Pourquoi s’intéresser à Jacques Bergier (1912-1978) dans ces Mélanges ? D’abord parce que Jacques Walter lui a consacré des travaux remarquablement documentés (Walter, 2013, p. 129-17 ; 2018, p. 29-56 ; 2021, p. 171-242), et que d’une place un peu différente, nous voudrions lui proposer un apport en nous appuyant pour partie sur ses textes. Nous avons voulu aussi le remercier d’avoir amicalement accepté de préfacer un ouvrage que nous avons écrit sur René et Marguerite Pellet, ouvrage dans lequel il est, à la marge, question de J. Bergier. Or, sans faire de jeux de mots, J. Bergier donne souvent l’impression d’être à la marge, entre réel et imaginaire, entre rationnel et irrationnel. Posture qui lui a aussi été souvent projetée par ses interlocuteurs1.
Enfin Jaques Pellet eut l’occasion de rencontrer J. Bergier dans les circonstances suivantes : « C’était entre 1960 et 1968, j’étais à l’époque chef de clinique en psychiatrie et je reçus un jour une demande de rendez-vous de sa part. Je n’en avais pas entendu parler depuis 1943. Par quel canal avait-il retrouvé mon adresse ? Je savais, sans en avoir de souvenir précis, l’avoir rencontré, enfant, à la centrale du réseau Marco Polo à Villeurbanne ; et l’un de ses pseudonymes, « Corbeau », m’était familier. J’avais lu Le Matin des magiciens (Pauwels et Bergier, 1960) et éprouvé un vif malaise à cette lecture. S’y estompaient la frontière entre la réalité et le fantasme, la pensée rationnelle et la pensée magique. Les auteurs eux-mêmes y apparaissaient en illusionnistes et en hypnotiseurs et le lecteur en victime au début séduite, puis amenée à se défendre, comme Kim dans le roman éponyme, qui se récite des tables de multiplication pour échapper à une séance d’hypnose (Kipling, 1932, p. 17). Cependant, J. Bergier faisait quand même partie de ma « famille imaginaire » et avait peut-être - il avait été arrêté en même temps que ma mère - quelque chose à me dire sur mes parents. Bref, une sorte de « transfert à priori ». La rencontre se déroula dans un café du Quartier latin à Paris. - Ah voilà le fils de Pellet me dit-il, ce que je ne pouvais nier. Je pense qu’il me demanda ce que je faisais, mais très vite l’entretien devint une sorte de monologue sur la lecture rapide et ses performances exceptionnelles dans ce domaine, mais aussi sur les phénomènes paranormaux et la télépathie. Je ne comprenais pas ce que je faisais dans ce lieu et j’avais l’impression de ne pas être la bonne personne au bon endroit. Je restais sans doute sur la réserve. Qui ou quoi représentais-je ? Qu’était-il venu chercher ? À quoi n’avais-je pas su répondre ? Je me le demande encore plus de 50 ans après. Toujours est-il que je n’avais pas vraiment eu le sentiment d’exister pour lui. Peut-être n’avais-je pas trouvé la bonne clef. Je ne pris pas, contrairement à mon habitude, de notes après cet entretien ».
J. Bergier, « scribe des miracles » comme il aimait à se définir, fut en son temps un personnage considérable. Près de 45 ans après sa mort son aura est affaiblie bien qu’une émission de France culture, au titre évocateur lui ait été consacrée en 2018 (Omélianenko, 2018). Polyglotte, nanti de grandes capacités intellectuelles, mais meurtri de ne pas être un génie mathématique2, lecteur addictif dès son plus jeune âge, jouissant selon ses dires d’une mémoire eidétique3, licencié de mathématique et de chimie (et non pas ingénieur comme cela lui est fréquemment attribué), attiré dès avant la guerre par l’alchimie, collaborateur d’Alfred Eskenazi (1911-1943) et surtout d’André Helbronner (1878-1944), chimiste de haut vol, lui aussi attiré par l’alchimie, personnage de bande dessinée4 enfin. Arrêté comme résistant au sein du réseau Marco Polo, il fut déporté puis persécuté en tant que juif à Neue Bremm (Walter, 2010) puis à Mauthausen. Il rédigea un ouvrage sur son parcours (romancé) dans la résistance intitulé Agents secrets contre armes secrètes qui fut un grand succès. Il fut connu bien après la guerre comme « l’incollable » au cours d’émissions de radio, comme vulgarisateur scientifique et auteur de manuels d’espionnage. Grand amateur de science-fiction et de littérature fantastique, il participa au lancement de la revue Fiction et de la collection « le rayon fantastique » (Gallimard/Hachette). Collaborateur de la revue « Constellation », il fut avec Louis Pauwels auteur du Matin des Magiciens, ouvrage qui à l’époque de sa parution en 1960 souleva des controverses passionnées et fut traduit en 22 langues. Cet ouvrage le consacra comme fondateur avec Louis Pauwels du réalisme fantastique auquel Damien Karbovnik a consacré sa thèse en 2017.
