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Couverture du livre Témoignage, mémoire et histoire Show/hide cover

De la résignation ?

Si l’humain n’agissait que suivant ses penchants, ses souhaits, ses désirs, il ne pourrait faire un retour sur lui-même et serait dès lors dépourvu de tout jugement moral, car pour s’évaluer, s’apprécier, se percevoir, tout être a besoin du regard des autres. Il a besoin de se voir à travers le regard que les autres posent sur lui ; il se juge aussi à travers les perceptions des autres. En n’agissant que suivant nos penchants, nous n’aurions, comme le souligne Wolfgang Sofsky (2002), plus aucun point d’ancrage, et nous ne pourrions donc plus ressentir de culpabilité ou de responsabilité devant nos actes et devant autrui, nous ne ressentirions plus d’effroi face à notre propre mort et ne serions dès lors plus fascinés par la mort. Autrement dit, dans l’imaginaire social qui est le nôtre, cet ineffable nous met en demeure de respecter la vie et agit en garde-fou nous exhortant si non au respect de l’autre – l’éthique s’en chargerait en revanche –, du moins à l’inviolabilité du droit à la vie, entendu ici comme droit universel. Le 20e siècle et les récents événements en Ukraineobligent à tenter de penser, malgré les difficultés que cela représente, comment certains idéologues convainquent que ce droit est loin d’être universel, comment les personnes victimes de ces idéologies se voient réduites à n’être perçues qu’à travers le crédo de ces idéologies et comment, en marge de ces narrations, se tisse une réalité toute autre.

Imaginaire social

Les exécuteurs nazis et leurs collaborateurs, les Interahamwe et leurs acolytes – pour ne citer que les acteurs de ces deux génocides –, tous en étaient arrivés au point où la mort ou plutôt la mise à mort faisait partie du quotidien1, qu’ils aient tués dès les premiers instants ou qu’ils y soient parvenus après un « entraînement » ou une « préparation », le terme employé important peu ici, ce qu’il faut retenir, c’est que l’un et l’autre termes dénotent deux préalables fondamentaux : le premier révèle la volonté à la source de cet encadrement idéologique qui vise à transformer les valeurs inculquées, adoptées et défendues par l’ensemble d’une société en prévision d’un objectif et compte donc sur un espace-temps propice à cette ré-éducation ; le second, que cette double contrainte espace-temps doit être prise en charge dans le processus pré-génocidaire afin de pouvoir parvenir à modeler des mentalités pour que celles-ci soient prêtes aux pires. Ce facteur espace-temps sera ainsi progressivement employé pour aimanter et cimenter une population autour de discours « fondateurs » à prétention historisante redéfinissant une identité nationale mise à mal par la présence de ceux qui sont jugés être les causeurs de trouble. Mais si cette refondation de l’identité d’un peuple risque effectivement d’en convaincre plus d’un, les idéologues sont pleinement conscients de la scélératesse de leurs objectifs et des moyens à mettre en place pour les atteindre, de même que l’est une grande majorité de cette même population qu’on a tenté de métamorphoser mais qui pour mille raisons obtempère – la peur et l’appât du gain étant probablement les deux moteurs les plus communs –, tous savent qu’ils bafouent des valeurs de base, comme le droit à la vie et que ce premier manquement met tout bonnement à mal les assises du vivre-ensemble, en insistant sur chacun de ces deux termes et sur ce que leur conjonction impose.

La consolidation d’un nouvel imaginaire social permet d’évacuer le regard du tiers, dont les valeurs pourraient être autant d’objections au dire et au faire de ceux qui promeuvent la redéfinition de la nation ou de la communauté devant émerger suite aux « purges » que l’on s’apprête à effectuer, que celles-ci s’appellent « nettoyage » ou « purification », euphémisme aperceptif camouflant un programme essentiellement meurtrier. Pour illustrer l’importance et l’impact du regard d’un tiers, citons les remaniements qui s’opérèrent dans les camps nazis en 1943. Le 11 novembre, à Auschwitz, le commandant Rudolf Höss est remplacé par Arthur Liebehenschel « pour des raisons de politique étrangère » : les horreurs perpétrées à Auschwitz avaient transcendé les périmètres du camp, voire du territoire allemand, et il fallait tenter de redorer cette image et contrer les discours circulant à l’international. Voici comment en rend compte le SS-oberscharführer Wilhelm Boger lorsque, le 5 juillet 1945, alors qu’il était prisonnier des Américains, il déclare que R. Höss avait été obligé de partir et que lorsque « les exécutions en masse d’Auschwitz... ont été connues dans le monde, des mutations ont aussitôt été effectuées parmi les autorités du camp2 » (Langbein, 1981, p. 29). L’image du Reich ou plus exactement le regard que le monde pouvait porter sur les crimes nazis avait soudain été mis en lumière, et nous savons combien nombreuses étaient les simagrées pour faire croire aux Juifs et à toutes les personnes visées par les sélections dans les divers camps qu’il s’agissait d’un simple transfert ou pour faire croire que les camions qui emportaient les mères et leurs enfants, ainsi que les personnes âgées ou malades, voire simplement malingre étaient là pour faciliter leur déplacement à l’intérieur du camp : « Si le convoi avait déjà perdu 10 à 15 % de ses effectifs pendant le trajet, il n’y avait plus grand-chose à cacher. Les SS usaient alors de brutalité. Si, au contraire, ces derniers avaient l’impression que les arrivants ne se doutaient pas encore de ce qui les attendaient, ils se comportaient à peu près convenablement3 »(Langbein, 2019, p. 124). Le docteur Sigsimond Bendel confirme ses dires, rapportant qu’en 1944, un convoi de déportés de Lodz eut droit au même simulacre qui fut employé de nombreuses autres fois. « Tandis qu’on les menait au crématoire, l’adjuvant Moll leur racontait qu’ils allaient se baigner et qu’ensuite une [sic] café bien chaud les attendait. À cette annonce, les victimes applaudirent. Et, comme certains enfants impatients criaient qu’ils avaient soif, les SS leur firent apporter de l’eau. « L’illusion fut maintenue jusqu’au dernier instant. » (Ibid., p. 125)

Rappelons également les mascarades organisées à Therensienstadt lorsque la Croix-Rouge devait visiter les lieux. Hermann Langbein rapporte le cas d’un déporté, Lederer, qui mit sa liberté à profit pour avertir les juifs en se glissant à plusieurs reprises dans leur ghetto pour décrire à ses connaissances ce qui se passait à Auschwitz. Ce fut malheureusement en vain, car c'est à ce moment-là que les autorités du camp se préparaient à accueillir une inspection de la Croix-Rouge. Les améliorations et embellissements s’y multipliaient, ce qui laissa croire aux Juifs qu’ils seraient épargnés et qu’ils ne subiraient pas le sort que Lederer leur annonçait. Un film sur « la vie de la société à Theresienstadt » était même en cours de tournage pour parfaire cette machiavélique tartuferie. Les horreurs rapportées par Lederer étaient si éloignées de ce que chacun pouvait imaginer de la part des Nazis que la mascarade l’emporta sur le récit d’un seul individu. La mise en scène était rassurante, alors que le récit était déstabilisant, car relatant des faits et gestes morbides et mortifères qui défiaient toute rationalité ou plutôt qui vidaient la rationalité de toutes les considérations raisonnables auxquelles se rattachaient les juifs, malgré l’existence du ghetto. Il y eut donc un avant et un après cette intrusion d’individus, à travers une institution – la Croix Rouge –, n’adhérant pas à l’idéologie nazie. Continuité qu’il fallait soustraire au regard du tiers, car on comptait sur ce regard pour infirmer ce qui circulait déjà sur les camps : les chambres à gaz, les tortures, les expériences médicales, la mort par épuisement, le manque de sommeil, la faim... Pourtant, si tout cela était accepté, au quotidien, à l’intérieur des camps, surtout par les « anciens », ce l’était aussi à l’extérieur de leur périmètre, les SS maintenant leur correspondance avec leur parenté et informant des actions qui étaient les leurs, comme le firent également les membres des différents kommandos.

