Témoignage, mémoire et histoire. Mélanges offerts à Jacques Walter n’a pas pour objectif de revenir sur tous les temps et thèmes de la carrière scientifique du professeur en sciences de l’information et de la communication ‒ qui a dirigé le Centre de recherche sur les médiations (Crem) de l’Université de Lorraine pendant plus de vingt ans ‒, mais de se pencher sur ceux de la « maturité », entamés après la soutenance de son habilitation à diriger des recherches. Pourquoi ce choix ? La réponse se trouve dans son cheminement professionnel qui, depuis le début de celui-ci, est arrimé à des lignes de force ayant convergé, au fur et à mesure des années, vers des problématiques inter- et pluri-disciplinaires, intriquant histoire et mémoire, témoins et témoignages. Ces travaux portent sur les processus de médiatisation des conflits et de médiation mémorielle. Leurs champs d’application principaux sont des conflits du
L’une des lignes de force des recherches a trait à la dimension pluridisciplinaire de la formation suivie par Jacques Walter qui voit se succéder les lettres classiques (jusqu’au troisième cycle), la sociologie (pour la thèse) et les sciences de l’information et de la communication (SIC, pour l’Habilitation à diriger des recherches [HDR]). Une autre est en lien avec la diversité des publics côtoyés dans le cadre de ses expériences pédagogiques : des fonctionnaires (dans des organismes de formation des collectivités territoriales et à l’Institut régional du travail social de Lorraine), des futurs communicants et journalistes (au Centre universitaire d'enseignement du journalisme, Strasbourg 3 – Robert-Schuman), des étudiants et étudiantes de différents domaines des sciences de l’information et de la communication (à l’université de Metz, puis de Lorraine, où il a été maître de conférences puis professeur). On comprend de la sorte que les médias et la construction puis la gestion d’une cause « sensible » aient pu être au cœur de plusieurs des recherches qu’il a engagées, avant même d’ailleurs qu’il ne soutienne sa thèse en 1993. Les trois ouvrages qu’il a codirigés alors ‒ sur la pauvreté (Fracassi, Marquès, Walter, 1985), sur le travail social (Marquès, Walter, 1988) et sur l’écologie urbaine (Hamel, Walter, 1991) ‒ portent sur des sujets qui sont en prise avec ses expériences professionnelles du moment, mais qui l’ont guidé aussi sur la voie de la recherche universitaire. Celle-ci s’est concrétisée avec la soutenance d’une thèse en sociologie qui fut publiée en 1995 (Directeur de communication. Les avatars d'un modèle professionnel) et qui est un repère pour les chercheurs et chercheuses en sciences de l’information et de la communication (SIC) conduisant des travaux sur les processus de légitimation du secteur. Néanmoins, Jacques Walter est rapidement revenu sur les questions sociales et en fit le sujet central de son habilitation à diriger des recherches (1997). En effet, celle-ci porte sur Le Mécénat de solidarité interrogé sous l’angle des frontières entre des mondes. D’une certaine façon, ce texte marque un tournant dans l’itinéraire scientifique du chercheur. Attaché au temps long pour comprendre les phénomènes sociaux, ce dernier s’est très logiquement engagé sur une voie donnant la part belle à une approche historique, coupant ainsi court à l’idée que les situations contemporaines observées – par rapport à la technique, au fonctionnement médiatique, aux pratiques professionnelles… – sont en totale rupture avec des faits et pratiques antérieurs.
Au cours des dix années suivantes, Jacques Walter – en lien avec son histoire familiale dans laquelle la Résistance tient aussi une place essentielle – publie de plus en plus de contributions sur des questions de représentations mémorielles en rapport avec la Shoah, qui seront regroupées dans La Shoah à l’épreuve de l’image (Walter, 2005). Ces écrits le positionnent dans le champ scientifique de la mémoire comme un spécialiste de cette période et de cette thématique. Une place pourtant difficile à occuper, tant le champ de ces études est investi. Mais le chercheur est parvenu à imposer un regard singulier, forgé à l’aune des expériences engrangées qu’il a su transformer. Ainsi sa formation en lettres classiques n’est-elle pas étrangère au fait qu’il a étudié la carrière testimoniale de plusieurs personnalités ayant séjourné dans le camp de la Gestapo de la Neue Bremm ‒ situé à proximité de Sarrebruck, côté allemand, à quelques kilomètres de la France ‒, en se penchant plus particulièrement sur leurs écrits (Walter, 2007 ; 2010a ; 2010b ; 2013 ; 2014a ; 2014b…). Par ailleurs, la thématique de sa thèse et des contributions qui ont suivi sur les directeurs de la communication ont inspiré un modèle théorique qui permet d’analyser des pratiques testimoniales susceptibles de s’apparenter à une forme de professionnalisation (Fleury et Walter, 2013 ; 2014 ; 2015). Enfin, très engagé dans les actions collectives sur un plan institutionnel, Jacques Walter a mis à profit son aptitude à mobiliser des individus et des équipes en la transposant dans la pratique scientifique. Ainsi a-t-il porté ou co-porté des programmes de recherche internationaux sur l’une ou l’autre des questions qui sont au cœur des problématiques développées dans cet ouvrage.
