Le travail présenté s’inscrit à part entièredans le dispositif du Programme 13-Novembre1 tel qu’il a été conçu, élaboré et lancé en 2016, par l’historien Denis Peschanski (Centre national de la recherche scientifique [CNRS]) et le neuroscientifique Francis Eustache (Ecole Pratique des Hautes Études – Paris Sciences & Lettres [EPHE-PSL], Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm]) à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Labellisé PIA (Programme d’investissements d’avenir), ce programme vise à étudier les « rapports entre événement traumatique, mémoire individuelle et mémoire collective » après ces attentats de novembre à Paris. Une cohorte de 1 000 témoins volontaires a participé au programme, dans une perspective diachronique (témoignages phase 1 en 2016, puis renouvelés après 2 ans, 5 ans, 10 ans) dans les villes de Paris et Saint-Denis, Caen, Metz et Montpellier. Notre rôle a été celui d’enquêtrice, au sein de l’équipe messine, équipe de cinq à six enquêteurs et enquêtrices, équipe dirigée par Jacques Walter, alors directeur du Centre de recherche sur les médiations (Crem) à l’université de Lorraine. Ce choix de retenir Metz pour les témoignages en région, hors de Paris2, résulte des liens scientifiques et amicaux tissés entre Denis Peschanski, l’un des initiateurs du Programme, et J. Walter. Au demeurant, il y a au Crem une tradition de recherche sur le témoignage et la mémoire. Au sein de ce groupe d’enquêteurs, nous avons participé aux trois phases, de 2016, 2018 et 2021. C’est J. Walter qui nous a proposé d’intégrer cette équipe d’enquêteurs messins : ayant été notre directeur de thèse en sciences de l’information et de la communication, il connaissait notre parcours, ainsi que notre intérêt pour la pratique des entretiens, une sensibilité développée grâce à notre formation première comme psychologue clinicienne puis psychosociologue.
Face aux témoins s’est posée très vite la question : qu’est-ce qui conduit ces hommes, ces femmes, ayant vécu et suivi les événements principalement via les médias, en région (cercle 4), à venir participer et témoigner au sein de ce Programme ? Quelles sont les « raisons personnelles », les motivations, qui les ont conduits à s’engager dans cet acte de témoignage ? Est-ce le début d’une carrière de témoins (Fleury et Walter, 2013) ? Nous interrogerons la notion de concernement, en posant l’hypothèse de l’existence d’un continuum, avec divers degrés de concernement. Puis, à travers une analyse détaillée de trois témoignages sélectionnés, nous esquisserons des hypothèses, en termes de passerelle identificatoire, pour expliquer comment le récit de ces attentats vient s’ancrer dans l’histoire personnelle, en vue d’éclairer quelques nœuds d’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective. Précisons qu’il s’agit en effet de témoins volontaires non directs (classés cercle 4 au sein du Programme 13-Novembre, voir infra), parce qu’ils ont vécu ces attentats en région, hors de Paris (sans être forcément impliqués en tant que proches de victimes, ni voisins résidents des quartiers de ces attentats).