Les méthodes d’Arthur Liebenhenschel différaient certes de celles de R. Höss, mais non les finalités. Ainsi, lorsque Delmotte refusa de participer aux sélections, Liebenhenschel le mit sous tutelle de Mengele et de Weber, tout en lui assignant un professeur prisonnier juif pour rédiger sa thèse de médecine. En fait, Delmotte était une jeune recrue envoyée à Auschwitz pour remplacer un docteur qui, comme lui, refusait de participer aux sélections. Le Dr B., nous dit Robert J. Lifton (1989, p. 145), s’y était précédemment refusé et, sous les pressions de plus en plus fortes d’Eduard Wirths4 (Langbein, 1981, p. 275), il décida d’aller à Berlin trouver Mrugowski, médecin allemand connu pour son rôle dans la Waffen-SS, professeur adjoint hygiéniste à l’Université de Berlin et hygiéniste en chef de la SS de médecine, pour lui demander de ne pas être obligé de participer aux sélections. Mrugowski le lui accorde, affirmant que lui non plus ne pouvait le faire, car il avait des enfants. Peu de temps après, Delmotte, 25 ans environ, arrive au camp. Fraîchement diplômé, frais émoulu d’une des premières promotions d’un cours de formation spéciale pour élèves officiers SS ouvert aux médecins, issu qui plus est d’une famille très liée aux nazis, ce jeune médecin SS croyait fermement aux idéaux SS. Or, après une première sélection et la beuverie qui s’en suivit, il se révolte au point de ne pas se lever le lendemain matin et de protester fermement contre ce que ces sélections représentaient, criant qu’il ne voulait pas « rester dans un abattoir » et préférait aller au front, et que « comme médecin, son devoir était de soigner les gens et non pas de les tuer » (Lifton, 1986 : 345). Après ce refus initial et apprenant qu’il avait été envoyé à Auschwitz pour participer aux sélections à la place du Dr B, il va trouver ce dernier pour lui manifester toute sa rage. Et c’est là que le nouveau commandant du camp, Arthur Liebehenschel, décide de le mettre sous tutelle et de faire venir sa femme. Comment comprendre que Liebehenschel fit venir la femme de Delmotte ? Était-ce pour avoir un allié de plus dans le dressage psychologique qu’il allait suivre entre les mains de Mengele et de Weber ? Était-ce pour lui assurer un environnement lui permettant d’amorcer plus tranquillement la transition/métamorphose qu‘on attendait de lui ? Toujours est-il, qu’effectivement, au bout de deux semaines de patronage, Delmotte participait à nouveau aux sélections, sans trop de remords et sans en faire un cas de conscience cette fois. Après la guerre, ce dernier se tua d’un coup de révolver lorsqu'il fut sur le point d’être capturé par les troupes américaines.

Pour saisir cette acceptation de la violence et son escalade subséquente, autrement dit l’engrenage qui s’ensuit si aucun levier ne s’érige en obstacle, revenons sur l’ouvrage que rédigea le professeur Philip Zimbardo (2007), psychologue américain, sur une expérience qu’il mena, en 1971, dans les sous-sols de la prestigieuse université Stanford. P. Zimbardo voulait montrer la nocivité des prisons, et pour ce faire, des jeunes furent recrutés pour “jouer” les rôles des différents acteurs se côtoyant dans le milieu carcéral, les uns – les gardiens – représentant l’autorité et donc la loi, les autres – les prisonniers –, des individus privés de leurs droits et sous surveillance, voire sous tutelle des premiers. Très rapidement, les « gardiens » se prirent au jeu et commencèrent à ostensiblement maltraiter ceux à qui échut le rôle de prisonniers. Le plus inquiétant de cette triste expérience, c’est que P. Zimbardo se laissa lui aussi prendre au jeu et plutôt que de contrôler l’expérience – en l’occurrence les dérives de violences et humiliations croissantes exercées par les sujets gardiens –, il s’installa confortablement dans son rôle d’observateur « neutre », voire de « voyeur », imaginant parfois même des scénarios permettant de prolonger la malsaine expérience qu’il menait, curieux de voir jusqu’où les jeunes « gardiens » iraient dans leur désir de maltraiter et d’asseoir leur pouvoir sur les jeunes « prisonniers » à leur merci, ou fasciné peut-être par le zèle que les « gardiens » déployaient, imaginant quotidiennement de nouveaux sévices à l'encontre de leurs pairs. L’expérience qui devait durer deux semaines fut écourtée et ne dura à peine qu’une semaine. Et ce fut en fait grâce à l’intervention de celle qui était alors sa fiancée que l’expérience prit fin. P. Zimbardo, fier de la tournure qu’avait prise son expérience, voulut partager son enthousiasme délirant avec celle-ci. Or, le regard qu’elle porta immédiatement sur ce qu’il lui montrait était un regard n’ayant pas vécu la consolidation de la violence, ni donc son acceptation ni l’acceptation de son exponentielle croissance. Elle fut tout simplement horrifiée. Dans un premier temps, la réaction de P. Zimbardo fut relativement violente envers la jeune femme qu’il accusa de faiblesse et décréta qu’elle n’avait pas la trempe nécessaire pour devenir une bonne psychologue ! Éventuellement, ce regard et l’incrédulité de la jeune femme devant les scènes qu’elle vit causèrent leur effet et l’expérience prit fin. Fait intéressant, ces jeunes gardiens gardaient le contact avec le monde extérieur, selon les quarts de travail qu’ils avaient, ils retournaient chez eux en matinée ou en soirée. Autrement dit, ils menaient parallèlement une vie « normale » en marge des violences qu’ensemble ils concoctaient une fois dans les sous-sols de Stanford, comme si la vie à l’extérieur permettait en fait de normaliser ce qui se passait intramuros. De même que la vie familiale des SS travaillant dans les camps d’extermination permettait probablement à ces derniers d’incorporer cet univers de violences extrêmes dans un cadre normatif sécurisant et sécuritaire et que nombre de chercheurs et de penseurs ont trop rapidement rendu en faisant simplement appel à la « banalité » du mal et des hommes et femmes y participant.

L’image de soi

Les étapes préalables aux massacres quotidiens servent donc entre autres choses à asseoir certaines règles, chacune permettant d’accroître le seuil de tolérance de la violence. Car enfin, lorsqu’on ne sait pas à quoi s’en tenir, lorsque les règles de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas ne sont pas claires, sur quelles bases les individus peuvent-il agir ou ne pas agir -l’incertitude menant dans bien des cas à l’inaction ? Guère étonnant dès lors que lorsqu'un exécuteur veut transgresser une règle appartenant à l’éthique ou à la morale, voire aux mœurs, d’avant les massacres, il puisse sentir le besoin de s’enquérir de l’acceptation de cette nouvelle action dans le cadre mortifère ambiant. Ainsi, par exemple, en mars 2008, Joseph Marzah, un insider et père de 24 enfants, témoignera sans scrupule à la barre du tribunal pour le Sierra Leone, que les actes qu’il avait commis jouissaient de la bénédiction de Charles Taylor : « [il] nous a dit que nous pouvions même manger les Blancs des UN (Nations unies), il disait que nous pouvions les utiliser comme des porcs, pour manger ». Tous les « ennemis » étaient promis au même sort : « Charles Taylor nous a dit que nous pouvions les manger. Mais je ne pouvais pas les manger crus, nous avons fait un barbecue, avec du sel et du poivre. […] Quand une personne est exécutée, vous utilisez l’intestin comme une corde. Vous prenez la tête, vous la mettez sur un bâton au checkpoint, la face vers le terrain de bataille. L’intestin est long. Parfois, vous utilisez deux intestins. Vous retirez la merde et vous les liez ensemble pour les attacher en travers de la route. » Et lorsque l’avocat lui demande comment ils tuaient les bébés, celui-ci répond « Ce n’est pas difficile. Vous les cognez contre le mur, ou alors vous les jetez dans un trou, ou à la rivière, et ils sont morts. Et après, vous faites rapport à Charles Taylor. » Après le récit de tant d’atrocités s’ensuit une question fort surprenante de la part de l’avocat de Charles Taylor5, Courtenay Griffiths, qui demande à J. Marzah s’il est sadique. Ce à quoi, celui-ci répond qu’il ne faisait qu’obéir et servir son chef, sous-entendant que son supérieur savait ce qu’il fallait faire et donc qu’il ne fallait pas contredire si savante autorité, « Je servais mon chef, Charles Taylor. » (Maupas, 2008, p. 70-71), mais il dit également qu’il est un fidèle serviteur, qu’il accomplit son « devoir » envers ce supérieur comme il faut, sans se demander si les diverses actions qu’il accomplissait vraisemblablement plus d’une fois étaient acceptables, même en temps de guerre.

