La traduction d’œuvres littéraires françaises, et, notamment, celles de Flaubert, de Maupassant et de Zola (voir Dranenko, 2008 ; 2016) s’inscrit dans une longue tradition en Ukraine. Il est avéré qu’une telle entreprise est loin d’être anecdotique ou marginale, car, non seulement, elle a enrichi d’apports extérieurs un patrimoine littéraire déjà bien nanti, mais elle en est devenue un constituant à part entière. En effet, la traduction des œuvres de ces trois auteurs, dont la qualité et la splendeur du style étaient reconnues sans conteste, a permis l’émergence d’une sorte de « fonds de réserve littéraire » dont on s’est servi, comme d’une ressource, pour fonder et diffuser une langue ukrainienne tout à fait nouvelle. Ce qui était impossible, voire interdit, dans la littérature ukrainienne « officielle », était, en effet, toléré ou échappait peu ou prou à la vigilance de la censure, prestige culturel aidant, dans la traduction des grands auteurs français. On peut donc estimer que la recréation d’une langue nationale y a trouvé une de ses sources importantes – dans le double sens que le mot « source » peut avoir : « s’y abreuver » et « trouver son origine ». Chaque étape de la réception de ces classiques français en Ukraine, avec ses pics et ses bas, ses accélérations et ses ralentissements, correspond à de grands bouleversements historiques. On est donc autorisé à considérer que la vie des traducteurs ukrainiens, leur « petite » histoire personnelle, reflète, peu ou prou, la grande Histoire de leur pays.
Notre objectif ici est de penser la traduction, à l’instar de Tiphaine Samoyault (2020, p. 81), en termes politiques et la considérer comme une « force positive dans un contexte de résistance à la violence historique ». Il s’agit donc, pour nous, de montrer comment l’histoire d’une vie, celle des auteurs, à l’origine des versions ukrainiennes des textes maupassantiens, flaubertiens et zoliens, consonne avec l’histoire de la traduction et l’Histoire de l’Ukraine. Ainsi serons-nous amenées, étape par étape, à établir les postures traductives des traducteurs consacrés et bannis, traducteurs en accord avec le pouvoir ou en dissidence, traducteurs emprisonnés, déportés et exterminés. En même temps, nous mettrons à jour les stratégies et les tactiques qu’ont employées les traducteurs des œuvres de ces trois romanciers pour non seulement inscrire, mais aussi écrire l’Histoire dans leur propre langue. En effet, dans un pays colonisé où régnaient la censure et la répression, il leur importait de faire acte de résistance en donnant une nouvelle vie à leur langue nationale. Enfin, grâce aux pistes apparues par l’étude de notre corpus, nous serons à même de montrer comment à une « culture-colonie », celle d’une littérature nationale opprimée, peut se substituer une « culture-de-la-traduction », propice à sauver et à enrichir une langue maternelle, parce qu’elle est réceptive et capable de s’approprier – au sens d’en faire son « propre » (Berman, 1984, p. 74) – des œuvres étrangères.
L’histoire des toutes premières traductions ukrainiennes des textes de Flaubert, de Maupassant et de Zola débute au sein de l’Empire Austro-hongrois, et, plus précisément, à Lviv. Il faut rappeler que, avant 1918, le territoire de ce qui constitue l’Ukraine aujourd’hui était réparti entre l’Autriche-Hongrie (pour les provinces de Galicie et de Bucovine) et la Russie (pour le reste du territoire). Ensuite, entre 1921 et 1939, l’Ukraine était partagée entre l’
Il faut aussi se souvenir que le Printemps des peuples (1848) déclenche en Europe, et notamment en Autriche, la montée des sentiments nationaux et le « réveil » des élites nationales. Si l’Autriche-Hongrie (1867-1918) menait dans ses colonies les plus orientales une politique qui tolérait l’existence de singularités nationales, la Russie, quant à elle, avait édicté des lois qui interdisaient toute publication en langue appelée naguère « petite-russe », ce qui mettait en péril l’existence même de cette langue. Ainsi, l’« oukase secret de Valouïev » (1863), prohibait la publication des livres religieux et scolaires écrits en ukrainien, et interdisait l’enseignement dans cette langue ; mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, elle tolérait encore l’édition d’œuvres littéraires ukrainiennes. L’« oukase d’Ems », promulguée en 1876, alla beaucoup plus loin. Était interdite toute publication en ukrainien de tout (!) texte original ou traduit, y compris les textes des partitions musicales ; ce bannissement de la langue ukrainienne frappait, aussi, indistinctement, les mises en scène des pièces écrites en ukrainien, les concerts de chants ukrainiens, l’enseignement de l’ukrainien à l’école primaire, l’importation, sans autorisation spéciale préalable, sur le territoire de l’Empire russe, de livres en ukrainien, etc. Il n’en allait pas de même dans l’empire austro-hongrois, puisque, à partir de 1876, les cours dispensés à l’Université de Lviv (alias Lemberg), créée en 1874 par l’empereur Joseph II, étaient donnés en plusieurs langues, dont l’ukrainien.