Nous avons travaillé sur une partie du corpus (interviews retranscrites) constitué des 79 témoignages recueillis en région, à Metz, dans la phase 1 (7 mois après les attentats, soit en juin 2016), auprès de témoins – très majoritairement – non directs et en région, classés C4 (cercle 4) : ce sont les habitants de trois villes hors Île-de-France, Caen, Metz, Montpellier ; par différence avec C1 (cercle 1) : les survivants, les témoins, les proches endeuillés et les acteurs intervenants ; C2 (cercle 2) : les habitants et les usagers des quartiers visés par les attentats, mais non exposés ; C3 (cercle 3) : les habitants des quartiers périphériques parisiens et de la banlieue parisienne. Ces témoins ont été informés de l’existence de cette enquête, par divers messages et emails diffusés au sein du réseau professionnel et personnel des chercheurs de l’équipe, au Crem, ainsi que dans les médias locaux (presse et télévision régionales). Le dispositif du Programme vise à la production d’interviews filmées par l’Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (ECPAD) et déposées à l’ Institut national de l’audiovisuel (INA), dans un objectif de patrimonialisation. C’est d’ailleurs à partir du recoupement entre ces divers témoignages que le récit – précis et factuel – de ces attentats a pu être reconstitué (Nattiez, Peschanski et Hochard, 2020). Il serait intéressant, dans des recherches futures, d’analyser, dans une perspective historique, les effets de ce dispositif, sur la production de la parole des témoins, comme a pu le faire J. Walter dans son ouvrage La Shoah à l’épreuve de l’image (2005), quand il analyse la construction des identités des déportés : « L’examen de ces éléments du dispositif [dispositif télévisuel, notamment l’émission les Dossiers de l’écran] permet donc de préciser la nature des tensions qui participent à la construction de la parole des survivants et orientent la dynamique et la qualité des échanges » (Walter, 2005, p. 50). Pour répondre à cette interrogation, les responsables du Programme ont décidé de chercher 300 volontaires en phase 3 (2021) qui ne connaissent donc pas le protocole. Au niveau méthodologique (Da Rocha et al., 2016), le recueil de la parole des témoins est opéré en suivant un guide d’entretien semi-directif, lequel s’inscrit dans une approche d’écoute compréhensive.
Il nous semble que la notion d’engagement telle qu’elle a pu être développée, notamment chez Sartre pour les intellectuels, ou même plus récemment, chez les chercheurs (Fleury et Walter, 2002) ou chez les citoyens (Muxel et Zulfikarpasic, 2022)3 ne pourrait être utilisée pour notre échantillon de volontaires. Ce que nous cherchons à appréhender s’apparenterait plus à la notion de concernement (Brunet, 2008), même si la question de la mobilisation citoyenne semble ici plus difficile à appréhender. En effet, les comportements sollicités et mis en œuvre sont somme toute assez limités (venir témoigner durant 1h30 environ, et ce 4 fois sur 10 ans), et ne sembleraient pas esquisser une véritable « carrière de témoins » (Fleury et Walter, 2013) ; il n’empêche qu’ils relèvent de l’adhésion à des principes axiologiques, autrement dit des valeurs (Heinich, 2017) renvoyant à une cause (les attentats).
Il peut sembler très difficile de définir le concernement, tant il prend des formes singulières. D’un point de vue épistémologique, nous pourrions utiliser la notion d’arc-en-ciel, telle qu’elle est définie par Michel Lallement (2019), quand il tente de caractériser les communautés utopiques anciennes et encore actuelles aux États-Unis. Ainsi la référence à un continuum permet-elle d’éviter le piège d’une diversité de cas tous singuliers vs un modèle uniforme. Nous préférerons donc évoquer la notion de « degrés » de concernement.
Dans les nombreux travaux qu’il a consacrés aux effets sociaux des attentats, avec un intérêt particulier pour le concept même de concernement, Gérôme Truc (2016, 2020 ; Faucher-King et Truc, 2020), analyse avec finesse cette solidarité qui s’exprime post-attentat à travers de nombreux messages, déposés comme autant de mémoriaux éphémères, ou circulant sur les réseaux sociaux. Ce sentiment de solidarité qui s’exprime, et qui ne perdurera pas au-delà de quelques semaines, dessine les contours d’une communauté imprécise, ce fameux « nous », « ce “public” fugace et éphémère, qui se forme à l’épreuve de l’événement » (Truc, 2016, p. 201). Gérôme Truc évoque « les échelles du nous », un « continuum des échelles d’identification du signataire » (Truc, 2016, p. 210), étant entendu que ces réactions ne sont pas non plus réductibles aux discours médiatiques et politiques post-attentats. Si l’auteur réussit à construire une typologie des modalités de participation du public (croisement des deux dimensions personnel/impersonnel et proche/lointain), il convient aisément que « le sens de ce nous n’y est jamais simple ni univoque » (Truc, 2016, p. 208).