Les derniers témoignages directs de sa vie que nous connaissons remontent à 2018 et ceux qui témoignent ont dû convoquer des souvenirs remontant à plusieurs dizaines d’années avec les inévitables reconstructions ou bien encore les effets de saillance que cela suppose. Un an avant sa mort, J. Bergier a écrit une autobiographie dont Gabriel Veraldi disait : « Bergier dicta une espèce d’autobiographie mélangeant de façon déroutante pour le lecteur et pénible pour ses amis, la vérité et la fabulation, la sagacité et le délire » (ibid.). Certains éléments qui manifestent une déception à l’égard de lui-même nous paraissent cependant dignes d’intérêt.
Essayer de repérer des lignes directrices dans cette existence, lignes qui ne seraient pas de pures projections de la part de ceux qui les recherchent, est une tâche difficile. Après avoir tenté longtemps de trouver un terme qui pourrait le définir, nous avons considéré que celui de baroque selon la définition de l’Encyclopedia universalis lui allait comme un gant :
« Pouvant être reconnu à toutes les époques et dans tous les genres de création, le baroque est l’audacieux, le surprenant, le contrasté ou l’incohérent. Il est, en principe du moins, le reflet dans les sensibilités et les expressions, de périodes de transition, de difficultés internes, de remise en cause de valeurs traditionnelles, d’un affleurement de tendances profondes, douloureuses parfois, inquiètes toujours » (Dubois, Lacas et Tapié, s. d.).
Par moments, on peut presque avoir le sentiment de se trouver devant un génie, à d’autres devant un adolescent qui se paie votre tête comme dans cet entretien de 1959 où il annonce avec le plus grand sérieux les véhicules fonctionnant à l’antigravité pour la fin de l’année5. À moins qu’il ne s’agisse de propos délirants, ce qui n’est pas acceptable ne serait-ce que du fait de la présence de l’humour et de la dérision, lesquelles impliquent une distance à l’égard de soi-même dont une personne délirante est bien peu capable6. À d’autres moments, encore, on a l’impression d’avoir affaire à un homme qui souffre et qui a édifié des mécanismes de défense comme il le pouvait. Nous avons renoncé, tâche à vrai dire impossible dans ces quelques pages, à décrire in extenso cet « ange du bizarre » selon le terme de Poe et nous avons choisi d’aborder deux points, d’une part la déportation et ses séquelles, d’autre part la vision qu’a Jacques Bergier de l’être humain et du monde.
Nous rapporterons auparavant brièvement quelques-uns des regards portés sur lui par ses contemporains. À propos du livre Agents secrets contre armes secrètes « Et je répète encore : que de roman, que de roman ! Mais si peu d’Histoire authentique »7.
« Durant cinq années, dans la maison d’édition Culture Arts Loisirs, au 114 des Champs-Élysées, Élysée, je l’ai croisé chaque matin, sa serviette en cuir craquelé bourrée de livres à la main, son indescriptible imperméable beige sur le dos. Il disposait, là, d’un petit bureau tout en longueur, où nul, hormis sa secrétaire et lui, ne pouvait pénétrer faute de place tant les livres encombraient l’espace […].
Surtout que Bergier, ce n’est pas ses livres… c’était sa prodigieuse conversation, unique au monde, sa gentillesse, sa générosité, son courage. […] À force de ne s’intéresser qu’a sa pensée, à ses travaux… on finirait par oublier l’homme, son inaltérable bonne humeur, sa bonté profonde » (Renard, 2008).
