Entre 1976 et 1983, l’Argentine a été gouvernée par une dictature dont la modalité principale de répression a été la disparition forcée de personnes. Ces disparitions – caractérisées par l’enlèvement, la torture, la détention clandestine, l’assassinat et l’occultation des dépouilles de milliers d’opposants politiques – ont eu comme scène fondamentale des lieux qu’il est convenu d’appeler « centres clandestins de détention ». Beaucoup de ces lieux étaient éloignés des populations civiles, mais d’autres se situaient au cœur même des grandes villes, et dans des lieux fortement fréquentés et particulièrement visibles. Ce fut le cas du centre clandestin situé au sein de l’École de Mécanique de la Marine (Escuela de Mecánica de la Armada, ESMA) à la ville de Buenos Aires, qui a été l’un des centres clandestins de détention les plus actifs de la période dictatoriale : on estime que 5 000 personnes y ont été détenues et qu’environ moins de trois cents ont survécu.1
L’ESMA occupe depuis la fin de la dictature une place centrale dans les représentations et les récits sur la disparition de personnes. Cependant, en dépit de sa valeur symbolique, au cours des vingt premières années de la période démocratique (1983-2003), l’ESMA est restée aux mains de la Marine et a poursuivi ses fonctions en tant qu’école navale. On n’y trouvait ni de marques ni de signes visibles qui pourraient montrer son passé comme centre clandestin. Le lieu – occupant un terrain de 17 hectares avec 28 bâtiments sur l’avenue Libertador – n’était l’objet des politiques publiques de mémoire ni se considérait comme un espace incontournable pour les manifestations mémorielles dans la ville de Buenos Aires. C’est à partir de 2004 que commence un processus dit de « récupération » de l’enceinte et de tous ses bâtiments. C’est dans ce cadre qu’a été élaboré le projet de construction d’un « espace de mémoire » dans l’enceinte.2 Cette initiative a donné lieu à une série de controverses entre divers acteurs qui n’avaient pas la même manière d’appréhender la notion de mémoire et la fonction du site.
Étant donné que l’histoire des politiques de mémoire qui ont fait de l’ex-ESMA ce qu’elle est aujourd’hui est longue et complexe (Messina, 2016), cet article limitera son analyse à trois moments spécifiques, au cours desquels se sont produites des controverses particulièrement importantes du point de vue de leur répercussion publique. Ces trois moments (1998, 2004, 2013) permettent d’observer, sur une période de quinze ans, les transformations relatives aux manières d’appréhender cet espace et ses fonctions, aux façons de concevoir la mémoire, aux fonctions du témoignage et aux acteurs chargés de réclamer des politiques de mémoire. Il convient de préciser que lorsque nous parlons de politiques de mémoire nous ne faisons pas exclusivement référence à des actions menées par l’État, mais à une trame d’acteurs et d’initiatives qui impliquent à la fois des mesures concrètes et des tensions, des conflits, des projets inachevés, des avancées et des reflux. Ce qu’on appelle « politiques de mémoire » est, en fait, la résolution toujours partielle, provisoire et instable de ces conflits vers quelque direction concrète.
De ce point de vue, ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas tant d’analyser l’issue de ces controverses, mais les termes dans lesquels elles ont été posées. Que révèlent ces débats ? Quels besoins et attentes sociaux expriment-ils ? Comment ont-ils évolué au regard des nouvelles configurations mémorielles ? Notre propos n’est pas, bien sûr, d’épuiser ces questions, mais de les poser comme lignes directrices pour l’analyse de chaque moment mémoriel. En tout cas, ces controverses permettent de comprendre les politiques de mémoire comme un processus ouvert et changeant, et comme le résultat d’une multiplicité d’actions et d’acteurs.
