Show cover
Couverture du livre Témoignage, mémoire et histoire Show/hide cover

Les figures du témoignage dans les talk-shows télévisés

À quelle condition des citoyens dits « ordinaires » – ni experts, ni syndicalistes, ni responsables politiques – peuvent-ils accéder aux débats ou talk-shows télévisés ? Depuis le milieu des années 1980 – tant en France (Rouquette, 2002), qu’aux États-Unis (Shattuc, 2005), ces participants sont de plus en plus invités au titre de témoins. Cet accès au plateau s’appuie sur deux caractéristiques du témoignage. Cet invité est soit considéré comme le représentant d’un groupe ou d’un phénomène au sens où il possède les caractéristiques principales de l’ensemble dont il relève : il en est une sorte d’échantillon. Deuxième possibilité, cet invité témoigne simplement de sa situation personnelle. Dans les deux cas, il lui est médiatiquement légitime de parler – au nom du groupe ou en son seul nom – des conditions de vie, des difficultés et des joies dont il se fait le témoin.

40 ans plus tard, après que le nombre de chaînes – notamment privées – a été multiplié, la place accordée aux témoins télévisés est-elle toujours aussi importante ? La légitimité allouée à la parole testimoniale a-t-elle évolué ? Dans ce cas, quelles sont les implications médiatiques et sociales de cette évolution ?

Témoin télévisé : une présence moindre, mais toujours significative

Pour répondre à ces questions, il faut faire un premier constat : la place dévolue aux talk-shows de discussion dans les grilles des programmes des chaînes s’est réduite. En moyenne, ce sont 15 talk-shows qui sont programmés toutes les semaines sur les chaînes américaines au milieu des années 1990 (Shattuc, 2005). À la même époque en France, chaque chaîne généraliste propose son programme. Aujourd’hui, ce nombre s’est réduit. Qui plus est, ces talk-shows sont essentiellement programmés en journée, c’est-à-dire en dehors des heures stratégiques d’avant-soirée et de soirée. Dès lors, la place accordée à la figure des témoins télévisée s’est, elle aussi, mécaniquement réduite.

Cette réduction du nombre de talk-shows peut surprendre. En effet, ces programmes enregistrés à la chaîne, en plateau, avec une mécanique bien rodée, correspondent parfaitement aux programmes « bons marchés » diffusés en journée, surtout s’ils ne prévoient pas de reportages à produire. Ces programmes visent une population jeune et/ou féminine, majoritaire à cette heure de la journée et permettant de faire la promotion de « produits cosmétiques, de soins personnels et de produits » (Tolson, 2015, p. 64). Élément non négligeable, ce type d’émission offre l’avantage de pouvoir être découpé en plusieurs parties, chaque pause donnant la possibilité d’insérer une coupure publicitaire (Le Champion et Danard, 2005). Par ailleurs, l’augmentation du nombre de chaînes a incité les programmateurs à privilégier des émissions diffusables tous les jours de manière à fixer un rendez-vous quotidien aux spectateurs pour des audiences et des revenus publicitaires réguliers (Le Champion, 2018).

Pourtant, la place accordée à ces programmes a diminué, principalement pour des raisons économiques. Même peu onéreux, ces programmes coûtent plus cher que des séries ou des téléfilms étrangers, d’autant moins chers à acheter en France qu’ils ont déjà en partie été rentabilisés dans leur marché domestique. Un paramètre qui explique pourquoi les fictions se retrouvent – en France – plus sur les créneaux d’après-midi que des talk-shows de débats (Murgue H., L’Express, 20 mars 2019).

Pour autant, même moins nombreux, ces programmes n’ont pas disparu. Ils continuent en effet à avoir des audiences significatives (1,3 million de spectateurs en moyenne par jour, pour Ça commence aujourd’hui en 2022, France 2). De telle sorte que des citoyens ordinaires continuent à être invités à témoigner de leur expérience de sujets relatifs aux rapports amoureux (« j’étais enceinte quand je l’ai quitté », « ils ont craqué pour une femme plus âgée »), à des questions qui concernent la sexualité (« elles ne pensent qu’à ça », « quand ils ont annoncé leur homosexualité »), à des interrogations sur la santé (les régimes, la dépression… ces sujets représentent 1/3 des thématiques abordées par C’est mon choix diffusé sur France 3 de 1999 à 2004 puis sur Chérie 25 de de 2015 à 2017 ; Darras, 2011), et – bien plus rarement – d’enjeux relevant plus directement de l’agenda politique (par exemple la chasse, l’IVG, l’euthanasie). Dès lors, ces témoins télévisés continuent – au travers de leurs anecdotes et histoires de vie – à pouvoir défendre leurs visions du monde sur ces questions de société aussi quotidiennes – et par là centrales pour le vivre ensemble – que les rapports entre hommes et femmes, la façon de se comporter, de concevoir les grandes vacances, le travail ou encore une vie heureuse.