Notre projet est d’approfondir ces « raisons personnelles » pour le public « lointain » (cercle 4 des témoins en région), en entrant dans l’intimité/subjectivité profonde de ces « raisons personnelles ». C’est en effet ce que permet le dispositif de recueil de témoignages longs, en entretien, face à un enquêteur. La consigne n’étant pas de « raconter sa vie » mais bien plutôt comment ces attentats ont été vécus par le témoin, c’est tout le sens de ce travail que de chercher où se niche cette passerelle identificatoire qui va faire sens, et permettre l’articulation entre l’histoire singulière, subjective du témoin et la mémoire, collective, de ces attentats. C’est ainsi que vont apparaître divers degrés de concernement, tout au long d’un continuum. Pour questionner cette articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective, nous poserons l’hypothèse d’une passerelle identificatoire, qui devra être repérée et identifiée dans chacun des trois témoignages retenus pour l’analyse.
C’est en ce point très singulier, individuel, voire intime, que s’articulent, comme le qualifie Denis Peschanski, mémoire collective et mémoire individuelle. Il nous a semblé important d’être attentive à ces fragments de récits de vie, apparus lors de ces témoignages : ils n’ont pas été livrés pour rien, ils ont, de fait, un sens qu’il nous revient de chercher à comprendre, voire à dévoiler/révéler, sans basculer dans l’interprétation abusive et arbitraire, mais en nous limitant à une démarche d’écoute compréhensive, au sens de Carl Rogers (2019).
Ce concernement est encore plus difficile à définir, à approcher ; il nécessite une lecture et analyse attentive, longitudinale de chaque entretien, pour s’en imprégner et comprendre la « logique », ou plutôt la dynamique émotionnelle du discours du témoin/volontaire. En effet, ce témoin n’est pas lui-même toujours conscient de ce qui le relie au plus profond de lui-même avec ces événements, et nous pourrions ajouter que la révélation de ce point intime se fait parfois dans l’interaction même du recueil de témoignage ; en tout état de cause, ce point n’apparaîtra que très rarement dans la réponse à la question « standard » à la fin du questionnaire de mémoire émotionnelle où l’on interroge directement le témoin sur les raisons qui l’ont conduit à venir témoigner.
Lors d’une séance de travail sur la question du concernement, J. Walter a suggéré cette métaphore du hile suite à un échange qu'il avait eu avec un médecin. Nous la reprenons volontiers pour décrire ce que nous tentons de définir à travers cette passerelle identificatoire. Le hile, en anatomie, est un sillon, une porte, une zone de pénétration, dans un organe, du paquet vasculo-nerveux4. Autrement dit, tout le système vasculaire et toute l’innervation reliant un organe au reste du corps, passe par ce hile, aussi essentiel que l’organe vital qu’il permet de relier au reste du corps. Sont recensés le hile du foie, le hile du poumon, de l’épiphyse, de l’ovaire, etc. Ainsi, l’analogie métaphorique fonctionne-t-elle très bien, permettant de superposer la relation organe/ensemble du corps avec celle reliant (mémoire) individuelle/collective, ou sociale. D’ailleurs, en poussant encore plus loin l’analogie, ne dit-on pas le « corps social » ? Bref, ce hile revêt une dimension essentielle, autorisant le fait de relier un élément à l’ensemble d’un corps/d’un système. En appliquant ce principe du hile à la relation mémoire individuelle/mémoire collective, nous pourrions le nommer une passerelle identificatoire, étant entendu que l’identité constitue bien un processus (et non un état ni un statut figé) (De Singly, 2016).
Enfin, si nous pouvons affirmer avoir exploré qualitativement plus de 30 témoignages de 2016 (en les comparant, pour certains, à nos notes manuscrites de 2018), nous présenterons une analyse détaillée et sélective tout à la fois, sur la base de trois témoignages seulement, pour une démonstration singulière. La généralisation qui pourrait en être faite consisterait à chercher dans chaque interview ce point singulier : existe-t-il ? La réponse est complexe, notre hypothèse est qu’il existe de fait (le volontaire/acteur de cette démarche lui aura forcément conféré un sens), mais qu’il n’est pas simple à repérer, parce qu’il peut n’exister qu’en filigrane : à charge pour le chercheur de le révéler, par l’analyse du discours du volontaire, y compris par comparaison avec les trois entretiens produits lors des trois phases (de 2016 à 2021) et de constater son éventuelle évolution. Le premier témoignage retenu est extrêmement clair et le témoin lui-même va révéler les raisons de sa démarche.