Controverses autour de la préservation : la mémoire comme patrimoine (1998)
La première controverse éclate en 1998, pendant le deuxième mandat du président Carlos Menem (1995-1999) qui, depuis le début de son gouvernement, avait encouragé une politique officielle de « clôture du passé ».3 Dans ce cadre, en janvier 1998, il signe un décret qui autorise la démolition des bâtiments de l’ESMA afin d’y construire un « espace vert d’usage public […] où sera situé un symbole de l’union nationale ».4 Ce décret provoque une vaste polémique publique, et une forte réaction des organisations de défense des droits de l’homme et des survivants de l’ESMA qui, après une véritable lutte judiciaire,5 parviennent non seulement à interdire la démolition de l’ESMA, mais à faire en sorte que l’enceinte cesse d’appartenir à la Marine et passe aux mains de la Mairie de Buenos Aires.6 Ainsi, le 1er juin 2000, les parlementaires de la ville de Buenos Aires approuvent une loi qui révoque la concession de l’enceinte à la Marine et autorise sa mise à disposition pour un futur « Musée de la Mémoire ». En dépit de ces décisions, l’enceinte sera le siège des activités de la Marine jusqu’en 2004.7
Il y a deux éléments fondamentaux à signaler par rapport à cet épisode et aux controverses autour de la « qualification »8 du site : en premier lieu, les arguments mobilisés en faveur de la préservation de l’ESMA ; en deuxième lieu, le rôle actif des organisations de droits de l’homme et des survivants de l’ESMA. En ce qui concerne les arguments des organisations de droit de l’homme, la demande de préservation de l’enceinte était fondée « tant en sa valeur probatoire, qu’en sa qualité de partie fondamentale du patrimoine de la mémoirerelative aux faits survenus pendant la dictature » (Guglielmucci, 2013, p. 201). Ces arguments étaient ainsi liés à la notion de patrimoine9 et au registre de la preuve. Cela signifie que le droit à la vérité et le droit à la mémoire – revendiqués par les victimes depuis la fin de la dictature – seraient violés si l’ESMA était démolie. Ce sont les arguments par lesquels la Cour Suprême de Justice finalement déclare inconstitutionnel le décret de démolition (Guglielmucci, 2013, p. 201).
Dans le cadre de cette argumentation, en deçà ou au-delà de l’idée de créer un « Musée de la Mémoire » (pensé à ce moment-là de manière abstraite et sans aucune clarté sur son emplacement exact, ni sur son contenu ou sur sa gestion), la notion de mémoire se référait à l’idée de trace et de vestige. L’ESMA devait être préservée parce que sa matérialité était en soi un instrument de vérité et de mémoire. Ce premier travail de « qualification » du site, même s’il était fortement soutenu par de nombreux témoins survivants de l’ESMA, n’intégrait pas leurs témoignages : il semblait que la valeur matérielle du site se suffisait à elle-même et n’était pas liée à ce que les témoins pouvaient raconter des expériences qu’ils y avaient vécues.
La préservation, comme notion principale associée à la mémoire au cours de cet épisode, empêchait de postuler – comme ce sera le cas plus tard dans à ce même espace – le travail mémoriel comme tâche de construction de récits et d’artefacts mémoriels spécifiques. En somme, dans la tension entre passé et présent, entre conservation et transformation, entre trace et construction, entre « poids » et « choix » du passé (Lavabre, 1991), l’accent a été mis sur le premier terme : la mémoire comme réservoir des traces du passé. Cette approche essentialiste d’un lieu qui « parlerait de lui-même », se trouve à la base de tensions et de conflits qui éclateront par la suite, au moment où l’enceinte de l’ESMA ne sera plus considérée comme un lieu global et homogène dans l’abstrait. Concrètement, se posera la question de quoi faire du site et de ses nombreux bâtiments.
En ce qui concerne les acteurs de la controverse, les protagonistes de cet épisode ont été les organisations de défense des droits de l’homme, lesquelles ont travaillé de concert, autour d’intérêts similaires et vers un objectif unique.10 Le grand adversaire était le gouvernement national et en particulier le président Menem, ce qui a obligé les organisations à chercher d’autres alliés institutionnels (l’Assemblée législative de la ville de Buenos Aires, par exemple). Ce n’était pas la première fois que ces organisations réagissaient contre les politiques prônées par le président Menem. La nouveauté résidait plutôt dans le succès indiscutable de cette réaction et le fait qu’elle ait donné lieu à une politique spécifique dirigée à un espace de mémoire. Les Forces armées, qui ont exprimé leur opposition à la désaffectation des installations de l’ESMA pour l’école de la Marine, ne disposaient pas dans ce contexte d’un poids politique ou d’une légitimité sociale suffisante pour générer des alliances ou pour obtenir la reconnaissance de leur position par l’opinion publique (Salvi, 2012, p. 54).
