Durant la Première Guerre mondiale, les autorités de l’Empire ottoman mettent en œuvre le génocide de plus d’un million d’Arméniens (Akçam, 2004 ; Kévorkian, 2006 ; Suny, 2015). Les populations grecques et assyro-chaldéennes sont aussi victimes de massacres et de déportations qui font des centaines de milliers de victimes (Bruneau, 2012, p. 57-83 ; Khosoreva, 2007, p. 267-274 ; Shirinian, 2017). Cette catastrophe engendre une crise humanitaire sans précédent qui laisse dans le dénuement une population fragilisée composée de centaines de milliers de réfugiés et d’orphelins (Gzoyan, 2019 ; Nercessian, 2016 ; Shirinian, 2016). Les événements qui frappent les populations chrétiennes et, plus particulièrement, les Arméniens de l’Empire ottoman durant cette période connaissent un retentissement important en Occident, mobilisant les autorités, mais aussi l’opinion publique (Balak̕yan, 2003 ; Becker et Winter, 2010 ; Chabot et al., 2016). Aux États-Unis, l’émotion face au sort des Arméniens est forte et l’appel à l’aide d’urgence en faveur des victimes connaît un succès important. En effet, dès l’annonce des massacres d’Arméniens en 1915 est mis sur pied l’American Committee for Armenian and Syrian Relief (ACASR), à l’initiative de missionnaires et de philanthropes. En 1919, l’organisation humanitaire prend le nom de Near East Relief (NER) à la suite de son incorporation par le Congrès américain (Barton, 1930). Durant cette période, le NER déploie des moyens extraordinaires basés sur la charité privée, l’aide des autorités gouvernementales et la mobilisation de la population américaine grâce à une intense publicité dans les médias (Miglio, 2009 ; Panken, 2014). Sur le terrain, le NER travaille en collaboration avec de nombreuses organisations comme l’American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM), l’American Red Cross (ARC), l’American Women’s Hospitals (AWH) et des organisations de secours arméniennes comme l’Union générale arménienne de Bienfaisance (UGAB) (Gratien, 2016 ; Okkenhaug, 2015 ; Rodogno, 2014).
C’est dans ce contexte que le 15 février 1919, le SS Léviathan quitte le port de New York avec à son bord une équipe de travailleurs humanitaires principalement composée de médecins et d’infirmières. Parmi les passagers, Mabel Evelyne Elliott (1881-1968), une médecin de Benton Harbor (Michigan)1, fait partie d’un groupe de cinq femmes, membres de l’American Women’s Hospitals (AWH)2. Dans le cadre de cette mission, elles ont été retenues et équipées en collaboration avec le NER (Lovejoy, 1927, p. 73). En juin 1919, le NER et l’AWH dépêchent Mabel E. Elliott à Marach. La ville, située dans ce qu’on nomme alors les territoires de l’est, fait partie d’une zone qui comprend la Cilicie placée sous mandat français (Mutafian, 1984, p. 94). L’occupation française de la région suscite, dès le départ, beaucoup de ressentiment au sein de la population turque qui n’hésite pas à appuyer les troupes nationalistes de Mustapha Kemal (Atatürk) dans leurs combats contre les Français (Hovannisian, 2008. Nakache, 1998, p. 115). Rapidement, les forces françaises – qui alignent un important contingent de tirailleurs sénégalais et de légionnaires arméniens – sont débordées alors que le 21 janvier 1920, les kémalistes attaquent Marach et que les premiers massacres frappent la population arménienne qui compte dans ses rangs de nombreux rescapés du génocide (Le Lannou, 1999, p. 187 ; Pattie, 2018, p. 160-179 ; Shemmassian, 2008). Le 10 février, l’ordre d’évacuation des troupes françaises est donné, celles-ci quittent la ville nuitamment, accompagnées par des milliers d’Arméniens terrorisés à l’idée de tomber aux mains des Turcs. En désespoir de cause, Mabel E. Elliott et les membres de son personnel sanitaire, dont plusieurs sont des Arméniens, se joignent aux évacués. Dans des conditions hivernales extrêmement difficiles, la colonne des évacués marche pendant trois jours avant d’atteindre la gare ferroviaire d’Islahiye. À l’arrivée, c’est plus de la moitié d’entre eux qui sont morts en chemin (Gratien, 2016, p. 170). À son retour aux États-Unis à l’été de 1920, Elliott offre aux journalistes, mais aussi à un public curieux une série d’entrevues et de conférences témoignant de son expérience à proprement parler extraordinaire au cœur des bouleversements qui secouent le Moyen-Orient au lendemain de la Grande Guerre. Dans les revues médicales, les journaux et auprès de ses collègues, elle devient l’héroïne de Marach.
