Jacques Walter a beaucoup œuvré dans les registres de l’analyse des phénomènes testimoniaux et dans la compréhension des fonctionnements mémoriels, non seulement par ses approches personnelles, à travers l’étude du camp de la Neue Bremm, mais également à travers du programme de recherche qu’il avait dirigé, avec Béatrice Fleury, entre 2007 et 2011 (Walter et Fleury, 2007 ; 2008 ; 2009 ; 2010 ; 2011), auquel j’avais eu la chance de participer.
Ayant moi-même travaillé un peu ces questions à différents moments de ma carrière, je me suis trouvé en phase avec le projet et j’ai pu confronter mes pratiques d’historien avec celles de Jacques Walter, venu de la sociologie et des sciences de l’information. Il en est ressorti quelques réflexions de praticien du témoignage que je livre en toute modestie.
Lorsque je commence mes études doctorales, après l’agrégation d’histoire, au début des années 1980, l’utilisation des témoignages dans le cadre de l’académisme universitaire, oraux notamment, n’est pas forcément bien considérée en histoire, alors que les sociologues s’y sont frottés depuis longtemps. Je voudrais en rappeler quelques étapes dans un premier temps avant d’identifier quelques interrogations de l’utilisation du témoignage, notamment sur la période clé de la Grande Guerre, avant d’indiquer des apports permis par l’utilisation des témoignages dans le cadre d’enquêtes menées par l’historien du contemporain.
Les témoins
Il convient d’abord de préciser un peu les contours des relations complexes qui unissent l’historien et le témoin. en effet, la notion de témoignage supporte plusieurs définitions assez différentes. Le témoin au sens juridique ne nous concerne pas directement ici, mais nous rappelle cependant la solennité que la justice accorde au témoignage puisque la déposition se fait sous serment. Le témoin au sens empirique est l’approche que je privilégie ici. Elle est caractérisée par le discours du « j’y étais ». En cela, le témoin peut s’opposer à l’historien, dont tout l’art consiste à reconstituer un passé sans l’avoir forcément vécu. Le témoin oppose parfois son expérience personnelle comme légitimation d’une construction mémorielle seule valable face aux historiens qui eux, par définition, « n’y étaient pas ». Or le discours historien se construit sur l’exploitation de sources (dont le témoignage n’est qu’une parmi d’autres) et justement, sur le recul par rapport aux événements. Vécu faisant foi d’un côté, distanciation critique de l’autre, les intérêts du témoin et de l’historien peuvent parfois diverger considérablement.
Souvent, le témoin se sent investi d’une mission sacrée, celle de transmettre au nom de ceux qui ne peuvent plus le faire, essentiellement des morts. On retrouve là une valeur commune à Maurice Genevoix, qui veut notamment prendre la parole au nom de tous les morts des Éparges et notamment de l’ami Robert Porchon (2008), et à Primo Levi (1947), qui s’exprime pour toutes les victimes de l’Holocauste qui ne sont pas revenues.
Les convergences entre témoin et historien existent aussi. Leurs deux pratiques sont établies sur des élaborations intellectuelles croisées. Le témoin construit son discours et se trouve au carrefour du fait et de sa verbalisation. L’historien construit aussi son discours pour le mettre en récit et en problématique. Les démarches sont donc assez semblables si les méthodes mises en œuvre s’avèrent différentes.
Pour ma part, j’utilise un corpus de témoins oraux pour la première fois à l’occasion de ma thèse de 3e cycle (Cochet, 1983). Le propos prétend mettre au jour des écarts entre les discours écrits de la Grande Guerre appliqués à Reims, notamment à travers la presse, et les traces mémorielles subsistantes dans le discours des témoins interrogés plus de 60 ans après les faits. Le propos est certes risqué tant les angles d’approche sont différents et grand le temps écoulé.