Cet épisode rend tout d’abord manifestes la force et la légitimité publiques accumulées, pendant de nombreuses années de lutte, par les organisations de droits de l’homme. La tentative échouée de « disqualification » et démolition du site montre justement l’énorme travail de « qualification » effectué auparavant. Il permet également d’apprécier les caractéristiques d’une période où les politiques de mémoire étaient indissociablement liées à des initiatives d’organisations de la société civile, qui déployaient toute une série de stratégies pour matérialiser leurs requêtes dans un contexte politique peu favorable et avec un gouvernement en grande partie hostile. Par ailleurs, l’épisode permet de voir de quelle manière ces organisations ont su profiter de situations adverses, voire contraires à leurs objectifs, pour ouvrir des « fenêtres d’opportunité » et parvenir à faire avancer leurs propres demandes (Valdez, 2001).
Controverses autour de la « récuperation » : le témoignage comme dispositif de médiation mémorielle (2004-2005)
Le 24 mars 2004, à l’occasion d’un nouvel anniversaire du coup d’État, le président Néstor Kirchner, récemment élu, réalise une cérémonie de commémoration et d’hommage aux disparus de l’ESMA. Il s’agit d’un acte massif, auquel participent des organisations de droits de l’homme et des sympathisants. Pour la première fois, des survivants de l’ESMA peuvent rentrer dans l’enceinte et visiter l’endroit où ils ont souffert l’emprisonnement et la torture.
Le « Casino des Officiers » – désaffecté peu de temps auparavant de l’école navale – a été parcouru par des groupes de personnes auxquelles les survivants racontaient spontanément leurs expériences. Ainsi, pour la première fois, leurs témoignages habitaient le lieu et pouvaient qualifier in situ chaque endroit du bâtiment. Cette articulation entre espace et témoignage caractérisera, comme on le verra par la suite, ce processus de « recupéartion » de l’ESMA. Au cours de cet acte commémoratif, un accord a été signé entre l’État national et la Mairie de Buenos Aires pour démanteler toutes les institutions militaires de l’enceinte et le restituer à la Ville de Buenos Aires, afin d’y créer « l’Espace pour la Mémoire et pour la Promotion et la Défense des Droits de l’Homme » et un « Musée de la Mémoire ». Ce qui n’était pas clair à ce moment-là était comment concevoir ce musée et à quoi destiner chacun des divers bâtiments de l’enceinte. Ces thèmes ont donné lieu à plusieurs débats.
Le premier portait sur les frontières du site de mémoire. Dans la mesure où seuls quelques bâtiments avaient été récupérés en 2004 et qu’une bonne partie de l’ESMA était restée aux mains de la Marine, le débat a tourné sur la question de savoir s’il était acceptable ou non de cohabiter avec des institutions de la Marine et quelles étaient les activités qui pouvaient être réalisées tant que durerait cette cohabitation. Finalement, ce qui a prévalu c’est l’idée de ne pas faire des activités publiques ni des modifications importantes tant que l’enceinte ne serait pas complètement évacuée par les marins, ce qui s’est produit en novembre 2007 (Guglielmucci, 2013, p. 254).