En nous inspirant des travaux de Jacques Walter et Béatrice Fleury mis en œuvre dans le cadre du programme de recherche sur Les carrières de témoins de conflits contemporains, nous cherchons à comprendre les facteurs qui ont permis à Mabel E. Elliott d’acquérir « le statut de bon témoin ». Autrement dit, quel est le contexte historique et sociologique qui favorise l’émergence de ce témoin et de son témoignage ? Comme le rappelaient Béatrice Fleury et Jacques Walter dans un article programmatique, « en étudiant des figures testimoniales est mise en évidence l’idée selon laquelle le témoin ne témoigne pas seulement d’expériences qui l’ont éprouvé, mais aussi de son temps, de son groupe d’appartenance, du rapport à la temporalité et à l’espace, aux moyens de transmission et de communication » (Fleury et Walter, 2012, p. 155-156). Il s’agit donc d’étudier l’événement catastrophe de Marach comme objet discursif à travers la figure du témoin et la mise en récit de son témoignage dans le contexte transnational d’une transformation de l’action humanitaire au lendemain de la Grande Guerre. Afin de répondre à notre questionnement, nous analyserons les archives de l’AWH3, les articles parus dans les journaux américains au début des années 1920 relatant l’expérience d’Elliott4 ainsi que ses mémoires publiés en 1924 sous le titre de Beginning Again at Ararat.
Elliott à Marach : les conditions de l’humanitaire
Dans ses mémoires, le docteur Elliott rappelle d’emblée que si les Arméniens sont des martyrs chrétiens – thème récurrent dans la littérature proarménienne depuis les années 1870 – ils sont avant tout des humains qui, depuis quatre ans, sont les pupilles du peuple américain (Prévost, 2018 ; Elliott, 1924, p. 15-16). En effet, puisque l’Amérique n’est pas venue en Turquie pour annexer un territoire ou exploiter sa main-d’œuvre, écrit-elle, mais dans une perspective de solidarité humaine et de partage, elle souhaite que la lecture de son livre puisse convaincre le public américain que le peuple arménien est moins un symbole qu’un voisin (Elliott, 1924, p. 17). À ce « voisin » frappé par la violence et la maladie, Elliott affirme offrir sa compassion et ses compétences professionnelles afin de soulager ses souffrances. Dans ses mémoires destinés à un large public, le pathos et le lyrisme teintent son récit. En revanche, ses rapports et ses lettres envoyées au conseil d’administration de l’AWH à New York témoignent d’une vision de l’humanitaire marquée par un savoir scientifique et une approche professionnelle du sanitaire. En effet, de juin à décembre 1919, Elliott acheminera à l’exécutif de l’AWH quatre rapports décrivant son travail et celui de son équipe à Marach. Notons qu’il s’agit de documents administratifs à usage interne destinés à des médecins5.