Sans remonter à Hérodote, nous sommes, au début des années 1980, dans une époque où les historiens (re)découvrent les usages de ce que l’on nomme alors, par une mode venue des États-Unis et de Grande-Bretagne, l’« Oral History ». En France, à la fin du 19e siècle et dans les premières décennies du 20e, l’école méthodique, toute imprégnée de positivisme, ne pense que par les archives écrites et notamment la diplomatique et ne veut voir dans les témoignages oraux qu’une « tradition orale » déconsidérée, car seulement révélatrice des « gens de peu » non décisionnaires. L’école dite des « Annales » ouvre certes le champ des possibles en termes de diversité des sources, mais sans doute du fait que ses principaux animateurs sont l’un médiéviste (Marc Bloch) et l’autre moderniste (Lucien Febvre), ne privilégient pas le recours aux sources orales, Elles sont jugées encore bien souvent comme trop peu scientifiques car propices au règne de l’imagination. À l'époque, Les historiens français sont bien en retard, par rapport à d’autres sciences sociales dans d’autres pays.
Dès 1851, Henry Mayhew a publié London Labour and the London Poor, qui utilise systématiquement le principe des entretiens (sténographiés) avec des témoins (Thompson, 1980). Les sociologues américains de l’école de Chicago ont utilisé les témoignages oraux dès les années 1920, notamment à travers les travaux pionniers de William I. Thomas et Florian Znaniecki1 (1918-1920).
L’arrivée des premiers magnétophones après la Deuxième Guerre mondiale accélère le processus d’enquête. L’Armée américaine collecte, dès 1942, des témoignages oraux sur les opérations militaires et des vies de soldats. À titre de comparaison, il faut attendre 1975 pour voir le Service Historique de l’Armée de l’Air – pourtant très en avance en France sur ce registre – procéder à l’identique en France. Le Britannique Paul Thompson joue un rôle fondamental en créant en 1966, The History Workshop, dont le principe repose sur des approches transdisciplinaires (archivistes et historiens locaux, chercheurs en sciences sociales), puis en 1973 The Oral History Society. Les premiers à employer systématiquement les sources orales sont, en Grande-Bretagne (Angleterre du Nord, Pays de Galles, Écosse notamment), les linguistes spécialistes des dialectes et littératures orales. Il s’agit notamment de préserver les langues celtiques, qui au mitan des années 1960, peuvent apparaître comme menacées. Mais, il s’agit aussi de révéler « l’histoire cachée » des minorités, de mettre en avant une « History from Below», réclamée par la Nouvelle Gauche anglaise. Les institutions universitaires britanniques innovent assez rapidement avec « l’École d’études écossaises » à l’Université d’Édimbourg, « l’Institut du dialecte et des études de la vie du peuple » à l’Université de Leeds, le « Centre pour la tradition culturelle et la langue anglaises » à l’Université de Sheffield. L’interdisciplinarité s’impose également rapidement avec des liens institutionnels entre historiens et anthropologues au « Centre d’études d’Afrique occidentale » à l’Université de Birmingham et, bien entendu, au centre d’histoire orale de Paul Thompson, à l’Université d’Essex.