Ce récit, comme tous les récits des exécuteurs, montrent à quel point ceux-ci tentent de légitimer à leurs propres yeux les atrocités dont ils sont les acteurs. Même lorsqu’ils se trouvent confronter à des sentiments contradictoires par rapport à leurs gestes, l’obéissance, la servitude, le travail bien fait, la guerre, l’endoctrinement aveugle qui les aurait trompés, tout est mis de l’avant pour ne pas nuire à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Les exécuteurs se sentent donc poussés à briller dans l’exécution des tâches qui leur sont attribuées et veulent aussi être reconnus pour cette abnégation d’eux-mêmes devant l’autorité des supérieurs. Ainsi l’obersturmführer K. Kretschmer écrira-t-il à sa femme qu’ils (les « Führers » du Sonderkommando a4) passent leurs soirées à jouer aux cartes, à boire du café ou du schnaps ou à être assis, mais en compagnie du chef, parce qu’il faut que quelques Führers soient avec lui. Et ce détail revêt son importance dans la hiérarchie des camarades, puisqu’il répond également à un impératif. Les obersturmführers veulent exceller, une promotion ou des privilèges pouvant en découler : « On ne peut pas s’éloigner. Je crois avoir fait bonne impression jusque-là. Mais les quelques premiers jours, j’étais fatigué et rapidement flapi. J’ai ensuite réussi à rester éveillé pendant les nuits et à être le dernier à rentrer. » (Umansky, 2018, p.  115)

L’exacerbation de la violence envers ces « ennemis » sur lesquels il faut déchaîner toute sa rage et la force de celle-ci, comme ce fut le cas des Jeunes Turcs, des Aryens nazis, des Hutu, etc. promeut, d’une part, ceux que l’on désigne comme les véritables ayants-droits à un rang supérieur et, d’autre part, fort de ce nouveau statut social et hiérarchique, ils en viennent à déprécier des groupes entiers d’êtres humains, tels que les Arméniens, les Tutsi, les Juifs, les Tsiganes, les infirmes, voire, dans le cas des nazis, toutes personnes se trouvant dans un hôpital psychiatrique (même les personnes souffrant une simple dépression mais ayant la malchance de se trouver dans un hôpital psychiatrique lorsque fut mis en marche le T4 pouvaient être décrétées indignes de vivre, au même titre que les personnes ayant le syndrome de Down, entre autres malfonctions). Tout un pan de la population se trouve ainsi mis au ban, rejeté comme si celle-ci ne faisait plus partie de l'univers d’obligation morale collective, et le tout, sans que cela ne pose de problème à l’immense majorité des citoyens, sans que cela n’affecte leur sens du droit, puisque tout semble être mis en œuvre pour le salut du peuple élu : les Aryens avaient une mission universelle à accomplir : soumettre le monde à leur supposée ineffable supériorité, tout en éliminant systématiquement des êtres humains de celui-ci ; et les Hutu se faisaient les gorges chaudes en jetant à la tête des Tutsi que leur dieu, Imana, les avait désertés, sous-entendant que leur divinité leur accordait son consentement, puisque ne s’opposant point aux massacres qu’ils perpétraient.

Cet état d’inconscience devant leur responsabilité à l’endroit de l’Autre a même pu en amener certains de la position de simple voyeur à celle de soutien moral, comme ce fut souvent le cas dans les campagnes de l’Est, où maints individus assistaient aux massacres, se sentant en sécurité malgré la violence qui déferlait devant leurs yeux : la violence des souffrances auxquelles ils assistaient ne les touchant pas personnellement. Pourtant leur participation, même si apparemment passive, renforçait celle des exécuteurs, ces autres individus qui eux prenaient un sadique plaisir à massacrer avec toutes sortes de raffinement, comme ce fut le cas au Rwanda où les exécuteurs prenaient un malin plaisir à couper les poitrines des femmes, à leur enfoncer des lances dans le sexe, voire à le leur couper avec des lames de rasoir. L’imagination sadique n’a dès lors plus de frontières et l’individu peut se représenter de nouvelles formes de violence à infliger à ces victimes.

Le facteur temps

Mais tout se fait progressivement, il faut créer une accoutumance à ce degré incroyable de violence. Personne ne se lève assassin du jour au lendemain, il faut qu’il y ait eu au préalable des conditions idoines pour que cela advienne si on n’est pas atteint d’un trouble mental. C’est ainsi que les hommes du tristement célèbre 101e bataillon de réserve de la police allemande avaient été libres de participer ou non aux massacres le premier jour d’exécution. Le commandant Wilhelmn Trapp, dit Papa Trapp, expose à ses hommes la mission sanglante du bataillon, après quoi il leur dit que s’il en est, parmi les plus âgés, qui ne se sentent pas capables d’y participer, qu’ils quittent les rangs. Quelques moments passent, puis un policier de la 3e compagnie, Otto-Julius Schimke, fait un pas en avant. Le capitaine Hoffmann, présent également, se met en colère, furieux qu’un de ses hommes ait été le premier à rompre les rangs. Il abreuve Schimke d’injures, mais Trapp lui coupe la parole. Et comme le commandant venait de prendre le récalcitrant sous sa protection, quelques dix ou douze hommes emboîtent le pas de leur camarade. Quant à ce brave commandant, comme le dira un de ses hommes, il n’était jamais là. Il restait à Jozefow, « soi-disant parce qu’il ne pouvait pas supporter le spectacle. Nous, les hommes, on était furieux, et on disait qu’on ne pouvait pas le supporter non plus. » (Browning, 2007, p. 108) Ce bataillon, composé de 500 hommes, a assassiné 38 000 personnes et en a déporté 45 000 à Treblinka. Chaque exécutant a donc scellé, en moyenne, le sort de 170 personnes. Pour ce bataillon, il existe 210 procès-verbaux d’interrogatoire. C’étaient des hommes d’âge mûr -au-delà de la trentaine-, des ouvriers ou petits bourgeois de Hambourg. 25 % d’entre eux étaient membres du NSDAP, ce qui est une proportion supérieure à la moyenne. Certes, comme Peter Longerich l’a souligné, les recrues étaient soumises à une vérification de leur « aptitude à être SS » (SS-Eignung).

Sebastian Haffner relate la période d’endoctrinement à laquelle fut soumise la nation allemande, même au sein des universités, ré-éducation dont les « bienfaits » étaient vantés par des personnalités telles que Heidegger, qui pensait que l'exaltation de l’essence germanique permettrait de faire émerger le véritable Allemand que la modernité avait gâté. Cette émulation se faisait parallèlement à une sorte de « “mise au pas” national, qui consistait à ce que tous les services publics, les administrations locales, les grands magasins, les conseils d’administration des associations et des sociétés soient tous entre les mains d’Aryens. Appropriation qui s'effectuait de façon systématique et pointilleuse, au moyen de lois et de décrets, et non plus par des “actions isolées” aussi brutales qu’imprévisibles et qui se solda par un « délabrement moral et nerveux » qui rendait toute résistance collective impossible et toute résistance individuelle une forme de suicide. Pour ne pas sombrer, affirme S. Haffner (2003, p. 298-299), les Allemands acceptèrent de signer « un petit pacte avec le diable », ce qui permettait de ne plus faire partie des prisonniers et des poursuivis, mais des vainqueurs.

Si le commandant Trapp, du bataillon 101, avait laissé à ses hommes le choix de se retirer des rangs s’ils ne pouvaient obéir aux ordres dans leur conscience, dans le bataillon 45, le supérieur commandant le régiment, Franz, fit valoir que ceux qui désobéissaient à l’ordre de Himmler d’exécuter systématiquement les Juifs seraient traduits devant un tribunal des SS et de la police – la Sippenhalft (responsabilité de la famille) était une disposition judiciaire nazie permettant de sévir contre les proches des adversaires politiques. Elle fut surtout employée au lendemain de l’attentat manqué du 20 juillet 1944, mais cette menace restait pour beaucoup dans le domaine du potentiel et du plausible. Autrement dit, la crainte de représailles sur la famille et la peur d’être fusillé faisait aussi partie, selon les bataillons, des facteurs contingents influençant l’interprétation que chacun faisait du cadre référentiel.

