypothèse convaincante : « Se serrer la main est un geste de fraternité bien sûr, mais un geste extrêmement courant. Je pense que la force de cette image est due au fait qu’elle a été prise devant des vivants – plusieurs centaines d’invités, dont des militaires français et allemands mélangés, dans l’assistance – mais aussi des milliers de morts » (Vernet, 2016). De fait, si le geste de 1984 eut, pour beaucoup d’observateurs, une charge symbolique supérieure à l’étreinte du chancelier Adenauer et du général de Gaulle en 1963, c’est parce que les deux dirigeants avaient à Douaumont pris à témoin les morts. L’autre image de l’ossuaire souvent reprise dans les médias était le fait d’un photographe allemand, Wolgang Eilmes. Diplômé de l’École professionnelle de photographie de Berlin en 1975, ce dernier opta à la fin des années 1970 pour la photographie de presse et travailla pour plusieurs journaux et magazines. En 1980, il devint photojournaliste pour le Centre d’images de l’Agence de Presse allemande (DPA) installée à Francfort-sur-le-Main. La photo de l’événement est de nos jours apposée à l’entrée du Centre mondial de la Paix à Verdun tandis qu’une plaque rappelle la cérémonie à Douaumont.
La poignée de main entre François Mitterrand et Helmut Kohl frappa d’autant plus les contemporains que le geste parut sur le moment totalement spontané. Il en résultait une charge émotionnelle particulière, une grâce magique de l’instant, comme si, les deux hommes, saisis par la gravité du moment et la force symbolique du lieu, avaient su trouver librement, sans artifice de communication, le geste parfait résumant au-delà des mots la réconciliation des deux peuples. Mais qu’en est-il réellement ? Quelle est la part du hasard et du construit ?
Examinons tout d’abord les arguments validant la thèse du geste spontané. La séquence vidéo du reportage d’Antenne 2 ne permet pas de trancher sur ce point car le moment exact où François Mitterrand tend la main vers son voisin n’a pas été filmé par le caméraman de la télévision française. Alors que se termine le Deutschlandlied, le caméraman zoome sur un ancien combattant français en train de faire le salut militaire. Lorsque la caméra revient sur les deux chefs d’État sur le point d’entendre la Marseillaise, ceux-ci se tiennent déjà la main. Il faut donc, pour apprécier le caractère spontané ou non du geste, se tourner vers les témoignages. Remarquons quand même que sur la séquence vidéo comme sur les photos, Helmut Kohl paraît quelque peu surpris, sinon embarrassé, lorsqu’il se tourne vers François Mitterrand, qui a pris sa main, avant que l’hymne français ne retentisse. L’étonnement discret du Chancelier semblerait indiquer que l’initiative mitterrandienne ne s’inscrivait pas dans le protocole de la cérémonie. Si François Mitterrand a pu envisager en amont cette poignée de mains, il n’en aurait pas préalablement parlé à son invité… Par crainte d’un refus de sa part ? Pour conserver à ce geste une certaine spontanéité et lui éviter une pesanteur officielle qui l’aurait dénaturé ?
Dans les jours suivants, les journalistes tentèrent de déterminer le caractère improvisé ou non de ce geste. Interrogé près d’un mois après l’événement, François Mitterrand se montra catégorique : « Ce fut un geste spontané, je crois que j’ai fait un geste au chancelier Kohl mais comme il a immédiatement tendu la main, je pense que cette idée a dû nous traverser l’esprit au même moment »8. Il y revint lors d’une autre interview en 1992 : « Nous n’en avions pas parlé le moins du monde. Mais, nous trouvant debout devant le cercueil symbolique qui représentait nos soldats morts sur le champ d’honneur, instinctivement, je me souviens, je me suis tourné vers lui, je lui ai tendu la main, sa main est venue en même temps, nous avons scellé la réconciliation franco-allemande de cette façon visible, et croyez-moi profondément ressentie » (L'Est Républicain, 20 sept. 2014). Sollicité plus tard par Ulrich Wickert, correspondant de la chaîne allemande ARD, le président français confirma cette version, inscrivant le geste dans un cadre plus psychologique que politique : « J’ai senti brusquement le besoin de sortir de ma solitude et de faire un geste en direction d’Helmut Kohl ». Il évoqua plus tard, lors d’une interview à la télévision allemande ZDF le 30 septembre 1992, « la force émotive qui nous a traversés l’un et l’autre, sans que nous l’ayons en quoi que ce soit prévu ». Son proche conseiller politique, Jacques Attali, insista dans le premier tome de son Verbatim sur le caractère non construit du moment. « François Mitterrand, sans que cela ait été prévu, prend alors la main de Kohl. L’image résumera, mieux que tout autre, l’effort d’une décennie. Nul besoin de conseillers en communication quand un vrai message est à transmettre » (Attali, 2011, p. 833). Du côté allemand, la plupart des témoignages validèrent également la thèse d’une initiative mitterrandienne inattendue. Le conseiller diplomatique du chancelier, Horst Teltschik, déclara : « Ce geste fut une surprise totale pour Kohl » (Le Courrier de l’Ouest, 22 sept. 2014). Le chancelier en fut d’ailleurs « bouleversé » comme il le rapporta dans ses Mémoires : « Il est difficile de décrire mes sentiments. Jamais je n’avais senti une telle proximité avec mon voisin français » (Kohl, 2015).