Le premier témoignage retenu est celui de Benjamin5 (51 ans, bac+3, en couple, 3 enfants), qui est journaliste dans un média audiovisuel, en région. Dès le début de l’entretien, il invoque le besoin qu’il a ressenti de réfléchir sur sa pratique professionnelle, et donc souhaite profiter de ce moment de témoignage mais il prévient d’emblée avoir assez peu de souvenirs « c’est très très vague », pas même d’images « je ne peux me rappeler des images que parce que je les ai vues très récemment, hier en l’occurrence [a consulté les archives de son média avant l’entretien] […] objectivement, les images, je les avais oubliées », images qu’il qualifie d’« extrêmement violentes » et que, pourtant, il a oubliées. Il invoque ainsi la distance nécessaire dans son métier, « d’un point de vue professionnel, j’ai pris l’habitude d’avoir un peu de recul », même s’il reste dans l’incompréhension face à ces attentats, remontant aux tours jumelles puis à Charlie Hebdo. Mais il va apparaître que cette incompréhension renvoie à aux attentats en tant que tels, mais aussi et surtout à sa relation avec ces attentats. Il relate un événement plus récent, en 2016, qui est survenu lorsqu’il a été « confronté au papa de Mathias ». Rappelons que Mathias, avec sa compagne Marie, fait partie des victimes du Bataclan. Le nom (et la mémoire ?) de ce couple de victimes Marie et Mathias, originaires de Metz, demeurent très présents dans cette région, à la suite de la création par les parents de l’association Marie & Mathias, dès 20166. Ainsi, Benjamin explique-t-il comment son équipe est arrivée en mai 2016, sans s’annoncer, pour couvrir la toute première célébration festive organisée par l’association Marie & Mathias nouvellement créée. Or, l’annonce de toute présence et participation à l’événement était requise. Benjamin va révéler l’importance de cette « confrontation » avec le père de Mathias, ce qui va le conduire à s’interroger :
« [Sur] la présence des médias face à un événement comme ça […] on n’était pas à notre place […] je me suis enfoncé dans la terre […]. Mais là, j’étais confronté vraiment à un père qui venait de perdre son enfant quoi donc là, ça me remettait en question vraiment vraiment énormément […] c’était extrêmement violent, mais pas dans les mots de ce papa, mais dans la situation ». […] « donc c’est pas tant… vous voyez j’ai pas été marqué par ces images, par cette soirée, mais plus récemment par cet événement qui a ressurgi… qui a fait irruption et qui m’a fait prendre la mesure de ce que ça a pu être ce soir-là quoi […]. C’est simple, je vous disais avoir oublié une partie des images, ce qui s’est produit avec ce père, je l’oublierai pas ».
