Au cours de la soirée du 13 novembre 2015, des quartiers de Paris et de sa périphérie sont touchés par une série de fusillades et d’attaques-suicides islamistes1 qui causent la mort de 131 personnes2 et font près de 500 blessés3. Très vite, des informations circulent dans les médias et les réseaux sociaux. Pour accompagner les victimes et leurs proches, plusieurs dispositifs sont mis en place. Parallèlement à la prise en charge médicale des blessés, des lieux d’accueil et de soutien sont ouverts, un numéro vert et des lignes téléphoniques sont installés et des cellules d’écoutes offrent leurs services aux rescapés, aux proches, aux riverains… Quelques semaines plus tard, deux associations de victimes et/ou de leurs proches voient le jour : Life for Paris est créée en décembre 2015 avec une officialisation en janvier 20164 et 13ONZE15. Fraternité vérité. Association des victimes du 13 nov. est créée en janvier 2016. Sur le plan politique, Juliette Meadel est nommée secrétaire d’État en février 2016 ; elle est chargée de l’aide aux victimes, particulièrement celles touchées par les attentats. Mais en août 2017, quelques mois après son élection à la Présidence de la République, Emmanuel Macron fait un autre choix : il nomme la magistrate Elisabeth Pelsez déléguée interministérielle chargée de l’aide aux victimes des attentats (DIAV). Rapidement aussi, la procédure d’indemnisation par le Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI)5 est lancée. Elle s’adresse aux proches des victimes, aux blessés ainsi qu’aux victimes psychiques6.
Toutefois, en juillet 2016, les premières escroqueries sont mises au jour et la justice s’empare d’affaires qui mettent en cause de fausses victimes dont certaines – pour des raisons liées par exemple à leur itinéraire public (présence dans les médias après les attentats, sur les réseaux sociaux, dans les associations de victimes…) – sont plus médiatisées que d’autres. Aussi, en avril 2019, sur les 6 000 dossiers traités par le FGTI, 21 fausses victimes sont identifiées7, la plupart faisant l’objet d’une importante couverture médiatique8. Autre preuve de cet intérêt, la parution d’un roman et la diffusion d’une série en 20189 puis la publication de La Mythomane du Bataclan en 2021 ‒ quelques mois avant le procès des attentats de 2015 ‒ aux éditions Goutte d’Or. Dans cet ouvrage, le journaliste indépendant Alexandre Kauffmann livre une enquête portant sur Florence M. alias Flo Kitty sur Facebook. On y suit le récit d’une femme d’une quarantaine d’années qui s’est inventée un ami (Greg) blessé au Bataclan et un fiancé compatissant vivant à Los Angeles (Manu) pour se rapprocher du collectif de victimes rassemblées par Maureen Roussel, puis de l’association Life for Paris dans laquelle elle a joué un rôle important10. Pour donner à comprendre les ressorts contextuels et psychologiques de cette supercherie, A. Kauffmann a interrogé des membres de l’association et d’anciennes connaissances de Florence M. ; il s’est aussi penché sur des traces laissées sur Facebook et sur les archives du Fonds de garantie et de la police. De cet ensemble, il en déduit que la mythomanie du personnage remonte bien avant les attentats de 2015 et qu’elle est constitutive d’une personnalité en mal de reconnaissance.
Pourquoi nous intéresser à cet ouvrage ? En fait, celui-ci connaît plusieurs déclinaisons éditoriales dont il nous a paru intéressant d’étudier le positionnement et la réception au prisme du regard porté sur une fausse victime. En effet, le récit paraît en BD, sous une forme sérielle sur le site d’informations Les Jours (à partir du mois d’aout 2021), ainsi que dans la livraison 56 de la Revue XXI (novembre 2021). Et en septembre 2021, la maison de production audiovisuelle StudioFact Media Group (créé en 2021) annonce elle aussi une adaptation de l’ouvrage, filmique cette fois-ci (La Correspondance de la Presse, 17 sept. 2021). Si en tant que telle l’histoire de Florence M. est une porte d’entrée pour mettre au jour la complexité de ce que recouvre une cause victimaire, le contexte éditorial dans lequel La Mythomane du Bataclan prend place permet pour sa part d’appréhender un rapport singulier au réel, qu’il s’agisse de celui qui caractérise le journaliste lui-même11 ou de celui qui a trait à son cadre professionnel. Quant à la rencontre entre cette histoire et son contexte éditorial, elle permet de se pencher sur la construction sociale du discours victimaire.