Un deuxième débat était lié à la mise en place et au contenu du musée : quelle histoire raconter dans ces lieux ? Au moyen de quels dispositifs ? Il était clair qu’à l’heure de mettre en place une politique spécifique de mémoire dans des bâtiments précis, l’idée d’une mémoire uniquement fondée sur la préservation – comme c’était le cas à l’étape précédente – montrait ses limites. La notion même de musée, peu ou pas questionnée par les organisations de droits de l’homme, impliquait de construire un certain type d’artefact mémoriel. En juin 2004, un appel d’offres public a été lancé pour présenter des projets et, dans ce cadre, vingt-et-une propositions ont été reçues, provenant en grande partie d’organisations de droits de l’homme.11
Au-delà de quelques accords de base (Brodsky, 2005), les propositions englobaient une grande quantité d’attentes sur le site – parfois contradictoires les unes avec les autres : à la demande déjà connue de la préservation des preuves, s’ajoutaient celles de raconter l’histoire argentine des dernières décennies, de créer un espace de réflexion, de dénoncer les violations des droits de l’homme au présent, de rendre hommage aux disparus, entre autres. Quant aux instruments et aux dispositifs proposés, les dissensus ont été également importants (Carnovale, 2006, p. 129 ; Pastoriza, 2005, p. 92).
Sans entrer dans le détail de ces disputes, ce qui est clair est la difficulté d’inclure toutes – ou une grande partie – de ces attentes et demandes des acteurs dans un seul artefact mémoriel. Néanmoins, à ce moment-là, le musée était conçu comme un espace unique qui condenserait ou synthétiserait « la » vérité sur le passé. Il faut souligner que cette notion de mémoire n’admettait que difficilement des voix diverses, des nuances, des « points aveugles » et des contradictions. Peut-être cette difficulté était-elle l’une des raisons pour lesquelles le musée a mis tant d’années à se matérialiser. Ce qui s’est développé, en revanche, c’est une pluralité de récits et de dispositifs pour raconter le passé, installés de manière très différenciée dans chacun des bâtiments de l’ESMA, sous la responsabilité de diverses organisations des droits de l’homme.12
La troisième controverse abordait le degré d’intervention dans les bâtiments emblématiques, notamment le Casino des Officiers. Ce dernier a été
reçu vide, sans meubles et sans installations d’aucun type. Dès que ce bâtiment a été récupéré, certains acteurs concernés ont exprimé le besoin de « marquer » ces lieux et de s’en « approprier », ne serait-ce que provisoirement en attendant l’évacuation complète de l’enceinte. Pour des raisons liées aux enquêtes judiciaires, cette signalisation ne pouvait modifier les lieux. Compte tenu des polémiques au sujet de quelle histoire raconter dans le musée, il fallait que la signalisation s’abstienne de prendre parti sur des questions encore controversées au sein des organisations des droits de l’homme, par exemple l’activité militante ou la participation dans la lutte armée des détenus-disparus (Feld, 2011).
L’idée initiale a été de laisser le bâtiment vide, pour qu’il « parle de lui-même ». Cependant, ces vastes salons ou ces mansardes obscures en disaient peu par eux-mêmes sur les atrocités qui y avaient été commises. C’est pourquoi, en juin 2005, une signalisation a été installée avec des panneaux disposés à différents endroits du Casino des Officiers qui reproduisaient divers témoignages de survivants.13 Ce sont des témoignages qui décrivent les lieux, racontent leurs usages dans le cadre de la captivité clandestine et transmettent les sensations de l’expérience vécue. Cette signalisation reprend, en partie, les témoignages produits sous la dictature et immédiatement après pour les articuler avec la matérialité de l’espace. À une époque où les témoignages sont souvent accompagnés par des images qui renforcent et soulignent les émotions (Wieviorka, 1998), la signalisation installée au Casino des Officiers se distingue par son apparente simplicité et son austérité. Pourtant, il s’agit d’un support complexe qui, pour la première fois, propose le témoignage lui-même comme dispositif de médiation mémorielle dans ce bâtiment de l’ESMA (Feld, 2011).
En ce qui concerne les acteurs de ces polémiques, un des principaux défis au cours de cette étape a été d’articuler les actions des organisations de droits de l’homme et des politiques publiques, dans le cadre d’un gouvernement et un État national sensibles à ces thématiques. Du point de vue des organisations, ceci impliquait de proposer des politiques de mémoire, qui seraient fondamentalement élaborées de manière non réactive (c’est-à-dire non plus en opposition à des initiatives provenant du gouvernement), mais en pensant à des politiques publiques de portée nationale, à long terme, et impliquant de vastes secteurs (Carnovale, 2006).