En fait, Benjamin a vécu cette « confrontation » avec le père de Mathias comme une situation « extrêmement violente », alors que « il nous a demandé ce qu’on faisait là […] c’est un moment qui leur appartenait, on venait le voler en l’occurrence [… quelques minutes plus loin]. Ce qu’ils avaient de plus cher leur a été volé ». Nous réalisons ce rapprochement pour bien mettre en évidence la superposition, au niveau de la signification symbolique attribuée par le témoin lui-même, entre ces deux événements : la confrontation avec le père et les attentats, tant au niveau de la violence ressentie que du vol d’un enfant. Lui, Benjamin a ressenti la violence de cette situation et il se voit assigné à la place du voleur (très certainement, une autoassignation), après son entrée non autorisée lors de la célébration et c’est par ce détour identificatoire (rappelons que Benjamin a trois fils adolescents, avec lesquels il a si peu échangé après les attentats) qu’il va réussir à comprendre, à ressentir, en tant que père, l’émotion de ce père ayant perdu un enfant. Où il apparaît combien cette confrontation avec le père (« ce papa7 », terme plus affectueux qui traduit bien l’émotion, et qui fait face au terme « enfant »), lui est revenue, tel un boomerang (« qui a fait irruption8 »), pour lui faire prendre conscience, huit mois plus tard, de la violence qu’a pu vivre un père, lors de ces attentats. Apparaît alors le glissement9 de l’identité professionnelle (le journaliste plein de recul face aux « images oubliées ») à celle de père et c’est ainsi qu’opère la passerelle identificatoire : cette rencontre fut pour lui « violente », parce que c’est à ce moment précis qu’est ressenti le choc émotionnel de ces attentats et de leurs conséquences (perdre un fils). Cette expérience émotionnelle, cette « confrontation » constitue métaphoriquement le hile, la passerelle qui va articuler l’histoire personnelle de Benjamin à celle, collective, des attentats. Le processus de mémorisation (si Benjamin affirme avoir oublié les images de l’attentat, il n’oubliera jamais celle de la rencontre/« confrontation » avec ce père), commence à opérer, procédant par assimilation voire déplacement 10 : Mathias, en tant qu’élément du couple Marie & Mathias11, victimes messines du Bataclan, sachant que le seul « Bataclan » incarne, dans la mémoire collective, les attentats de novembre à Paris12. C’est ce que Denis Peschanski dénomme la « condensation mémorielle. Mémoire et oubli fonctionnent de conserve. On retient ce qui suffit à donner sens à l’événement inscrit dans la mémoire collective13 ». Apparaît ainsi la complexité de l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective.
Poursuivons la démonstration avec une autre volontaire, où un même glissement va s’opérer vers le rôle de mère, mais où il va apparaître que ce ne sont pas les attentats du 13-Novembre en tant que tels, mais bien un autre événement, encore plus chargé émotionnellement pour elle, qui va servir d’ancrage. Suzon14, (38 ans, bac +5, mariée, 1 enfant), est journaliste dans un autre média audiovisuel en région. Au cours de l’entretien, elle explique combien elle a suivi les événements à distance (en week-end chez des amis, avec son mari journaliste et leur fille), dans un village (à 600 kms de la maison et 800 kms des événements) sans télévision, sans internet (même sur le téléphone « dans une maison où ça captait très très mal »), à devoir écouter les informations à la radio dans la voiture, en face d’amis qui, « eux sont pas du tout accros comme nous à l’info comme nous on peut l’être ». Elle précisera aussi sa réaction, de retour à la maison, « dans les trois semaines qui ont suivi les événements, j’ai continué à accumuler de la presse, que j’achète pas forcément, mais voilà, pour lire et après pour pouvoir les conserver » en précisant : « la presse, elle reste, il y a des images » et « ça a valeur historique en fait ». Elle se souvient aussi très bien de l’assaut de Saint-Denis, citant le nom d’Abdelhamid Abaaoud, puisqu’elle a dû relater pour les auditeurs (journaliste média audio) ces événements, « minute par minute » le 18 novembre, étant au travail. Mais elle évoque très peu d’images, restant assez distante, ce qu’elle explique par son métier :
Je pense que quelque part mon métier fait que j’essaye d’avoir une distance en fait avec ça pour pas pour pas que ça me touche mais évidemment on s’identifie aux victimes, on se voit au Bataclan, on s’imagine au Bataclan aussi, on s’imagine aux terrasses, on s’imagine au Stade de France aussi […], on ne peut que s’identifier.
Notons l’expression « ça », autrement dit ces événements innommables, indéfinissables, puis cette question de l’identification aux victimes, inévitable en quelque sorte, celle qui permet de ressentir la compassion. Mais le moment émotionnel fort qu’elle va relater est lié à d’autres attentats que ceux du 13-Novembre. En effet, et même si la contiguïté temporelle est indéniable15, c’est l’attentat du couple de policiers à Magnanville qui va retenir toute son attention :
Je pense au couple de policiers assassinés chez lui, c’est pas les attentats du 13 novembre, c’est pas par l’ampleur du geste, mais par la terreur, c’est tout aussi puissant, en fait, là pareil l’identification aux victimes, on s’y voit quoi, on imagine la personne qui débarque à la maison et qui vous tue sous les yeux de votre enfant, c’est c’est glaçant.