En France, les choses commencent cependant à changer avec l’émergence, en 1978, de « l’Institut d’Histoire du Temps présent », créé à Paris et confié, dans un premier temps à l’historien de l’Angleterre, François Bedarida puis à Jean-Pierre Rioux. Le lien entre sources orales et temps présent est effectivement très fort puisque ce dernier temps de l’histoire se définit par l’existence de témoins vivants que l’on peut interroger. C’est alors le temps des pionniers. Philippe Joutard (1983) joue un rôle capital dans ce. Dès 1979, dans le mensuel l’Histoire, qu’il vient de créer avec quelques autres et qui se donne pour mission éditoriale de jeter des passerelles entre le monde de la recherche et du grand public, Philippe Joutard lance le slogan programmatique, « Historiens à vos micros ! » En 1980, une des grandes pionnières de l’« Oral History » Dominique Aron-Schnapper, développe le concept « d’archives orales » à partir des résultats de son enquête sur les débuts de la sécurité sociale en France (Laroque, 2017). L’histoire orale se veut alors militante et engagée et veut « rendre la parole au peuple ». En Italie, « les historiens de l’oralité des années cinquante et soixante se considéraient comme des militants dans le domaine de la culture. Ils pensaient que le fait de donner la parole à ceux qui étaient toujours restés “sans parole ” était destiné à obtenir des témoignages révolutionnaires » (Contini, 2015). Il n’est pas anodin de se souvenir que le premier colloque d’histoire orale tenu en 1982 à Aix-En-Provence ait été consacré à l’histoire des femmes. Les méthodes d’interview sont alors jugées comme particulièrement pertinentes pour aborder des moments sociaux pour lesquels la documentation écrite fait défaut. C’est pourquoi l’étude des minorités, des expériences de travail, de la culture du monde ouvrier sont alors si fortement représentées dans les enquêtes orales.
Depuis ces époques pionnières, la méthodologie des sources orales utilisées par les historiens a été singulièrement précisée, notamment par Florence Descamps (2005) ou par Fabrice d’Almeida et Denis Maréchal (2014). Mais l’utilisation du témoignage par l’historien ne saurait être limitée aux seules sources orales. Pour ma part, je retrouve la mise en action scientifique des témoins et du témoignage à de nombreuses reprises jusqu’à aujourd’hui dans le cadre de ma thèse (Cochet, 1989), de mon HDR (Cochet, 1996a) ou de programmes de recherche2. Pour ma part, ayant prôné dès 1983 la banalisation complète des sources orales par rapport aux autres types de matériaux à la disposition du contemporanéiste, je les associe dès lors à tout autre type de sources.
Les quatre années de la Grande Guerre s’imposent tout particulièrement pour leur immense richesse testimoniale. Entre 1914 et 1918, jamais le statut de témoin faisant part, sous des formes variées, de son expérience de guerre, n’avait été aussi répandu. Plusieurs raisons viennent expliquer ce fait. Conflit à front figé, mettant en œuvre des effectifs jamais atteints auparavant, on y écrit beaucoup et on y lit beaucoup des lettres reçues de l’arrière3. Au plan culturel, 1914-1918 représente la victoire aussi de la culture écrite, ultime conséquence de l’œuvre d’alphabétisation de l’ensemble du 19e siècle, des lois de Guizot à celles de Ferry. Les soldats, même appartenant aux milieux les plus modestes, même avec des fautes d’orthographe ou de syntaxe, écrivent beaucoup. Le matériau de témoignage ainsi rassemblé est tout simplement prodigieux.
Les lettres de soldats constituent un premier matériau. Pour l’armée française, on estime à 4 millions par jour les lettres envoyées du front. Leur édition connaît une première vogue éditoriale dès la Grande Guerre elle-même4. Puis elles reviennent en force à partir des années 2000, dans un contexte d’un changement de regard social sur la Grande Guerre. C’est le moment où le basculement des soldats de héros à victimes s’ancre fortement dans les mémoires et où le public ne souhaite plus connaître les détails d’une histoire militaire jugée dépassée mais veut être en empathie avec ce qu’a enduré l’arrière-grand-père dans les tranchées. Cette soif d’intime et de sphère privée de la Grande Guerre est un moment important des évolutions mémorielles du conflit. Les lettres constituent, de ce point de vue, un très beau témoignage de la manière dont ont perduré les relations entre les soldats et les êtres chers demeurés à des centaines de kilomètres du front. Une des dimensions les plus riches de sens est la manière dont le soldat donne, par exemple, des sortes de « consultations à distances » à son épouse pour gérer la modeste exploitation agricole familiale ou le commerce.