Son premier rapport rédigé sept jours après son arrivée est celui qui offre le plus de détails sur l’organisation médicale et sanitaire alors qu’elle prend en charge l’hôpital de Marach. Rapidement, Elliott est confrontée aux limites du travail humanitaire dans un pays occupé après quatre ans de conflits guerriers et de massacres de civils. Ainsi, concède-t-elle, l’hôpital manque de matériel médical et ne compte que 50 lits pour soigner des centaines de patients souvent très malades. Elle écrit à ce propos : « As it is now we have had from 45 to 48 cases in all the time. We never have a bed empty for 12 hours6 » (Elliott, 22 juin 1919, p. 3). Le personnel dont elle dispose est aussi limité et toujours débordé. Elliott, qui est médecin généraliste et obstétricienne, s’occupe de la maternité et des maladies infectieuses : malaria, typhus, méningites, pneumonie, tétanos, empyème et typhoïde sont les plus courantes. Elle est secondée par le docteur Artine, un Arménien rescapé du génocide. Un troisième médecin, le docteur Marion C. Wilson, un chirurgien, opère les cas les plus graves alors que sa femme, une infirmière, l’assiste à la salle d’opération. Finalement, Elliott est venue avec deux infirmières américaines : l’une, Helen Shultz, s’occupe des enfants regroupés dans les quatre orphelinats du NER et l’autre, Mademoiselle Morgan, travaille de concert avec Elliott en tant qu’infirmière-chef. Une autre infirmière, Mabel Power est l’assistante d’Elliott. Finalement, des Arméniennes recrutées localement sont formées et encadrées par les Américaines.
Le travail s’échelonne sur six jours auxquels il faut ajouter les tournées de nuit. Néanmoins, lorsque l’espace occupé par des soldats britanniques sera libéré, Elliott souhaite ouvrir 25 lits supplémentaires. Elle écrit : « […] it wouldn’t be very much more work for as it is now we can only keep in the desperately ill and it keeps me very busy trying to decide who to send home7 » (Elliott, 22 juin 1919, p. 4). Du même souffle, elle confesse qu’il est très pénible de refuser des patients qui devraient être hospitalisés. Alors que les mois passent, Elliott admet que la gestion d’un hôpital dans le contexte d’une crise humanitaire est éprouvante. Mais ce n’est rien à comparer à ce que son personnel arménien a vécu depuis quelques années. Elle confesse dans une lettre adressée au docteur Crawford : « I never seek their stories, and often they will be about for weeks without realizing what a terrible burden they are carrying8 » (Elliott, 2 septembre, p. 1). Toutefois, en quelques occasions, certains lui confient leur détresse. Par exemple, son interprète qui est une jeune Arménienne consciencieuse lui a avoué qu’elle n’avait pas assez d’argent pour nourrir toute sa famille dont elle était responsable depuis la mort de son père et de ses frères tués par les Turcs.
Ses écrits ainsi que les photos qu’elle envoie à l’exécutif de l’AWH lui offrent peut-être une forme de catharsis face à la douleur exprimée par ceux qu’elle côtoie quotidiennement, mais ils répondent également aux nécessités plus prosaïques des transformations de l’humanitaire au lendemain de la Grande Guerre. Ainsi, dans une lettre que lui adresse Esther Pohl Lovejoy, directrice de l’AWH, le 25 août 1919, il est précisé que l’association est très reconnaissante de ses photos et de ses rapports, E. P. Lovejoy ajoute : « and I wish you would write as often as you possibly can and send as many pictures as you can secure, because they are of great interested to us from the standpoint of publicity9 ». Comme le souligne Jaffa Panken (2014, p. 141) : « Unlike many similar organizations, the American Women’s Hospitals managed to adapt to the new business of relief work […]. With a little more than their own talents, Lovejoy and Elliott finessed the new publicity techniques to raise their organization’s profile10 ». Dans son dernier rapport de Marach daté du 10 décembre 1919, Elliott écrit qu’en plus des mille choses qu’elle doit faire en lien avec le travail humanitaire : « Then the medicine cases which are between fifty and sixty here and the children’s hospital of thirthyfive [sic] patients, clinics three days a week and assisting in operating room with all serious operation11 » (Elliott, 10 décembre 1919, p. 1). Elle termine son rapport en faisant état du départ des soldats britanniques qui sont maintenant remplacés par les troupes françaises. Tout comme son personnel, elle est peinée, car les Britanniques étaient très capables et très serviables. Est-ce un signe d’inquiétude alors que le climat politique se détériore ? Quoiqu’il en soit, elle ne craint rien puisqu’elle garde une arme à feu près de son lit. Elle termine son rapport en annonçant qu’elle retournera aux États-Unis au mois de mars après avoir servi un an en Turquie. Toutefois, sur le terrain, les événements se précipitent et entraînent une catastrophe pour les Français, les Arméniens et les travailleurs humanitaires à Marach.