D’une part, l’identification aux victimes passe par la terreur, ressentie par la volontaire (terreur jamais évoquée auparavant, pour le Bataclan notamment) mais surtout, Suzon a glissé, par cette terreur, vers son rôle de mère, et, pour bien appuyer cette identification très certainement ressentie par elle comme inéluctable, elle embarque/enrôle aussi l’interviewer, en l’interpelant directement : « qui vous tue sous les yeux de votre enfant16 ». Ce « vous », « votre » assigne une place à l’autre, comme elle-même s’est vue assignée à cette place, par cette « terreur » qui l’a transie. Et à la toute fin de l’entretien (pour les commentaires ultimes), elle confirmera très clairement cette hypothèse :
Ouais pour la première fois j’ai, je me suis tellement identifiée à cette affaire et j’ai tellement vu ma fille à la place de cet enfant, ils ont à peu près le même âge, que j’ai pas voulu lire d’articles pour ne pas avoir, pas tout de suite en tout cas j’ai attendu, avant de les lire, j’ai attendu plusieurs jours.
On est dans le « même », favorisant l’identification de type collusion (sans distanciation), les enfants ont le même âge, elle ressent tellement la souffrance de cet enfant/sa fille potentiellement, qu’elle n’arrive plus à exercer son métier, à savoir lire la presse, comme elle l’avait fait, au lendemain des attentats du 13-Novembre ; elle est obligée d’y intégrer une mise à distance temporelle. Et Suzon avait d’ailleurs précisé (questionnaire de mémoire émotionnelle) à la question des précautions particulières prises après les attentats : « je me dis que je suis une cible en tant que journaliste, puisqu’il y a déjà eu des revendications de s’attaquer à des policiers, des politiques, des journalistes », le glissement opère tout au long d’une chaîne de signifiants : c’est bien parce qu’elle est journaliste qu’elle est plus directement encore touchée en tant que mère. Et c’est cette émotion ressentie, la terreur, qui sert de liant et d’ancrage : l’articulation mémoire individuelle/mémoire collective va ainsi opérer en toute efficacité. Abordons le troisième et dernier témoignage.
Le dernier témoignage analysé ici est celui de Gina17 (33 ans, Bac+8, mariée, une petite fille de moins de 3 ans) qui, dès le début de l’entretien, se dit très touchée par les attentats : « ça m’a pris sur une semaine où j’ai rien fait d’autre que regarder les informations, regarder les témoignages, pleurer ». En train de rédiger sa thèse, elle n’a pas pu travailler durant une semaine, qu’elle justifie aisément « bah c’est un deuil, on va pas travailler le lendemain de la mort de quelqu’un ». Ainsi, l’émotion vécue après les attentats et revécue durant l’entretien (nous-mêmes interviewer) se révèle très intense, Gina évoque une véritable souffrance, un deuil :
Comme si je voulais pas oublier voilà […] cette cette empathie, c’est ça, c’est le mot, cette empathie, ce n’était pas seulement que je ressentais mais je la cherchais, je cherchais à presque souffrir avec eux parce que c’était… parce que pourquoi eux ? Pourquoi moi ? [relance…] comme si c’était un deuil bah c’est un deuil, on va pas travailler le lendemain de la mort de quelqu’un […] c’est une grosse différence, avec le 13 novembre [elle venait d’évoquer Charlie Hebdo], c’est, ça empiétait sur ma sur ma vie personnelle et….
Elle a donc interrompu son travail d’écriture, se mettant en « deuil », et a passé énormément de temps à faire des recherches sur internet (ils n’ont pas la télévision) le soir des attentats, et les jours suivants dans la presse, sur internet. Elle a consulté les portraits dans Le Monde. Lui reviennent ainsi de très nombreuses images, notamment, à trois reprises, celle d’une « dame enceinte » dont le conjoint est décédé au Bataclan, et une autre « femme enceinte » rescapée du Bataclan18 :
Tout ça me ramenait à moi-même, ça aurait pu être moi et et en visant ces personnes, on est, nous aussi, visé parce que nous aussi on va en terrasse, nous aussi on fait la fête, nous aussi on écoute de la musique, nous aussi on est jeune […] Les personnes qui avaient laissé des enfants, vu que je suis moi-même maman, de me dire je sais pas ce que je ferais si si ma fille devait faire face à ça.