En partant des éléments de contexte qui, dans l’Histoire, ont présidé à la légitimation du paradigme victimaire, nous tentons donc de mettre au jour les enjeux qui se profilent en arrière-fond du récit d’une imposture et de sa réception, à partir d’une micro-analyse de deux corpus principaux de discussions12 : l’un est composé des articles de presse et des émissions commentant l’ouvrage ; l’autre regroupe trois sous-corpus de réactions d’internautes qui, sur Instagram, Twitter et Facebook, expriment un avis sur l’ouvrage d’A. Kauffmann, mais aussi sur le parcours et la personnalité de Florence M. Portant sur un moment éditorial qui, tout en étant significatif, n’est pas représentatif d’un mouvement massif, nous voyons se déployer deux modes de réception : l’un – plus fréquent – fondé sur l’adhésion à une cause victimaire qui n’en oublie pas pour autant les blessures de la fausse victime ; l’autre – moins présent, mais important néanmoins – qui exprime une forme de rupture sociale à laquelle fait écho l’itinéraire de Florence M. En creux de ces différences, c’est plus largement le statut de victime qui est reconfiguré, la fausse victime pouvant se voir parée d’un statut proche de celui de son double positif.
En bref, nous faisons l’hypothèse que le récit portant sur Florence M. et sa réception sont un analyseur du rapport entretenu à la victime. Une manière de paraphraser le questionnement de Jacques Walter (2011, p. 15) par rapport au faux témoin : « Sous une forme ramassée, ne pourrait-on pourtant avancer qu’il est un analyseur du rapport entretenu au témoin ? Au fond, pour divers motifs, n’est-il pas considéré comme un danger absolu ou, au contraire, comme une extraordinaire aubaine ? ».
Les enjeux sociaux de la cause victimaire
En répondant à Soizic Belin du magazine en ligne Vice, A. Kauffmann explique à propos du parcours de son personnage qu’il « éclaire vraiment le statut hyperbolique qu’ont acquis les victimes. Il y a une sacralisation excessive qui fait que cette position peut devenir désirable, ce qui est contradictoire car la notion de victime est avant tout définie par la souffrance, le malheur. »13 Ces paroles correspondent aux différentes présentations qu’il donne de son livre et elles sont en phase avec l’interview d’Arthur Dénouveaux, président de l’associationLife for Paris (Florence Sturm, France Culture, 08/09/2021) :
« Il existe une tentation de voir les victimes comme des oracles, à mon sens un peu dangereuse, et qui naît d’une confusion entre une expérience vécue et une expertise sur un sujet. Tout le monde a l’impression que je suis un expert de l’islam politique ou du djihadisme, ce qui n’est pas du tout le cas. Je suis, au mieux et après six ans, un micro-expert de ce qui m’est arrivé, mais pas du tout de ce que le terrorisme a engendré. Et je pense qu’il s’agit d’une version accélérée de ce que vit toute victime à qui tout le monde prête une grande intelligence et une grande compréhension de l’expérience, ce qui est, disons-le, assez faux »14.
Au-delà de ce cas, la place sociale accordée aux victimes du 13 novembre 2015 s’inscrit dans une histoire plus large du traumatisme qui fait interagir des événements violents et leurs conséquences sur des personnes et des collectifs. Elle est à relier à l’évolution de l’approche psychiatrique ainsi qu’aux dispositions judiciaires et politiques qui se sont progressivement adaptées aux transformations sociales. Selon un raisonnement similaire, dans l’introduction d’un dossier consacré au « Dispositif victimaire et à sa disqualification » de la revue Argumentation et analyse du discours, Yana Grinshpun (2019) inscrit la figure de la victime dans une perspective historique et explique à son sujet que :
« Il s’agit d’une position perçue de manière positive dans le système des valeurs de la société occidentale : être victime renvoie aux saints et aux martyrs, qu’il s’agisse de ceux qui sont morts pour la religion ou morts pour une idée. […] Cet héritage chrétien a laissé à la culture occidentale la conviction qu’il faut être du côté du faible, qui est censé susciter la compassion et à qui on doit la réparation de ses souffrances. »
La chercheuse ajoute que, pendant des siècles, les victimes n’ont pas été « à l’ordre du jour » et que les deux conflits mondiaux – Première et Seconde Guerres mondiales – n’ont pas non plus « déclenché une compassion semblable » à celle que nous connaissons aujourd’hui. Or, c’est précisément à ce tournant historique et scientifique que s’intéressent Didier Fassin et Richard Rechtman (2007, p. 16) dans L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime. Pour eux, « la nouvelle condition de la victime instituée par le traumatisme » est un fait sociologique majeur des sociétés contemporaines qui prend sa source dans les années 1980 et n’a cessé de se renforcer ensuite. Quant à Sandrine Lefranc, Lilian Mathieu, Johanna Siméant-Germanos (2008) :
« C’est depuis le génocide des Juifs perpétré lors de la Deuxième Guerre mondiale […], que les historiens ont, après avoir longtemps omis la principale victime de la violence nazie, consacré la “victime”, point de mire du tableau historique et, en tant que témoin, source de connaissance. L’événement a donc contribué à une reformulation des règles du jeu de l’écriture historique, au profit notamment de la singularisation de ce récit ».