On comprend donc pourquoi les premières traductions ukrainiennes des œuvres des trois écrivains français qui nous intéressent, paraissent dans les provinces autrichiennes, en Galicie, à Lviv, et en Bucovine, à Tchernivtsi (Czernowitz). On relève ainsi que les toutes premières publications de textes de Flaubert et de Zola en ukrainien sont dues à Ivan Franko (1856-1916). Les Ukrainiens vouent un véritable culte à cet écrivain et homme politique. En effet, il a été l’un des protagonistes majeurs du mouvement national ukrainien. Il considérait que l’une de ses missions pour servir la cause nationale ukrainienne consistait précisément à traduire et à introduire ainsi la littérature mondiale dans son pays. Éditeur, traducteur et promoteur incomparable des littératures étrangères dans sa langue maternelle, il choisit de traduire des textes qu’il considère « utiles » pour l’émancipation de son peuple. Ainsi, en 1876, il publie une traduction d’un extrait de Salammbô (Flaubert, 1830), intitulé « A paulo », dans le journal « L’Ami » – c’est le premier texte flaubertien paru en ukrainien. Le journal pluridisciplinaire « L’Ami » a été créé en 1874 et édité par le cercle des étudiants de l’Université de Lemberg, « La Fratrie académique ». Il avait pour mission d’informer les lecteurs sur tout ce qui se passait de nouveau dans la culture, la science et la vie politique européennes. Il a été aussi un lieu de rencontre et d’échanges entre de nombreux intellectuels ukrainiens, même s’ils étaient dispersés dans différents pays. Ivan Franko accompagne le texte traduit par un commentaire critique qui fait l’éloge de l’œuvre flaubertienne et invite expressément à la traduire. Militant socialiste convaincu, il déconseille, néanmoins, de traduire Madame Bovary qui lui semble dépourvu de tout horizon politique et social ; en revanche, il a été séduit par Salammbô, un texte dont un des motifs principaux est une révolte des dominés. L’année suivante, l’écrivain envisage de publier, dans « L’Ami », un extrait de La Tentation de Saint Antoine qui a été traduit, probablement, par son camarade, Ivan Beley. Mais ce projet n’aboutit pas, car, entretemps, le journal a cessé de paraître. En effet, « L’Ami », en raison de ses accointances avec les idées de la gauche radicale, a subi, en 1877, les foudres de la censure autrichienne et a donc été obligé de mettre fin à ses activités.
Alors qu’il est étudiant à la faculté de philosophie, Ivan Franko fait, ardemment, la promotion auprès des lecteurs ukrainophones des textes zoliens ; il en prend, souvent, connaissance dans des périodiques russes et polonais ; il les traduit lui-même ou en confie la traduction à certains de ses camarades. En 1876, il propose la première traduction ukrainienne d’un texte d’Émile Zola, celle d’une nouvelle intitulée L’Inondation (1882). Cette traduction, effectuée à partir du russe, est publiée dans « La Dnistrienne », un almanach estudiantin qu’il édite avec quelques-uns de ses amis. Les animateurs de cette revue ont pour ambition de promouvoir l’emploi dans la littérature d’une langue ukrainienne vivante, celle qui est parlée par le peuple. Ils rejettent ainsi l’usage du yazytchiye, cette « langue » – les guillemets s’imposent ici – artificielle et livresque, truffée de mots polonais, et employée essentiellement dans les livres religieux. Les « moscouphiles » de l’empire Austro-hongrois, adeptes de la fusion de l’ukrainien dans la langue russe, avaient tenté de l’imposer dans les territoires ukrainophones occidentaux à partir de 1848 jusqu’aux années 1930.
Ivan Franko se trouve à l’initiative des premières traductions en ukrainien d’un grand nombre de textes étrangers, écrits, à l’origine, dans plus de quatorze langues différentes. Pour avoir une idée de ce travail colossal, il suffit de rappeler, par exemple, les traductions des œuvres de Zola auxquelles on a procédé alors : en 1878, l’extrait de La Faute de l’abbé Mouret, « La vraie nature de l’église » (1875) ; en 1879, « Récit de la vie des travailleurs français », L’Assommoir (1877) ; en 1889, Le Rêve (1888) ; en 1897, l’extrait de Rome « Pontifex Maximus » (1896) ; en 1899, Le Vœu d’une morte (1866) ; en 1900, l’extrait de Fécondité, « Un petit bourgeois et un paysan » (1899) ; en 1901, L’Attaque du Moulin (1880) ; en 1902, l’extrait du roman Vérité (1903) et La Mort d’Olivier Bécaille (1884) ; en 1904, Germinal (1885) ; en 1906, L’Argent (1891) ; en 1908, Les Quatre Journées de Jean Gourdon (1874) ; en 1909, La Fête à Coqueville (1882). Toutes ces traductions sont éditées et publiées à Lviv. Quelques traductions paraissent aussi en Bucovine : par exemple, en 1898, Le Crapaud (1897).
Une telle régularité dans la traduction et la publication des textes a, on le pressent aisément, certes des finalités culturelles et littéraires, mais aussi des objectifs didactiques et politiques. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner la sélection des textes que font ces intellectuels ukrainiens à cette époque ; ils retiennent en priorité les œuvres qu’ils considèrent être les plus propices à éveiller la conscience de leur peuple : des récits sur les manigances et les crimes de l’église, des descriptions la vie dure et des révoltes des ouvriers, des histoires illustrant le fatalisme et la passivité sociale des paysans, etc.