Au cours de cette période, la plus ou moins grande proximité des diverses organisations de droits de l’homme avec le gouvernement national a provoqué une série de fissures parmi ces organisations. Quelques-unes deviendront beaucoup plus visibles au cours de l’étape suivante.
Controverses autour de l’occupation : des « bons » et des « mauvais » usages du site (2013)
À partir de 2007 l’activité au sein de l’ancienne enceinte de l’ESMA s’est accrue de manière exponentielle. Des bâtiments ont été réhabilités, certaines institutions qui existaient déjà ont investi ces lieux, de nouvelles institutions s’y sont installées également, des centres culturels ont été ouverts, beaucoup d’entre eux sous la direction de diverses organisations de droits de l’homme. Des activités publiques sont organisées tous les jours et ne se limitent pas aux thématiques de la mémoire. L’enceinte est alors occupée tous les jours par des centaines d’employés qui y travaillent, elle est visitée par de nombreuses personnes, des enfants et des enseignants font des visites scolaires, un public considérable assiste aux représentations et aux expositions artistiques, des manifestations sont convoquées à l’occasion des anniversaires du coup d’État, des cérémonies gouvernementales sont réalisées.
La troisième controverse a justement pour cadre une rencontre de fin d’année organisée par le ministre de justice Julio Alak (membre du gouvernement de Cristina Kirchner) le 27 décembre 2012, dans l’un des espaces ouverts de l’enceinte de l’ESMA. Ce repas de fin d’année a produit une forte polémique les premiers jours de janvier 2013, suite à la dénonciation d’un survivant, Carlos Lordkipanidse, membre de l’Asociation d’ex-détenus disparus (AEDD),14 qui accusait le ministre Alak d’« outrager la mémoire des disparus » pour avoir « organisé un barbecue pour 2 000 personnes dans l’enceinte de l’ESMA ». Lordkipanidse fondait cette dénonciation sur son propre témoignage :
« Quand un camarade arrivait mort à l’ESMA, quand quelqu’un mourait suite aux terribles tortures, même quand une mort naturelle s’est produite dans le cas des personnes âgées, les génocides [ont trouvé la solution de] CRÉMER les corps de ces camarades. […] Cette atrocité a été appelée par ces fils de mères maléfiques, dans son jargon, LOS ASADOS [barbecues]. Il consistait à placer le ou les corps sur un gril sur lequel des branches et des pneus de voiture étaient placés en dessous pour une plus grande combustion. Les habitants de la région disent que l’odeur de viande et de caoutchouc brûlé était ressentie à plusieurs pâtés de maisons. Ce barbecue ignoble (celle du ministre Alak le 27 décembre dernier) constitue un outrage à la mémoire des plus de cinq mille camarades disparus au Centre Clandestin de Détention ESMA et un affront ignominieux aux membres de la famille qui continuent de s’interroger sur le sort de leurs proches ».15
Après des années de diffusion des témoignages des survivants, les personnes plus ou moins informées savaient que les agents de la répression appelaient « asado » (barbecue) la crémation des cadavres au sein de l’ESMA. Cette connotation du terme et la coïncidence spatiale étaient au cœur de la polémique : était-il possible de faire un barbecue à l’ESMA sans évoquer ce passé d’horreur ? Le premier axe de la polémique a été justement celui-ci : la connotation du mot en termes d’horreur. Bien que le ministère ait pris soin de préciser qu’il n’y avait pas eu de barbecue, mais des sandwiches servis pendant la rencontre, dans beaucoup des déclarations publiques s’est installée l’idée selon laquelle cette fête de fin d’année renvoyait nécessairement à ce que les tortionnaires et les assassins avaient fait, au même endroit, trente ans auparavant. C’est autour de ce mot « asado » et ses connotations que le témoignage acquiert une nouvelle fonction, non plus comme support de la mémoire, mais comme dispositif de lutte pour la légitimité. En ce sens, le rejet des victimes au toast organisé à l’ESMA, ne pouvait pas être discuté ou disputé par d’autres acteurs sans « outrager » cette mémoire des souffrances passées. Malgré les années de travail de plusieurs organisations et d’acteurs divers à l’ESMA, ce thème faisait des victimes et de leurs témoignages les ultimes garants de la légitimité de toute action de transformation du lieu.