Reste que si le geste n’était à l’évidence pas prévu au protocole, était-il pour autant totalement improvisé ? D’autres témoins de la scène sont persuadés qu’il était prémédité en partie. Pour Serge Barcellini, alors directeur du service de la mémoire au ministère des Anciens Combattants, « une chose est sûre, il n’était pas au programme. Au Protocole, non plus, on est surpris. Fut-il spontané ? C’est peu probable quand on observe les mimiques de Kohl qui se tourne vers Mitterrand comme pour lui dire : on y va ? Du reste, ces deux hommes n’échangeaient que par le biais d’une interprète qui, sur le moment, est absente ». Selon l’ancien haut fonctionnaire, il est possible que François Mitterrand ait profité du survol du site en hélicoptère pour régler, en présence de l’interprète, quelques détails de la cérémonie à venir. De fait, comme le rapporte Horst Teltschik, les deux chefs d’État échangèrent longuement dans l’appareil, François Mitterrand montrant à Helmut Kohl l’endroit où il avait été blessé en 1940 tandis que le chancelier lui raconta comment son père avait combattu sur la colline de Mort Homme près de Verdun et comment son frère avait trouvé la mort alors qu’il se repliait de Normandie en 1944. Le Nancéien Daniel Groscolas, chargé de la cérémonie en tant que secrétaire général de l’Office franco-allemand de la Jeunesse, confia à l’Est républicain en septembre 2014 à l’occasion d’un article anniversaire : « on nous avait demandé de mettre en place les conditions d’une photo qui marquerait l’histoire » (L’Est républicain, 20 sept. 2014) Avant de préciser : « ce geste n’était pas du tout prévu, ils ont improvisé. Mais nous avions notre photo de réconciliation. Tout était parfait. Je n’avais plus qu’une crainte : que la presse apprenne que le cercueil était vide ». Jean-Louis Bianco (2015, p. 241), alors secrétaire général de l’Élysée, suggéra que François Mitterrand « eut sur-le-champ l’intuition d’un geste historique ». Plus précisément, il pencha pour un geste que François Mitterrand aurait envisagé avant la cérémonie mais sans en référer à son homologue allemand : « le geste est devenu une évidence… après. Les cœurs et les esprits y étaient prêts, mais on ne le savait pas avant. Mitterrand a senti ça tout seul et n’avait parlé de son idée à personne » (Libération, 28 mai 2016).
La signification politique première de cette poignée de main doit être recherchée quelques mois plus tôt, lors des cérémonies de commémoration du débarquement de Normandie. Le 6 juin 1984, pour célébrer le quarantième anniversaire du Débarquement, François Mitterrand convia sur les côtes de la Manche plusieurs chefs d’État occidentaux parmi lesquels la britannique Margaret Thatcher et l’américain Ronald Reagan. Alors que de Gaulle et ses successeurs n’avaient pas particulièrement honoré cet épisode de la Seconde Guerre mondiale, le président socialiste décida d’organiser une cérémonie officielle majestueuse. Fallait-il inviter une délégation allemande emmenée par Helmut Kohl ? François Mitterrand refusa d’inviter le chancelier. « C’était sans doute encore trop tôt » selon Serge Barcellini (Le Courrier de l’Ouest, 22 sept. 2014). Bonn ne protesta pas. Selon Horst Teltschik, conseiller diplomatique d’Helmut Kohl, ce dernier, loin d’être meurtri, fut « soulagé de n’avoir pas reçu d’invitation » tant il considérait le D-Day comme un événement « ambivalent » puisque marquant le « commencement de la défaite allemande » (Les Échos, 2014). Toutefois la réaction du président français fuita dans les médias et suscita rapidement une certaine polémique.