Cependant, la manière dont ils peuvent défendre leur point de vue dépend du dispositif de l’émission et, plus fondamentalement, de la place et du rôle qui leur sont accordés sur le plateau. Or, une méta-analyse des talk-shows diffusés en France et outre-Atlantique montre qu’il existe principalement trois catégories de talk-shows avec témoins. Les premiers modèles de témoignages relèvent de partages d’expériences sur un sujet sur lequel les témoins veulent sensibiliser les téléspectateurs. Les deuxièmes mettent en exergue une approche thérapeutique (Lunt et Stenner, 2015). Les derniers modèles relèvent de confessions soumises au jugement du public. Différencier chacun de ces régimes de parole importe, car – suivant les motifs d’invitation – les conditions d’expressions changent radicalement. Aussi ce travail va-t-il analyser ces trois formats en se focalisant sur la légitimité accordée à la parole testimoniale dans chacun des cas.

Premier modèle : le témoignage comme instrument de sensibilisation et comme argument

Historiquement, le premier format est celui des discussions publiques éclairées, entre autres sujets, par des partages d’expériences. Il mêle experts, élus et participants « ordinaires » et il est apparu en premier, aux États-Unis (par exemple Geraldo, États-Unis, 1987-1990 ; Shattuc, 1997) comme en France (La marche du siècle, FR3 1997-2001 ; Ça se discute, France 2, 1994-2009). (Rouquette, 2002). Organisant des discussions sur des sujets de société très variés (vitesse sur la route, hausse de la criminalité, impôts), ces talk-shows valorisent des témoignages de personnes concernées et compétentes professionnellement ou en raison de leur investissement associatif (Rouquette, 2001). Face à l’expertise d’un juriste, d’un économiste, d’un psychologue, face aux savoirs professionnels d’un avocat, d’un chef d’entreprise, les « participants ordinaires » s’appuient sur leurs expériences et leurs récits personnels pour sensibiliser les spectateurs à une problématique qui les concerne directement.

Force est de constater que ce registre de talk-show avec témoignage a – quasiment – disparu. Or, si ce type de programme offre un registre de parole moins libre que celui des débats engagés des décennies précédentes (années 1960 et 1970) qui s’ouvraient par principe aux citoyens ordinaires soucieux de défendre une opinion sans nécessairement avoir une expérience à faire prévaloir (Rouquette, 2001), ce témoignage ouvert à tous les sujets de société télévisés donne aussi une plus grande palette d’expression que les deux autres registres aujourd’hui dominants.

Deuxième modèle : le partage d’expérience à visée consolatrice ou thérapeutique

Le deuxième registre de parole ne se caractérise pas par un débat partisan. L’objectif y est plus frontalement thérapeutique. Les sujets sont abordés sous l’angle de problèmes personnels dysfonctionnels ou malheureux qu’il s’agit de résoudre (Tolson, 2015). Jane Shattuc (1997) y voit des programmes à visées thérapeutiques dans lesquels ces témoins non seulement illustrent un problème contemporain (par exemple l’addiction à l’alcool), mais sont aussi encouragés à reconnaître ce problème, à suivre les recommandations données par des « experts conseils » et à s’engager – devant un public approbateur – à se prendre en charge pour le régler. Ce modèle engagé aux États-Unis avec The Oprah Winfrey Show (1986-2011) se retrouve également dans d’autres programmes américains Dr Phil (2002-2022), The Kelly Clarkson Show (2019-toujours actif) ou français avec Toute une histoire (France 2, 2006-2016) ou Ça commence aujourd’hui (France 2, 2017). Ce registre a ceci de similaire avec les émissions de radio qualifiées « d’émissions divans » par Christophe Deleu (2006) que ces programmes permettent aux participants de confier leurs expériences intimes, voire – même – de les encourager à partager leurs problèmes pour échanger sur ces difficultés et trouver des solutions (Tolson, 2015).