Un deuxième axe de la polémique permet d’analyser plus en profondeur un des points soulevés par la critique au ministère : était-il possible de célébrer quoi que ce soit à l’ESMA ? Ou, en des termes plus généraux, qu’était-il possible de faire à cet endroit ? Qu’est-ce qui était inacceptable ? Où étaient les limites et qui pouvaient les marquer ?
Les frontières entre ce qui était « interdit » et ce qui était « permis », entre le respect et « l’outrage », devenaient visibles au cours de cet événement spécifique, qui impliquait une question plus vaste et plus centrale du processus de « récupération » de l’ESMA : le fait que, dans cet espace, il y avait une vie quotidienne qui ne pouvait pas faire allusion à la mémoire des disparus dans absolument tous ses aspects. Mais alors, était-il possible de mener cette vie quotidienne au sein de l’ESMA ? Était-ce acceptable ? Ou bien elle ne pouvait qu’attenter contre les objectifs mémoriels du site ?
En ce sens, l’argument avancé par beaucoup de personnes qui ont soutenu l’événement organisé par le ministère s’appuyait fortement sur la consigne de « transformer un lieu de mort en lieu de vie ».16 En conséquence, l’idée d’une nécessaire resignification de l’espace s’est située au centre de la polémique, tout en mettant en évidence le besoin de penser les limites de cette resignification. En tout cas, pour ceux qui ont soutenu l’activité du ministère de la Justice, il était important que l’exigence de respect ne devienne pas sacralisation. En revanche, pour ceux qui ont critiqué l’événement, il était nécessaire que la resignification ne devienne pas profanation. Le débat trouvait là une tension difficile à résoudre entre le besoin de faire fonctionner le site et qu’il soit habité – l’entreprise mémorielle étant conçue comme une activité d’intervention pour que ce site puisse « parler » aux visiteurs –, et un certain besoin de maintenir le site « en l’état », afin que le lieu continue à avoir une valeur testimoniale et conserve sa qualité de trace du passé.
Considérés sous leur aspect politique, les arguments mobilisés nous conduisent au troisième axe de la polémique, lié aux acteurs impliqués. Un axe qui, d’une certaine manière, a opéré comme arrière-fond du débat : le problème du « barbecue » n’était pas seulement qu’il s’était produit, mais qui l’avait fait. En effet, la polémique a pris de l’ampleur et a atteint le grand public parce que non seulement y ont participé des organisations de défense des droits de l’homme et des victimes, mais aussi des journalistes, des intellectuels, d’autres dirigeants politiques, et aussi les médias de masse en tant qu’acteurs à part entière. Dès lors, l’épisode du « asado » a conduit à une lutte pour la légitimité des usages politiques du passé et de la mémoire, qui, par sa virulence et son argumentaire, était aussi articulée à d’autres polémiques non liées aux droits de l’homme, mais avec d’autres actions gouvernementales de la Présidente Cristina Kirchner.
Dans cette perspective, l’opposition politique et les médias ont tenté de disputer au gouvernement national sa prééminence sur le symbole des droits de l’homme.17 À partir de l’épisode du « barbecue » et avec la légitimité que lui donnaient les paroels empreintes de la douleur de certains témoins, ils vont tenter de disqualifier le gouvernement en provoquant un scandale de grandes proportions. Entre autres répercussions (en général diffusées par les grands médias opposés au gouvernement de Cristina Kirchner), on peut souligner une manifestation devant le ministère de la Justice, réalisé le 7 janvier 2013 pour demander la démission du ministre, sous prétexte que l’événement à l’ESMA avait été « une festivité politico-partisane »18. Ce qui était critiqué, c’était le fait que le kirchnérisme se soit « approprié » (car il aurait divisé ou politisées) les étendards des organisations de droits de l’homme.