Plusieurs des auteurs et autrices qui ont répondu à notre sollicitation ont collaboré à ces recherches. De nationalités française, mais aussi argentine, chinoise, espagnole, canadienne, israélienne..., ils et elles sont chercheurs et chercheuses en germanistique, en littérature, en SIC, en sciences du langage…, ils ou elles sont historiens, sociologues… Pour les autres, ils ou elles sont les compagnes et compagnons de route de Jacques Walter qui partagent avec lui un intérêt pour les sujets « sensibles », observés selon un angle communicationnel.
Cette diversité de regards se retrouve dans les trois sections du volume : « Témoins, témoignages », « Entre histoire et mémoire », « Interrelations ». Elle est la marque de fabrique des recherches conduites par Jacques Walter et forge en quelque sorte un aspect important de son identité de chercheur. Il nous paraissait important d’en rendre compte, non pour figer une période scientifique avant d’en tourner la page, mais pour continuer à la faire vivre. Car si ces Mélanges traitant du témoignage, de la mémoire et de l’histoire font évidemment le point sur des perspectives déjà tracées, ils en dessinent de nouvelles, en phase avec les spécificités et complexités de la période contemporaine. Ainsi peut-on imaginer que ces Mélanges ne sont pas un bilan, mais un préambule à l’investissement dans de nouveaux chantiers.
Étudier le statut des témoins et ses diverses déclinaisons et inscriptions sociales est l’un des principaux axes de recherche de Jacques Walter. Quand il s’engage dans cette voie dans les années 1990, des ouvrages et contributions issus de différents secteurs disciplinaires installent le sujet dans le champ des sciences humaines et sociales (e.g. Heinich, Pollak, 1986 ; Chaumont, 1997 ; Wieviorka, 1997 ; Dulong, 1998…). Un mouvement qui s’amplifiera au cours des décennies suivantes (e.g. Ricœur, 2000 ; Pollak, 2000 ; Velvic-Canivez, 2005 ; Rastier, 2005 ; Jeannelle, 2007 ; Dulong, 2009) et dont ne sont cités ici que quelques exemples. Dans cette littérature, les chercheurs et chercheuses s’emploient à définir et circonscrire le témoignage ainsi que le témoin, situant l’un et l’autre dans un jeu d’interactions sociales. Mais si l’on déplace la focale et que l’on se situe « à l’intersection de ces approches qui optent pour un versant temporel ou pour un autre – paradigmatique », on peut étudier le témoignage et le témoin « selon une perspective qui en fait une pièce maîtresse du rapport entre mémoire et communication » (Fleury et Walter, 2012 ; 2018).
En conformité avec cette option, les travaux de Jacques Walter sur plusieurs terrains et périodes historiques interrogent non seulement le rapport du témoignage à la mémoire et à l’histoire, mais aussi, voire surtout, la construction de la figure du témoin – qui peut être une victime – ou celle du faux témoin (Walter, 2010a ; 2010c). Pour le chercheur, le témoignage d’une expérience interroge non seulement le rapport d’un sujet à un événement, mais aussi celui qu’une entité sociale entretient par rapport à des faits, en prise avec des représentations. Le témoin « ne témoigne pas seulement d’expériences qui l’ont éprouvé, mais aussi de son temps, de son groupe d’appartenance, du rapport à la temporalité et à l’espace » (Fleury et Walter, 2012, p. 155-156). En hommage à ces travaux et en lien avec ces problématiques, les chercheurs et chercheuses de cette première partie abordent donc la question des témoins et des témoignages en puisant dans des ressources – disciplinaires, thématiques – diverses, matières à la penser, si ce n’est à la renouveler.