Mais il faut savoir ne pas se contenter d’un seul témoignage pour que les témoignages puissent commencer à dire la véracité du front. Par exemple, les lettres de Germain Cuzacq (1984), simple soldat anonyme originaire des Landes, ont le mérite d’être doublées par certains extraits du journal de Jean Dupouy, un de ses camarades d’escouade (10 hommes sous le commandement d’un caporal) et « pays » de Germain. La confrontation des deux sources permet de mesurer combien les poilus ont tendance à dissimuler à leur famille les dangers auxquels ils étaient exposés afin de ne pas l’inquiéter outre mesure. L’exemple le plus frappant se situe le 9 juillet 1916 dans le réduit d’Avocourt. Germain Cuzacq écrit alors à sa femme, « aujourd’hui, nous avons eu une belle matinée assez chaude, mais on ne sait pas encore comment se terminera la journée. » Pour le même jour, Jean Dupouy présent sur les mêmes lieux, écrit dans son journal intime, « les Allemands attaquent sans cesse à chaque instant et nous font des morts et des blessés en quantité. Deux journées mémorables » (Cuzacq, 1984, p. 128). Le mensonge protecteur de la tranquillité familiale, sorte de « rassurance », s’exprime ici pleinement.
Les lettres-témoignages d’un romancier déjà connu en 1914, Louis Pergaud, sont frappées des mêmes comportements. Pergaud, disparu à Marchéville, près de Fresnes-en-Woëvre le 8 avril 1915, a obtenu le prix Goncourt de 1910 pour De Goupil à Margot. Il entretient une correspondance avec sa jeune épouse Delphine et avec des amis. Ces lettres peuvent être comparées avec les carnets personnels que tient Louis Pergaud. Il en ressort la même euphémisation protectrice à l’égard de sa femme Delphine que dans le cas de Germain Cuzacq. Le premier octobre 1914, Pergaud écrit à Delphine, « ce n’est pas au feu que nous allons, mais simplement aux tranchées pour en faire de nouvelles et en entretenir d’autres » (Cochet, 2006). Le même jour, il écrit à un de ses amis, Edmond Roche, « je pars avec 6 camarades sur la ligne du feu. Naturellement, je n’ai pas annoncé la chose de cette façon à Delphine. Elle se ferait une bile inutile ». Le 9 octobre 1914, le romancier réitère l’édulcoration de son propos à Delphine : « Les Boches nous ont bien envoyé quelques obus, mais je n’ai pas une égratignure », alors que dans son carnet, il dit « Qu’est-ce que nous avons reçu. Plus de 100 obus percutants ou fusants. Le lieutenant blessé » (Ibid., p. 105, 112).
Les Journaux intimes étant destinés à la seule lecture de leur auteur constituent sans doute les témoignages les plus authentiques, à la condition de n’avoir pas été réécrits ultérieurement. D’autres témoignages encore (objets de « l’artisanat des tranchées, photographies) permettent également d’apporter des précisions sur la vie du front et de l’arrière. Les historiens de la Grande Guerre, ont connu de vifs débats dans les années 1995-2005, sur la méthodologie de mise en œuvre et d’utilisation de tous ces matériaux de témoignage.
Certains ont pu parler d’une « forme de dictature du témoignage » et ont proposé de s'en « affranchir » (Audoin-Rouzeau et Becker, 2000, p. 53).
Un personnage a focalisé sur sa personne un grand nombre de questions concernant le statut du témoignage durant la Grande Guerre, il s’agit bien sûr de Jean-Norton Cru.
Né en Ardèche d’une mère anglaise et d’un père pasteur, Jean Norton Cru enseigne d’abord l’anglais en France, avant de partir enseigner le français dans un College du Massassuchett à partir de 1908. En 1914, il est caporal au 240e R.I. Sergent en février 1915, il passe en décembre 1916 au 321e R.I. À partir de février 1917, il est détaché comme interprète auprès de la 55e division britannique, puis en août 1917 de la 1ère D.I.U.S. Il est adjudant en janvier 1918. Fin août 1929 paraît à Paris son monumental ouvrage de 735 pages intitulé Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928. Préparé pour la Carnegie Endowment for International Peace records, l’ouvrage est, finalement, modestement diffusé par les éditions Les Étincelles, dirigées par Marcel Bucard.