La diffusion des traductions des auteurs étrangers se fait principalement par l’entremise de la presse en langue ukrainienne – celle-ci a connu un réel essor en Ukraine occidentale à la fin du
Parmi les traducteurs de ces textes, il y a des grandes personnalités de la vie littéraire et politique de l’Ukraine occidentale ; elles partagent toutes le même objectif : défendre et diffuser ce qui, à leurs yeux, fait le propre, la singularité et la richesse de leur région ravalée au rang de colonie à leur époque. Citons pour mémoire les plus en vue, sans souci d’exhaustivité : le linguiste Nestor Yavorovs’kyi ; le prêtre et l’écrivain Dmytro Yozyfovytch ; le journaliste Mykhaïlo Strousevytch ; le prêtre Pavlo Koudryk ; l’avocat Yossyf Partyts’kyi ; le juriste Mykhaïlo Lozyns’kyi ; l’éditeur Ivan Stavnytchyi ; l’écrivain Ossyp Makovey ; l’historien Myron Kordouba. En examinant les postures traductives de ces hommes de lettres, il appert que, pour certains d’entre eux, la traduction est un loisir qu’ils pratiquent lors de leurs études (principalement à l’Université, à Lemberg ou à Czernowitz) ; pour d’autres, en revanche, la traduction est un véritable métier et ils espèrent y faire carrière. Le recours à la notion de posture ou de position traductive, proposée par Antoine Berman (1995), permet d’« explorer l’aspect éthique de la traduction, en prenant en compte la personnalité du traducteur, son histoire personnelle et, notamment, sa formation, sa conception de la traduction, son rapport aux langues, aux œuvres et aux auteurs qu’il traduit ». L’éthique des traducteurs ukrainiens de cette époque prend sens et consistance dans une double exigence. D’une part, élaborer des approches traductives qui permettent d’inscrire la langue ukrainienne littéraire, ainsi façonnée, dans l’histoire de la culture européenne dans laquelle baignaient ces traducteurs ; et ce, en revendiquant et en justifiant une égale dignité de statut entre la langue du colonisé et les langues des empires colonisateurs. D’autre part, avoir un souci constant d’entreprendre et de proposer des traductions irréprochables et qui fassent date et autorité (respect de l’original, transfert de la valeur littéraire d’un classique, etc.)
Un exemple paradigmatique d’un traducteur attentif à la qualité de ses traductions est, sans conteste, Vassyl Chtchourat (1871-1948). Poète et critique littéraire, il commence à traduire, principalement, de la poésie, très tôt, alors qu’il est encore au collège. Ivan Franko le repère et devient son premier critique et maître dans le domaine de la traduction. À partir de 1889, Chtchourat commence à publier ses traductions dans la presse de l’Ukraine occidentale (« Le Travail », « La Bucovine », « Le Messager de la littérature et de la science »). Polyglotte, il traduit en ukrainien des œuvres qui viennent d’horizons culturels et géographiques très divers. Selon les témoignages de ses contemporains, il possède une maîtrise parfaite de la langue française. En effet, il a été éduqué par une gouvernante française et a grandi pratiquement dans une situation de bilinguisme. Par la suite, il perfectionne son français à l’université de Lviv. Parmi ses traductions françaises, on peut citer celles des contes de Guy de Maupassant (L’Ordonnance, 1896 ; Clair de lune, 1894 ; L’Infirme, 1893), des poèmes d’Alphonse de Lamartine, d’Alfred Musset, d’Alfred de Vigny, de Jean-Pierre de Béranger, de Théodore de Banville, de Théophile Gautier, de Charles Baudelaire, de Charles Leconte de Lisle, de François Coppée, de Sully Prudhomme, de Paul Verlaine, de Jean Richepin, de José-Maria de Heredia, de Stéphane Mallarmé, de Henri de Régnier et de Victor Hugo. Il traduit également des ouvrages philosophiques, tel Les Problèmes de l'esthétique contemporaine de Jean-Marie Guyau, paru à Lviv, en 1913. Vassyl Chtchourat accompagne souvent ses traductions de textes critiques destinés à faciliter la réception de l’œuvre étrangère dans un nouveau contexte. La traduction qu’il entreprend de La Chanson de Roland (c’est une première en Ukraine) exemplifie parfaitement le travail minutieux, scrupuleux et souvent long auquel il s’adonne pour atteindre la perfection : il commence à traduire ce texte patrimonial français alors qu’il est encore étudiant, et il continuera à réviser et à améliorer sa traduction pendant une trentaine d’années.
Dans les années 1920-1930, le pouvoir soviétique met en place un projet ambitieux : éditer les classiques étrangers dans de nouvelles traductions. Les noms des traducteurs – il en est de même pour leurs textes – qui ont œuvré avant la révolution sont bannis de l’histoire littéraire soviétique. Les traductions ukrainiennes dans la République Soviétique Socialiste d’Ukraine des œuvres de Flaubert, Maupassant et Zola représentent une immense entreprise de retraduction qui est effectuée par des traducteurs professionnels. Ainsi voient le jour des éditions ukrainiennes des œuvres (presque) complètes en plusieurs volumes : Œuvres en 10 volumes (1928-1930) de Maupassant et Œuvres en 18 volumes (1929-1930) de Zola. Les Œuvres en 2 volumes (1930) de Flaubert ne contiennent que les traductions ukrainiennes de Madame Bovary et de Salammbô.