Certains regrettèrent en effet l’absence du partenaire allemand, estimant qu’il était temps de dépasser les brûlures du passé. L’Allemagne de 1984 n’étant pas l’héritière du régime nazi, la présence du Chancelier aurait constitué un geste symbolique fort, témoignant de la solidité du « couple franco-allemand » et de la reconnaissance du caractère pleinement démocratique de l’Allemagne d’après-guerre. Simone Veil, au nom de l’Europe dont elle avait présidé le Parlement, exprima ainsi son indignation. À ses yeux, cette mise à l’écart du partenaire allemand était inutilement vexatoire à un moment où l’on souhaitait renforcer la construction européenne. Pour couper court aux critiques, François Mitterrand, par ailleurs très sensible au poids de l’histoire, décida qu’un geste franco-allemand important aurait bientôt lieu. La cérémonie de Douaumont de septembre 1984 se voulait donc d’abord une session de rattrapage…
De part et d’autre du Rhin, on chercha un site et un événement propice à une commémoration partagée. Dès le sommet franco-allemand de Rambouillet, les 28 et 29 mai 1984 (soit avant même les cérémonies de Normandie), la question fut débattue. Serge Barcellini proposa de célébrer ensemble les 70 ans de la bataille de la Marne mais François Mitterrand refusa, estimant qu’il s’agissait d’une victoire strictement française sans répercussion symbolique forte du côté allemand (Lorrain, 2019). L’asymétrie était trop marquée. À l’Élysée, Jacques Attali orienta le Président vers Verdun, à la résonance mémorielle considérable, y compris outre-Rhin. François Mitterrand pencha plus précisément pour l’ossuaire de Douaumont où étaient rassemblés, sans distinction de nationalité, les restes de milliers de combattants français et allemands non identifiés. Le lieu revêtait une charge symbolique d’autant plus forte que le père d’Helmut Kohl avait combattu à Verdun tandis que, non loin de là, à Esne-en-Argonne, le sergent-chef François Mitterrand, incorporé sur la ligne Maginot, avait été blessé puis fait prisonnier par les Allemands le 14 juin 1940. Dans le communiqué de presse qui conclut le Sommet franco-allemand, François Mitterrand formula explicitement son invitation :
« Monsieur le Chancelier de la République fédérale allemande et moi-même sommes convenus que nous nous retrouverons pour célébrer nos morts en un lieu qui marque l’histoire. Fin septembre, nous nous inclinerons devant des tombes allemandes et devant des tombes françaises, en particulier à Verdun »9.
Une fois le site choisi, restait à déterminer entre Français et Allemands le type de cérémonie. Plusieurs dispositifs furent envisagés. Serge Barcellini suggéra de mêler dans un même catafalque des ossements de soldats des deux nationalités. « Ainsi, nous aurions fait deux soldats inconnus en un » (Lorrain, 2019). Cette étrange suggestion ne fut pas retenue et le catafalque devant lequel s’inclinèrent le Président et le Chancelier resta vide, sans que les médias en soient informés. Pour respecter pleinement l’équilibre franco-allemand de la journée et faire un geste à l’égard de Bonn, la cérémonie débuta par la visite du plus grand cimetière militaire allemand situé près de Verdun, celui de Consevoye avec ses 11 000 tombes.
Si la cérémonie de Verdun se voulait d’abord un geste de réparation diplomatique à l’égard de l’Allemagne après sa mise à l’écart des festivités de Normandie et un symbole du lien fort unissant les deux pays après les déchirures de l’histoire, elle n’était pas dépourvue de considérations de politique intérieure plus immédiates. Chacun des deux chefs d’États présents à l’ossuaire de Douaumont avait besoin de l’autre.
À l’été 1984, François Mitterrand, qui voyait sa cote de popularité passer en dessous d’un tiers d’opinions favorables (selon un sondage BVA), choisit de se représidentialiser en investissant davantage la scène internationale10. Il multiplia les séjours officiels à l’étranger (États-Unis en mars, URSS en juin, Jordanie en juillet, Royaume-Uni en octobre) et les invitations en France de chefs d’État étranger (les commémorations du 6 juin s’inscrivaient dans ce cadre). La venue d’Helmut Kohl à Verdun soignait donc la popularité du président français. Sur le plan économique, alors que le tournant de la rigueur de l’été 1983 ne portait pas encore ses fruits, François Mitterrand venait, en juillet 1984, de nommer un nouveau Premier ministre, Laurent Fabius, chargé d’engager un plan de modernisation des entreprises françaises, deux ans avant l’importante échéance des législatives. Ce plan dépendait en partie du soutien allemand dans le domaine des investissements. Certes le chancelier Kohl ne relevait pas du même bord politique que le président socialiste français mais ce dernier avait rapidement noué des liens privilégiés avec le jeune conservateur-chrétien allemand en poste à la chancellerie à partir d’octobre 1982 (ses relations étaient plus tendues avec le social-démocrate Helmut Schmidt qui n’avait pas caché sa préférence pour une réélection de Valéry Giscard d’Estaing en 1981). Helmut Kohl avait ainsi accepté de soutenir une économie française en difficulté depuis les réformes structurelles du printemps 1981 et Bonn était intervenu à plusieurs reprises pour aider le Franc malmené sur les marchés internationaux.