« J’ouvre une fenêtre » : témoigner de l’événement catastrophe
À compter du mois de janvier 1920, nous n’avons trouvé aucun rapport rédigé par Elliott en provenance de Marach. Toutefois, elle ne demeure pas muette, car durant cette période elle a tenu un journal dont elle cite des passages dans ses mémoires. Bien que le journal comme tel ne se trouve pas dans les archives que nous avons consultées, son existence est attestée dans un rapport d’Esther P. Lovejoy adressé à l’exécutif de l’AWH en 192112. Il n’est pas question ici de retracer en détail les événements qui ont mené à l’évacuation en catastrophe des troupes françaises et de la population arménienne de Marach à la suite des combats menés par les troupes nationalistes de Kemal et une partie de la population turque de la ville. Plusieurs témoignages concordent quant à la forte résistance turque à l’occupation française, aux massacres des civils, à la destruction d’une partie de la cité et à l’abandon par les Français de la ville sans avoir été battus militairement sur le terrain (Chorbajian, 1979 ; Der Ghazarian, 1978 ; Kerr, 1973 ; Muré, 1921).
Dans son « journal », Elliott retrace les principaux événements entourant les combats dans la ville. Le chapitre VII de ses mémoires présente sous le titre « Diary of Siege of Marash » (Journal du siège de Marach) la transcription de son journal. À la date du jeudi 22 janvier 1920, elle commence son récit en précisant que, depuis mardi, il n’est plus question de sortir des murs protecteurs de l’hôpital (Elliott, 1924, p. 98). Les combats qui se déroulent dans la ville alors que des forces turques campent dans les montagnes autour de la cité sont très violents. Elle a été la cible des tireurs lorsqu’elle est allée récupérer le corps d’un soldat français à la porte de l’hôpital. Celui-ci abrite désormais 175 personnes qui y ont trouvé refuge. Les communications entre les différents quartiers et à l’extérieur de la ville sont coupées. Au jour le jour, Elliott retrace les événements qui affectent son personnel et ses patients.
Le récit va crescendo relatant les massacres (entrée du 28 janvier), l’espoir avec l’arrivée possible de renforts français (entrée du 29 janvier), les incendies qui font rage (entrée du 1er février), l’assassinat des jeunes Arméniennes de la Rescue Home dirigée par Miss Buckley (entrée du 9 février). Le 10 février, Elliott apprend par un officier français que l’ordre d’évacuation a été donné et que la troupe s’apprête à quitter la ville. Elliott et ses infirmières décident de tenter leur chance et de partir avec les évacués. Les patients qui le peuvent quittent l’hôpital accompagnés de leur famille. D’autres, trop malades, sont installés le mieux possible par le personnel et demeurent sur les lieux. À compter de cette date, la dernière inscrite à son journal, elle relate, a posteriori, les trois jours de marche de la colonne des évacués qui s’effectuent sans vivre, dans le froid, dans la neige à travers la montagne pour rejoindre la ville d’Islahiye. Le récit insiste sur le blizzard qui, au dernier jour, frappe les évacués. Cette catastrophe naturelle devient le symbole de toutes les misères de ces rescapés de la guerre et du génocide. Au terme de son récit, Elliott s’interroge à savoir si elle a trop insisté sur cette expérience. Elle justifie ainsi son témoignage : « Personal experience is the only window through which we see the world, and if I share the window with others, it is to show the same view beyond. The things I felt and saw, multiplied by thousands, made up the experiences of the column that crawled from Bel Puvar toward Islahai when French evacuated Marash13 » (Elliott, 1924, p. 126).