Ces éditions sont les dernières productions culturelles que l’on doit à la politique d’ukrainisation entreprise par le pouvoir soviétique. Rappelons que, par cette politique, ce pouvoir tentait de montrer et de prouver qu’il n’avait nullement l’intention de russifier l’Ukraine ; selon ses dires et ses intentions affichées, il protégeait et encourageait l’usage de la langue de ce pays, et le maintien de celui-ci dans l’
Un grand nombre de traducteurs des classiques français appartient à la génération de la Renaissance fusillée1. En effet, ils ont disparu de la scène littéraire et de toute vie publique à la suite des accusations qu’on a proférées contre eux : ils auraient entretenu et diffusé une culture et un nationalisme autres que russes. Il faut avoir à l’esprit que la réception des œuvres des auteurs étrangers dépendait étroitement de l’histoire personnelle du traducteur. Ainsi, la disparition d’un traducteur de la vie littéraire, et de la vie tout court, entrainait de facto l’anéantissement du texte traduit. Et, un tel état de fait est d’autant plus regrettable que, incontestablement, ces traductions sont d’une grande qualité et que, à coup sûr, elles ont été entreprises par des écrivains et des traducteurs dont le professionnalisme et le talent ne prêtent pas à discussion.
C’est le cas notamment pour les œuvres de Zola. Ainsi, dans les dix-huit volumes de Œuvres(Zola, 1929-1930),sont rassemblées les traductions ukrainiennes, toutes inédites, des romans zoliens entreprises par quatorze traducteurs différents. Jusqu’à nos jours, cette édition des textes de Zola est la plus complète et fait toujours autorité (Dranenko, 2022). Précisons que le destin de ces traductrices et de ces traducteurs des romans de Zola les situe immanquablement dans cette Renaissance fusillée que nous avons évoquée précédemment. Par exemple, Kost’ Roubyns’kyi (traducteur de : La Fortune des Rougon, La Joie de vivre et Vérité) n’a cessé de subir des contrôles renforcés qui menaient généralement à des accusations, à des arrestations, et, très souvent, même, à des exécutions perpétrées par les troïkas nkvedistes. Mortellement blessé dans un accident de train, il a échappé, on n’ose pas dire par bonheur, au sort qui l’attendait inexorablement. Tel n’a pas été le cas d’Anatol Volkovytch (Une page d'amour et Paris) et de Veronika Tcherniakhivs’ka(Germinal), tous les deux exterminés par le
On manque de renseignements précis sur un grand nombre de traducteurs et de traductrices qui ont travaillé sur cette édition : Leonid Pakharevs’kyi et Veronika Pakharevs’ka (La Terre) ;V. Chtcherbanenko (La Bête humaine et Rome) ; V. Doubrovs’kyi(L’Argent) ; A. Myliachkevytch(La Débâcle) ; L. Fidrovs’ka et M. Vynohradova(Le Docteur Pascal) ; O. Yezernyts’ka (Le Ventre de Paris, Rêve et Fécondité). Il est vrai que certains traducteurs ont usé de pseudonymes pour signer leurs traductions, ce qui complique passablement les enquêtes qu’un chercheur voudrait entreprendre sur ces personnes. Tel est le cas, par exemple, de Mariya Iltytchna(Nana), le pseudonyme sous lequel se « cache » Mariya Déoul, née vers 1893. Nous avons pu recueillir quelques minces renseignements sur elle, grâce à la consultation de la « Fiche » datée du 11.08.1937 et rédigée par le NKVD sur son mari, Yevhen Kasianenko (1889-1937), lors de son arrestation2.
Constructeur aéronautique, mais aussi écrivain, traducteur, éditeur et diplomate soviétique envoyé en Allemagne, il a été fusillé à la fin de l’année 1937. Entre 1919 et 1930, Yevhen Kasianenko a traduit en ukrainien des œuvres essentiellement considérées comme engagées d’un point de vue idéologique ; il a ainsi traduit de l’allemand les œuvres de Friedrich Engels, d’Arthur Koestler, de Theodor Plievier, de Walter Schenschtedt et d’Andor Gábor, et Quartier sans soleil, le premier roman prolétaire japonais écrit par Sunao Tokunaga ; du russe, Mikhaïl Cholokhov ; de l’anglais, Upton Sinclair ; et du français J.-H. Rosny aîné, Anatole France. La seule traduction du français, outre Nana, que nous connaissons de Mariya Iltytchna est les Mémoiresmanuscrites (1928) du compagnon de route du Parti communiste soviétique, écrivain roumain de langue française, Panaït Istrati. Car ce sont des textes de langue allemande qu’elle traduit en priorité : Hôtel Savoy de Joseph Roth ; Banquier, un récit de Johannes R. Becher (1927), auteur communiste allemand, connu, en particulier, pour avoir écrit les paroles de l’hymne de RDA ; le conte Moineau et un recueil de récits « Le Patriote » (traduit avec son mari) de Hermynia zur Mühlen. Le couple a surtout connu la célébrité par le fait qu’il est à l’origine des premières traductions en ukrainien des œuvres de Lénine : Mariya traduisait, Yevhen (sous le pseudonyme de Laryk) révisait ses traductions (Kantselyarouk, 1988, p. 94).
De la même façon, l’oubli a frappé les traductrices et les traducteurs de Flaubert. Les dernières traces de la traductrice de Madame Bovary, Oksana Boublyk-Hordon se perdent en 1943. On trouve encore quelques-unes de ses traductions, signées « O. Hordon », dans le journal kyïvien « La Nouvelle parole ukrainienne », l’organe de presse de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (1941-1943). Ce journal reprend le flambeau de « La Parole ukrainienne » (fondée à Paris, en 1933), après la disparition de sa rédaction, dont faisait partie la célèbre écrivaine ukrainienne, Olena Teliha, dans le massacre de Babiy Yar. Qu’est-il arrivé à la traductrice Oksana Boublyk-Hordon ? A-t-elle été tuée ? A-t-elle immigré ? Elle a disparu corps et biens, pourrait-on dire : son nom, après la guerre, a été tout simplement biffé et banni du champ littéraire ukrainien ; et, malgré les critiques élogieuses qui avaient accompagné sa publication, sa traduction de Madame Bovary n’a jamais été rééditée.