De manière significative, les titres de ces programmes sont désormais formulés du point de vue des témoins (« victime d’inceste : oser en parler », « grand brûlé : comment accepter sa nouvelle apparence »). Comme l’indique Eva Illouz (1999, p. 113), ces talk-shows thérapeutiques « présentent les conflits ordinaires de gens ordinaires qui vivent les myriades de problèmes qui constituent la vie ordinaire […] et, en tant que tels, offrent des vérités temporaires et pragmatiques conformes à la logique fragmentaire et pratique de la vie quotidienne » plutôt qu’à des problèmes macroscopiques.

Cette recherche de solution à des problèmes personnels suppose un dispositif de parole qui – par les échanges, la discussion, parfois par la confrontation – permet cette résolution. La valorisation de ce registre de témoignage fondé sur le « partage » d’expériences repose notamment implicitement sur l’idée que pour fonctionner, cet échange doit reposer à la fois sur une bonne conscience de soi et une honnêteté dans l’échange Carbaugh (1988). C’est à ce prix que la « thérapie télévisée » – au sens où l’échange entraîne un changement dans les relations et les états d’esprit des participants (Illouz, 1999) – fonctionne.

Ainsi, quand le témoignage porte sur une situation jugée problématique ou dysfonctionnelle, le climax de l’émission est atteint quand le témoin s’engage à régler son problème sous les applaudissements du public présent en plateau (Tolson, 2015). À l’investissement – selon les cas et sans exclusive – émotionnel, intime, privé, etc. – du témoin répond l’empathie du public d’autant plus attentif à la proposition de solutions. De telle sorte qu’à la dimension confessionnelle des témoignages répondent l’engagement émotionnel et l’expression empathique du public et des animateurs (Henson et Parameswaran, 2008).

Dans ce contexte, loin d’être anodines, les remarques que font les animateurs sur leur capacité à être empathiques révèlent l’importance de cette dimension dans ces émissions. C’est par exemple un trait de personnalité que revendique systématiquement l’animatrice de ce type de talk-show actuellement diffusé sur les chaînes françaises, Faustine Bollaert de Ça commence aujourd’hui (France 2, 2017-toujours actif).

« Quand j’arrive dans mon émission, je suis dans une empathie totale avec mes invités, je suis une éponge » (Europe 1, 11 janv. 2021).

« Je ne veux pas me protéger. Je suis dans l’empathie totale avec les gens. Le public sent cette sincérité. J’ai souvenir d’une émission, en novembre, qui m’a beaucoup secouée, car elle faisait écho à des choses familiales très lourdes. Je n’avais plus de filtre. Il a fallu que j’aille voir quelqu’un pour en parler. » (Télé 7 jours, 21 sept. 2019).

On pourrait voir dans ces déclarations une simple volonté des producteurs de ces programmes de favoriser l’expression (si possible) spectaculaire d’émotions de manière à rendre ces programmes chargés émotionnellement plus attrayants pour les spectateurs. Si cette explication est valide, elle n’est pourtant pas suffisante. Cette explication s’inscrit en effet dans la tendance de fond des responsables des chaînes qui programment des émissions suscitant un ressenti émotionnel chez les spectateurs – que ce soit un événement sportif, une fiction ou un talk-show –, selon l’idée que « les émotions interpellent, permettent de vibrer à l’unisson ; elles rassemblent et, ce faisant, constituent un moyen efficace pour réaliser de bonnes audiences » (Le Champion, 2018, p. 65). Mais l’analyse de la manière dont le mot empathie est employé dans ces programmes montre qu’il ne s’agit pas seulement ici de favoriser l’expression d’émotions. Il s’agit plus précisément de promouvoir un modèle de relations humaines valorisant les idées de bienveillance et de sollicitude.

En effet, le terme d’empathie recouvre trois significations différentes (Dortier, 2017). La première consiste à saisir les intentions d’autrui (quelqu’un prend un micro, je comprends qu’il veut parler). La deuxième implique de comprendre cette fois-ci les émotions ressenties par autrui, sans pour autant les ressentir (comprendre la gêne d’autrui sans nécessairement la partager). Enfin, la troisième dimension relève d’une empathie dite « compassionnelle ». C’est le cas quand par exemple on compatit à la douleur d’un ami qui a perdu un proche sans pour autant ressentir sa peine. Or, comme le remarque Jean-François Dortier (Ibid.), la valeur accordée aux à l’empathie compassionnelle augmente. Le fait de s’intéresser aux problèmes et affects d’autrui avec bienveillance et sollicitude est un comportement de plus en plus souvent valorisé et revendiqué.