Par ailleurs, concernant les organisations de droits de l’homme opposées ou éloignées du gouvernement, dont la légitimité n’était pas en cause, mais qui avaient été perdantes dans la dispute sur ce qu’il fallait faire au sein de l’ESMA (en particulier l’AEDD), il s’agissait de ne pas reconnaitre au gouvernement la légitimité de prendre des initiatives en matière de droits de l’homme. Tout cela, dans un cadre beaucoup plus complexe que celui des années antérieures, notamment parce qu’un nombre considérable d’activistes du mouvement des droits de l’homme étaient devenus des fonctionnaires de gouvernement et qu’ils revendiquaient – au contraire – la légitimité de l’État pour prendre en charge ces actions.
En somme, l’épisode du repas de fin d’année a permis, dans un même temps, de prendre la mesure de l’ampleur et des limites des actions à réaliser dans un site comme celui de l’ESMA. Il a également permis de mettre en scène les tensions irrésolues de tout centre clandestin de détention récupéré, clivé entre son inscription dans le passé et le besoin d’intervenir dans le présent de manière dynamique et pas toujours sous l’angle du deuil. Finalement, il a mis en évidence la complexité politique de la scène actuelle en matière de politiques publiques de mémoire et leur nécessaire articulation avec d’autres disputes du présent.
Conclusion
L'analyse ici réalisée présente quelques axes du débat et quelques-unes des tensions qui traversent les politiques de mémoire relatives à l’ex-ESMA sur une période de quinze ans, entre 1998 et 2013. Il est intéressant de noter les temporalités de ces controverses et leurs transformations à mesure que les objectifs (préservation, récupération, occupation du site) étaient accomplis. Par ailleurs, les objectifs de chaque étape sont entrés en tension entre eux. Si le but initial, manifesté par la polémique de 1998, a été celui de la conservation du site, une fois qu’elle a été assurée, il y a eu un besoin de construire quelque chose en ces lieux : c’est ce qui, dans un premier moment (2004), a été appelé « Musée de la mémoire ». Une fois que des dispositifs, des activités et des entreprises mémorielles ont été mis en place, le débat s’est centré sur les usages de l’espace. Mais en 2013 la préservation a de nouveau semblé en danger, quoique d’une autre manière, à travers une possible « profanation » en raison d’usages « non appropriés » pour l’enceinte de l’ESMA et son histoire.
Ce parcours permet d’observer aussi la complexité de l’articulation entre l’État et les acteurs de la société, en matière de politiques de mémoire. D’un côté, nous avons observé la difficulté à ouvrir les initiatives et les prises de décisions sur ces politiques à d’autres organisations sociales, au-delà des associations de victimes et des organisations de droits de l’homme les plus connus. De l’autre, l’incorporation d’une partie de ces acteurs à des instances de décision gouvernementale a changé la scène et le jeu des équilibres et des tensions en vigueur depuis quinze ans. Ce qui a provoqué des polémiques plus virulentes et des scissions plus visibles parmi les différentes organisations des droits de l’homme.
À cet égard, on observe la difficulté de trouver un consensus et de mettre en place une seule politique de mémoire, un seul message et une seule entreprise mémorielle dans une enceinte ayant ces caractéristiques et avec des acteurs aussi dynamiques que les organisations de droits de l’homme en Argentine. La polémique sur le musée, en 2004, illustre cette grande difficulté, de même que l’occupation segmentée, fragmentaire et hétérogène du site par des institutions officielles, des sièges des organisations de droits de l’homme et d’autres organisations non gouvernementales, a permis, d’une certaine manière, de résoudre ces tensions, non par le biais d’un accord, mais par la multiplication de voix et d’initiatives.
Finalement, il faut observer les différentes articulations entre espace et témoignage qui se produisent dans chacun de ces moments mémoriels. Si en 1998, le témoignage n’avait aucune centralité, car le lieu était conçu comme se suffisant à lui-même (comme s’il pouvait « parler de lui-même »), en 2004 et 2005 le témoignage est devenu un important dispositif de médiation mémorielle pour intervenir le bâtiment du Casino des Officiers. Mais à cette époque, ce dispositif était considéré comme non controversé et non politique. En 2013, en revanche, le témoignage acquiert une valeur politique dans la lutte pour la légitimité des acteurs qui devraient intervenir sur le site et au cours des polémiques sur les « bons » et les « mauvais » usages de l’ex-ESMA.