Joceline Chabot démontre ainsi que la construction de la figure du témoin et la mise en récit de son témoignage doivent être appréhendées en tenant compte des particularités de l’espace public et médiatique dans lequel il prend place. L’historienne québécoise étudie les témoignages de l’Américaine Mabel E. Elliott, médecin et travailleuse humanitaire auprès des réfugiés arméniens de Marach, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Selon elle, ceux-ci s’inscrivent dans un discours compassionnel et moral que partagent beaucoup de ses compatriotes de la période concernée. Dans un mélange de rhétorique chrétienne et de discours progressiste médical, les témoignages de Mabel E. Elliott activent « l’image d’une croisade humanitaire et sanitaire liée à la protection des Arméniens chrétiens, bref une forme d’idéalisme moral et de professionnalisme humanitaire ».
Les recherches conduites par Jacques Walter et Béatrice Fleury au sein du programme « Carrières testimoniales. Les devenirs-témoins de conflits des
Ayant lui aussi travaillé sur les phénomènes testimoniaux en tant que spécialiste de la Grande Guerre, François Cochet se penche plus spécifiquement sur les relations complexes qui unissent l’historien et le témoin. Tandis que le premier œuvre pour reconstituer un passé sans l’avoir forcément vécu, le second « oppose parfois son expérience personnelle comme légitimation d’une construction mémorielle, seule valable face aux historiens qui eux, par définition "n’y étaient pas" » ; distanciation critique pour l’un, vécu faisant foi pour l’autre. Partant de cette tension – qui n’empêche pas pour autant quelques convergences telles que la mise en récit et la problématisation – entre présence et absence, ressenti et savoir, l’auteur analyse la légitimation progressive des sources orales, puis des journaux intimes écrits, dans l’écriture de l’Histoire. Il explique également que le matériau de témoignages sur la Grande Guerre (lettres de soldats) a contribué, à partir des années 2000, au basculement du regard social et mémoriel sur les événements, avec la montée d’une approche empathique des publics, fondée sur la victimisation : au lieu d’être des héros, les soldats deviennent victimes.
En partant de l’approche info-communicationnelle du témoignage mise en évidence dans les travaux de Jacques Walter et de Béatrice Fleury (Walter, 2003 ; Fleury, 2010 ; Fleury et Walter, 2013 ; 2015), David Douyère analyse la notion chrétienne de témoignage, plus particulièrement au sein de l’Église catholique. Le chercheur en SIC identifie deux façons chrétiennes de « témoigner » : la première, testimoniale, résiderait dans le fait de dire « la rencontre avec Jésus-Christ », « avec le Seigneur », l’expérience de la foi ; la seconde passerait par l’expérience de l’activation corporelle : actions singulières, présence corporelle singulière (douceur, absence d’agressivité, équanimité, sourire, docilité, gentillesse, bienveillance…). En abordant le témoignage chrétien en tant que « forme communicationnelle », David Douyère montre que cette notion dévie du sens commun, historique ou judiciaire, assigné au terme, car elle ne suppose pas « d’avoir vu » quelque chose ou quelqu’un (l’entité immatérielle à laquelle elle se réfère). Le témoin est celui qui relaie son expérience et sa foi, et incite à la reproduire, non celui qui fait part du réel. Il contribue plutôt à créer ce dernier en prolongeant l’existence jadis instituée.
Sur un autre registre, Catalina Sagarra s’intéresse aux victimes des violences, notamment celles engendrées par des États génocidaires ou ayant commis des crimes de masse ou des crimes contre l’humanité. En recourant à une multitude d’exemples historiques – par exemple dans l’Allemagne des années 1930-1940 –, la chercheuse en littérature montre l’importance des étapes préalables qui installent progressivement la violence, chacune permettant d’accroître le seuil de tolérance des exécuteurs et l’accoutumance, voire la banalisation de l’atrocité. En miroir, elle conteste le jugement de valeur sur la « passivité » souvent reprochée aux victimes et met en lumière le mécanisme subtil de la construction de la culpabilité de celles-ci :
« Les victimes, parce qu’elles se trouvent dans une situation d’extrême vulnérabilité qui requiert de l’autre qu’il assume ses responsabilités envers elles, […] représentent un problème dont personne ne sait que faire et pour lesquelles aucune solution n’arrive jamais à temps. Il est donc toujours plus simple de rejeter sur la victime le tort de n’avoir pas fait ce qui lui aurait évité de se retrouver dans sa situation, à titre préventif ou en s’y opposant ».