« Lucien Barnier : On a des traces sur les origines de Bergier ? Non, non, elles sont très vagues. Il faudrait aller sur place pratiquement. Et puis avec la Seconde Guerre mondiale, la plupart des archives ont disparu. Après, il a aussi sa façon à lui de raconter les choses… Quelque part on ne peut pas dire qu’il est un escroc. Ce n’est pas ça, mais on peut dire qu’il aime bien induire les gens en erreur quelque part. Il se présente un peu comme un amuseur public. Est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est faux. Le vrai, le faux, c’est toute l’ambiguïté de Bergier… Je crois aussi qu’il ne faut pas perdre de vue que Bergier était doué d’un sens de l’humour prodigieux et qu’à travers tout ce qu’il racontait, quelque part il testait un peu la crédulité de ses interlocuteurs […].
Jean Luc Rivera : C’est quelqu’un qui manipule extrêmement bien la vérité… C’est quelqu’un qui finissait par dire qu’il avait gagné la Seconde Guerre mondiale à lui tout seul, ce qui est probablement très légèrement excessif » (Omélianenko, 2018).
« Il a l’aspect fureteur d’une musaraigne, les gestes et le débit d’un professeur cosinus, mais le regard est celui d’un mythomane » (Sonneville, 1968)
En parallèle J. Bergier indique dans Je ne suis pas une légende : « Je me souviens d’une promenade dans la banlieue de Lyon avec Pierre Sonneville, Montrose dans la Résistance, le fondateur du réseau Marco Polo. Je parlais, je parlais…, j’expliquais que nous étions en train de fonder les gouvernements invisibles de l’avenir, dont la synarchie ne fut qu’une anticipation ». On imagine aisément que P. Sonneville, pris dans la constitution d’un réseau, ait trouvé ce propos géopolitique étrange.
Jacques Bergier et la déportation
Arrêté en novembre 1943 avec d’autres membres du réseau Marco polo, J. Bergier incarcéré à Montluc à Lyon, fut torturé à de nombreuses reprises par la Gestapo puis transféré à Compiègne et, de là, à la Neue Bremm où il arriva le 21 mars 1944 puis de là à Mauthausen le 15 avril. Nous disposons d’un témoignage sur son séjour à Montluc8 qui peut nous faire penser que son arrivée à la Neue Bremm aura pu avoir par contraste, avec l’atmosphère qui se dégage du séjour précédent et malgré les tortures subies, un impact d’autant plus cataclysmique. Jacques Walter (2010, p. 152) a étudié de manière approfondie et, selon l’expression foucaldienne, les différents régimes de véridiction dont ont fait l’objet les tortures que J. Bergier a subi à la Neue Bremm à travers les différents textes qui ont traité de ce sujet « productions discursives visant à exprimer et gérer ce choc » et il décrit les modifications qu’ils ont subies au cours du temps, selon les interlocuteurs et la fonction assignée aux témoignages.
Lorsqu’on décrit ces tortures de manière factuelle, elles (les tortures) peuvent se résumer ainsi : il est chargé d’un madrier très lourd qui repose à la fois sur une de ses épaules et par terre. Il marche et finit par tomber, car c’est trop lourd. Il tombe. Il est frappé à coups de crosse et à coups de pied. Il se relève, marche, retombe encore, est à nouveau frappé. Cela dure très longtemps. Un SS le tire. Puis il est jeté dans un bassin circulaire d’une profondeur de 1,5 mètre. Ses parois sont absolument lisses et inclinées à 45 degrés. Elles dépassent l’eau de 50 cm. J. Bergier et jeté dans le bassin. On lui ordonne de remonter. Il y arrive. On lui marche alors sur les doigts. Il retombe dans l’eau et coule. On lui ordonne alors de faire 6 fois le tour du bassin en laissant seulement la tête hors de l’eau. Il le fait. Il grelotte, ses dents claquent. Il ne peut sortir, il glisse le long de la paroi. Il coule. On lui tend une perche et il peut sortir.