Une première polémique s’élève rapidement, liée au statut du témoignage des combattants. Attaché à la recherche de la vérité, Jean Norton Cru prétend avoir mis au point une méthode, faite de nombreux recoupements de sources, de vérifications des lieux et des chronologies. Selon cette méthode, il émet des jugements peu flatteurs, et surtout sans appel, sur un certain nombre de témoins qui connaissent alors une notoriété considérable, notamment Henri Barbusse et Roland Dorgelès. Mais en termes de notoriété, Jean Norton Cru ne parvient pas à contre-balancer le succès éditorial et les réseaux de ces deux auteurs à succès. Il (1993 [éd. orig. 1929]) revient sur le devant de la scène au début des années 1990 lorsque Témoins est réédité une première fois. L’époque est alors à la construction d’une histoire anthropologisante de la Grande Guerre, autour de Stéphane Audoin-Rouzeau, d’Annette Becker et des chercheurs de l’Historial de Péronne et la réédition, perçue comme à contre-courant des thématiques qu’ils y développent, est sévèrement jugée, notamment au nom d’un « consentement » à la violence que Jean Norton Cru n’aurait pas assez pris en compte et que n’aurait pas vu les témoins. Frédéric Rousseau intervient dans le débat, d’abord avec son ouvrage Le Procès des témoins en 2003, puis par une nouvelle édition de Témoins en 2006, dans une version contextualisée. Ces deux ouvrages prennent le contre-pied absolu du précédent et avancent la validité scientifique du témoignage pour aborder les thématiques du vécu de la violence guerrière. Au-delà de la querelle d’historiens, s’exprime le problème des savoirs historiques et de leur vie publique par rapport aux témoignages. La question dépasse largement la personne et la méthode de Jean Norton Cru, qui d’ailleurs, n’a pas à être encensé ou diabolisé. Son travail est considérable, mais non unique. Il est surtout daté et correspond à un environnement, une époque, un milieu, un outillage mental. Certains jugements de valeur de Jean Norton Cru, marqués par l’hyper-criticisme et un caractère incontestablement psychorigide, doivent aujourd’hui être dépassés, mais son immense travail de recoupage et de contextualisation des conditions de production des témoignages écrits de la Grande Guerre demeure digne d’un véritable historien. Le principal reproche que l’on puisse faire à Jean Norton Cru est sans doute d’avoir voulu construire unecosmogonie de la Grande Guerre à partir de son expérience personnelle.
Témoignages et mises en mémoires
En ce qui concerne les témoignages oraux, diverses questions se posent encore. Celle de l’éloignement chronologique aboutissant à des simplifications mémorielles ou à des reconstructions est l’une d’entre elles. Un autre travers peut être identifié, notamment chez les témoins qui ont écrit leurs mémoires. Nombre d’entre eux éprouvent les plus grandes difficultés à s’en abstraire. Lors d’une enquête orale sur les relations franco-tunisiennes au moment de l’indépendance, j’ai eu l’occasion d’interviewer Pierre Chatenet5. Malgré mes efforts, son entretien a en fait constamment tourné autour de la relecture de ses carnets tenus au jour le jour. Dans ce cas là également, on peut parler de phénomènes de stratification-concrétion (Cochet, 1996b).
Pourtant, les archives orales sont aussi capables de porter des révélations en termes de connaissance d’un événement. Le Service historique de l’Armée de l’air (aujourd’hui SHD-Air) a fabriqué ses propres archives orales, à partir de 1975, construites sur des récits de vie d’officiers et de sous-officiers. Le Général Lucien Robineau (1990) consacrant une communication à l’Affaire de Suez de 1956, identifie fort bien deux dimensions très différentes de l’opération. Une face claire et officielle, qui est la mise en place de moyens militaires franco-britanniques en Méditerranée et le déroulement des opérations amphibies. Mais il montre aussi qu’une part de l’opération a été laissée dans la pénombre et qu’il est possible de l’éclairer par les archives orales, dans les liens avec le partenaire israélien. En effet, les témoignages oraux montrent une véritable volonté de guerre préventive des Israéliens. L’aviation de l’État hébreu obtient que son territoire soit couvert par les Français. 28 témoins confirment les liens effectifs entre Français et Israéliens, malgré un secret parfaitement gardé.