Force est de constater aussi que certains traducteurs ont fait le choix de collaborer avec le pouvoir soviétique. En général, leur production littéraire, conforme à la ligne du parti, se révélant souvent assez médiocre, même à leurs yeux, pour certains, ils reportaient leur désir de reconnaissance et de légitimité dans la traduction. Le cas de Maksym Ryls’kyi (1895-1964) est intéressant à plusieurs titres. Il a été le premier traducteur soviétique de Salammbô en ukrainien et il est un des rares survivants de la Renaissance fusillée. Il a su, par habileté et grâce à divers concours de circonstances, se couler dans le champ littéraire soviétique et y faire carrière, en tant que poète et traducteurde plusieurs littératures (française, anglaise, allemande, russe, polonaise, géorgiennes, etc.). Mais il est reconnu que son travail sur la langue ukrainienne est remarquable. Pour montrer l’étendue de ses talents, nous pouvons mentionner les traductions suivantes : Le Roi s’amuse (1926) et Hernani (1926) de Victor Hugo ; 35 contes de Maupassant (1927-1930) ; Tristan et Iseut d’après Joseph Bédier (1928) ; le Cid de Pierre Corneille (1931) ; le Misanthrope de Molière (1931) ; L’Art poétique de Nicolas Boileau (1931) ; Phèdre de Jean Racine (1931) ; Colas Breugnon de Romain Rolland (1935) ; La Pucelle d’Orléansde Voltaire (1937) ; Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (1947) ; etc. Par ailleurs, il demande à son frère, Ivan Ryls’kyi (1879-1933) de traduire, pour l’édition de 1929-1930, plus de 50 contes de Maupassant. Ce dernier est diplômé de la faculté de droit de l’Université de Kyïv ; mais il choisit d’enseigner à la campagne, où il meurt de faim pendant la grande famine du Holodomor.
La traduction de Salammbô de 1930 ne manque pas d’intriguer ; en effet, dans un des volumes qui se trouve conservé dans la Bibliothèque Maksymovytch de Kyïv, on trouve une mention manuscrite sur la page de garde qui indique que Maksym Ryls’kyi ne serait l’auteur que d’une partie texte – jusqu’à la page 136 – et que la suite aurait été traduite par Borys Kozlovs’kyi (voir figure 1).
Si l’on prend en considération le contexte historique dans lequel l’édition de ce texte a vu le jour, il est tout à fait justifié de considérer qu’une telle affirmation est digne de foi. Car on peut imaginer que, à une époque où les répressions effectuées à l’encontre de l’intelligentsia ukrainienne se généralisent, il pouvait arriver que les textes des traductions ne soient pas signés du nom de leurs véritables auteurs. La personne qui ajoute cette note manuscrite veut, peut-être, réparer une injustice et sortir de l’oubli le nom du véritable traducteur de la plus grande partie du texte flaubertien, Borys Kozlovs’kyi ; celui-ci était devenu, alors, probablement, un paria dont il fallait effacer les traces dans l’histoire de la culture de l’Ukraine soviétique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, faire signer sa traduction par un autre traducteur bien en cour, ou du moins sur lequel ne pesait aucune menace de censure, était d’un usage répandu en
Ajoutons que Borys Kozlovs’kyi avait déjà collaboré avec Maksym Ryls’kyi sur la traduction d’un grand nombre de contes de Guy de Maupassant (recueils Contes de la bécasse, La Maison Tellier, Le Horla, Yvette, Contes du jour et de la nuit, Mademoiselle Fifi, La Petite Roque, Miss Harriet, Clair de lune, Les Sœurs Rondoli, Toine), parus en 1928, dans la même édition. Borys Kozlovs’kyi est aussi le dernier traducteur du roman Une vie (1927). Dans les années 1930, il disparaît sans laisser de trace, ce qui ne manque pas d’interroger les chercheurs, même s’il est fort probable qu’on lui ait fait subir le même sort que celui de ses collègues de la Renaissance fusillée.
Parmi les traducteurs maupassantiens exterminés, il serait injuste de ne pas évoquer deux grandes personnalités. Mentionnons tout d’abord, Valerian Pidmohylnyi (1901-1937). Il appartient, lui aussi, à la génération de la Renaissance fusillée. Son roman La Ville est considéré unanimement comme une des meilleures œuvres de la littérature ukrainienne du
Après la « réunification » de l’Ukraine (1945), le pouvoir soviétique passe à une nouvelle étape d’épuration de la culture ukrainienne. Pour ce faire, il est décidé d’entreprendre une retraduction des classiques mondiaux dans une nouvelle langue ukrainienne russifiée. Par exemple, la traduction des œuvres de Maupassant faite par Valerian Pidmohylnyi, que nous avons signalée ci-dessus, est rééditée avec la mention « révisée par N. Adrianova » (1954). Le nom du traducteur, Valerian Pidmohylnyi, n’est pas mentionné dans le paratexte. Si l’on compare les deux textes, la traduction originale et sa révision, on constate que la correctrice a systématiquement remplacé les expressions typiquement ukrainiennes, estimées, a priori, incompréhensibles par un russophone, par des calques, lexicaux et syntaxiques, russes. Néanmoins, ce « linguicide »3, pour employer le terme de Claude Hagège, orchestré par l’État soviétique, ne se fait pas sans mal, car il rencontre des résistances et des lignes de fuite, notamment dans le champ de la traduction.