Si ces émissions reprennent à leur compte aussi aisément cette valeur d’attention à l’autre ce n’est pas seulement pour des motifs d’audience, mais parce qu’elle est socialement plus valorisée aujourd’hui. Elle l’est par exemple dans les métiers du soin et de la santé ou encore – dans les discours tout au moins – dans les discours managériaux d’entreprise (ibid.). En ce sens, ces dispositifs se retrouvent mettre en valeur – de façon mise en scène et déformée – ces valeurs qui se font l’écho d’une revendication du vivre-ensemble fondée sur des relations humaines plus tolérantes et des jugements plus flexibles de la part d’une portion croissante de la société.

Dans cette figure du témoignage comme dans la précédente, il ne faut ainsi pas faire l’analyse de ces paroles testimoniales en dehors des contextes politiques et sociaux plus larges dans lequel sont produites ces émissions.

Troisième modèle : « un témoignage-confession » à questionner 

En ce qui concerne le troisième et dernier modèle également, c’est autant une logique télévisée qu’il faut prendre en compte qu’un contexte culturel et social. En effet, dans les talk-shows apparus au début (États-Unis) ou à la fin (France) des années 90, les témoignages sont présentés dans un contexte difficile, voire hostile, soit par une contradiction ultérieure apportée par un autre témoin (père, voisin, ami, amant), soit par l’intermédiaire des réactions engagées et parfois bruyantes du public. Les thématiques choisies – infidélité, alcoolisme, infertilité – sont traitées sous un angle conflictuel. « L’interview n’est plus qu’un élément résiduel, il s’agit simplement d’introduire des plaintes pour que les protagonistes puissent les poursuivre, argumenter leurs différends sur scène et avec le public » (Tolson, 2015, p. 64).

De nombreux programmes suivent ce positionnement à l’objectif ouvertement spectaculaire, notamment The Jerry Springer Show (1991-2018), Maury Povich (1991-2022), Montel Williams, (1991-2008), The Ricki Lake Show (1993-2004), The Richard Bey Show (1993-96), Jenny Jones (1991-2003) et en France, C’est mon choix (1999 à 2004 puis de 2015 à 2017). À telle enseigne que dans certaines variantes, le dispositif de l’émission pousse les invités aux insultes et à l’affrontement verbal – plus rarement physique – jusqu’à ce qu’un videur ne les sépare. Plus la tension monte sur la scène, plus le public en plateau réagit, intervient, prend parti pour l’un ou pour l’autre des protagonistes. De tels incidents – particulièrement spectaculaires – devenant alors les extraits les plus plébiscités de ces émissions sur les réseaux sociaux

Dans une partie de ces programmes, les invités sont soumis à des détecteurs de mensonge afin de vérifier l’authenticité de leur témoignage. C’est le cas de Trisha Goddard (1998-2010, GB), The Jeremy Kyle Show (2005-2019, GB), The Steve Wilkos Show (2007-toujours actif). Fait nouveau, l’authenticité de la parole des témoins ne va donc plus toujours de soi. Si ces programmes font encore référence à une « culture confessionnelle » publique qui implique de reconnaître « ses propres fautes », ces confessions sont désormais elles-mêmes soumises à vérification.

Si pour les producteurs de ces émissions et la majorité des commentateurs, le caractère non seulement spectaculaire, mais également « trash » de ces programmes ne fait aucun doute (Lunt et Stenner, 2005), cette qualification mérite pourtant discussion du point de vue des spectateurs. C’est ce que montre une enquête auprès de spectatrices américaines réalisée par Julie Manga. Elle fait un double constat : pour les téléspectatrices interrogées, la différence entre les programmes qu’elles qualifient de « légitimes » car pertinents et informatifs et les programmes « uniquement divertissants » car trash ou excessif est bien réelle. Cependant, la frontière entre ces deux types de programmes varie suivant les personnes interrogées. De manière corollaire, les spectatrices dont la liste des programmes qu’elles estiment « légitimes » est la plus large sont également moins enclines à critiquer ou dénigrer les témoignages des invités de ces émissions conflictuelles (Manga, 2003). De tels résultats montrent que, au-delà d’une logique bien réelle de captation d’une audience différente des talk-shows thérapeutiques, ces talk-shows conflictuels sont les révélateurs d’une attente tout aussi réelle d’une partie du public pour des témoignages de confession mis en question.