En retour, François Mitterrand avait appuyé un Chancelier déstabilisé par la crise des euromissiles et les manifestations des pacifistes allemands. Le 20 janvier 1983, à l’occasion des vingt ans du Traité de l’Élysée, il s’était exprimé devant le Bundestag en approuvant la ligne de fermeté d’Helmut Kohl face au déploiement des SS20 soviétiques et en rappelant que « les missiles étaient à l’Est mais les pacifistes à l’Ouest ». Cet appui s’était maintenu jusqu’au vote du Bundestag en novembre 1984, deux mois après la cérémonie de Verdun. Si Paris et Bonn devaient par la suite diverger sur la question de l’Initiative de défense stratégique (IDS) initiée par Reagan, le projet américain de déploiement d’un bouclier anti-missile n’avait pas encore fragilisé cette entente. Malmené par la contestation de la gauche allemande sur fond de « Guerre fraîche », contesté au sein de son propre parti par une affaire politico-financière (l’affaire Flick11), Helmut Kohl avait lui aussi besoin de se relancer par des gestes forts sur le plan international (visite en Israël en janvier 1984, accueil du président Reagan en décembre 1984). La France occupait une place importante dans ce plan de communication avec la cérémonie de Verdun en septembre puis l’organisation du 44e sommet franco-allemand en octobre 1984 à Bad-Kreuznach, ville allemande où de Gaulle et Adenauer s’étaient rencontrés (Miard-Delacroix, 2019, p. 359).
Bien que de bords politiques différents, ces deux hommes, excellents connaisseurs de l’histoire de leur pays et des responsabilités imposées par celle-ci, plus européens qu’atlantistes (selon la formule de Jacques Attali), s’apprécièrent vite, jusqu’à nouer entre eux une solide amitié personnelle. Ils œuvrèrent, avec Jacques Delors à la Commission, au renforcement de la construction européenne. Quelques mois avant la cérémonie de Douaumont, lors du Conseil européen organisé à Fontainebleau les 25 et 26 juin 1984, les deux chefs d’État français et allemand avaient fait front face aux exigences britanniques portées par une Margaret Thatcher plus que jamais déterminée à obtenir son « chèque ». Alors que depuis des années, les réticences anglaises paralysaient le fonctionnement de la CEE, empêchant la Communauté d’avancer sur des sujets importants (Politique agricole commune, élargissement à l’Espagne et au Portugal…), la détermination affichée à Fontainebleau par les deux chefs d’État allemand et français avait persuadé Margaret Thatcher qu’il fallait trouver un compromis. Un an et demi plus tard, la signature de l’Acte unique européen de février 1986 confirma cette relance.
Rapidement, la photo de Verdun s’imposa comme LE visuel de la réconciliation franco-allemande. Dans ce registre, elle supplanta d’autres illustrations relevant d’époques plus anciennes. C’était notamment le cas de photos célèbres du tandem de Gaulle-Adenauer, la première présentant le chancelier allemand reçu à Colombey-les-deux-Eglises les 14 et 15 septembre 1958 dans la maison familiale du chef de l’État français, la deuxième montrant les deux hommes priant côte-à-côte le 8 juillet 1962 dans la cathédrale de Reims (ville symbole des bombardements allemands durant la Première Guerre mondiale et lieu de la première capitulation allemande le 7 mai 1945), la troisième saisissant l’accolade que donna de Gaulle à un Adenauer surpris et presque réticent sur le perron de l’Élysée après la signature du traité de 1963. Avant septembre 1984, d’autres images plus récentes circulaient également, mais moins marquantes car plus strictement officielles, comme celles liées à la mise en place du Système monétaire européen les 14 et 14 septembre 1978 avec Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt.
Par la suite, en dépit d’autres moments forts marquant l’histoire franco-allemande et mis en images, aucun visuel ne parvint, en termes de rayonnement médiatique, de poids politique et de résonance mémorielle, à supplanter la photo du tandem Mitterrand-Kohl à Douaumont. Ni le défilé des 200 soldats allemands sur les Champs-Élysées au sein de l’Eurocorps à l’occasion du 14 juillet 1994, ni l’allocution du chancelier Gerhard Schröder à l’Assemblée le 30 novembre 1999 (« l’Europe a été, est et demeure pour nos deux pays une vision politique »), ni la présence d’Angela Merkel aux commémorations du 11 novembre 2009 sous l’Arc-de-Triomphe12, ni le déplacement (à l’invitation de François Hollande) du président allemand Joachim Gauck le 4 septembre 2013 dans le village-martyr d’Oradour-sur-Glane, ni l’inauguration commune le 11 novembre 2017 par le président Emmanuel Macron et le président allemand Walter Steinmeier d’un musée sur le site de la bataille sanglante du Hartmannswillerkopf dans le Haut-Rhin, ni enfin la pose le 10 novembre 2018 par Emmanuel Macron et Angela Merkel d’une plaque sur le mémorial de Rethondes.