Un autre type de sévices est relaté par l’intéressé lui-même de manière distanciée dans une déposition auprès du service de recherche des crimes de guerre, la distance permettant sans doute de contenir les affects. Il ne semble pas en avoir parlé ensuite de manière publique :
« Chaque jour, les ordures étaient vidées dans un trou profond de·quatre mètres. Quotidiennement, vers les cinq heures, je fus hissé sur une voiture d’ordures et versé dans le trou avec celle-ci ; lorsque je voulais remonter à la surface, je recevais un coup de bâton de Drokur (un des gardiens) ou du SS de garde ; j’arrivais toujours à sortir, car, au bout d’un certain temps, Drokur me laissait tranquille ». (ibid., p. 170)
En contrepoint, le témoignage de Marcel Hébert rapporté par Jacques Walter (ibid., p. 158) même s’il ne manifeste pas de compassion explicite à l’égard de J. Bergier est fortement scénarisé et émotionnel avec la référence au chemin de croix. Le « jeu » auquel se livrent les bourreaux s’inscrit dans le cadre d’une relation sadomasochiste dans laquelle la victime pour survivre va affronter et va surmonter un traitement apparemment insurmontable. C’est parce qu’elle a satisfait aux épreuves auxquelles on la soumettait qu’on lui accorde provisoirement la vie sauve. Mais aussi parce qu’elle a « accepté » de s’y soumettre fut-elle contrainte et forcée sous peine de mort ou d’autres tortures qu’elle a gagné le droit de vivre9.
Le séjour de J. Bergier fait donc l’objet d’un contrat implicite et sans doute révocable à tout moment – mais apparemment les SS n’avaient pas d’instructions explicites pour l’exécuter – qui fait lui-même partie de la situation torturante. L’existence d’un tel contrat ne peut que laisser des traces profondes dans la suite de son existence, notamment nous dit Gabrielle Roy (2019) « parce que la torture efface les limites entre l’expérience interne du sujet et la réalité extérieure. Pour être supportable, l’horreur doit être du côté du fantasme ; or, lors de la torture, la frontière entre fantasme et réalité est abolie : ce qui devait rester du côté de l’imaginaire devient la réalité ».
La situation de torture crée une sorte d’incertitude à propos de ce qui s’est passé à la fois vrai et tellement invraisemblable, qu’il est difficile de croire à la véracité de ce qui a été vécu. La personne a de la peine à accorder un crédit total à ses propres perceptions puisqu’elles ont été le fait de quelqu’un qui ne pouvait pas complètement adhérer à ce qui se passait. Mais comme elle ne peut non plus se fier à la réalité, elle peut en venir à penser qu’elle a imaginé ce qui lui était arrivé. En en devenant l’auteur – comme on est l’auteur de son cauchemar –, la personne imagine reprendre la maîtrise de la situation. C’est d’ailleurs ce qu’Olga Wormser rapporte à propos de Jacques Bergier (Walter, 2010, p. 180).
Cependant la différence entre le destin de J. Bergier à Neue Bremm et celui des juifs exterminés de manière anonyme immédiate et en masse à Auschwitz par exemple, est qu’il subsiste fut-ce dans ce cadre la possibilité d’un narratif, un récit de ce qui s’est passé entre lui et ses bourreaux. Le juif résistant J. Bergier, paradigme de ce que les nazis haïssent, se trouvera après coup « héroïsé », ce qui peut avoir une valeur réparatrice. Dans ce qu’il rapporte, les SS auraient fait des paris sur sa résistance, paris finalement perdus et se seraient débarrassés de lui parce qu’ils en avaient assez, alors que son transfert à Mauthausen avait peut-être une cause toute différente. À ce moment, il reprend la main.
Nous n’avons que très peu de fragments exprimant la subjectivité de J. Bergier pendant cette expérience10. Si l’on excepte le sentiment d’arrêt du temps, les autres renvoient à des états modifiés de conscience qui sont tout à fait possibles, avec des connotations « tibétaines » (Bergier, 1978, p. 88).11 On se rappellera également ce qu’il dit des camps dans sa préface à l’ouvrage de Howard Phillips Lovecraft (1962).
La relation que fait J. Bergier de son séjour au camp de Mauthausen est très différente. Il y a retrouvé un « je », recréé un réseau relationnel. Il fait partie de la vie du camp et l’on a le sentiment qu’il peut recommencer à « se rêver ». Il s’attribue ainsi un rôle qu’il n’a probablement pas eu ou qu’il a magnifié, en particulier dans la révolte de février 1945 survenue dans ce camp.