Analysant le comportement des Einsatzgruppen, Alexander Kochinka et Jüngen Straub abondent en ce sens en soulignant que ces policiers de réserve n’étaient pas dans un état « d’impréparation totale » pour massacrer des êtres humains. La brutalité était déjà devenue, avant même ces massacres, partie intégrante des expériences liées à la guerre, faisant de la brutalité un fait social banal et, dans le contexte belliqueux qui étaient alors le leur, le tout s’intégra parfaitement à la conscience publique commune6. Des dissonances ou des contradictions du côté de l’autorité, rappelle H. Welzer, ouvrent des espaces de responsabilité personnelle dans la pensée et la décision, comme il fut fort clair lors de la première Aktion de l’Einsatzgruppe dirigé par Trapp. Sans cette dissonance entre lui et le capitaine Hoffmann, aucun homme n’aurait osé devenir pour l’occasion un refusant et Otto-Julius Schimke se serait retrouvé seul devant sa conscience, tiraillé sans doute par cette défection qu’il endossait en se séparant du groupe. Sans doute aucune conséquence n’aurait suivi la salve d’injures dont il fut tout d’abord la cible, comme cela est arrivé dans d’autres commandos. Mais que peuvent être des injures comparées à la vie d’un être humain que l’on refuse de faucher ? Bien peu de choses.

Camaraderie, solidarité et désolidarisation

Comme le souligne Welzer, que ce soit une mission commune, cela en garantit d’une part le succès et, d’autre part, cela permet à tous les acteurs de mieux supporter leurs actions affectivement. C’est en cela que le groupe constitue un cadre normatif de référence, c’est en ce sens que la « camaraderie » (Volksgenosse) était si précieuse pour les Nazis. Alain Finkielkraut consacre un chapitre important (« L'encamaradement des hommes ») au témoignage de S. Haffnerdans son essai Un cœur intelligent, chapitre qui portera précisément sur l’embrigadement et l’encadrement communautaire, voire populiste, sur lequel reposait l‘idéologie du Volk. Nombre d’Allemands parleront également en ces termes pour parler des autres membres de leur Commando. Comme Félix Landau qui consignait dans son journal les nombreuses soirées de « camaraderie » qui finissaient tard dans la nuit et pendant lesquelles l’alcool coulait à flots. L’entrée du 6 juillet 1941 précise : « Ce soir, nous célébrons une soirée de camaraderie avec nos ”camarades” de Cracovie. »; l’entrée du 7 juillet 1941 : « La soirée de camaraderie s’est terminée à 6 heures 30 du matin. Il n’y eut pas d’incident. » ; l’entrée du 8 juillet : « Le soir, nous avions encore une soirée de camaraderie. » ; 9 juillet : « Aujourd’hui il y avait de la bière pression, nous pouvions nous acheter pour 1 Reichsmark une bouteille de vin mousseux. » ; ou encore le 10 juillet 1941 : « Pour moi, la soirée de camaraderie s’est finalement terminée à 2 heures du matin. J‘avais envie de boire un bon coup afin de me sentir plus léger et de pouvoir oublier pendant un court instant. Malheureusement en vain. Même après 10 litres de bière, quelques Schnaps et un litre de vin rouge, pas d’effet. » (Umansky, 2018, p. 56-59)

Il n’y eut donc pas grand monde pour protester lorsqu’il fallut boycotter les magasins juifs, et l’immense majorité se plia à l’exercice, l’immense majorité le fit également lorsqu’il fallut éviter tout contact avec les Juifs, peu furent ceux qui n’obtempérèrent pas, et lorsqu’ils virent comment les Juifs se faisaient malmenés dans la rue, les passants, en voyeurs, assistaient au passage à tabac. Personne ne se révolta non plus lorsqu’on chassa les juifs de leur poste. Les Allemands acceptaient passivement que les Juifs fussent délogés, relevés de leur fonction, certains même s’en réjouissaient, car habitats, mobiliers, possessions diverses pouvaient dès lors être accaparés et les postes devenant vacants augmentaient les chances des aspirants à rapidement pouvoir les occuper et monter sur l’échelle salariale, voire sociale, lorsque les postes vacants signifiaient une promotion inattendue et toujours bienvenue.

De tels comportements participent à la désolidarisation de l’ensemble de la société envers le groupe à exclure. Désolidarisation qu’il faut clairement afficher envers ce groupe, mais également devant les autres membres du groupe qui exclut afin de montrer patte blanche. « En même temps démarra une grande « campagne d’information » contre les juifs. Des tracts, des affiches, des réunions informèrent les Allemands qu’ils étaient dans l’erreur en tenant les Juifs pour des êtres humains. Les juifs étaient des ”sous-hommes”, des sortes d’animaux, mais pourvus de caractéristiques diaboliques. Les conséquences qu’il fallait en tirer étaient tues provisoirement. Mais toujours est-il que l’exclamation « Mort aux juifs ! »  était proposée comme « slogan et cri de ralliement » (Haffner, 2003, p.  211).

Le chroniqueur de Mauthausen, Hans Marsalek dira à propos des évasions que les déportés s’y risquant ne pouvaient compter sur l’aide des civils une fois à l’extérieur du camp : « Le réseau serré du filet tendu à l’intérieur et à l’extérieur du camp, ainsi que la population intimidée, craintive, et souvent hostile aux détenus jusqu’à l’automne de 1944, rendaient notablement plus difficile la réussite de n’importe quelle évasion. Il était extrêmement rare que la population apporte la moindre aide ; or sans soutien (vêtements civils, nourriture, asile provisoire, etc.), nul ne pouvait aller bien loin » (Langbein, 1981, p.  317). De même, Shalom Kohn écrit que parmi les Juifs qui s’étaient évadés de Treblinka, bien peu furent sauvés, car l’attitude des civils était encore plus problématique si les fugitifs étaient juifs : « La plupart ont été trahis et livrés à la Gestapo par la population et la police polonaise » (ibid., p.  320).

Dès le début des années 1930, la peur s’était installée en Allemagne, pas uniquement à cause la présence massive des uniformes, mais surtout par ce que ces uniformes représentaient. Ce n’était pas des représentants des forces de l’ordre, mais des militants, des milices devrons-nous même dire, des individus passionnés par ce qui les inspirait et par ce qu’ils inspiraient et donc aussi par ce qu’ils faisaient. Il fallait aussi que leurs actes ne passent pas inaperçus au sein de la population pour que les uniformes produisent l’effet voulu. Ce n’est pas la même chose de craindre un unième contrôle de police pour vérifier que vos papiers sont en règle -même si nous faisons partie des victimes privilégiées du profilage racial, par exemple- que de craindre d’être arrêté par un groupe en uniforme prêt à vous rouer de coups au point de pouvoir en mourir, à cause de ce même profilage racial. Il fallait donc que la population, victimes et spectateurs, sache ce qu’il en coûtait de se retrouver entre les mains des uniformés :

« Tandis qu’ils torturaient et assassinaient systématiquement des êtres sans défense, ils affirmaient tous les jours avec des accents nobles et touchants qu’ils ne faisaient de mal à personne, et que jamais révolution ne s’était déroulée de façon aussi humaine et pacifique. Et quelques semaines après l’institution de l’épouvante, une loi menaçait d’une peine lourde quiconque affirmait, fût-ce entre ses quatre murs, qu’il se passait des choses atroces. Il va de soi que cela n’avait pas pour but de tenir secrètes les horreurs. Car alors elles n’auraient pu atteindre leur but, qui était de provoquer chez tous crainte, effroi, soumission. Ce secret tendait au contraire à renforcer l’effet de la terreur par le danger qu’il y avait ne serait-ce qu’à en parler. » (Haffner, 2003, p. 190-191)

La crainte est certes véhiculée par les rumeurs, le bouche à oreille de choses vues et entendues, mais elle est renforcée par la criminalisation de qui oserait en souffler mot. Notre citoyen lambda perd ses droits face aux uniformes. Et, si dans un premier temps, maints citoyens se réjouirent de voir comment disparaissaient de leurs rues ceux qui formeraient dans les camps de concentration la catégorie des droits communs, très rapidement tous furent frappés d’interdits fort lourds, car très peu revenaient de ces fameux « camps de rééducation ».