Ceci posé, comment appréhender ce qui se joue dans cette évolution ? D. Fassin et R. Rechtman (2007) répondent à cette question en tentant de « comprendre comment l’on est passé d’un régime de véridiction, dans lequel les symptômes du soldat blessé ou de l’ouvrier accidenté étaient systématiquement mis en doute, à un régime de véridiction où leur souffrance devenue incontestée, vient attester une expérience qui suscite la sympathie et appelle une indemnisation » (ibid.). Entre autres objectifs, les chercheurs s’emploient à saisir ce moment historique qu’ils désignent comme étant « la fin du soupçon » et qui serait le produit d’une rencontre – dans les années 1980 aux États-Unis et 1990 en France ‒ « entre les intérêts des victimes et les intérêts des psychiatres » (ibid., p. 50). La fin du soupçon s’inscrirait donc dans un moment charnière de l’évolution de la psychiatrie moderne qui touche autant ses terrains et préoccupations que la place qui lui est conférée au sein de la sphère sociale.
Les « fausses » victimes dans le regard des « vraies » victimes
Partant de là, l’importance sociale des victimes en lien avec la fin du soupçon est une piste qui permet par extension de saisir pourquoi, en différentes circonstances, de fausses victimes parviennent – un temps tout au moins – à faire valoir des droits indus. Concrètement, on peut s’étonner pour le cas qui nous intéresse qu’il se soit passé plusieurs mois avant que des membres de l’association Life for Paris ne mettent en doute la parole de Florence M. Une particularité qui fait penser à l’histoire d’Alicia Esteve qui s’est fait passer pour une rescapée de l’attentat de New York le 11 Septembre 2001 et qui n’a été démasquée que six ans plus tard15. Le jour de l’attentat, cette fausse victime était à Barcelone et se préparait à entrer dans une école de commerce. De toute évidence, si l’aveuglement des vraies victimes qui ne soupçonnent pas le mensonge de telles personnalités s’inscrit dans un contexte traumatique, il est également à rattacher aux protections dont le statut de victime bénéficie depuis les années 1980-1990.
À ce sujet, D. Fassin et R. Rechtman (2007, p. 49) commentent : « Désormais, la parole des victimes ne souffre plus la moindre remise en cause – au point qu’en 2004 l’éphémère secrétaire d’État voulait aller jusqu’à inscrire dans la loi une “présomption de bonne foi”, calquée sur la présomption d’innocence, qui interdirait de douter, jusqu’à preuve du contraire, de l’authenticité d’un témoignage de victime ». Quand bien même la présomption de bonne foi des victimes n’est-elle pas entrée dans la loi pour protéger leur parole, elle leur assigne néanmoins une aura qui, par ricochet et de façon paradoxale, protège les fausses victimes.
Certes, la place accordée aux victimes ‒ et à leurs proches ‒ des attentats terroristes des années 2015 et 2016 s’inscrit dans une évolution qui les précède, mais elle est amplifiée par le constat selon lequel la violence s’installe et peut toucher chacun et chacune. En France, l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, l’assassinat le lendemain d’une policière à Montrouge et la prise d’otages meurtrière d’une supérette casher à Montrouge, l’attentat sur la Promenade des Anglais à Nice le 14 juillet 2016 ont touché des catégories très larges de la population, réunies dans des cadres professionnels, festifs ou relevant tout simplement du quotidien… La possible identification de toutes et tous à la souffrance des victimes s’en est de la sorte trouvée décuplée.
Pour Sophie Seco, juriste spécialisée en droit du dommage corporel, « il y a eu un avant et après 13 novembre […] ; beaucoup de protocoles et de processus ont évolué à la lumière des dysfonctionnements dans l’identification des victimes ou dans la transmission d’informations et qui ont été riches d’enseignement sur la prise en charge des victimes de terrorisme » (Les Échos, 07/09/2021)16. En effet, en février 2017, un rapport ministériel dirigé par Stéphanie Porchy-Simon et intitulé L’Indemnisation des préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et de leurs proches met en évidence l’existence de préjudices particuliers tels les préjudices situationnels d’angoisse des victimes directes et indirectes17 :
« Le groupe de travail propose de définir le préjudice situationnel d’angoisse comme le
préjudice autonome lié à une situation ou à des circonstances exceptionnelles résultant d’un
acte soudain et brutal, notamment d’un accident collectif, d’une catastrophe, d’un attentat ou d’un acte terroriste, et provoquant chez la victime, pendant le cours de l’événement, une très grande détresse et une angoisse dues à la conscience d’être confronté à la mort » (ibid.).
De fait, dès qu’ils sont admis, ces préjudices sont corrélés à leur indemnisation18. Pour en bénéficier, les victimes déposent plainte au commissariat et doivent apporter des preuves de leur présence dans un lieu, ainsi que des préjudices subis (témoignages, dossier médical, photographies…)19. Les pièces versées au dossier sont alors examinées par des enquêteurs qui font preuve de vigilance pour parer à toute escroquerie, mais qui doivent aussi être bienveillants. Une position qui, en certaines circonstances, peut bénéficier à de fausses victimes sur lesquelles rejaillit l’élan collectif de solidarité et d’empathie à l’attention des victimes. Un constat que met notamment en évidence A. Kauffmann (2021, p. 271) :
« La direction de Life for Paris, loin de se draper dans son indignation, reconnaît dans ces impostures un effet pervers de la bienveillance dont bénéficient par ailleurs les victimes. « Nous portons une part de responsabilité car, depuis le début, nous avons souhaité que le dépôt de plainte soit hyper facile » rappelle Arthur D. Le président de l’association admet qu’être victime « confère une grande autorité ». Leur parole « devient sacrée, quasi oraculaire », ajoute-t-il. “C’est peut-être cette sacralité qui suscite les « fausses victimes ». Elles sont attirées par l’exposition médiatique, l’élan de solidarité et/ou la perspective d’une indemnisation conséquente ‒ et bien souvent les trois. La frontière entre mythomanie, escroquerie et misère sociale est souvent floue ».