Après un repos de quatre jours à Islahiye, Elliott rentre aux États-Unis via Beirut et Paris le 23 mai 1920. Son retour est mis à profit pour mieux faire connaître les événements de Marach à travers son expérience personnelle, mais aussi le travail de l’AWH auprès des Arméniens. Cinq jours après son arrivée au port de New York, le Tampa Tribune décrit le docteur Elliott comme une Floridienne (sa famille est établie en Floride), compétente et progressiste, tout en rappelant qu’elle vient de risquer sa vie à l’hôpital de Marach qui a été criblé de balles et bombardé durant le siège de la ville (1920, p. 10). Durant les quelques mois qu’elle passe aux États-Unis avant de retourner au Moyen-Orient, les journaux relatent son histoire à l’occasion des conférences et des entrevues qu’elle livre à un public curieux. Il s’agit aussi de souligner le caractère essentiel des organisations humanitaires américaines qui œuvrent en Turquie et de les appuyer financièrement.
Les articles journalistiques s’organisent souvent autour des mêmes thèmes puisqu’ils s’inspirent des faits relatés par Elliott. Ainsi, la représentation de l’événement catastrophe de Marach suit un schéma narratif semblable : il rappelle d’abord qu’Elliott avait la charge de l’hôpital et qu’elle devait soigner les nombreuses victimes des massacres commis en Turquie. Appuyé par le NER et l’AWH, le travail effectué par les Américains a été extraordinaire (The Miami News, 12 juin 1920, p. 1 ; The Palm Beach Post, 16 juin 1920, p. 1 ; The New Palladium, 8 juillet 1920, p. 1 ; The Herald-Press Saint-Joseph, 16 juillet, p. 1). À la suite de quoi, est raconté le bombardement de l’hôpital et l’ordre d’évacuation des troupes françaises. Puis, la longue marche de trois jours dans la neige et le blizzard constitue l’acmé de la narration. Citons à titre d’exemple, cet extrait de l’article paru dans le Medical Woman’s Journal : « Perhaps Dr. Elliott’s greatest achievement was her seventy-five mile march on foot from Marash to Islahie […] Over rough, almost impassable roads, covered with ice and snow, through a blinding blizzard, which resulted in the death of hundreds of the refugees, Dr. Elliott tramped, her courage never faltering many times her strength almost gave out14 » (1920, p. 987). La relation de ce voyage tragique à travers le blizzard offre quelques variantes – par exemple la distance parcourue est de 85 selon le Miami News et le nombre de victimes est estimé entre 2 200 (The News-Palladium) et 3 000 (The Palm Beach Post) – mais, dans tous les cas, elle illustre le caractère dramatique de l’événement mettant en scène le témoin oculaire dont l’expérience personnelle devient le centre d’attention du récit. En effet, selon les médias, cette histoire est celle d’une héroïne américaine qui offre un chapitre lumineux des réalisations des femmes médecins (The Medical Woman’s Journal, 1920, p. 186) à travers le récit vif et imagé de son expérience (The News-Palladium, 8 juillet 1920 : 1), tout en évitant de mettre en avant ses actions pourtant héroïques (The Herald-Press Saint-Joseph, 16 juillet 1920, p. 5). L’état final du récit est composé autour du retour à la maison qui enregistre lui aussi quelques variantes où les uns insistent sur les villes où elle a séjourné avant de revenir aux États-Unis – par exemple, Paris dont elle a apprécié la gaieté (The Miami News) – alors que d’autres soulignent l’accueil chaleureux que lui réservent ses proches et ses collègues (The Palm Beach Post) ou, plus simplement, le repos qu’elle s’accorde à Benton Harbour au Michigan qui lui procure une joie indescriptible (The News-Palladium).