La mise au pas

Certes, dans certains cas, la peur d’être montré du doigt en n’adoptant pas les comportements voulus dans le nouveau cadre de référence morale qui voit le jour dans une société pré-génocidaire a sans doute joué un grand rôle dans l’accélération du processus d’exclusion au profit d’une réalité nouvelle et des sacrifices à accepter en vue de «  l’utopie rétrospective7 » (Welzer, 2007, p. 58 sq.) qu’il faut bâtir :

« Ce qui est étrange et décourageant, c’est que, passé la frayeur initiale, cette première proclamation solennelle d’une détermination meurtrière nouvelle déchaîna dans toute l’Allemagne une vague de discussion et de débats non pas sur la question de l’antisémitisme, mais sur la « question juive ». Un truc que les nazis ont employé depuis avec succès dans nombre d’autres « questions », et à l’échelle internationale : en menaçant de mort un pays, un peuple, un groupe humain, ils ont fait en sorte que son droit à l’existence et non le leur, fût soudain discuté par tous –autrement dit mis en question. » (Haffner, 2003, p. 212)

Chacun accepte le rôle qui est le sien, être un Aryen ou une Aryenne en bonne et due forme dans un retour à l‘origine, ou la question de l‘être de Heidegger, le retour à la terre, au sol pour que l‘avenir soit, endossant les nouvelles valeurs en circulation et réfléchissant sur l’Autre plutôt que sur les dérives auxquelles chacun accepte de se plier. En d’autres termes, il y a une aperception subjective de ce qui est tout naturellement intégré à l’être-ainsi du monde qu’Alfred Schütz (2007) désigne sous le terme d’assumptive world – ou monde présumé. À travers des interactions quotidiennes se façonne une construction sociale de la réalité qui permet à tout un chacun d’interpréter et donc de percevoir le monde selon une grille de lecture particulière qui ne tiendra pas forcément compte de l’ensemble des données accessibles afin de ne pas mettre en danger son image de soi. Ainsi l’extermination des Juifs est-elle acceptée comme une obligation morale, alors que le vol, par exemple, sera très mal accepté, de même que la corruption, qui pourtant faisait rage dans les camps, mais qu’il fallait camoufler.

Les tueries sont si bien incorporées au quotidien que certains n’hésitent pas à emmener leur famille assister aux tueries ou à mener une vie familiale en bordure des camps. Citons à cet égard le cas du commandant du camp d’Auschwitz, Rudolf Hoess, dont la femme se servait régulièrement dans les entrepôts du Kanada8 et qui vivait donc, ainsi que ses enfants, avec l‘odeur émanant des crématoires et les cendres qui ne manquaient pas de s’en échapper9. D’autres s’offusquent des petits plaisirs qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas avoir en dehors de leurs heures de travail, entendons participation aux tueries : « Concernant cette exécution, je me souviens encore très bien qu’après, les SD étaient saouls, et que, par conséquent, ils avaient dû avoir reçu une ration spéciale de Schnaps. Nous, les agents de police, nous n’avons rien reçu. » (ibid., p. 42) ; d’autres profitent de leur paye pour acheter des « choses nécessaires », comme un fouet : « Aujourd’hui, nous avons pour la première fois la perspective de recevoir un repas chaud. Nous recevons 10 Reichsmark pour que nous puissions nous acheter quelques petites choses nécessaires. Je me suis acheté un fouet pour deux Reichsmark » (Ibid., p. 53). Le fouet était un accessoire dont nombre de SS aimaient se servir pour accroître la terreur qu’ils inspiraient à leurs victimes. Innombrables sont les témoignages rapportant les séances de fouet dans les camps ou l’accueil réservé notamment aux Juifs venus de l’Est. Ces 2 RM que ce SS entend dépenser pour acquérir un fouet montre combien il est incapable de penser et de se penser autrement que dans son rôle d’oppresseur et de criminel, s’affublant d’accessoires lui renvoyant une image de lui-même en accord avec les valeurs qu’il croit incarner et sans connexion avec la réalité. Seule la violence qu’il incarne et qu’il exerce justifie son univers et tout en lui est en continuelle redondance.

Le refus des exilés

Durant les années 1930, en Israël, régna une politique de non-recevoir à l'endroit des Juifs allemands. Maintes voix tenaient des discours accusateurs vis-à-vis les victimes juives, non pas parce qu’elles enfreignaient les lois, mais parce qu’apparemment elles ne faisaient rien pour se protéger contre les lois qui les avilissaient et subissaient leur drame sans se révolter. À leurs yeux, elles en étaient responsables : « Des milliers de Juifs attendirent calmement qu’on les charge dans les wagons qui les transportaient vers leur mort.10 » (Śegev, 1993, p. 135) Ces reproches d’Izhak Gruenbaum montrent combien il aurait préféré que les Juifs, précisément parce qu‘ils se trouvaient « dans de telles circonstances », se défendent vigoureusement, que leurs chefs les somment de mourir en se défendant, sans armes, sans soutien aucun et surtout sans organisation leur montrant la voie à suivre parce qu’ayant de l’expérience dans la résistance et le tout face à des corps armés divers, structurés, endoctrinés et fanatisés à outrance parfois aussi, dont la mission était fort claire : les éliminer. Six mois après avoir déclaré que les Juifs de Pologne avaient préféré « une vie de chien à une mort honorable », comme s’il y avait quelque honneur à mourir, Gruenbaum enfonce le clou avec un commentaire dont l’âpreté et la bassesse n’a rien à envier à la virulence des comparaisons ostensiblement entretenues par les Allemands nazis (ou nazifiés11): « Les gens sont devenus des déchets12» (Śegev, 1993, p. 135).

Ce n’est là malheureusement point un cas isolé, car dans le même ordre d’idées, le quotidien Davar titrait en juin 1944 (Śegev, 1993, p. 135) : « Pourquoi les Juifs de Hongrie ne se défendent-ils pas ? ». Un autre journal, Hatsofeh, s’exclamait deux ans plus tôt :« Nous sommes dégoûtés par les pleurs des opprimés, ils sont incapables de se battre pour se défendre. » (Gan-Zvi, 1942 ; Śegev, 1993, p. 135) L’incompréhension sur ce qui se passe ailleurs, parce que précisément les Nationaux vivent une autre réalité, sioniste en l’occurrence, vient alimenter le ressentiment généralisé contre les victimes du génocide. Les médias, les hommes politiques, le monde de la culture, entonnaient les mêmes rengaines. Haïm Nahman Bialik (1941, p. 83), poète sioniste, avait rabaissé les victimes des premiers pogroms au rang animal par une série de comparaison, plus désobligeantes les unes que les autres et affichant un manque total de compréhension de ce qui se jouait sur l‘échiquier international dont Israël faisait partie : « Ils ont fui comme des souris, se sont cachés comme des punaises et sont morts comme des chiens, là-bas, partout où on les retrouvait ». Et pour souligner la distance morale qui séparait les Juifs d’Israël des Juifs européens, l’accent était mis sur le locatif « là-bas ». Car s’ils étaient venus ici plut tôt, comme d’authentiques sionistes, seuls vrais Juifs, cela ne leur serait pas arrivé (Śegev, 1993, p. 135). Autrement dit, ne pas avoir sur choisir la bonne option politico-religieuse expliquait qu’ils agissent comme ils le faisaient. Que l’Allemagne fût devenue une terre inhospitalière et meurtrière ne semble aucunement peser sur la balance ni sur les évaluations morales qui circulaient alors.

Mais la distance géographique n’est soulignée que pour mettre en relief la distance idéologique. Leur salut était dans le sionisme. Et cette distance semblerait avoir été abyssale, infranchissable, à tel point que les victimes sont pensées sur une échelle de valeurs tout aussi dégradante que celle mise en place par le système nazi. Et dans un cas comme dans l’autre, le sort des victimes ne serait imputable qu’à celles-ci. Quant à ce lieu commun qui voulait que les victimes ne se défendent pas, qu’elles soient soumises, il n’en est en fait rien, la réalité ayant été tout autre, comme le mentionneront bien des hommes des Einsatzgruppen durant leurs procès (certains furent jugés plus d’une fois et parfois acquittés à chacune de ces comparutions devant les tribunaux). À titre d’exemple, en voici un extrait :

« On entend des cris déchirants. Celui qui veut s’enfuir est directement exécuté sur place. On commence par les enfants, c’est ensuite le tour des personnes âgées et des femmes. On vide maison après maison de façon à ce que toute tentative de fuite soit stoppée par nos gardes. Si quelqu’un refuse de venir, on le frappe tout d’abord à l’aide de gourdins en plastique. On trouve les enfants cachés. D’après les dires de camarades présents, on assiste à des scènes folles. – Au bout de trois heures, l’action n’est pas terminée en raison de l’obscurité qui commence à tomber. La nuit, garde renforcée dans le ghetto. Fin de l’action le lendemain. »13 (Umansky, 2018, p. 86)