Ce flou caractérise évidemment la trajectoire de Florence M. qui n’a pas seulement inventé un ami qui aurait été gravement blessé au Bataclan afin de se rapprocher puis d’intégrer l’association Life for Paris, mais qui a également déposé plainte au motif qu’elle aurait été présente au Bataclan le 13 novembre, afin de bénéficier d’une indemnisation en tant que victime20. Le procès-verbal de sa déposition auquel A. Kauffmann a eu accès montre l’aplomb et l’aisance de cette fausse victime à livrer de faux souvenirs. Ainsi Florence M. a-t-elle élaboré deux systèmes de mensonges qu’elle a adressés ou bien à l’association ou bien à l’institution. Les deux sont inconciliables quand bien même chacun est vraisemblable. C’est dans cet interstice qui sépare le vrai du vraisemblable que se situe donc l’enquête d’A. Kauffmann, en dénouant notamment les fils d’une personnalité qui n’en est pas à son premier mensonge, mais dont le 13 novembre constitue d’une certaine façon l’acmé. Ainsi le journaliste restitue-t-il une vérité qui s’avère être aussi la marque de fabrique du cadre éditorial dans lequel l’enquête prend place.
Promouvoir le réel pour dire ici le faux
Le livre La Mythomane du Bataclan est tiré à 9 000 exemplaires : un tirage important pour une publication qui, paraissant quelques mois avant que ne s’ouvre le procès des attentats du 13 novembre 2015 (le 8 septembre 2021), fait le pari de la réussite. C’est la deuxième fois qu’A. Kauffmann publie dans cette maison d’édition qui a été créée en 2016 par Clara Tellier Savary, Geoffrey Le Guilcher et Johann Zarca21. Le premier ouvrage, Surdose (2018), racontait l’immersion dans une unité spéciale de la brigade des Stupéfiants intitulée Surdoses. Cette fois-ci, l’auteur a conduit une enquête au sujet de laquelle il explique avoir progressivement démêlé des fils de compréhension, comme on le ferait dans le cadre d’une enquête policière22.
Qu’il s’agisse de raconter l’histoire d’une fausse victime ou celle d’une brigade spécialisée, la démarche d’A. Kauffmann colle au projet de la maison d’édition qui promeut la « narrative non-fiction », un genre importé des États-Unis23 mêlant enquête et narration. D’ailleurs, sur le site des Éditions Goutte d’Or, sous la rubrique « Collection journalistique », on peut lire : « Dans la lignée de la narrative non-fiction anglo-saxonne. Un emprunt des codes de la littérature pour aborder des sujets de société à travers des histoires fortes racontées à la première personne ». Quant à la « Collection fiction », elle est ainsi présentée : « Dans laquelle, sur la base d’univers existants, le réel explose ; tout y est permis. L’auteur ou l’autrice connaît en profondeur le monde qu’il ou elle raconte pour le faire découvrir de l’intérieur24. »
Indéniablement, les Éditions Goutte d’Or ont imposé un genre et un projet éditorial : ‘Livre après livre, des relations de confiance se nouent, et leur réputation de faiseurs de succès s’installe (leurs ouvrages se vendent rarement à moins de 5 000 exemplaires ‒ un score atteint par Flicen quatre jours). Même si les éditions publient aussi des romans, elles sont désormais identifiées dans les rédactions comme l’un des rares spécialistes français de la narrative non-fiction, ce genre qui utilise les techniques narratives de la fiction pour mettre en scène des histoires vraies.’ (Deslandes, 2018). Dans son article, Mathieu Deslandes explique aussi que cette maison d’édition ne peut pas rater la sortie d’un livre. Ayant fait le choix de publier trois ouvrages par an, chaque parution est un événement dans lequel esprit d’initiative et créativité sont requis. Presse, radio, télévision, médias en ligne, réseaux sociaux sont ainsi convoqués, chacun apportant ses spécificités et ses publics. Ce qui est évidemment le cas de La Mythomane du Bataclan.