Or, ces nouvelles figures de témoignages soulèvent deux types d’enjeux sociaux. Le premier concerne le caractère ouvertement normatif de ces talk-shows. Cela ne signifie pas que les autres talk-shows ne défendent pas des positions normatives au sens d'une valorisation de comportements légitimes par apposition à des comportements considérés comme déplacés, regrettables, voire insupportables. Simplement, dans le cas des « talk-shows forums » et des palabres télévisées des premiers et deuxièmes modèles (Rouquette, 2002), cette normalisation se fait de manière indirecte par la sélection des invités ordinaires, que de façon frontale en valorisant certains comportements et en en critiquant ouvertement d’autres (Rouquette, 2001). À l’inverse, dans ces talk-shows conflictuels, les comportements des témoins sont systématiquement l’objet d’un jugement du public présent. Il ne s’agit plus seulement de témoigner de son problème privé pour le résoudre. Il s’agit aussi de décider de ce qui est juste et légitime de ce qu’il faut blâmer (Henson et Parameswaran, 2008) ; y compris parfois directement par l’animateur qui prend position sur le type de comportement et d’argument moralement défendable (Hill, 2015). Une partie des analystes voient dans l’organisation de ces tribunaux normatifs une manière de juger des comportements de « la classe ouvrière » (Skeggs et Wood, 2008) dans la mesure où – en effet – les invités issus des catégories sociales populaires ouvriers et employés sont plus nombreux dans ces programmes que dans les autres (Rouquette, 2002). Une telle évaluation occulte pourtant un élément fondamental. Si ces participants populaires témoignent ici de leurs problèmes personnels dans un dispositif contraint, ils ont – comme l’a montré une étude statistique réalisée sur plus de 4000 invités (Rouquette, 2002) – d’un autre côté bien plus la possibilité de présenter et de défendre leurs points de vue dans ces programmes que dans n’importe quel autre talk-show dans lesquels les ingénieurs du social – cadres, professions diplômées – sont pour de multiples raisons (Ibid.) surreprésentés. Autrement dit, malgré un contexte de témoignage moins favorable que celui des programmes valorisant les réactions d’empathie aux expériences d’autrui, ces programmes donnent à la fois aux témoins issus de milieux populaires la possibilité de témoigner de leurs difficultés et au public présent en plateau – lui aussi très grand public (Darras, 2011) – de faire valoir un point de vue sous-représenté dans les autres talk-shows télévisés.

Aussi, il ne s’agit pas seulement – contrairement à ce qu’indique Eva Illouz (1999) – d’une mise en discussion publique des normes de comportements individuelles, suivant l’idée que dans une société plus fragmentée et individualiste, chacun doit être contempteur de ses choix et doit pouvoir les argumenter. Il s’agit d’offrir un espace d’expression à des jugements normatifs et moraux – notamment conservateurs – des comportements privés sous-représentés dans les palabres télévisées consensuelles (Rouquette, 2001). Car une analyse des opinions majoritairement défendues dans ces programmes, notamment de la part des animateurs, conforte des positionnements conservateurs sur un plan sociétal, c'est-à-dire dans les rapports de sexe, de l’éducation, etc.(Rouquette, 2003).

Les enjeux sociaux sous-jacents à cette évolution portent, en parallèle, sur un autre aspect, moins analysé et pourtant très significatif de ces programmes. Ce deuxième enjeu concerne la place que ces dispositifs accordent à l’expression publique des émotions. Ces émotions des témoins, de leurs proches, de l’animateur et des réactions des publics sont mises en scène, recherchées, voire revendiquées par les différents intervenants. Devant les caméras, ces invités exposent leurs problèmes privés, de l’ordre du secret parfois ; puis se disputent, parfois crient. L’expression de ces émotions suit une logique scénaristique, avec d’abord l’exposition d’un différend jusqu’au climax de l’expression du conflit puis son règlement public par le jugement de l’animateur ou du public. De telle sorte que l’expression du conflit émotionnel et la mise en discussion des problèmes privés et intimes caractéristiques de la condition humaine ne s’opposent pas comme l’indiquent Peter Lunt et Paul Stenner (2005). Elles se complètent (Ibid.)