Cependant, toutes ces controverses, plus que des conflits insolubles, sont des tensions qui gardent la mémoire vivante et continuent de générer des initiatives dans des successifs temps présents, se projetant dans l’avenir.
Références
Brodsky Marcelo, 2005, Memoria en construcción. El debate sobre la ESMA,Buenos Aires, La Marca Ed., collection « Lavistagorda ».
Carnovale Vincent, 2006, « Memorias, espacio público y Estado: la construcción del Museo de la Memoria en Argentina », dans Stabili Maria Rosaria (coord.), Entre historias y memorias. Los desafíos metodológicos del legado reciente de América Latina Estudios, Madrid,Iberoamericana, p. 113-142, collection « Estudios AHILA de historia latinoamericana ».
Feld Claudia, 2011, « Le témoignage : dispositif de médiation mémorielle à l’ESMA » dans Fleury Béatrice et Walter Jacques (dirs), Qualifier les lieux de détention et de massacre (4). Dispositifs de médiation mémorielle, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, collection « Questions de communication, série actes », p. 109-134.
Feld Claudia, 2017, « Preservar, recuperar, ocupar. Controversias memoriales en torno a la ex ESMA (1998-2013) » [en ligne], Revista Colombiana de Sociología, 40 (1), Department of Sociology of the National University of Colombia, p. 101-131. Disponible sur : https://doi.org/10.15446/rcs.v40n1.61955.
Fleury B. et Walter J., 2008, « Qualifier es lieux de détention et de massacre dans Id. (dirs), Qualifier les lieux de détention et de massacre, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, collection « Questions de communication, série actes », p. 7-21.
Guglielmucci Ana, 2013, La Consagración de la memoria. Una etnografía acerca de la institucionalización del recuerdo sobre los crímenes del terrorismo de Estado en la Argentina, Buenos Aires, Antropofagia.
LarraldeArmas Florencia, 2022, (Ex) ESMA: políticas de memoria en el ex centro clandestino de detención (2004-2015), Madrid, La Oveja Roja, collection « Kamchatka ».
Lavabre Marie-Claire, 1991, « Du poids et du choix du passé. Lecture critique du ‘Syndrome de Vichy’” dans Peschansky Denis, Pollak Michael et Rousso Henry (dirs), Histoire politique et sciences sociales,Paris, Complexe, collection « Questions au xxe S ».
Messina Luciana, 2016, « Reflexiones sobre la articulación estado-sociedad civil en las políticas de la memoria en Argentina » [en ligne], Memória em rede, 15, Universidade Federal de Pelotas, p. 109-136. Disponible sur : https://periodicos.ufpel.edu.br/ojs2/index.php/Memoria/article/view/10129.
Pastoriza Lila, 2005, « La memoria como política pública: los ejes de la discusión », dans Brodsky Marcelo (éd.), Memoria en construcción: el debate sobre la ESMA, Buenos Aires, La Marca Ed., collection « Lavistagorda », p. 85-94.
Salvi Valentina, 2012, De vencedores a víctimas. Memorias militares sobre el pasado reciente en la Argentina, Buenos Aires, Ed. Biblos, collection « Latitud Sur colección ».
Tornatore Jean-Louis, 2009, « Mémoire, patrimoine, globalisation. Culture de/dans la déterritorialisation” dans Fleury Béatrice et Walter Jacques (dirs), Qualifier les lieux de détention et de massacre (2). Territorialisation, déterritorialisation, Nancy, PUN-Éditions universitaires de Lorraine, collection « Questions de communication, série actes », p. 25-40.
Valdez Patricia, 2001, “‘Tiempo óptimo’ para la memoria” dans Groppo Bruno et Flier Patricia (éds), La Imposibilidad del olvido. Recorridos de la memoria en Argentina, Chile y Uruguay, La Plata, Ed. Al Margen, p. 63-82.
Wieviorka Annette, 1998, L’Ère du témoin, Paris, Plon.