Le 6 mai 2021, le jour de la sortie en librairie de l’ouvrage, Philippe Broussard du Monde publie une critique très favorable ‒ « Autopsie d’une arnaque » ‒ qui est relayée sur le compte Instagram de la maison d’édition. Le directeur adjoint du quotidien parle d’« un livre étonnant, au plus près du mensonge et de la trahison ». Outre les articles – tous élogieux – publiés dans des titres de presse nationale ou régionale25, A. Kauffmann est invité par Sonia Devillers dans « L’Instant M » sur France Inter qui commence elle aussi par des compliments qui sont repris en accroche de l’article figurant sur le site de la station : « La mythomane du Bataclan est une enquête édifiante et remarquablement écrite, c’est simple, rapide, direct et captivant ! ». Le même jour encore, une vidéo de Konbini News (5’33) dans laquelle le journaliste présente son ouvrage est postée sur Facebook26. Dans les jours qui suivent, le journaliste est sur le plateau de LCI où il échange avec Christophe Beaugrand (le 16 mai) et le journal d’Arte en fait une présentation (le 18 mai) tandis que d’autres articles sont publiés dans Ouest-France, Télérama, Le Point, L’Express… Conformément aux thématiques pointées par l’auteur et la maison d’édition à l’occasion du lancement du livre, les articles de presse disent leur étonnement devant le raffinement de la supercherie : dans Télérama (19 juin 2021), Lucas Armati parle d’une « plongée vertigineuse dans la fabrique d’un mensonge dévorant » ; MadameFigaro (Pascaline Potdevon, 6 mai 2021) titre « Histoire d’une vertigineuse escroquerie » ; Libération (Chloé Pilorget-Rezzouk, 6 mai 2021) écrit « Une plongée dans la mécanique du mensonge ». La surprise des commentateurs concerne tout autant le personnage que la narration qu’en fait A. Kauffmann.
Comme évoqué supra, La Mythomane du Bataclan paraît à partir du 1er août 2021 sous la forme d’un feuilleton illustré sur le site Les Jours27 qui, comme c’est le cas de l’ouvrage sorti en librairie, est relayé sur Facebook, Twitter et sur Instagram. C’est la troisième collaboration entre les éditions Goutte d’Or et Les Jours28, les deux premières étant Surdose (2018) et La Chair (2019), une adaptation de l’histoire d’un des personnages du livre de Robin d’Angelo Judy, Sofia, Lola et moi, qui raconte une enquête dans le monde du porno. Les projets éditoriaux de la maison d’édition et du site d’information – tous deux créés en 2016 – placent la vérité des faits et des personnages au cœur de leur démarche. Sur son site, Les jours expliquent : « Les Jours ont inventé un nouveau journalisme : raconter l’actualité à la façon de séries. Attention, pas de fiction ici ! Tous les personnages de ces histoires sont vrais. C’est vous, c’est nous. C’est notre monde. En deux ans, cette forme de récit novatrice a été reconnue pour sa qualité. Nous avons ainsi reçu un prix Albert-Londres, publié quatre livres tirés de nos enquêtes et démontré que le journalisme peut à la fois avoir de la mémoire et être ancré dans l’actualité » (typographie d’origine).
En novembre 2021, La Mythomane du Bataclan paraît également en bande dessinée dans la livraison 56 de la Revue XXI29. Cette transposition s’inscrit dans un mouvement qui, depuis les années 1990 et 2000, rebat les cartes d’un certain type de reportage, en installant celui-ci « au cœur de la pratique de la bande dessinée » (Lesage, 2017 ; voir aussi Groensteen, 2017). Certes, la démarche n’est pas nouvelle ; elle est même au fondement de l’histoire de la presse. Mais dans le cas qui nous intéresse, elle a pour effet de diversifier les portes d’entrée à des faits d’actualité, élargissant de la sorte le ou les publics susceptibles de s’y intéresser. La revue fait elle aussi de la réalité l’argument de vente de ses livraisons. Sur Instagram (22 déc. 2021), en même temps qu’est valorisé le numéro 56 qui « dresse le portrait d’un monde rempli de menteurs et de menteuses » (Twitter, 12 nov. 2021), Revue XXI fait de la publicité en avançant cet argument pour les cadeaux de fin d’année30.
Pour autant, si ce réel flirtant avec le polar est le commun dénominateur des trois projets, sa transposition dans l’un et l’autre cadre a deux répercussions principales sur la narration et sa portée. La première porte sur la temporalité qui structure l’organisation du texte sériel (Les Jours) et qui diffère de celle figurant dans l’ouvrage et dans la bande dessinée. Dans l’ouvrage, A. Kauffmann restitue en effet les éléments de son enquête en alternant des passages qui correspondent aux attentats du 13 novembre 2015 avec d’autres, ancrés dans les années 1980, qui confirmeraient d’une tendance antérieure à la mythomanie chez son personnage. Dans la vidéo diffusée sur le média en ligne Konbini News, il s’explique d’ailleurs à propos de ce terme en précisant s’en être tenu à la définition du dictionnaire pour lequel il s’agit « d’une personne qui ment compulsivement et qui, souvent, croit à ses propres mensonges ». Pour des raisons de lisibilité, la version publiée sur Les Jours fait le choix d’une narration chronologique qui paraît plus à même de répondre aux contraintes sérielles. Bénéficiant des possibilités qu’offrent les hyperliens, la narration anticipe toutefois sur la lecture fragmentée en donnant par exemple au lecteur la possibilité de parcourir toutes les pages dans lesquelles il est question d’un personnage, ou bien d’obtenir des informations portant sur un lieu ou un autre de l’histoire racontée. Quant à la bande dessinée, Yvan Brun a créé des planches qui illustrent les faits rapportés par Florence M. ou ses interlocuteurs. Sur une seule page, les duperies de Florence M. sont directement mises en correspondance avec les faits qu’elle malmène. Ainsi la réalité promue par la Revue XXI est-elle intégrée aux choix esthétiques et formels du dessinateur.