L’épisode de la poignée de main de Douaumont reste régulièrement évoqué à l’occasion des commémorations officielles à Verdun, a fortiori lorsque celles-ci font intervenir une délégation allemande. Certaines de ces commémorations renvoient précisément à l’épisode de septembre 1984 comme celle organisée au Centre Mondial de la Paix de Verdun en septembre 2014 pour célébrer les trente ans de « la poignée de mains la plus célèbre du monde » (L’Est républicain, 23 sept. 2014). « C’est à mes yeux le geste le plus important de l’histoire du
« Le mot historique est totalement adapté ici. Le geste a été évoqué ce matin dans les discussions entre Angela Merkel et Manuel Valls. Il constitue une phase essentielle de la relation franco-allemande. Il est le symbole de notre amitié, ce geste est devenu quelque chose d’extraordinaire pour Mitterrand et Kohl mais aussi pour les peuples français et allemands. Nous devons nous en inspirer et le faire vivre pour ne pas revenir en arrière » (Ibid.).
Si l’image de Douaumont a pu être rapidement récupérée sur le plan politique, à l’image de cette étonnante affiche électorale du CDU à l’occasion des européennes du 18 juin 1989 qui reproduisait la photo des deux chefs d’État se tendant la main devant le catafalque (photo elle-même issue d’un visuel de campagne du PS pour ce même scrutin intitulée : « vers une nouvelle ère de paix ») avec comme slogan « Kohl Kanzler der Europäischen Einigung »13, le risque porte moins sur les récupérations politiques que sur l’affadissement de ce référentiel symbolique. Du cliché au cliché ? L’allusion au geste devint vite de fait un topos des discours présidentiels, permettant d’incarner, de manière souvent convenue et grandiloquente, l’amitié franco-allemande construite sur les ruines des guerres. Au risque aussi de placer les exécutifs français et allemand dans le défi de trouver une initiative (parole, attitude) suffisamment forte pour égaler la charge symbolique du geste de 1984. Un défi impossible à relever et qui place ceux qui s’y risquent dans le piège d’une fade répétition ou d’une médiocre innovation. Comme le notait Serge Barcellini en septembre 2014 : « Il y avait une profondeur dans la cérémonie de Verdun… Vous pouvez tenter de refaire le geste comme les présidents François Hollande et Joachim Gauck cet été au Vieil Armand, ce n’est plus pareil ».
On le vérifia au printemps 2016 lors du centenaire de la bataille de Verdun. Articles et reportages télévisés rappelèrent à l’envie l’initiative du tandem Mitterrand-Kohl, devenue avec le temps un marronnier médiatique. La plupart des journaux reproduisirent ou évoquèrent la photo iconique, revenant parfois sur les coulisses de ce moment fondateur14. Lorsqu’ils se retrouvèrent le 29 mai sur le site de la bataille, le président François Hollande et la chancelière Angela Merkel avaient évidemment en tête ce référentiel et tentèrent de s’aligner sur leurs deux célèbres prédécesseurs de 1984. Pour ne pas être accusés de singer ces derniers, ils évitèrent toute effusion à Verdun et se contentèrent d’un symbole plus modeste : Angela Merkel fut la première dirigeante allemande reçue à la mairie de Verdun et une plaque fut inaugurée à Verdun. Mais les deux allocutions, qui appelaient à « protéger notre maison commune, l’Europe » face aux divisions et aux crises, qui célébraient « l’esprit de Verdun » (L’Est républicain, 25 juil. 2020), parurent ternes aux yeux des journalistes et du grand public qui attendaient un geste fort, à la hauteur du précédent de Douaumont. Les deux chefs de l’exécutif (qui se firent remettre un fac-similé du livre d’or signé par François Mitterrand et Helmut Kohl) se limitèrent, devant la flamme de l’ossuaire, à joindre leurs mains dans un moment d’émotion. Les journalistes relevèrent certes le jeu d’écho mémoriel avec l’initiative du tandem Mitterrand-Kohl mais pour insister sur la portée plus limitée de cette gestuelle. Conscients du caractère potentiellement décevant du moment, les services de presse de l’Élysée mirent l’accent sur le souci de François Hollande et d’Angela Merkel de privilégier l’action au symbole, insistant sur le déjeuner de travail qui avait réuni les deux chefs d’État pour relancer, via une initiative franco-allemande, l’Europe affaiblie par le Brexit. « Nous voulons être dans la relance de l’idéal européen » expliqua le président français sur France Culture, « en 1984, il n’y avait pas eu de discours, les mains suffisaient. Là, il faut agir avec nos paroles et nos actes pour que cette amitié soit utile à l’Europe et au monde » (Bretton, 2016).