Il faut savoir, en effet, qu’à cette époque, l’emploi d’une langue authentiquement ukrainienne est très délicat, voire interdit, dans la littérature courante. Mais il est toléré – ou échappe à la vigilance de la censure, prestige et alibi culturels aidant – dans une niche qui ne prête pas à conséquence selon les censeurs, à savoir la traduction des grands auteurs français. La plupart des traducteurs des grands romanciers français appartenaient à la « génération des soixantièmes ». On qualifie ainsi la « subculture » qui s’est développée dans les années 1960 et qui a rompu avec la culture ukrainienne officielle de l’époque soviétique. En effet, après la période de « ruines » des années 1930-1950, de jeunes intellectuels n’hésitent pas à se démarquer du conformisme ambiant et à s’opposer à la culture dominante. Bien évidemment, toute publication de leurs œuvres est entravée par le pouvoir. Aussi, pour exister néanmoins, organisent-ils, hors des circuits autorisés, maintes manifestations où se mêlent performances artistiques et gestes protestataires : lectures publiques à haute voix de textes littéraires, expositions « sauvages », soirées consacrées à la mémoire des artistes victimes de la répression soviétique, mises en scène de pièces censurées. Ils lancent, aussi, des pétitions qui exigent le respect des droits de l’homme ; ils militent pour la protection de la culture et de la langue ukrainiennes.
Les traducteurs des langues dites occidentales sont des membres actifs de tels rassemblements clandestins. Le cas, dans les années 1960, d’Iryna Stechenko (1898-1987), une traductrice professionnelle qui a traduit en ukrainien pas moins de 16 contes de Maupassant4, est exemplaire à cet égard. Elle organise, en effet, dans son appartement kyïvien un salon littéraire et artistique qui notoirement sort des clous implantés par le pouvoir. Ce qui lui vaut, au début des années 1970, d’être exclue de l’Association des écrivains ukrainiens pour « collaboration avec des dissidents ». Une telle exclusion n’est pas anodine dans cette période soviétique ; la preuve en est que sa carrière littéraire s’en trouvera fortement compromise par la suite en
La vie du dissident Dmytro Palamartchouk (1914-1998) illustre, elle aussi, ce qu’il en coûte de sortir des sentiers balisés par le pouvoir politique. Il est surtout connu pour ses traductions ; en effet, en ce qui concerne notre corpus, il a traduit en ukrainien deux romans de Flaubert, Salammbô (1973) et L’Éducation sentimentale (1987) ; il a révisé la traduction du conte Hérodias effectuée par Yarema Kravets’ ; il a proposé, aussi, des versions ukrainiennes de quatre poèmes de jeunesse de Maupassant. Son goût pour la traduction est étroitement lié aux aléas de sa vie. En effet, lors de la Seconde Guerre mondiale, il est enrôlé dans l’Armée rouge, puis il rejoint l’armée insurrectionnelle ukrainienne. Arrêté par les soviétiques, il est envoyé dans un camp du goulag et condamné à travailler dans une mine (1948-1954). C’est là-bas que Dmytro Palamartchouk fait la connaissance du traducteur Hryhoriy Kotchour et qu’il commence, lui aussi, à se consacrer à la traduction. À cet égard, il nous faut mentionner, parce que le fait est révélateur d’une époque, le stratagème qu’il emploie pour faire passer en Ukraine sa traduction des 50 sonnets de Shakespeare. Il les regroupe dans un volume qu’il affuble d’un « faux » titre : Brève histoire du parti bolchevique ; ce titre se révèle être un viatique efficace pour déjouer la vigilance et la curiosité de ses gardiens, qui, subjugués, respectueux et craintifs, s’arrêtent à la couverture et laissent sortir du camp le manuscrit, apparemment, sans l’ouvrir. Après sa libération, Dmytro Palamartchouk continue son activité. Ses traductions commencent à être publiées à partir de 1958. Il traduit en ukrainien des textes écrits aussi bien en français, qu’en anglais, en allemand, en polonais, en russe, entre autres langues. L’ensemble de ses traductions se révèle, donc, être conséquent et varié. La place qu’occupe ce traducteur dans l’espace littéraire ukrainophone n’a rien à envier celle de ses amis et collègues, Mykola Loukach et Hryhoriy Kotchour. Il est admis communément que ces traducteurs forment un trio qui donne toutes ses lettres de noblesse à la traduction ukrainienne.