Jacques Bergier a-t-il présenté des séquelles psychiques de sa déportation au sortir de la guerre ? Certainement, au sens existentiel. Au cours des entretiens – que nous avons écouté – qu’il a eu avec Jean Dumur en 1978 peu avant sa mort, mais celle-ci ne semblait pas anticipée12, il nous indique qu’il s’est retrouvé physiquement à l’état d’épave mais qu’il n’a pas été véritablement traumatisé (Diserrens, 1978). Quelques minutes après, cependant en réponse à une question, il répond que la science ne s’occupe en fait que des miracles, que tantôt elle les explique et tantôt elle ne le fait pas. Il cite à ce propos le paradoxe de la nuit qui tombe et qu’il appelle paradoxe d’Oberg alors qu’il s’agit du paradoxe d’Olbers. Or Oberg a été le chef général de la SS en France pendant la guerre. Il semble difficile de voir une simple coïncidence entre Olbers – Oberg, la nuit qui tombe, celle dans laquelle il est tombé à Neue Bremm et de manière plus globale en déportation, et le caractère inexplicable du phénomène la nuit qui tombe d’une part, sa survie de l’autre. Il est dommage que l’interviewer ne lui fasse pas remarquer ce lapsus (Bergier, 1978).
Il est enfin possible que cette survie inexplicable, les expériences de conscience modifiée et peut-être de déréalisation dont il a été le sujet aient pu favoriser l’émergence de conceptions qu’il développera par la suite
À la fin de l’ouvrage Je ne suis pas une légende – sans doute en référence dénégatoire au célèbre livre : Je suis une légende de Richard Matheson [sic] – on peut lire la réflexion suivante « l’on pourra se demander en quoi j’ai mérité Neue Bremme ou en quoi un enfant allemand, n’ayant commis encore aucun péché, avait mérité une bombe au phosphore. Je ne pouvais pas répondre à ces questions à l’époque, pas plus qu’il ne m’est possible de le faire aujourd’hui » (ibid., p. 90). J. Bergier s’inclut dans la même catégorie que l’enfant innocent, ce qu’il n’est pas. En aucune manière cela ne peut justifier le traitement qui lui a été infligé, mais il était contrairement à l’enfant, responsable de ses choix, même s’ils étaient comme tout choix, surdéterminés. À la question de savoir ce qu’il a fait pour mériter ce traitement, la seule réponse possible est : rien. Comme le dit Malaparte « le soleil est aveugle ». Et l’injustice existe.
Néanmoins, sous réserve d’inventaire, il ne semble pas qu’il ait présenté de névrose traumatique au sens psychiatrique du terme, ses capacités intellectuelles et de conceptualisation lui ayant sans doute permis de mettre en place des mécanismes de défense ou de dégagement13.
Le monde et l’humain selon Bergier
Nous puiserons les éléments de notre propos dans certains des ouvrages personnels de J. Bergier et dans les entretiens qu’il a eus avec Jean Dumur. En effet, dans Le Matin des magiciens Pauwels prend la position du maître d’œuvre, J. Bergier ayant plutôt celle d’un catalyseur nourrissant le premier de faits bruts. Même si les deux auteurs ont un point de vue commun sur la nécessité de concilier science et tradition (Karbovnik, 2017, p. 176-179).
Dans Visa pour une autre terre il écrit :
« Il s’agit, dans les grains d’étrange que j’ai pu recueillir, de choisir ceux qui peuvent servir à la défense de certaines de mes idées préconçues. Ces idées peuvent paraître surprenantes, comme l’existence d’immortels parmi nous ou l’idée que la Terre a peut-être des secrets à plusieurs dimensions que l’on ne soupçonne pas. Je serai franc : je défends ces idées parce que cela m’amuse et que je pense distraire le lecteur et lui donner après la fermeture du livre quelques bonnes occasions de rêver. Mais je pense aussi que des idées de ce genre sont vraies ». (Bergier, 1974)
Tout en les distinguant parfaitement, J. Bergier met sur le même plan de vérité le réel dont fait partie la pensée scientifique et l’imaginaire, occasion de rêver et de se rêver en s’échappant du réel quotidien mais aussi réel futur en quête de preuve. Cela permet aussi de jouer avec et de se jouer de l’interlocuteur, ce qui suppose parallèlement à la dimension de l’échange (jouer avec : distraire) une dimension manipulatoire (se jouer de) impliquant une certaine hostilité par rapport à autrui. J. Bergier (1978, p. 175) ne dit-il pas ailleurs que ses deux passions sont la curiosité et la haine et il éprouverait peut-être bien au-delà des apparences une certaine détestation de l’espèce humaine.