Or, au-delà de la recherche de moments spectaculaires dans ces programmes, l’importance accordée à l’expression de ces émotions est significative sur plusieurs plans. En premier lieu parce que cette mise en avant des émotions est mêlée à l’exposition de problèmes privés et intimes qui, la plupart du temps comme l’écrit Carbraugh (1988), s’inscrivent dans le cadre de relations personnelles et sociales dans lesquelles l’intégrité de soi est menacée. De telle sorte, comme l’explique Eva Illouz (1999) que le discours sur l’émotion n’est pas seulement un discours sur la complexité des questions identitaires des relations intimes, relations présentées comme indispensables, mais oh combien difficile ! C’est aussi un discours sur les relations sociales.

En deuxième lieu, parce que l’émotion est aussi, au fond, présentée comme la méthode à privilégier pour décider du « bon » comportement à avoir en cas de conflits de valeurs (sur la drogue, l’avortement, l’infidélité, le racisme, le suicide). Énoncer ce qu’on ressent (les témoins, le public, l’animateur) face aux comportements exposés est présenté comme le meilleur moyen pour trancher entre différentes options. Eva Illouz (1999 p, 120) voit dans ce dispositif un exemple de « quasi-impossibilité pour la culture américaine de discuter des questions morales autrement qu’en termes subjectivistes et émotionnels ». Cependant, d’après Jon Elster, émotion et normalisation ont historiquement toujours été mêlées. Exprimer publiquement du mépris pour tel ou tel comportement a toujours été une manière – explicite – d’indiquer à quelles normes sociales on adhère. Aussi, c’est moins l’importance accordée à l’expression des émotions comme modalité légitimité de règlement des conflits légitimes qui est nouvelle que le type d’émotion jugée – dans ces talk-shows – légitime qui importe. Car l’histoire des émotions montre que la valeur accordée à celles-ci peut changer dans le temps. Quand les émotions d’amour de la patrie, de vengeance, d’intérêt ou d’envie étaient considérées comme parfaitement légitimes en Grèce ancienne, se dire envieux et vouloir se venger de la promotion d’un collège n’est plus considéré comme valable aujourd’hui (Elster, 2002). Dans ce cas, il faudra faire valoir d’autres émotions jugées plus acceptables (telles la colère, l’injustice) pour appuyer une éventuelle action (Ibid.). Ainsi, ces talk-shows spectaculaires ne sont pas simplement significatifs d’une volonté de débattre ouvertement – et de défendre implicitement – des normes sociales – sur des sujets considérés comme problématiques. C’est aussi l’occasion de valoriser certaines émotions – la colère notamment – comme principe d’évaluation des « bons » et « mauvais » comportements.

Conclusion

Au terme de cette analyse des figures contemporaines des témoignages télévisés, trois principaux enseignements ressortent. La diversité des figures des témoignages, la plasticité des raisons et conditions dans lesquelles on peut inviter des citoyens standards à parler de leurs vies et de leurs difficultés sur les plateaux, est une première explication à la présence continue de témoins à la télévision depuis les années 80. Cette diversité des conditions d’expression est facilitée par la diversité des motivations des témoins télévisés. Certains acceptent de participer pour défendre leurs opinions sur des questions publiques. Quelques-uns le font pour des raisons narcissiques (se faire connaître). Certains veulent alerter sur une question qui les concerne personnellement ou encore livrer une « confession cathodique », exprimant en public ce qu’ils n’ont pas pu livrer directement à leurs proches. D’autres enfin le font pour des motifs thérapeutiques (Mehl, 1995).

Variée dans ses modalités de justification, la figure du témoignage l’est aussi dans la place accordée à cette parole. La légitimité du témoin est en principe valable pour tous les domaines dans lesquels il a, de près ou de loin, une expérience, une responsabilité, une connaissance professionnelle ou culturelle reconnue. Or, il est de moins en moins invité pour proposer des explications ou des solutions générales aux problèmes traités (Motta, 2014) qui les concernent directement (premier modèle de témoignage). Au contraire, les témoignages diffusés sont souvent ceux qui révèlent l’incapacité de ces acteurs à trouver une solution au problème qui les concerne.