Parmi les « nouveaux » traducteurs de Maupassant, il y a aussi de célèbres dissidents ukrainiens. Certains ont été poursuivis par le
Les traducteurs de Maupassant semblent avoir subi particulièrement les foudres de la censure et de la répression soviétiques. Le grand poète ukrainien, Vassyl Stouss (1938-1985), à juste raison, est considéré comme un véritable martyr du pouvoir soviétique. Il a traduit, lui aussi, des poèmes de jeunesse de Maupassant ; mais, à la suite à son arrestation en 1972, le volume comportant ses traductions a été retiré de l’édition des œuvres complètes de l’écrivain français. C’est seulement en Ukraine indépendante, que son fils, Dmytro, a pu rendre ainsi publics, sur son site internet, ses textes poétiques. Le célèbre dissident ukrainien, Ivan Svitlytchnyi (1929-1992), homme de lettres et éditeur, a traduit 8 contes de Maupassant. Il est arrêté pour la première fois, en 1965, sous le prétexte de « propagande anti-soviétique », toutefois, faute de preuves probantes, il est relâché un an après. Mais, il est arrêté de nouveau et condamné à 12 ans de camp pour avoir écrit et diffusé des samizdats, entre autres motifs. Traducteur de Miss Harriet, un recueil de contes de Maupassant, Rostyslav Dotsenko (1931-2012), passe dix ans de sa vie (1953-1963) dans les camps du goulag. Au début des années 1970, la maison d’édition « Dnipro » a réuni un groupe d'écrivains dirigé par Ivan Dzuba, qui a travaillé avec Mykola Loukach et Hryhoriy Kotchour, tous récents prisonniers des camps de concentration soviétiques. Rostyslav Dotsenko les rejoint dans leur combat. Il est de nouveau menacé et risque d’être arrêté, mais il refuse de collaborer avec le
Le traducteur Mykola Loukach (1919-1988) est le prototype même du dissident soviétique ukrainien. Il choisit la carrière de traducteur très tôt. Il est vrai que, dès son enfance, il manifeste un vif intérêt pour les langues. Alors qu’il est encore à l’école secondaire, où il étudie l’allemand, il commence à composer et à traduire de la poésie. À cette époque, il édite même une revue manuscrite qui contient des traductions effectuées par ses camarades de lycée. En autodidacte, il apprend non seulement le français et l’esperanto, mais aussi le yiddish et le romani, motivé et aidé en cela par la richesse et la diversité du milieu multiculturel dans lequel il grandit, en Ukraine de l’est. Ensuite, Loukach étudie et approfondit sa connaissance de la langue française à l’Institut pédagogique de Kharkiv ; c’est dans ce même établissement qu’il débute sa carrière d’enseignant de français (1947). Même s’il ne trouve pas d’emploi de traducteur littéraire, il reste passionné par la traduction et entreprend, donc, de traduire, « pour lui-même » et dans l’espoir d’être publié un jour, plusieurs textes. Enfin, au début des années 1950, ses premières traductions commencent à être publiées, traductions qui suscitent aussitôt un accueil fort positif. La première commande que Loukach reçoit d’un éditeur soviétique porte sur la traduction du premier roman de la trilogie d’André Stil, Le Premier choc ; cela a lieu en 1952, l’année même où le prix Staline est décerné à l’œuvre de cet écrivain communiste français. L’année suivante paraissent ses traductions des poèmes de Victor Hugo. L’héritage qu’a laissé ce traducteur est considérable et très divers – il maîtrise pas moins d’une vingtaine de langues différentes. Il a notamment traduit en ukrainien treize auteurs français, parmi lesquels, outre Gustave Flaubert, on relève les noms suivants, pour ne citer que les plus connus : Molière, Charles Perrault, Beaumarchais, Voltaire, Honoré de Balzac, Jules Verne, Anatole France, Louis Aragon, etc. Soulignons le fait que, à la différence de leurs prédécesseurs, les traducteurs de cette génération n’ont jamais voyagé ni en France ni dans aucun autre pays occidental ; leur mérite est d’autant plus grand.
C’est en 1955 que Mykola Loukach publie ses trois grandes traductions, celles de Madame Bovary, de Faust et de Don Quichotte. En 1956, commence, à proprement parler, sa consécration non seulement en tant que traducteur – c’est à ce titre qu’il devient membre de l’Association des écrivains ukrainiens –, mais aussi en tant que traductologue. Il n’hésite pas à donner des conférences qui lui permettent de faire connaître et diffuser ses conceptions. Il obtient, très vite, un statut d’expert reconnu dont les jugements critiques sur les traductions en cours font autorité. Sa réputation et son expertise sont également reconnues par ses pairs : il est nommé membre de la rédaction de « L’Univers », l’unique revue qui publie des traductions ukrainiennes d’œuvres de littératures étrangères ; on fait appel à lui pour réviser les traductions de ses collègues. Par ailleurs, il participe à la rédaction et à l’édition de nombreux dictionnaires.
Pour Mykola Loukach, un des premiers devoirs de la traductologie ukrainienne consiste à lutter contre la tendance à la russification de langue ukrainienne – il relève pas moins de cinquante manières différentes de la russifier. On se doute que cette exhortation est loin d’être approuvée et appréciée par les autorités soviétiques. Mais, cela ne l’empêche pas, dans les années 1960, d’être reconnu comme un traducteur consacré et incontournable, comme en témoignent l’ampleur et la diversité de la liste de ses publications – on n’y compte pas moins de vingt-trois auteurs traduits en ukrainien. Mais, dès les années 1970, ses prises de position en tant que traductologue suscitent des critiques de plus en plus virulentes ; on lui reproche, en particulier, l’emploi inconsidéré de mots qui n’auraient pas d’autre intérêt que d’être connotés comme « ukrainiens », alors que ce ne sont que des mots rares, archaïques ou idiolectaux. À la suite de ces critiques, il rencontre des difficultés sérieuses pour publier ses traductions. De plus, l’aspiration qu’il manifeste pour la liberté d’expression et les liens qu’il entretient avec certains dissidents soviétiques le marginalisent et l’excluent peu à peu du champ littéraire officiel et dominant.