Nombre de critiques oublient que la communauté juive, la communauté tsigane étaient composées de civils et non de combattants. En face, ils avaient des soldats, solidement armés et haineux, cet adjectif étant fort important dans la qualification de l’attitude qu'avaient ces hommes en uniforme et partis en guerre : « Le nouveau ministre de l’Intérieur de Prusse, un certain capitaine Hermann Göring, promulgua un décret insensé qui prescrivait à la police, en cas d’affrontement, de prendre automatiquement le parti des nazis sans examiner les responsabilités et de tirer sur les autres sans sommation ; peu après, on prit des SA pour former une police auxiliaire » (Haffner, 2003, p. 165). Ce simple déséquilibre des forces oblige à la prudence dans bien des appréciations. Pour mettre précisément en relief les rapports de force existant entre ces deux groupes (soldats versus civils), quel citoyen oserait s’immiscer dans une intervention musclée d’un, deux ou trois policiers à l’endroit d’un individu ? Quel citoyen aurait osé s’interposer entre George Floyd et Derek Chauvin, le policier qui le plaqua au sol un genou solidement ancré sur son cou au point de provoquer une asphyxie ? La présence d’un uniforme (de la police, des formes armées, etc.) en impose à tout citoyen. Si au lieu d’une seule personne uniformée, il y en a deux, cinq, vingt, cent, cinq cents, la terreur ne peut que croire, car ces uniformes sont formés pour exercer la répression, pour combattre et, le cas échéant, pour tuer. Ainsi le Waffen-SS Hans Friedrich, de la 1re brigade d’infanterie SS, qui faisait elle-même partie des unités d’Einsatzgruppen (Sampigny, 2019, p. 107) :

« Ils [les Juifs] étaient tellement sous le choc, tellement apeurés qu’on pouvait faire d’eux ce qu’on voulait. Essayez de vous imaginer un fossé. D’un côté, il y a les gens. Et juste en face les soldats. C’était nous, et on tirait. Ceux qui étaient touchés tombaient dans le fossé.

– Qu’est-ce que vous pensiez et ressentiez quand vous tiriez ?

– Je ne pensais à rien. Je me disais juste : vise bien, pour que cela les tue d’un seul coup ! (Silence.) C’était ma seule pensée.

– C’était votre seule pensée ?

– Non. (Il respire profondément.)

– Pourquoi ?

– Parce que ma haine des Juifs est trop forte. Et je l’admets, j’ai tort de penser cela. Mais ce que j’ai vécu dès ma prime jeunesse à la ferme, ce que les Juifs nous ont fait... Cette haine, je la ressentirai toujours. Je le sais14.

C’est dans des circonstances similaires que se trouvera S. Haffner au début des années 1930. Lorsqu’il rapportera une scène telle qu’elle est restée dans son souvenir, et qui montre à quel point il a dû se sentir vulnérable et à la merci du SS qu’il avait en face de lui. Lors d’une descente de la police et de SS dans un bal lors du carnaval de Berlin, S. Haffner se trouve en compagnie d’une amie, Charlie, et demandant à un policier s’ils doivent vraiment rentrer chez eux, celui lui répond abruptement. Il s’ensuit la description suivante :

« Vous avez le droit de rentrer chez vous, répliqua-t-il – et je faillis me figer sur place, tant son ton était menaçant. Il avait parlé d’une voix lente, glacée, perfide. Je le regardai, et me raidis une deuxième fois : quel visage était-ce là ? Pas la bonne tête bien connue du brave sergent de ville. Ce visage-là semblait tout en dents. L’homme m’avait bel et bien montré les dents, il avait même découvert deux mâchoires, spectacle exceptionnel chez l’être humain ; ses dents étaient petites, brunes, pointues, méchantes comme celles d’un requin. Et sous le shako tout son visage, blond et blême était celui d’un requin : les yeux morts, vitreux, incolores, les cheveux sans couleur, sans couleur la peau, et son nez avançait au-dessus de ses dents comme celui d’un brochet. Très “nordique” , il faut en convenir – seulement ce n’était plus le visage d’un homme, mais plutôt celui d’un crocodile. Je frissonnai. J’avais vu le visage d’un SS. » (Haffner, 2003, p. 176)

Gruenbaum pensait, en 1937 que l’établissement des Juifs en Palestine ne devait aucunement s’organiser de façon précipitée : « Nous avons besoin de l’Exil pour au moins encore cinq années », déclara-t-il pour faire remarquer qu’un accueil massif immédiat nuirait à leurs prévisions et à leurs gestions des nouveaux arrivants. Il insistait sur le fait que les Juifs ne devaient pas être encouragés à fuir leurs pays car « Une nation en fuite ne peut pas bâtir une patrie.15 » (Śegev, 1993, p. 38) Mais tous les Juifs allemands ne sont pas prêts à quitter l’Allemagne pour la Palestine, comme le souligne Victor Klemperer (1998, p. 23) : « We hear a lot about Palestine now [1933]; it does not appeal to us. Anyone who goes there exchanges nationalism and narrowness for nationalism and narrowness. Also it is a country for capitalists », soulignant par là qu’il fallait avoir la bourse bien remplie pour pouvoir accéder à ce précaire exil. V. Klemperer était professeur à l’université et son statut, fort précaire économiquement. Bien qu’étant très éclairé sur ce qui arrive à l’Allemagne depuis que Hugenberg, chef du Deutschnationale Volkspartei (Parti national du peuple allemand, DNVP) a quitté sans la moindre résistance le portefeuille ministériel qui lui avait été confié (ministère de l’économie, de l’agriculture et de l’alimentation) dans le premier cabinet d’Adolf Hitler et que son parti a été dissous, V. Klemperer (ibid., p. 21) perd alors tout espoir : « Since Hugenberg went yesterday without the least resistance and the German National Party “has dissolved itself,” I have lost all courage  ». Car V. Klemperer, comme tant d’autres Juifs, se sent profondément allemand sans pour autant ressentir la germanité (Germanness) dont se font valoir les Nazis : « In fact I feel shame more than fear, shame for Germany. I have truly always felt a German. I have always imagined: The twentieth century and Mitteleuropa was different from fourteenth century and Romania. Mistake » (ibid., p. 9).

Deux mois avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, l’exécutif de l’Agence juive à Jérusalem avait envoyé un télégramme directement à Hitler, à Berlin, pour lui assurer que le Yishouv n’avait pas déclaré de boycott contre son pays. Ce télégramme fut envoyé à la demande de Juifs allemands qui croyaient pouvoir être en mesure de stopper, avec de telles déclarations, les persécutions dont ils étaient victimes mais, comme le fait remarquer A. Śegev, le message exprimait également cette tendance de l’Agence juive à vouloir maintenir des relations correctes sur le long terme avec le gouvernement nazi. Sur le territoire allemand, l’Association centrale des juifs allemands conseille à ses membres de voter « oui » au référendum qui se célèbre la même journée que les dixièmes élections (12 novembre 1933). Ces élections sont organisées par le NSDAP. Le référendum, que V. Klemperer (Ibid., p. 40)n’hésite pas une seconde à cataloguer de plébiscite, visait à demander aux Allemands s’ils acceptaient que leur pays se retire de la Société des Nations : « There was a terrible heated scene, when Herr Kaufmann declared he has resolved on a “Yes” in the plebiscite. The Central Association of German Jews had after all given the same advice “with heavy heart ». Ce à quoi, V. Klemperer réagit fort violemment, en tapant du poing sur la table et en demandant à Kaufmann s’il considère que ceux qui gouvernent et dont il vient d’accepter les politiques sont, à son avis, des criminels. Question à laquelle aucune réponse ne sera apportée. Kaufmann, comme tant d’autres, suivit les conseils de l’Association pensant sans doute que cela pourrait miraculeusement éviter que les choses n’empirent, alors qu’au contraire ils venaient d’ouvrir la voie à toutes sortes de dérives, l’Allemagne n’ayant dès lors plus de comptes à rendre à personne.