Mêmes limites lorsque le 2 juillet 2021, le Premier ministre Jean Castex présida les cérémonies des 105 ans de la bataille de Verdun en présence de Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, de Clément Beaune, secrétaire d’État aux Affaires européennes, et de l’ambassadeur d’Allemagne, Lucas Hans-Dieter. Placée sous le signe de la réconciliation et de l’amitié franco-allemande, la cérémonie vit le diplomate allemand prendre la parole en premier pour rappeler aussitôt l’épisode des mains tendues devant l’ossuaire de Douaumont en septembre 1984 (Fedrigo et al., 2021). À force d’être évoquée de manière aussi attendue, cette référence historique s’institutionnalise et se banalise, perdant une part de sa charge émotionnelle initiale.
Si l’allusion à la poignée de main de 1984 se révèle un passage rhétorique obligé des déplacements officiels franco-allemands de haut niveau à Verdun, elle marque aussi les cérémonies plus modestes. Le jeu de référencement mémoriel va jusqu’à influencer le choix du 22 septembre comme date de cérémonie. Lorsque les communes de Douaumont-Vaux et de Rheinbach célébrèrent leur jumelage le 22 septembre 2020 par le dépôt d’une plaque près de l’ossuaire, en présence du préfet de la Meuse et d’une délégation allemande venue de Rheinbach, la date de la cérémonie renvoyait, 36 ans plus tard, au geste de François Mitterrand et d’Helmut Kohl. Géographiquement, le jeu d’écho mémoriel ne se limite d’ailleurs pas à la seule Lorraine des sites de 1914-1918. À Tours, le sculpteur Michel Audiard travailla au printemps 2013 dans son atelier de Rochecorbon à une statue de 2 min 40 s représentant les deux chefs d’États à Douaumont. Prévu pour être installé à Tours-Nord à l’entrée de l’avenue de l’Europe (La Nouvelle République du Centre-Ouest, 26 mars 2013), le monument ne fut finalement pas érigé. Mais en 2016, le Louvre, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’ancien président, accueillit une reproduction miniature de la statue. Interrogé par les médias, son auteur précisa ses intentions :
« J’ai voulu réaliser une œuvre symbolique. J’ai trois images fortes dans la tête, celle de De Gaulle seul sur la plage en 1969, celle de Rostropovitch jouant du violoncelle devant le mur de Berlin et enfin Mitterrand tenant la main d’Helmut Kohl pour symboliser la réconciliation franco-allemande à Verdun » (La rédac, 2016).
L’épisode de la poignée de main, curieusement survolé dans la plupart des biographies consacrées à François Mitterrand (Winock, 2015, p. 344 ; Roussel, 2015, p. 425), à l’exception de celle de Jean Lacouture (1998, p. 103-138), qui en tant que journaliste était sans doute plus attentif aux résonances médiatiques de l’événement, est en revanche souvent reprise dans les manuels scolaires d’histoire du secondaire lorsqu’il s’agit d’illustrer la réconciliation franco-allemande et le souvenir de la Première Guerre mondiale15. Les manuels y ont d’autant plus recours que les programmes obligent depuis les années 1990 les enseignants à prendre davantage en compte la dimension mémorielle de la guerre. Des pages d’exercice « passé-présent » invitent les élèves à appréhender les résonances actuelles des conflits d’autrefois (de la Première Guerre mondiale à la Guerre d’Algérie) et la manière dont les sociétés et les pouvoirs se souviennent, refoulent ou commémorent les guerres.