Dans la préface d’un ouvrage de Lovecraft qu’il prisait fort, avec qui il prétendait avoir correspondu (Colavito, 2013) et en qui, pensons-nous, il voyait un double, détenteur du génie qu’il se déniait – préface écrite 5 ans avant la parution du Matin des magiciens –, il indique que :
« La clef d’argent est la seule autobiographie spirituelle de Lovecraft qui nous soit parvenue. Elle nous fait suivre le chemin qui nous mène hors de notre univers. Ce chemin suit, jusqu’à un certain point, les routes de la science… Ce chemin qui mène aussi loin sur les chemins de l’inconnu que l’esprit humain peut atteindre ne peut être saisi que par l’imagination, soutenue par les connaissances scientifiques et historiques les plus étendues. Cette route est ouverte à tout le monde y compris au malade emprisonné dans sa maladie et sa pauvreté qu’était Lovecraft. (Le déporté que je fus s’est également aperçu que cette route d’évasion existe et qu’elle mène très loin bien au-delà des barbelés) ». (Lovecraft, 1962)
Ainsi, il semble bien que les thèses du réalisme fantastique étaient déjà présentes à son esprit. En effet dans sa thèse Damien Karbovnik (2017, p. 459) en propose la définition suivante :
« Forme de pensée dont le postulat initial affirme que notre réalité se compose de deux dimensions – l’une visible, l’autre invisible –, qui s’interpénètrent et s’influencent. Pour parvenir à comprendre la totalité du réel, cette forme de pensée prône la mise en place d’une méthode qui réunit, grâce à l’imagination, science et tradition – la tradition devant s’entendre ici dans le sens d’une tradition primordiale et éternelle qui se transmettrait à travers le temps grâce à des initiés et des sociétés secrètes. Les résultats obtenus par cette méthode permettraient d’accéder à une connaissance absolue de la réalité, de l’homme et de l’univers ».
J. Bergier qui a eu connaissance de l’ouvrage de Jacolliot14 Les Mangeurs de feu par lequel il a été sans doute influencé est animé par la recherche d’origines mystérieuses ou grandioses au rang desquelles il faut ranger les théories des grands anciens, celles des civilisations disparues qui nous étaient supérieures celles de la visite de la terre par des astronautes, mais aussi celle de l’origine mystérieuse du peuple celte et du peuple juif dont il fait partie et qu’il rattache à ces civilisations. Cela ne peut que faire penser à un roman familial cosmique15.
Conclusion
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la vision du monde de J. Bergier : sur l’invisible et le caché, ce dernier recelant d’après lui le vrai pouvoir, dont il aurait été bien qu’il dise le contraire, un des détenteurs comme en témoignent un ouvrage comme Agent secrets contre armes secrètes, mais aussi les très nombreuses notations que l’on retrouve lors de ses entretiens avec Dumur sur ses activités d’espionnage et ses relations avec différents services de renseignements, français, russes, américains et anglais. Il en serait de même de ses propos concernant les vraies sociétés secrètes dont on ne peut rien savoir précisément parce qu’elles sont secrètes. Nous terminerons par ses théories sur l’existence, dès 1976, du début d’une troisième guerre mondiale animée par une conjuration appelée « interterror », ainsi définie : « Le terrorisme international se présente comme une guerre du tiers-monde, aidé par les pays socialistes, contre la civilisation occidentale. » (Y. F., 1976) Bien qu’il soit aisé de lire le présent à la lumière du passé, il se peut bien, finalement, que Jacques Bergier ait pu être sur ce point un bon lecteur de l’avenir. Il n’avait cependant sans doute pas prévu l’explosion actuelle du conspirationnisme, que l’on pourrait considérer comme un irréalisme fantastique, thèse que l’on trouve esquissée dans l’ouvrage de Damien Karbovnik (2017, p. 487).
Dans l’allégorie de la caverne de Platon l’homme victime des apparences peut, même s’il résiste, s’en libérer, prendre contact avec la réalité et le souverain bien. Cette allégorie revue et corrigée par J. Bergier pourrait devenir quelque chose de cet ordre : l’être humain victime de la réalité peut s’il le souhaite s’en libérer, accéder à un rêve qui lui en tient lieu, mais qui un jour deviendra le réel.
Références
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