Quelques années plus tard, la parution de son livre Beginning again at Ararat renouvelle brièvement l’intérêt pour l’expérience vécue par Elliott au Moyen-Orient. Ainsi, Guy Talbott écrit dans la revue The Forum que son ouvrage est l’histoire d’un témoin oculaire racontée avec pathos et candeur, le livre est aussi passionnant qu’un roman, mais aussi vrai que l’histoire elle-même (1924, p. 285). Le 27 avril 1924, à l’Université d’Illinois, le journal étudiant annonce que Mabel E. Elliott fait la promotion de son livre afin d’appuyer l’œuvre humanitaire du NER. Il ne faut pas manquer à 20 h la conférence de celle que le journal présente comme la Florence Nightingale du 20e siècle – pourtant considérée comme la figure iconique de la profession d’infirmière – maintes fois décorée pour son travail humanitaire aux services des réfugiés arméniens et grecs (The Daily Illini, 27 avril 1924, p. 1). Dans le journal de l’Association médicale américaine, ses mémoires sont présentées comme un livre divertissant (attractive report) et instructif pour ceux qui, ayant fait des dons au NER, veulent savoir comment a été dépensé leur argent. Surtout, il permet de comprendre le sacrifice des médecins et des travailleurs humanitaires qui ont offert leur vie à cette cause (Journal of American Medical Association, 17 mai 1924, p. 1636). Depuis un an déjà, Elliott n’est plus au service de l’AWH auprès des réfugiés arméniens et grecs alors que l’organisation pour laquelle elle a œuvré a refusé d’appuyer la parution de son ouvrage, estimant qu’elle n’en était pas la seule autrice15. Le lien de confiance semble bel et bien rompu. Elliott travaillera encore outre-mer, mais ce sera dans un contexte bien différent, celui d’un hôpital américain au Japon et ce jusqu’à sa retraite en 1941 (The Philadelphia Inquirer, 26 mai 1925, p. 2, The Palm Beach Post, 6 décembre 1941, p. 9). Cette nouvelle expérience ne fera l’objet d’aucun témoignage connu à ce jour.
Conclusion
Le contexte dans lequel émerge la figure de Mabel E. Elliott en tant que témoin et son témoignage est complexe et dépasse le cadre du seul événement de Marach aussi dramatique soit-il. En effet, les bouleversements qui frappent les populations chrétiennes de l’Empire ottoman depuis 1914-1915 constituent la toile de fond historique sur laquelle se tisse le drame des réfugiés de Marach au cœur du récit que livre le docteur Elliott. À compter de 1915, le génocide des Arméniens mobilise l’opinion publique américaine alors que les autorités politiques, religieuses et philanthropiques mettent sur pied des organisations humanitaires dotées de moyens importants. Sur le terrain, l’action menée par la plus importante de ces organisations, le NER en collaboration avec l’AWH, se situe au moment où l’ancien modèle humanitaire fondé sur la philanthropie missionnaire fait place à un modèle transnational et séculier. Ainsi, le champ de l’humanitaire en pleine évolution offre aux femmes et, plus particulièrement, aux professionnelles issues du monde médical de nouvelles opportunités (Hargreaves et Golding, 2014 ; Robert, 1997). Mabel E. Elliott incarne ce groupe social en pleine mutation : des femmes souvent issues des classes moyennes – dont certaines ont fréquenté les plus prestigieuses écoles de médecine des États-Unis – qui entendent exercer leurs capacités et leurs compétences professionnelles et pour lesquelles le service outremer ouvre de nouveaux horizons (Drachman, 1986, p. 61-62).
Mabel E. Elliott incarne aussi le modèle de la soignante altruiste dévouée aux mères et aux enfants victimes des violences qui secouent l’Empire ottoman. Comme nous l’avons montré, cette figure résonne fortement dans l’espace public et médiatique américain au lendemain de la Première Guerre mondiale. Le témoignage d’Elliott s’inscrit dans un discours compassionnel et moral que partagent beaucoup de ses compatriotes. En effet, depuis la fin du 19e siècle, la détresse des Arméniens, ces chrétiens d’Orient, ces « voisins » devenus les pupilles de la nation américaine depuis 1919, mobilise l’opinion publique américaine. Dans un mélange de rhétorique chrétienne et de discours progressiste médical, le témoignage de Mabel E. Elliott active l’image d’une croisade humanitaire et sanitaire liée à la protection des Arméniens chrétiens, bref une forme d’idéalisme moral et de professionnalisme humanitaire. L’éclipse de cette figure testimoniale à compter du milieu des années 1920 doit être examinée de façon plus approfondie, mais, d’ores et déjà, on peut au moins identifier deux éléments explicatifs. D’abord, sa démission en tant que membre de l’AWH la prive d’une tribune importante auprès de ses pairs et du public et, plus largement, dans le contexte politique de l’époque, l’espace public et médiatique est marqué par le long silence qui s’installe autour du génocide des Arméniens et de ses victimes.
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