Méthodologiquement, l’historien ne peut pas demander les mêmes choses à deux grands types de témoins. Les « grands témoins » ayant occupé des postes décisionnels à des moments importants permettent d’accéder à une histoire des prises de décisions et du fonctionnement en réseaux relationnels, politiques, idéologiques, culturels. Leurs témoignages permettent de suivre les référents culturels d’un milieu sociologique et d’une époque, d’en déterminer les outillages intellectuels. Les « témoins d’ambiance » apportent, pour leur part, un éclairage sensible et personnalisé sur une époque donnée. J’ai le souvenir notamment d’un entretien de 1995 où un ouvrier rémois évoquant la Seconde Guerre mondiale m’avait décrit la manière dont il avait essayé de remplacer ses pneus de vélo usés jusqu’à la corde par de vieux linges entourant les jantes ou par un tuyau d’arrosage. Pour anecdotiques qu’elles soient, ces tentatives n’auraient pu être trouvées dans les archives préfectorales et en disaient fort long sur les pénuries de l’époque.
Bien entendu, c’est aussi dans les relations étroites qu’entretiennent témoignages (écrits ou oraux), et construction mémorielle que se trouve une des difficultés majeures à résoudre pour l’historien. La mémoire a tendance à procéder par formulation binaire des phénomènes sociaux : oui/non ou bien/mal. Elle simplifie quand l’histoire se veut l’éloge de la complexité des comportements humains.
De plus en plus, les phénomènes mémoriels se situent sur un plan politico-médiatico-moral, très influencé par les comportements d’empathie alors que l’histoire se veut reconstruction distanciée – mais pas insensible – du passé, compréhension d’une époque révolue et de ses comportements et non-jugement moral. Depuis une vingtaine d’années, le « devoir de mémoire » a imposé au monde politico-médiatique une série de « lois mémorielles », faisant dire l’histoire par la chambre de députés. Le « tout mémoriel » peut aller jusqu’à son ultime avatar qu’est la judiciarisation de l’histoire. Au cœur de mises en mémoire se trouvent donc souvent la confusion des genres entre étude scientifique et pathos médiatique, l’anachronisme de moments historiques n’ayant rien en commun. Or, comme le signale fort opportunément Alain Besançon (1998, p. 41), « On ne peut rester intelligent sous l’idéologie ». Le risque, bien réel et généralisé de tomber dans la dépendance d’une « tyrannie de la mémoire »6 existe, d’autant plus que des concurrences mémorielles existent de plus en plus en fonction de victimisations revendiquées de plus en plus largement et fréquemment.
Conclusion
Pourtant, l’Histoire a un besoin impératif de mémoire et la réciproque est vraie aussi. Les deux se nourrissent réciproquement et si j’ai eu tendance à les opposer ci-dessus, c’est surtout pour en montrer les destins liés. La résolution de la difficile équation à trois inconnues (témoin, mémoire, histoire) tient, pour l’historien, dans le fait de s’emparer des témoignages et de leurs mises en mémoire comme autant d’objets scientifiques et de les traiter en tant que tels. Les liens parfois conflictuels deviennent alors au contraire richesse et densité. C’est ce que nous avons été un certain nombre à essayer de faire. Comme modèle du genre, c’est à Jacques Walter (Walter, 2008) qu’il convient de revenir en relisant sa très belle et très riche communication, « Nouvelle testimoniale et inter-dit. Arthur Conte et la Neue Bremm ».
Références
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