La deuxième répercussion concerne la place du journaliste dans la narration. Ce dernier n’est que marginalement présent dans la série publiée sur le site Les Jours. Sur les 14 épisodes qu’elle comporte, il ne figure en effet que dans le dernier où il restitue les échanges qu’il a eus avec Florence M. et dont le titre reprend une phrase qu’elle lui a écrite : « On se connaît ? D’où vous vous intéressez à mon parcours ? ». Quant à la bande dessinée, l’histoire se terminant sur le procès de Florence M., d’une certaine façon, le journaliste disparaît quand bien même sa présence traverse-t-elle de part en part l’ordonnancement du récit.
Car si le récit d’A. Kauffmann est à l’origine des différentes adaptations, la mise en forme et la mise en exergue du réel – pourtant au cœur des stratégies éditoriales de la maison d’édition, du site d’information en ligne et de la revue – ne sont ni de même nature si de même portée. D’une certaine façon, l’enquête s’efface au profit de l’essentialisation de Florence M. dont les cheveux roses31 qui la caractérisent à l’image sont une marque immédiatement reconnaissable. En termes d’expériences de lecture aussi, les commentaires donnent à lire des singularités qui, évidemment, sont propres au support et à son appropriation par les usagers. Par exemple sur Twitter, des lecteurs de la série publiée sur Les Jours attendent avec impatience la publication des épisodes, une lectrice (@nanetouz, le 4 sept. 2021) parlant même d’un rapport addictif à la publication : « Je comprends maintenant vraiment pourquoi @Lesjoursfr appellent leurs séries des obsessions ! La mythomane du Bataclan, une série addictive dont on attend le nouvel épisode avec fébrilité, semaine après semaine ».
Florence M. est elle aussi une victime…
Pour des raisons somme toute logiques, selon le mode d’entrée par lequel les internautes découvrent l’enquête d’A. Kauffmann, les commentaires au sujet de son travail diffèrent, aussi bien sur le fond que sur la forme32. Ainsi les pages d’Instagram et de Twitter consacrées au livre, donnent-elles à lire des commentaires informés de lecteurs et de lectrices tandis que ceux postés sur Facebook à l’occasion de la diffusion de la vidéo relayée depuis le site de Konbini News s’attachent à Florence M. D’ailleurs, les personnes qui s’expriment avec vigueur sur ce réseau social n’évoquent jamais leur envie – ou pas – de se procurer le livre et elles se concentrent quasi exclusivement sur le comportement et la personnalité de Florence M.
Sur Instagram et Twitter, c’est une double temporalité qui caractérise la réception de l’ouvrage d’A. Kauffmann par des lecteurs et lectrices ou par des personnes intéressées par le sujet. L’une ‒ évidente ‒ correspond à la sortie en librairie et à la stratégie de communication de l’éditeur ; l’autre dépend d’une lecture au fil de l’eau qui explique que les avis courent du mois de mai au mois de décembre 2021 (et après…). Dans cette prise de parole, trois catégories d’énonciateurs se distinguent : ceux qui évoquent les mythomanes – dont Florence M. – qu’eux-mêmes ont croisés (principalement dans Twitter) ; ceux qui encouragent la lecture de l’ouvrage pour ses qualités littéraires et journalistiques (les pages de lecteurs et lectrices publiées sur Instagram ou sur Twitter) ; ceux – une faible partie des prises de position – qui n’ont pas apprécié l’ouvrage, particulièrement parce qu’ils ont l’impression que le récit les place dans une position inconfortable, de voyeur par exemple (les pages de lecteurs et lectrices publiées sur Instagram ou sur Twitter). Dans tous les cas, au-delà des différences de posture et/ou des désaccords, le récit du journaliste et son ancrage dans ce qui relèverait du réel ne sont pas mis en doute.
Sur Twitter – dans une moindre mesure sur Facebook – des témoignages portant sur des cas semblables de mythomanie sont livrés. Par exemple, @13Queen_Of _Pain ‒ qui précise à propos d’elle-même « Je tweete beaucoup sur le #13Novembre2015 » ‒ raconte sa lecture singulière du livre d’A. Kauffmann. Elle explique avoir « vécu la chose de l’intérieur, mais [qu’] il [lui] semblait important de le [le livre] lire pour être sûre de bien avoir en tête tous les éléments de cette supercherie. Comme beaucoup, [elle a] été flouée par Florence M. » (le 20 septembre 2021). Dans plusieurs autres tweets, elle fait la liste des fausses victimes qu’en plus de Florence M. elle a rencontrées et confie son ressenti au sujet de chacune. Ce à quoi d’autres s’étonnent que les cas soient si nombreux, partagés qu’ils sont entre des propos critiques à leur égard et une forme de tristesse face à ce comportement considéré par la quasi-totalité d’entre eux comme étant pathologique. En effet, dans la trentaine d’échanges qui suivent le premier tweet, seul @Astroman76 écrit le 21 septembre 2021 : « Une grosse pensée pour les vraies victimes au passage, à ceux qui ont perdu un ou des proches, et aussi à ceux qui ont aidé et secouru en cette tragique soirée… ».