Reste alors qu’il existe sur un plan structural deux principaux modèles d’exposition des témoignages pour résoudre ces difficultés personnelles. Soit en suivant un modèle consolatoire et thérapeutique, arguant alors de la force d’une écoute compréhensive et d’un regard bienveillant. Soit en suivant un modèle confessionnel, avec un témoignage soumis au jugement d’autrui. Les émotions que cette confession suscite notamment la colère servent alors de modalité principale pour juger normativement des comportements confessés. Avec ces figures des témoignages télévisés c’est donc non seulement la légitimité accordée à tel ou tel comportement qui se joue, mais aussi de quelle manière ces comportements doivent être regardés et évalués. Ces témoignages sont de plus en plus soumis à l’arbitrage des émotions qu’ils suscitent chez autrui. Cela constitue un bon révélateur du type d’émotions considérées comme les plus légitimes pour arbitrer ces questions. À cet égard, le fait que deux types d’émotions utilisées par les deux principaux modèles de talk-shows actuellement majoritaires soient opposées – la compassion d’un côté (complémentaire de l’idée de bienveillance), la colère de l’autre – montre l’importance qu’il faut accorder aux émotions privilégiées. Car en valorisant une lecture positive ou bienveillante ou à l’inverse négative ou critique des témoignages, ces talk-shows mettent en forme deux modèles très différents d’évaluation et de normalisation implicite des comportements.

Références

Carbaugh Donal, 1988, « Deep agony: “Self vs. society” in Donahue discourse » [en ligne], Research on Language and Social Interaction, 22 (1-4), p. 179-212. Disponible sur : http://dx.doi.org/10.1080/08351818809389302.

Le Champion Rémy, 2018, « La programmation : cœur de métier de la télévision » dans Id.La Télévision, Paris, La Découverte, collection « Repères », p. 57-73.

Le Champion Rémy et Danard Benoit, 2005, Les Programmes audiovisuels, Paris, La Découverte, collection « Repères ».

Darras Éric, 2011, « Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums » [en ligne], Actes de la recherche en sciences sociales, 186-187, p. 94-111. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/arss.186.0094.

Deleu Christophe, 2006, Les Anonymes à la radio. Usages, fonctions et portée de leur parole, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, collection « Médias recherches. Études ».

Dortier Jean-François 2017, « Empathie et bienveillance : révolution ou effet de mode ? », Sciences Humaines, 293, juin, p. 2-3.

Elster Jon, 1994, « Rationality, emotions, and social norms », Synthese, 98 (1), p. 21-49.

Henson Lori et Parameswaran Radhika, 2008, « Getting real with “tell it like it is” talk therapy : Hegemonic masculinity and the Dr. Phil show », Communication, Culture & Critique, 1 (3), p. 287-310.

Hill David W., 2015, « Class, trust and confessional media in austerity Britain », Media, culture & society, 37 (4), p. 566-580.

Illouz E., 1999, « That Shadowy Realm of the Interior’ Oprah Winfrey and Hamlet’s Glass », International Journal of Cultural Studies, 2 (1), p. 109-131.

Lefébure Pierre, 2017, « Que sont les “agoras” cathodiques devenues ? Évolution et utilité des dispositifs télévisés d’interpellation des candidats par les citoyens », Télévision, 8, CNRS, p. 97-114.

Lunt Peter et Stenner Paul, 2005, « The Jerry Springer Show as an emotional public sphere » Media, Culture & Society, 27 (1), p. 59-81.

Manga Julie Engel, 2003,Talkingtrash:TheCulturalPolitics of DaytimeTVTalk-Shows, New York, New York University Press.

Mehl Dominique, 1995, La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, collection « Essai politique ».

Motta Alessio, 2014, « Mépris et répression de la prise de parole en public. Construction d’une domination symbolique profane dans une copropriété et dénonciation publique » [en ligne], Participations, 9 (2), p. 71-95. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/parti.009.0071.

Rouquette Sébastien, 2001, L’Impopulaire télévision populaire, Paris, L’Harmattan, collection « Audiovisuel et communication ».

Rouquette Sébastien, 2002, Vie et mort des débats télévisés, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, collection « Médias recherches. Études ».

Rouquette Sébastien, 2003, « Télévision et démocratie : le cens caché » [en ligne], Médiamorphoses, 7, p. 89-98. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03523476/document.

Shattuc Jane, 1997, The Talking Cure. TV talk show and women, Londres, Routledge.