Trois ans après les déclarations de Gruenbaum, les attitudes n’avaient toujours pas changé, comme le rapporte Yoel Palgi dans Un grand vent arrive : « Partout où j’allais, la question fusait : “Pourquoi les Juifs ne se sont-ils pas révoltés ? Pourquoi sont-ils partis comme des agneaux à l’abattoir ?” Je me rendis compte soudain que nous avions honte de ceux qui avaient été torturés, abattus et brûlés. Il existe une sorte de consensus autour du fait que les morts du Génocide étaient des personnes sans valeur. Inconsciemment nous avions accepté la vision nazie selon laquelle les Juifs étaient des sous-hommes […] L’histoire est en train de nous jouer un tour bien amer : n’avons-nous pas fait nous-même le procès des six millions de morts. » (Palgi, 1977, p. 243 dans Śegev, 1993, p. 223)

Aveuglement et fourberie

À titre comparatif, voici la réponse que donne F. Stangl à G. Sereny lorsque celle-ci lui demande quelle différence il fait entre la haine et le mépris qui consiste à voir des êtres humains comme une cargaison : « Ça n’a rien à voir avec la haine. Ils étaient si faibles : ils toléraient tout, tout ce qu’on leur faisait. C’était des gens avec qui on n’avait rien de commun, aucun contact possible. C’est de là que naissait le mépris. Je n’ai jamais pu comprendre comment ils ont pu céder comme ils l’ont fait. » (Sereny, 1975, p. 334) Bien entendu, Stangl semble oublier qu’il s’agissait de civils, donc de personnes désarmées, hommes, femmes et enfants, sur qui était exercée une terreur extrême, et que les SS entretenaient la duperie pour que les Juifs se rendent jusqu’au lieu de leur extermination sans se révolter. Tout était fait pour garder la situation sous contrôle, comme en ont témoigné maints SS lors de leurs procès. Dans les camps, on les faisait se déshabiller sous prétexte qu’ils devaient prendre une douche et être désinfectés ; en Pologne, en Russie, on les faisait monter dans des camions sous prétexte qu’on les emmenait travailler. Quant à la distance perçue entre eux (les Allemands) et les Juifs, il convient de relire Primo Levi (1987, p.  26) qui écrivit à juste titre dans Si c’est un homme : « Si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas ». Ce qui ne surprend guère, sachant quel était l’accueil que recevaient les Juifs arrivant dans des camps d’extermination. Ainsi Stanislaw Szmajzner, un adolescent de 14 ans, déporté à Sobibor le 12 mai 1942, deux mois avant son quinzième anniversaire, corrobore cette incapacité côté allemand de percevoir les Juifs comme des victimes, autrement dit de se percevoir comme les bourreaux qu’ils étaient :

Pour illustrer son propos, Stangl ne trouve rien de mieux que de comparer cette situation, un génocide, avec un comportement suicidaire qu’auraient périodiquement les lemmings. : « Tout récemment j’ai lu un livre sur les lemmings, ces rongeurs qui, tous les cinq ou six ans, se jettent à la mer et meurent ; cela m’a fait penser à Treblinka. » (Sereny, 1975, p. 334), comme si les Juifs étaient allés d’eux-mêmes vers les camps d’extermination...

Maints exemples pourraient être cités pour montrer comment se consolidait la distance supposée exister entre la victime et la société qui pourrait l’accueillir et dans laquelle la victime est perçue dans un éloignement ontologique infranchissable. Voici celui de Berl Katznelson qui, en août 1935, déclarait au xixe Congrès sioniste à Lucerne qu’on leur (aux Israéliens) ordonnait de bâtir la Terre d’Israël avec « ces Juifs calcinés et déracinés » [les Juifs allemands)] mais que la grande question était de savoir “comment en faire une nation ? Ces masses manquent de racines hébraïques, la plupart arrivent sans aucune culture [hébraïque, il s’entend]. Que pourrions-nous faire pour qu’ils ne deviennent pas un fardeau pour nous ? Que pouvons-nous faire pour qu’ils [les yekkes ou juifs germanophobes émigrant en Palestine] se mêlent au pays et viennent rejoindre les bâtisseurs ?17 » (Śegev, 1993, p. 65) Derrière cette inquiétude pour la prospérité du pays s’énonce la perception de l’endogroupe, auquel n’appartiennent pas les victimes. On entend le malaise que représente cette intrusion d’étrangers dans la res publica nationale d’une part, et l’incapacité à voir autre chose que des victimes anonymes dans ces personnes qu’il s’agit d’accueillir. Alors que généralement tout immigrant est prêt à maints sacrifices lorsqu’il arrive en sol étranger -et pour les Juifs allemands, Israël était un pays étranger.

Toutefois, ces discours justifient que rien ne se fasse vraiment pour leur venir en aide puisque les victimes ne semblent pas avoir d’initiative pour prendre en charge leur propre destin, incapacité qui est perçue comme étant d’origine morale aussi. Or, si le témoin [le tiers] prenait toute la mesure de la violence des massacres auxquels il n’a pas assisté, les corps abandonnés, les blessés meurtris dans leur corps et leur âme, le sang séché ou ruisselant, les morceaux de cervelle éparpillés seraient contextualisés. Et si contextualisation au préalable il y a, seuls les exécuteurs sont à blâmer. Ce sont ceux qui portent atteinte à la vie et à la dignité humaine, ce sont eux les fauteurs, non les victimes. Celles-ci ne sont jamais des « sous-quoi-que-ce-soit », par contre les exécuteurs se mettent sciemment en marge de toutes les normes et de toutes les règles sociales qui garantissent la viabilité d’un vivre-ensemble indispensable à toute société. En se pensant légitimés dans le meurtre, ils s’excluent de cette sphère de sociabilité pour ne s’inscrire que dans la destruction, car au-delà de l’Autre qu’ils massacrent avec plus ou moins de zèle, ce sont les piliers-mêmes de la société et toutes les valeurs associées qu’ils sapent.

Ce jugement de valeur porté sur la passivité des victimes, sur le « calme » comportement des Juifs marchant vers une mort certaine sans se défendre est partagé par les exécuteurs nazis, mais dans leur cas, comme nous avons vu avec Stangl, pour justifier leurs actes meurtriers. Si la victime ne réagissait pas, c’est qu’elle avait compris que sa mort rentrait dans l’ordre des choses, que c’était là son fatidique destin. En rapportant un des pires massacres menés en Pologne, à Vinnitsa, un soldat, Max Wels, rapporte que « les jeunes et les femmes […] gémissaient, mais ne se débattaient […], les femmes portaient les bébés dans leur bras », précise-t-il aussi, sans penser une seconde à ce qu’elles auraient pu faire d’autre ; il leur aurait été bien mal aisé de se débattre sans mettre en danger ceux-là mêmes qu’elles tentaient de protéger. Mais les exécuteurs se sont à ce point distanciés de l’Autre qu’ils sont incapables de le penser autrement que dans le cadre qu’ils leur imposent, autrement dit en tant que futures victimes, et donc ayant assumés ce rôle. « On s’étonnait souvent, rapporte-il rétrospectivement, de voir les victimes subir tout cela dans le calme.18 » (Welzer, 2007, p. 163) Comment ces individus, qu’il s’agisse des Israéliens, qui reprochaient aux victimes d’être cela même des victimes, ou des exécuteurs, peuvent-ils apprécier dans quel état de fébrilité pouvaient se trouver ces personnes que l’on traitait avec moins d’égard que des bêtes allant à l‘abattoir et qui surtout étaient sans défense face à la Wehrmacht, à la Gestapo, aux Einsatzgruppen et à leurs propres concitoyens qui n‘hésitaient pas non plus à prêter main forte aux nazis ? On semble souvent oublier que très rares étaient les Juifs, les Tziganes, les homosexuels, les témoins de Jéhovah, les personnes internées dans les hôpitaux psychiatriques, les réfugiés espagnols ayant fui la dictature et se trouvant en territoire occupé, etc. qui se trouvaient en possession d’armes leur permettant d‘empêcher les nazis de procéder à des rafles, de les déporter et, dans de nombreux cas, de les tuer sur place, comme ce fut le cas des Juifs polonais, qu’on rassemblait à l’aube, les tirant parfois de leur lit, même malades, ou trop faibles pour pouvoir se rendre au lieu de rassemblement et, tout cela, dans le seul but de les exécuter à quelques kilomètres de là.