Notons enfin que les reprises du visuel de Douaumont ne prennent pas toujours la forme convenue d’un discours officiel ou d’une page de manuel d’histoire. Le rejeu mémoriel s’exprime aussi par le biais plus libre et parfois irrévérencieux de la caricature. En septembre 2014, le Centre mondial de la Paix de Verdun consacra une exposition bilingue (« Die Geste von Verdun/Le geste de Verdun ») à cette photo et à ses adaptations humoristiques par les dessinateurs de la presse française et allemande pendant trente ans. Les spectateurs découvrirent combien la poignée de main avait inspiré des dessinateurs français (Plantu, Cabu, Wolinski, Honoré…) comme allemands (Mohr, Köhler, Plassmann, Lang…)16. Il est vrai que l’image, par son symbolisme pédagogique, par le décalage entre la gravité du moment et l’émotion du geste, par l’opposition visuelle piquante créée par la différence de taille entre les deux chefs d’État, se prêtait au détournement. L’exposition révéla aussi combien la référence au « geste de Verdun » restait présente dans les dessins de presse quand il s’agissait de traiter la relation franco-allemande et de la construction européenne (l’exposition intervenait après des élections européennes du printemps 2014 marquées par la poussée des eurosceptiques). Un geste que les dessinateurs, à commencer par Plantu dans les pages du Monde, utilisaient souvent pour évoquer d’autres problèmes de société, parfois communs aux deux pays comme la montée du nationalisme ou le chômage, des thèmes de politique intérieure, mais aussi pour traiter de l’actualité internationale (Franceinfo, 2015). Au printemps 2015, le Mémorial de Gaulle de Colombey obtint du Centre mondial de la Paix le prêt d’une grande partie de l’exposition enrichie d’ajouts propres au Mémorial. Comme le notait avec amusement l’Est Républicain, « certains gaullistes risquent d’avaler de travers lorsqu’ils verront à l’entrée de l’exposition la grande photo du président français, auteur du Coup d’État permanent » (L’Est Républicain, 5 avr. 2015)
Les décès de François Mitterrand le 8 janvier 1996 puis d’Helmut Kohl le 16 juin 2017, furent l’occasion d’un retour mémoriel sur l’épisode de Douaumont. Lorsque le chancelier assista dans les travées glacées de la cathédrale Notre-Dame de Paris à la messe célébrée le 11 janvier en hommage au président français disparu, les larmes qu’il versa tandis que Barbara Hendricks interprétait le Requiem de Fauré, incitèrent plusieurs journalistes à revenir sur le moment de complicité de Verdun, considérant ces pleurs comme un écho émouvant à la poignée de main. Lorsqu’Helmut Kohl s’éteignit à son tour à 84 ans, les médias, côté français du moins, revinrent dans leurs notices nécrologiques sur le moment fort de l’automne 1984. Dans son portrait, le journaliste du Monde, Daniel Vernet (et Lemaître, 2017), insista sur la séquence. Quelques semaines plus tard, le portrait consacré au chancelier disparu par le Figaro s’ouvrait sur l’évocation de la scène de Douaumont :
« Des mains entrelacées et des larmes. Deux scènes, deux images qui disent tout. Les mains, d’abord. Érigée au rang d’icône, la photo est vieillie de trente ans. Elle a été prise un 22 septembre 1984 à l’ossuaire de Douaumont, à Verdun, le jour de la commémoration des 70 ans de la Première Guerre mondiale. Vêtus de longs manteaux sombres, François Mitterrand et Helmut Kohl écoutent l’hymne allemand debout, devant un catafalque recouvert d’un drapeau français et d’un drapeau allemand. Quand la fanfare militaire entonne La Marseillaise, le président et le chancelier se tournent l’un vers l’autre, murmurent quelques mots, se prennent soudain la main, avant de regarder de nouveau devant eux. Un moment de grâce, et une image pour l’Histoire, parfaite incarnation de la réconciliation et de l’amitié franco-allemande » (Royer, 2017).
Il faudra finalement attendre le 11 janvier 2015 pour qu’un autre tandem franco-allemand produise une image symboliquement proche de la photographie de septembre 1984. Quatre jours après l’attaque terroriste de Charlie Hebdo, la chancelière Angela Merkel se rendit à Paris en signe de solidarité. Sur le perron de l’Élysée, au côté du président français, elle pencha sa tête délicatement sur l’épaule de François Hollande et ferma les yeux en signe de recueillement. L’instant fut immortalisé par les photographes et les médias établirent aussitôt le lien avec d’autres moments privilégiés du couple franco-allemand comme les poignées de main de Gaulle-Adenauer et Mitterrand-Kohl (François, 2021). Interrogé sur cette photo qu’il appréciait particulièrement, François Hollande soulignait le paradoxe d’un geste envisagé mais non préparé :
« Cette photo est non seulement belle, elle est surprenante car elle est affectueuse. Nous avons, elle et moi, longtemps cherché à faire un acte qui soit comparable à celui d’Helmut Kohl et François Mitterrand se tenant la main à Verdun. Ce mouvement est venu naturellement au lendemain des attentats de janvier 2015. Les plus beaux gestes, contrairement à ce que pensent les gens, ne sont pas imaginés ou organisés par des conseillers en communication, ce sont des réactions spontanées de femmes et d’hommes. Quand Angela Merkel a mis sa tête sur mon épaule, elle se comportait comme une sœur. Un geste de sororité » (Lévy, 2021).
Reste que si le geste du 11 janvier 2015 revêtait une dimension politique forte, il restait surtout marqué du sceau de l’émotion. Moins repris par la suite car plus circonstancié, il n’est pas parvenu à rivaliser avec le moment iconique de Douaumont.