Shattuc, Jane, 2005, « The shifting terrain of American talk-shows » dans Wasko Janet (éd.), A Companion to Television, Malden, Wiley-Blackwell Publishing, collection « Blackwell companions in cultural studies », p. 324-336.

Skeggs Beverley et Wood Helen, 2008, « The labour of transformation and circuits of value ‘around’ reality television », Continuum. Journal of Media & Cultural Studies22 (4), p. 559-572.

Tolson Andrew, 2015 [éd orig. 2001] « Media talk-shows » dans Wright James D (dir.), International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, Amsterdam, Elsevier Science p. 60-64.

Références

Carbaugh Donal, 1988, « Deep agony: “Self vs. society” in Donahue discourse » [en ligne], Research on Language and Social Interaction, 22 (1-4), p. 179-212. Disponible sur : http://dx.doi.org/10.1080/08351818809389302.
Le Champion Rémy, 2018, « La programmation : cœur de métier de la télévision » dans Id.La Télévision, Paris, La Découverte, collection « Repères », p. 57-73.
Le Champion Rémy et Danard Benoit, 2005, Les Programmes audiovisuels, Paris, La Découverte, collection « Repères ».
Darras Éric, 2011, « Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums » [en ligne], Actes de la recherche en sciences sociales, 186-187, p. 94-111. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/arss.186.0094.
Deleu Christophe, 2006, Les Anonymes à la radio. Usages, fonctions et portée de leur parole, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, collection « Médias recherches. Études ».
Dortier Jean-François 2017, « Empathie et bienveillance : révolution ou effet de mode ? », Sciences Humaines, 293, juin, p. 2-3.
Elster Jon, 1994, « Rationality, emotions, and social norms », Synthese, 98 (1), p. 21-49.
Henson Lori et Parameswaran Radhika, 2008, « Getting real with “tell it like it is” talk therapy : Hegemonic masculinity and the Dr. Phil show », Communication, Culture & Critique, 1 (3), p. 287-310.
Hill David W., 2015, « Class, trust and confessional media in austerity Britain », Media, culture & society, 37 (4), p. 566-580.
Illouz E., 1999, « That Shadowy Realm of the Interior’ Oprah Winfrey and Hamlet’s Glass », International Journal of Cultural Studies, 2 (1), p. 109-131.
Lefébure Pierre, 2017, « Que sont les “agoras” cathodiques devenues ? Évolution et utilité des dispositifs télévisés d’interpellation des candidats par les citoyens », Télévision, 8, CNRS, p. 97-114.
Lunt Peter et Stenner Paul, 2005, « The Jerry Springer Show as an emotional public sphere » Media, Culture & Society, 27 (1), p. 59-81.
Manga Julie Engel, 2003,Talkingtrash:TheCulturalPolitics of DaytimeTVTalk-Shows, New York, New York University Press.
Mehl Dominique, 1995, La Télévision de l’intimité, Paris, Le Seuil, collection « Essai politique ».
Motta Alessio, 2014, « Mépris et répression de la prise de parole en public. Construction d’une domination symbolique profane dans une copropriété et dénonciation publique » [en ligne], Participations, 9 (2), p. 71-95. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/parti.009.0071.
Rouquette Sébastien, 2001, L’Impopulaire télévision populaire, Paris, L’Harmattan, collection « Audiovisuel et communication ».
Rouquette Sébastien, 2002, Vie et mort des débats télévisés, Bruxelles/Bry-sur-Marne, De Boeck/INA, collection « Médias recherches. Études ».
Rouquette Sébastien, 2003, « Télévision et démocratie : le cens caché » [en ligne], Médiamorphoses, 7, p. 89-98. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03523476/document.
Shattuc Jane, 1997, The Talking Cure. TV talk show and women, Londres, Routledge.
Shattuc, Jane, 2005, « The shifting terrain of American talk-shows » dans Wasko Janet (éd.), A Companion to Television, Malden, Wiley-Blackwell Publishing, collection « Blackwell companions in cultural studies », p. 324-336.
Skeggs Beverley et Wood Helen, 2008, « The labour of transformation and circuits of value ‘around’ reality television », Continuum. Journal of Media & Cultural Studies22 (4), p. 559-572.
Tolson Andrew, 2015 [éd orig. 2001] « Media talk-shows » dans Wright James D (dir.), International Encyclopedia of the Social & Behavioral Sciences, Amsterdam, Elsevier Science p. 60-64.