À un premier niveau, apparaît clairement l’identification aux victimes, qui va fonctionner de manière assez directe, banale pourrions-nous dire (au sens de réaction majoritaire), du type « ça aurait pu être moi » : le fait d’être jeune, d’aller en terrasse, d’écouter de la musique, etc. Puis c’est l’identification en tant que mère, et là, s’opère le même glissement que pour la volontaire précédente : il est question d’imaginer ce que deviendrait sa fille si elle-même était victime et venait à disparaître. L’identification aux victimes prend appui sur l’interaction avec sa fille, et conduit à imaginer la réaction de l’être aimé : « C’est ma fille qui devrait faire face à ça », le « ça », toujours cet innommable, et c’est la fille qui se retrouve en position d’acteur souffrant, ayant à faire face et à surmonter une situation douloureuse. La souffrance ainsi circule : Gina souffre, non pour elle-même, mais bien plutôt d’imaginer sa fille souffrir ; il nous semble qu’il y a ici quelque chose du don de soi, du care (Caillé, 2019), qui pourrait être très lié au rôle assumé de mère d’une petite fille en bas âge.
À un second niveau, ayant fait ce détour par sa fille, Gina va aussi glisser vers son histoire à elle, en tant que petite fille (après l’entretien, questionnaire de mémoire émotionnelle), puisqu’elle reviendra à ses origines péruviennes, et ces attentats lui rappellent les bombes entendues dans le village, chez ses grands-parents, quand elle avait près de six ans (années 1990 au Pérou) :
J’étais chez mes grands-parents et une bombe qui a, qui a explosé alors que j’étais chez eux donc je l’ai entendue, vu le feu puisqu’on était un peu en hauteur et j’étais petite, mais j’ai gardé le souvenir très présent des policiers qui se déploient, une espèce d’angoisse de pas savoir ce qui va se passer, j’étais pas à côté, j’étais pas touchée, mais j’ai vu et et oui, j’en ai beaucoup parlé après quand… après les attentats.
Les émotions, l’angoisse ressentie, celle de « ne pas savoir », évoquée dès le début du récit du soir du 13-Novembre, constituent autant d’éléments qui révèlent le lien entre les deux événements, lien que la volontaire a pointé d’elle-même, avant même son témoignage.
Nous pourrions aussi évoquer telle autre volontaire qui, à peine l’entretien démarré, affirme combien l’ambiance vécue au soir du 13-Novembre, en visite à Paris, lui rappelle l’Algérie qu’elle a dû quitter en catastrophe avec ses parents, quand elle était enfant (en 1962). Tel autre jeune homme volontaire qui évoque l’attentat de Provins (attentat contre Alain Peyrefitte, 1986), quand il était enfant et qu’il a entendu l’explosion tout près de son collège, puis vu la carcasse de la voiture soufflée, restée accrochée aux branches d’un arbre, etc.
Comment sortir des histoires singulières ? Le corpus est immensément vaste et doit être appréhendé dans une perspective pluridisciplinaire, ce qui est principalement prévu dans le Programme 13-Novembre, mais n’a pas encore véritablement pu être mis en œuvre concrètement, pour notre part. Nous avons, dans un premier temps, essayé de comprendre, par la méthode de l’analyse du discours appliquée à ce corpus, comment s’articulent, dans le récit des témoins, mémoire individuelle et mémoire collective. Dans l’amorce de ce travail de réflexion et d’approche du corpus, il nous est absolument impossible de ne produire aucune montée en généralité. Pour l’heure, avec ces trois exemples que nous avons sélectionnés, est apparu, après-coup avouons-le, le lien qui les relie : les trois sont des professionnels œuvrant dans le champ de l’information (deux journalistes et une documentaliste) et ils ont clairement affiché cette première préoccupation en tant que professionnels, puis très vite est apparu le lien avec leur histoire personnelle, c’est le sens de notre hypothèse de l’existence d’une passerelle identificatoire. La métaphore du hile, qui donne à voir cette articulation entre l’histoire personnelle, intime et la dimension plus collective, permet d’expliquer, aposteriori, le degré de concernement du volontaire, autrement dit les motivations de sa démarche à venir participer et intégrer cette cohorte de témoins indirects du cercle 4 en région, précisément à Metz.