Franceinfo, 2015, « Mitterrand-Kohl à Verdun, le geste historique vu par les dessinateurs de presse » [en ligne], Franceinfo culture, 3 avr. Disponible sur : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/mitterrand-kohl-a-verdun-le-geste-historique-vu-par-les-dessinateurs-de-presse_3351707.html[consulté le 10 mai 2022].
L’Est républicain, 2020, « Douaumont-Vaux et de Rheinbach célébrèrent leur jumelage » [en ligne], L’Est républicain, 23 sept. Disponible sur : https://www.estrepublicain.fr/defense-guerre-conflit/2020/09/22/les-100-ans-de-la-pose-de-la-premiere-pierre-de-l-ossuaire-de-douaumont[consulté le 10 mai 2022].
La Rédac, 2016, « Mitterrand-Kohl : l’œuvre de Michel Audiard au Musée du Louvre », 37° l’information de la Touraine à la bonne température, 25 oct. Disponible sur : https://www.37degres-mag.fr/culture/mitterrand-kohl-loeuvre-de-michel-audiard-au-musee-du-louvre/[consulté le 10 mai 2022].
Le Huffpost, 2017, « Helmut Kohl est mort : l’histoire derrière la photo mythique avec François Mitterrand » [en ligne], HuffPost, 16 juin. Disponible sur : https://www.huffingtonpost.fr/2017/06/16/helmut-kohl-est-mort-lhistoire-derriere-la-photo-mythique-avec_a_22364130/[consulté le 10 mai 2022].
Les Échos, 2014, « Il y a trente ans, Mitterrand tendait “instinctivement” la main à Kohl » [en ligne], Les Échos, 19 sept. Disponible sur : https://www.lesechos.fr/2014/09/il-y-a-trente-ans-mitterrand-tendait-instinctivement-la-main-a-kohl-310086[consulté le 10 mai 2022].
Walter Jacques, 2015, « L'ossuaire de Douaumont vu dans et par dans la presse nationale (1920-1932) », dans Quantin S. et al., L'Ossuaire de Douaumont. Cathédrale de la Grande Guerre, Ars-sur-Moselle, S. Domini, p. 136-147.
Résumé : Le 22 septembre 1984, lors d’une commémoration des morts de la Première Guerre mondiale à l’ossuaire de Douaumont, le président de la République française, François Mitterrand, prend la main du Chancelier allemand, Helmut Kohl. L’image de cet instant, qui combine solennité et émotion en un lieu éminemment symbolique, est saisie à la fois par des photographes et par les caméras de la télévision française, présente sur place. Qu’elle soit fixe ou animée, l’image est reprise dans les journaux télévisés du soir, avant, le lendemain, de s’afficher en Une des quotidiens français et allemand, puis de gagner les autres médias occidentaux. Ce visuel, devenu iconique au point d’illustrer plusieurs manuels scolaires, est souvent présenté comme la consécration, près de vingt ans après le traité de l’Élysée signé en 1963 entre Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, de la réconciliation franco-allemande. Cette poignée de main entre les deux responsables politiques ne se limite pas à cette seule dimension. Après avoir rappelé les circonstances exactes de ce geste paradoxal puisqu’à la fois spontané et construit, nous en soulignerons la nature politique exacte (un geste de réparation envers l’Allemagne après l’absence de cette dernière lors des commémorations du débarquement de Normandie quelques mois plus tôt) avant d’observer ses résonances. Nous analyserons sa rapide mise en mémoire qui a fait perdre à ce geste une partie de sa charge politique initiale pour l’ériger comme un lieu de mémoire européen.
Summary : On September 22, 1984, during a commemoration of the dead of the First World War at the Douaumont ossuary, the President of the French Republic, François Mitterrand, took the hand of the German Chancellor, Helmut Kohl. The image of this moment, which combines solemnity and emotion in an eminently symbolic place, is captured by both photographers and the cameras of French television, present on site. Whether still or animated, the image was repeated on the evening news, before appearing on the front page of French and German newspapers the next day, and then spreading to other Western media. This visual, which became so iconic that it illustrated several school textbooks, is often presented as the consecration of Franco-German reconciliation, nearly twenty years after the Elysée Treaty signed in 1963 between Charles de Gaulle and Konrad Adenauer. This handshake between the two political leaders is not limited to this dimension alone. After recalling the exact circumstances of this paradoxical gesture, which was both spontaneous and constructed, we will emphasize its exact political nature (a gesture of reparation towards Germany after the latter’s absence during the commemoration of the Normandy landings a few months earlier) before observing its resonance. We will analyze its rapid memorialization, which has caused this gesture to lose some of its initial political charge and to become a place of European remembrance.