En effet, les victimes ne sont pas frontalement mises en avant dans ces commentaires. En revanche, la cause victimaire est bel et bien présente en arrière-plan des propos échangés : @13Queen_Of _Pain a été blessée au Bataclan et elle en fait une priorité de ses interventions sur le réseau social.
Sur Instagram aussi, les drames vécus par les victimes ne sont pas le motif principal du hashtag #lamythomanedubataclan. Celui-ci comprend 34 publications qui, hormis celle du site Les Jours, appartiennent à des passionnés de lecture – dont certains sont libraires – qui partagent leurs avis sur les livres qu’ils ont lus, dont ici celui d’A. Kauffmann. Si l’on excepte quelques critiques, les avis convergent et saluent la qualité et le sérieux de l’enquête ainsi que l’originalité du sujet. Et si les auteurs des post sont indignés des mensonges de Florence M., ils apprécient paradoxalement l’écriture du journaliste qui est à distance « de tout jugement manichéen » (lecturepublique, 5 déc. 2021). Le vocabulaire qu’ils utilisent souligne le caractère aventureux de l’héroïne et la capacité du journaliste à le restituer et à capter l’attention du lecteur. Il est par exemple question d’« une vie rocambolesque » (fred_bnd, 4 décembre 2021), « d’une incroyable enquête » (sanssucresanssel, 2 août 2021), qui est « à lire et à écouter… avec effroi ! » (loeildelucioledanslespolars, 22 juil. 2022). Une lectrice écrit avoir été « littéralement scotchée […] de la première à la dernière page » (adeline_dias_autrice, 10 août 2021), une autre qu’il lui a été « impossible d’en décrocher » (tizgarage, 1er juil. 2022) ; une autre commente « c’est un récit sans jugement que nous livre ici Alexandre Kauffmann, une véritable enquête journalistique qui nous tient en haleine de la première à la dernière page » (perette85, 12 jui. 2022). Une autre encore compare le récit au genre policier ‒ « Je vous conseille vivement cette lecture. Elle est très dense, mais digne d’un polar de haut niveau » (les.lectures.de.flore, 13 juin 20222).
Dans deux avis toutefois la critique est radicale, mais elle ne porte pas tant sur Florence M. que sur l’ensemble de la société : « La nature humaine montre régulièrement des facettes pas très reluisantes. L’exemple de ces fausses victimes est à vomir » (boulitmic, 27 juin 2022) ; « Un enlaidissement du monde passionnant et fascinant qui met en lumière une souffrance psychique, mais qui est aussi un symptôme de société » (librairiedesbatignolles, 4 mai 2021). Dans tous les cas, la question du réel, qui est au cœur de la stratégie de mise en visibilité du livre, est aussi celle mise en exergue par ses commentateurs. Ainsi peut-on lire : la réalité « dépasse la fiction » (kineja_libro, 22 juil. 2022) ; il s’agit d’« une histoire vraie qui se lit comme un thriller où l’on connait le coupable. Le titre en dit presque trop, mais impossible de lâcher ce livre » (les_tribulations_dune_meuf, 10 juil. 2022)33.
La présentation du livre sur Instagram et Twitter suscite donc des échanges qui sont majoritairement favorables à l’ouvrage. En revanche, la présentation du livre que le média en ligne Konbini News publie sur Facebook suscite des commentaires d’une autre nature. Dans la vidéo du 6 mai 2021, A. Kauffmann présente son enquête et les résultats auxquels il est parvenu. Il explique ce qu’est la mythomanie et pourquoi il considère que le cas de Florence M. relève de cette pathologie. Les 6 et 7 mai, des internautes34 commentent cette vidéo, certains expriment de la colère contre cette fausse-victime (« c’est incroyable », « c’est honteux », « c’est dingue », « c’est abusé », « il faut être en dessous de tout »…), ou bien à l’inverse des critiques virulentes contre la sanction prononcée (4 ans ½ de prison) à l’encontre de Florence M., jugée trop sévère par des internautes au regard de tous ceux – violeurs, arnaqueurs, membres malhonnêtes du gouvernement – qui s’en sortiraient avec des peines légères ou qui continueraient leurs malversations sans jamais être inquiétés… Quelques messages prennent d’ailleurs la défense de Florence M. qui serait victime d’un système injuste : « Ben, chacun son truc pour gagner du fric !!! Il y a des gens qui travaillent toute leur vie pour des capitalistes et avoir une retraite de misaine, il y a des trafiquants de drogue, etc.,etc., » ; « Mdr si c’était une noire qui ont l’aurait soupçonné dès le départ » ; « Et moi qui croyais que c’était les arabes et les noirs qui profitaient du système ».