Comme le fait remarquer Harald Welzer, ce « calme » des victimes était une fiction qui faisait partie du répertoire des perceptions subjectives des exécuteurs. Interpréter la peur et le désarroi des victimes comme étant tout bonnement une résignation, une acceptation de leur sort, une attitude « calme » face aux actions que les commandants leur avaient assignées évitait soigneusement aux soldats nazis de voir et de mesurer, selon des paramètres autres que ceux propres aux tueurs qu’ils étaient devenus, tout ce qui ne correspondait pas à l’image de la victime sans visage qu’étaient devenus les Juifs, objet anonyme à traiter mécaniquement, sans réfléchir, car leurs actions visaient l’atteinte d’un idéal : « Nous nous battons aujourd’hui pour l’existence ou l’anéantissement de notre peuple. […] À notre avis il s’agit d’une guerre juive, ce sont donc principalement les Juifs qui paient.19 » (Umansky, 2018, p. 107). Ce SS, comme nombre d’exécuteurs durant un génocide ou des tueries de masse, prête aux victimes les intentions qui sont en fait les siennes et face auxquelles il agirait en légitime défense. Ce renversement perceptif leur permet de se blanchir et de ne pas porter atteinte à l‘image de soi qu‘ils ont. Que ce soit leur leader qui a déclaré la guerre, qu‘eux soient armés jusqu‘aux dents, qu‘ils fassent partie d‘un kommando dont la tâche est de tuer des milliers d‘êtres humains (hommes, femmes et enfants) non armés, apeurés, désemparés et d‘une extrême vulnérabilité n’est aucunement ce qui est retenu, car ces exécuteurs inversent les rôles afin de se présenter comme défenseurs d’un peuple que leurs victimes auraient eu l’intention de détruire.

Conclusion

Les victimes, parce qu’elles se trouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité qui requiert de l’autre qu’il assume ses responsabilités envers elles, comme l’a si bien argumenté Karl Jaspers dans La Culpabilité allemande, représentent un problème dont personne ne sait que faire et pour lesquelles aucune solution n’arrive jamais à temps. Il est donc toujours plus simple de rejeter sur la victime le tort de n’avoir pas fait ce qui lui aurait évité de se retrouver dans sa situation, à titre préventif ou en s’y opposant. Son existence même est la preuve du problème, l’aboutissant, qui les a placées là où elles se trouvent. Non seulement on les accuse de ne rien faire pour ne pas être précisément cela, des victimes, mais ce sont elles qu’on va interroger du regard si par bonheur elles sont parvenues à survivre à leur anéantissement, c’est sur elles que vont retomber maints doutes quant à ce qu’elles ont dû faire pour ne pas être englouties comme les autres, c’est sur elles que vont être formulées maintes appréciations et suspicions quant aux circonstances qui, d’une part, les ont mises dans la précarité où elles se trouvent, et qui, d’autre part, place le tiers (un gouvernement, une nation, un peuple) dans une situation fort inconfortable puisque venant perturber l’ordre des choses.

Les victimes dérangent, tout simplement parce qu’elles nous rappellent à nos devoirs et si nous ne faisons rien pour répondre à cet appel, à ce rappel, nous devons alors nous construire un édifice argumentatif justifiant notre inaction, pour ne pas perdre la face. Et parmi ces arguties, il y a bien entendu la culpabilisation de la victime, parallèlement au déplacement du problème pour mieux la culpabiliser, pour la maintenir à une distance prudente où la normalité puisse ne pas être altérée par sa présence.

Références

Bialik Haïm Nahman , 1941, כל כתבי ח. נ. ביאליק, Tel-Aviv, Dvir.

Browning Christopher R., 2007 [éd. orig. 1992], Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, trad. de l'anglais par É. Barnavi, Paris, Éditions Tallandier, collection « Texto ».

Haffner Sebastian, 2003 [éd. orig. 2000], Histoire d’un Allemand. Souvenir 1914-1933, trad.de l’allemand par B. Hébert, Arles, Actes Sud, collection « Un endroit où aller ».

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  • 1 Les Interahamwe, ainsi que tous les Hutu participant aux massacres, employaient le terme Gukora qui signifie « travailler », comme si effectivement, ils se rendaient tout bonnement au travail. Ce terme, avec cette acception, date de 1959, lors des premiers pogroms au Rwanda.
  • 2 « Angaben des Wilhelm Boger » [déclarations de W.B.], Ludwigsburg, 5 juillet 1945 (Musée d’Auschwitz).
  • 3 Déclarations de Rudolf Vrba.
  • 4 Herman Langbein rapporte pourtant que Wirths se serait plaint à R. Höss parce qu’il ne pouvait concilier les mises à mort avec sa conscience de médecin.
  • 5 Le 26 avril 2012, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone reconnaît Charles Taylor coupable de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Il devient le premier ex-chef d'État à être condamné pour crimes contre l'humanité et crime de guerre depuis le procès de Nuremberg. Le 30 mai 2012, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone le condamne à une peine de 50 ans de prison qu’il purgera dans une prison britannique.
  • 6 Kochinka, Alexander et Straub, Jürgen, « Dämonologie oder spycholigisches denken ? Wi erllärt man, warum ganz gewöhnliche Angehörige der nationalsozialistischen Gesellschaft das Leben anderer auslöscheten », dans Analyse & Kritik, 1/1998, p. 103, cité dans Harald Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, trad. de l'allemand par B. Lortholary, Paris, Gallimard, 2007, p. 323 (note 85 pour la traduction ici apportée).
  • 7 Nous empruntons ce terme, utopie rétrospective, à H. Welzer, mais cette formule rejoint l‘analyse que propose Tzvetan Todorov (1989, p. 193) des théories d’A. de Gobineau, dont se sont largement inspirés Hitler et ses idéologues : «  Pour expliquer le présent, Gobineau recourt non seulement à un passé inaccessible, mais aussi à la totalité du futur ».
  • 8 Entrepôts où étaient stockées toutes les possessions des Juifs qui étaient déportés dans le camp d'extermination d’Auschwitz.
  • 9 « Lavez bien les fraises, les enfants, à cause de la cendre », voici des propos rapportés dans l’ouvrage de Rudolf Höss (2016, p. 92).
  • 10 Déclaration d’Izhak Gruenbaum au CE sioniste, 18 janvier 1943, ACS, S/25 1851.
  • 11 Tous les Allemands n’appartenaient pas au Parti nazi, mais nombreux furent ceux qui en partageaient les principes, ne serait-ce qu’en acceptant, décret après décret, que les droits soient bafoués.
  • 12 Déclaration d’Izhak Gruenbaum au CE sioniste, 18 janvier 1943, ACS, S/25 1851.
  • 13 Il s’agit ici d’un extrait du journal intime de Paul Hohn, soldat de la Wehrmacht d’abord en France, puis à partir de janvier 1942, en Biélorussie avec son unité. Il a été membre de la SA depuis 1933 et membre du NSDAP à partir de 1937. Cet extrait est une entrée datée du 31 janvier 1942, alors que son unité était à Berezina, Minsk.
  • 14 La référence à la ferme de cet ingénieur en bâtiment fait penser aux Artamans, cette mouvance d’individus voyant dans le retour à la terre et aux valeurs nazies dont faisaient partie, entre autres, Rudolf Hoess et Himmler. C’est d’ailleurs au sein de cette communauté que ces derniers firent connaissance.
  • 15 Gruenbaum à l’EAJ, 11 mai 1937, ACS.
  • 16 Traduction : « Au moment précis où la masse quittait le wagon et même avant que nous soyons tous sortis, j’ai eu la chance de voir, avec mes propres yeux, un homme dans un uniforme élégant. Il portait des pantalons gris caractéristiques de l’armée allemande. Une veste blanche impeccable [ce devait être Stangl, car bien des témoignages le décrivent dans une impeccable tenue blanche] et un couvre-chef joliment placé sur sa tête. Il utilisait son pistolet pour tirer sur les Juifs qui sortaient du train et il était accompagné par un officier extrêmement grand. Sans mentionner quelques autres individus qui pratiquaient leur adresse au tir sur des cibles sans défense. À cause de cette attitude, des douzaines des nôtres jonchaient le sol, au moment de leur arrivée, sur les côtés des wagons dans lesquels ils étaient arrivés. Le but de cette scène monstrueuse était d’imposer immédiatement la terreur et l’obéissance aux Juifs, les décourageant de tenter tout acte de rébellion ».
  • 17 Exécutif de l’Organisation sioniste, Le 19e Congrès sioniste : rapport sténographique, Tel-Aviv, 1937, p. 333.
  • 18 BA, B 162 /AR-Z 1251/65 vol. B VIII, fol. 232.
  • 19 Extrait d’une lettre du 27 septembre 1942 de Karl Kretschmer à sa femme. Kretschmer était SS-Obersturmeführer et membre du Sonderkommando 4a de l’Einsatsgruppen C.
  • Références

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