Une autre piste théorique pourrait provenir de l’approche proposée par Roland Barthes (1980) dans son analyse des photographies-images dans La chambre claire. Face à l’incapacité qu’il ressent à classer ces photographies en les regardant, il réalise que certaines mobilisent des éléments de connaissance, relevant du social, ce qu’il nomme le studium alors que, par opposition, le punctum consiste en un détail qui va le poindre, le toucher en regardant cette photo, notamment celle de sa mère dans le jardin d’hiver. Cet élément de détail, déclenchant une émotion forte, pourrait être comparé à cette image (d’abord visuelle, vue à la télévision, puis image mentale), chargée d’émotion, qui a touché un témoin, et va ainsi consister en une sorte d’ancrage pour le processus de mémorisation de l’événement. Parce que cet élément de détail, cette image, fait sens pour le sujet, particulièrement pour lui. Et c’est ce que nous avons essayé de mettre évidence pour les témoins rencontrés, en révélant l’articulation entre la mémoire collective et leur mémoire individuelle, histoire subjective. Il serait peut-être aussi intéressant d’explorer la piste des rapports de résonance dans notre relation au monde (Rosa, 2018), en lien avec les travaux sur l’empathie (Berthoz et Jorland, 2004 ; de Waal, 2010).
Et après avoir affiné les hypothèses sur cette articulation mémoire individuelle/collective, traduisant un certain degré de concernement, peut-être conviendrait-il d’utiliser, de manière tout à fait complémentaire, des outils de textométrie, pour repérer des constantes, au-delà des subjectivités, afin d’imaginer une typologie permettant d’expliquer et comprendre ces diverses échelles du concernement à l’œuvre chez les témoins ?
Résumé : Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’historien Denis Peschanski (Centre national de la recherche scientifique [CNRS]) et le neuroscientifique Francis Eustache (Ecole Pratique des Hautes Études – Paris Sciences & Lettres [EPHE-PSL], Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm]) ont lancé le Programme 13-Novembre, visant à étudier les « rapports entre événement traumatique, mémoire individuelle et mémoire collective », par le recueil de quelque 1 000 témoignages à Paris et en régions. À partir du corpus de témoignages collectés en région Grand Est, à Metz, nous nous interrogerons sur les « raisons personnelles » qui ont conduit, motivé ces témoins non directs, en région, à venir participer à ce programme : quel degré de concernement les anime ? L’hypothèse d’une passerelle identificatoire est posée, pour comprendre comment le récit de ces attentats vient s’ancrer dans l’histoire personnelle, en vue d’éclairer quelques nœuds d’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective. Il s’agit d’une étude exploratoire, fondée sur une sélection de trois témoignages, ayant pour visée d’esquisser des pistes d’analyse future pour l’ensemble du corpus en région.
Abstract: After the November 2015 Paris attacks, the historian Denis Peschanski (Centre national de la recherche scientifique [CNRS]) and the neuroscientist Francis Eustache (Ecole Pratique des Hautes Études – Paris Sciences & Lettres [EPHE-PSL], Institut national de la santé et de la recherche médicale [Inserm]) launched the 13-November Program, aiming to study the “relationships between traumatic events, individual memory and collective memory”, by collecting some 1,000 testimonies in Paris and in the regions. From the corpus of testimonies collected in the Grand Est region, in Metz, we will question the “personal reasons” that led and motivated these indirect witnesses in the region, to come and participate in this program: which level of concern animates them? The hypothesis of an identificatory bridge is posed, in order to understand how the story of these attacks is anchored in personal history, with a view to shedding light on some of the nodes in the articulation between individual memory and collective memory. This is an exploratory study, based on a selection of three testimonies, with the aim of outlining future lines of analysis for the entire corpus in the region.