Et, en 1973, il arrive à Mykola Loukach ce qui devait arriver inexorablement, conformément à la logique implacable du système : il est licencié, il doit quitter tous ses postes et est privé, de ce fait, non seulement de toutes ses responsabilités, mais aussi de tout moyen de subsistance. Malgré les répressions qu’il subit de la part du pouvoir en place et de l’extrême pauvreté dans laquelle il vit, le traducteur ne vient pas à résipiscence et ne prononce aucun mea culpa. Il est indéniable que sa force de caractère, son courage et le destin emblématique de ce révolté, qui reste envers et contre tout un insoumis, pèsent de tout leur poids dans le processus de consécration qu’il connaîtra en Ukraine après l’effondrement de l’
Ce parcours sur les trajectoires de vie et d’intellectuel qu’ont connues de nombreux traducteurs ukrainiens, spécialistes de la littérature française du 19e, est, certes, trop rapide et même parfois un peu simplificateur. La description de ce qui s’est joué dans ce champ, à cette époque, mériterait, bien évidemment un volume entier. Nous en convenons aisément.
Mais notre but n’était en aucun cas, au regard des limites matérielles d’un article, de faire une étude fouillée et, si possible, exhaustive qui répondrait à tous les réquisits de l’historiographie académique. Il s’est agi, en fait, pour nous de mettre en évidence deux choses qui nous paraissent essentielles. D’une part, « ressusciter », en se situant sur une échelle privilégiant des destins singuliers, par l’évocation de noms, d’événements dramatiques, de vies et de morts, une « ambiance » ; une « ambiance » au sens que Bruce Bégout (2020, p. 33) donne à ce terme, à savoir ce « va-et-vient entre des affects internes et des qualités environnementales », un mélange « des vécus personnels et des qualités objectives ». Ou dit autrement, faire moins métier d’historiographe que d’« oubliographe », celui qui fait un geste contre l’oubli, celui des mémoires empêchée, encombrée ou manipulée pour reprendre des expressions chères à Paul Ricœur (2000). D’autre part, pour paraphraser le titre d’un livre récent d’Alexandre Gefen, montrer que la littérature est une « affaire politique » et que les traducteurs, à l’instar des écrivains qu’ils traduisent généralement, sont impliqués, volens nolens. Les traducteurs, parce qu’ils sont pris dans la tension du Même et de l’Autre, du Propre et de l’Étranger, de l’Ici et de l’Ailleurs, du Maintenant et de l’Autrefois, ont l’ambition de « changer le monde sans prendre le pouvoir » (Gefen, 2022, p. 361). On ne peut donc que souscrire à ce que dit Alexandre Gefen (Ibid., p. 365) dans sa conclusion : « La dette de l’humanité à l’égard des écrivaines et des écrivains [des traductrices et des traducteurs, ajouterions-nous] ayant combattu pour la liberté politique, pour la tolérance, pour le progrès social, le droit des femmes, contre le colonialisme [et en particulier celui de la Russie en Ukraine, ajouterions-nous derechef], est considérable, qu’ils aient été des intellectuels de combat ou qu’ils aient simplement réussi à modifier le rapport au monde de leurs lecteurs ».
(source : G. Dranenko)
Résumé : Dans notre article, nous examinons comment les histoires personnelles des auteurs des versions ukrainiennes des textes maupassantiens, flaubertiens et zoliens entrent en écho avec l’histoire de la traduction et l’Histoire de l’Ukraine. Ainsi serons-nous amenées, étape par étape, à établir les postures traductives des traducteurs consacrés et bannis, traducteurs en consonnance avec le pouvoir ou en dissidence, traducteurs emprisonnés, déportés et exterminés. En même temps, nous mettrons à jour les stratégies et les tactiques qu’ont employées les traducteurs des œuvres de ces trois romanciers pour non seulement inscrire, mais aussi écrire l’Histoire dans leur propre langue. En effet, dans un pays colonisé où régnaient la censure et la répression, il leur importait de faire acte de résistance en donnant une nouvelle vie à leur langue nationale. Ainsi, et enfin, grâce aux pistes apparues par l’étude de notre corpus, serons-nous à même de montrer comment à une « culture-colonie », celle d’une littérature nationale opprimée, peut se substituer une « culture-de-la-traduction », propice à sauver et à enrichir une langue maternelle, parce qu’elle est réceptive et capable de s’approprier – au sens d’en faire son « propre » (A. Berman) – des œuvres étrangères.
Abstract: In this article, we shall examine how the personal story of Ukrainian authors translating texts by Maupassant, Flaubert and Zola echo the history of translation in Ukraine, and the History of Ukraine. Thus we shall be led to establish the stance of consecrated and banished translators alike, those who agree with the power and those who dissent, are imprisoned, deported or even eliminated. At the same time, we shall shed light on the strategies and tactics used by the translators of these three novelists in order to not only ascribe, but to inscribe History in their own language. Indeed, in a colonized country where censorship and repression reigned, it was important to them to resist by giving their national language a new life. So, finally, thanks to the tracks shown by the study of our corpus, we shall be able to show how a “colony-culture”, that of an oppressed national literature, can substitute itself to a “translation-culture”, meant to save and enrich a maternal tongue, since it is receptive and able to appropriate – i.e. make it its “domestic” (A. Berman) – foreign works.