Les avis ne commentent pas le livre, mais l’histoire seule. Certains font preuve de compassion pour Florence M. et mettent en cause le système : « Elle s’est laissée emporter par son mytho et ça a fait un effet boule de neige. Complètement dépassé par la solitude » ; « C’est pas en travaillant 8 heures par jour qu’on peut se sortir de la merde. Elle a profité du système comme plein d’autres le font autrement ». Enfin, d’autres critiquent A. Kauffmann pour avoir profité de l’histoire de Florence M. : « Au moins il n’a pas hésité à sortir un livre pour se faire de l’argent au passage ». Une acrimonie que l’on retrouve dans un message dont l’auteure serait la mère de la victime ou une personne se faisant passer pour elle :
« Vous vous permettez de juger Florence !!!! Non Monsieur elle n’a pas été abandonnée par ses parents elle a eu une enfance heureuse elle a été gâtée et ce n’est pas parce que ses parents se sont séparés quand elle avait 15 ans qu'elle a fait ce qu'elle a fait !!!!! En ce qui concerne sa santé et sa vie privée vous n’aviez pas à tout déballer dans votre recueil vous n’êtes pas bien renseigné sachez que notre fille est née prématurément à 6 mois qu’elle pesait 1 kg que notre fille a été très entourée et aimée et pas du tout rejetée ni anormale aujourd’hui elle a purgée sa peine et son père et moi nous aimerions qu’on la laisse tranquille ».
Pourquoi cette différence entre les avis de lecteurs et lectrices et ceux correspondant à ce média en ligne ? En s’adressant à un public dont la tranche d’âge est celle des 15-25 ans, Konbini News ne s’adresse pas tant à de potentiels lecteurs ou lectrices qu’aux usagers d’une plateforme, habitués à consulter des vidéos créatives et récréatives traitant de sujets très divers (politique, société, culture, sport…). Totalement articulés aux réseaux sociaux, ces sujets frappent l’attention et marquent les esprits. Ils sont d’ailleurs filmés selon ce principe. Dans leurs réactions, plusieurs internautes se concentrent donc sur un aspect de l’enquête d’A. Kauffmann, à savoir la supercherie, en en relativisant la gravité par comparaison avec d’autres. Prenant fait et cause pour Florence M., ils se focalisent donc sur les injustices sociales. Ce qui a pour effet de placer au second plan les attentats du 13 novembre et les victimes de ceux-ci.
Finalement, dans ces commentaires, quelle que soit sa responsabilité, Florence M. est enfermée dans un système qu’elle n’a pas choisi. Et cet enfermement concerne autant la peine qu’elle a purgée que le livre qui a été écrit à son sujet.
Conclusion
Quels que soient les médias ou les réseaux sociaux, l’histoire de Florence M. n’a pas soulevé d’indignation massive. Au contraire, le regard porté sur son cas se veut compréhensif, comme l’est d’ailleurs celui d’A. Kauffmann. Ce que disent apprécier beaucoup de ses lecteurs et lectrices. Comment comprendre cette interprétation alors que, en France, la médiatisation des attentats des années 2015 et 2016 s’est largement appuyée sur la figure de la victime ? On pouvait s’attendre à ce que des discours indignés fustigent cette fausse victime et honorent a contrario les victimes à la mémoire ainsi entachée. Certes, la réprobation figure dans des commentaires, mais très peu évoquent les victimes et la cause qu’elles portent. Trois raisons principales peuvent être avancées pour l’expliquer. L’une est en lien avec le récit lui-même – le livre comme les deux BD – qui, en adoptant le genre policier, héroïse le personnage de Florence M. et, dans une certaine mesure, en positive les traits. Une autre relève de la temporalité qui a un double impact : elle interfère avec le degré de connaissance que les internautes (selon leur âge et leur proximité avec les faits par exemple) ont des attentats ; elle atténue la vivacité des sentiments – et donc des réactions – au fur et à mesure du temps qui passe. Mais surtout, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle, en connaissant une forme de sacralisation ou tout simplement d’institutionnalisation pour certaines d’entre elles, les victimes perdent leur capacité à favoriser l’identification du plus grand nombre. À l’inverse, parce qu’elles sont faillibles et fragiles, les fausses victimes suscitent l’intérêt à la fois de ceux et celles qui s’efforcent de ne pas juger, mais aussi de ceux et celles qui sont en rupture par rapport à la société.
Dans cette représentation de la fausse victime, on retrouve des publics pourtant très distincts et dont le rapport à la société diffère lui aussi. Et si cette figure n’est pas un point de crispation, en revanche, les arguments avancés par les uns et les autres sont très dissemblables. Pour les uns, la fausse victime souffre d’une pathologie que la société doit soigner ; pour d’autres, elle incarne les maux d’une société qu’il faut changer. À n’en pas douter, dans les deux cas, elle est le symptôme du rapport social au monde et aux choses.
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