Le rapport à la temporalité est également présent dans la contribution de Claudia Feld qui, pour sa part, se penche sur le rôle des témoins et des victimes dans la construction des politiques mémorielles après un événement traumatique, notamment via la revendication d’un « droit à la vérité » et d’un « droit à la mémoire ». La chercheuse en SIC revient sur le cas de l’École de Mécanique de la Marine (ESMA) en Argentine qui, pendant la dernière dictature militaire (1976-1983), fonctionna comme un centre clandestin de détention et de tortures. Elle s’intéresse aux controverses autour du processus de « resignification » de ce site, qui a commencé en 1998, et met en lumière l’évolution progressive du rôle de la pratique du témoignage : si, en 1998, celui-ci n’a aucune centralité, le lieu étant conçu comme se suffisant à lui-même (comme s’il pouvait « parler de lui-même »), en 2004 et 2005, le témoignage devient un important dispositif de médiation mémorielle restant cependant non controversé et non politique ; en revanche, en 2013, le témoignage acquiert une valeur politique dans la lutte pour la légitimité des acteurs qui devraient intervenir sur le site et au cours des polémiques sur les « bons » et les « mauvais » usages de l’ex-ESMA.
Dans une autre perspective, mais en articulant là encore les dimensions individuelle et commune, la chercheuse ukrainienne, Galyna Dranenko, propose d’examiner comment les histoires personnelles des traducteurs des textes maupassantiens, flaubertiens et zoliens en langue ukrainienne entrent en écho avec l’histoire de la traduction et l’Histoire de l’Ukraine. La spécialiste en littérature met à jour les stratégies et les tactiques qu’ont employées les traducteurs des œuvres de ces trois romanciers français pour non seulement inscrire, mais aussi écrire l’Histoire dans leur propre langue. S’intéresser à ces « postures traductives » de traducteurs consacrés et bannis, en consonance avec le pouvoir ou en dissidence, emprisonnés, déportés et exterminés, conduit ainsi à envisager ceux-ci en tant que témoins de leur époque et des problématiques sociopolitiques qui la caractérisent. À l’instar des écrivains qu’ils traduisent, les traducteurs véhiculent aussi, volens nolens, un message politique. Selon Galyna Dranenko, « dans un pays colonisé où régnaient la censure et la répression », le témoignage des traducteurs est un « acte de résistance » visant à donner « une nouvelle vie à leur langue nationale ».
La contribution de Béatrice Fleury permet, quant à elle, de prolonger les recherches portant sur le rôle des témoins et des victimes. À partir du cas Florence M., fausse victime – jugée et condamnée pour escroquerie – de l’attentat terroriste du Bataclan en 2015, la chercheuse en SIC revient sur la sacralisation, voire l’institutionnalisation de la figure de la victime, phénomène emblématique de notre époque. Elle s’intéresse en particulier à l’ouvrage La Mythomane du Bataclan (Kauffmann, 2021), consacré à ce personnage, à ses produits dérivés, ainsi qu’à leurs modes de réception par les publics au sein des réseaux socio-numériques. Elle montre que, malgré l’escroquerie avérée, le regard social porté sur Florence M. se veut compréhensif : pour les uns, la fausse victime souffre d’une pathologie que la société doit soigner ; pour d’autres, elle incarne les maux d’une société qu’il faut changer. Ainsi l’attachement à la fausse victime est-il révélateur de l’évolution du rapport aux victimes qui, de nos jours, ont perdu leur capacité à favoriser l’identification du plus grand nombre : « À l’inverse, parce qu’elles sont faillibles et fragiles, les fausses victimes suscitent l’intérêt à la fois de ceux et celles qui s’efforcent de ne pas juger, mais aussi de ceux et celles qui sont en rupture par rapport à la société ».
La question de l’identification aux victimes et des raisons qui la sous-tendent est aussi abordée par Corinne Martin qui travaille sur les rapports entre mémoire individuelle et collective suite, là encore, aux attentats qui se sont déroulés à Paris le 13 novembre 2015 – dans le cadre du programme 13-Novembre (CNRS, EPHE-PSL, Inserm). La chercheuse en SIC fait l’hypothèse de l’existence d’une passerelle identificatoire, sorte de « hile » ‒ ou cicatrice ‒ qui autoriserait cette articulation, et qui pourrait expliquer a posteriori le degré de « concernement » d’un témoin lointain, autrement dit son rapport à un événement traumatique qu’il n’a pas vécu de près. Cette perspective prolonge l’analyse emblématique de Didier Fassin et Richard Rechtman (2007, p. 160) selon qui, notamment depuis les événements du 11 Septembre 2001 aux États-Unis, le « traumatisme à distance » s’impose comme une nouvelle dénomination de cette variante, en tout point équivalente à la forme classique, puisqu’il y a bien une participation effective et affective aux événements par l’intermédiaire des médias. À suivre ces auteurs, il devient alors nécessaire d’étudier la diversité et la complexité de récits personnels, et plus particulièrement la manière dont ils s’inscrivent dans des déterminations qui sont au croisement d’histoires collectives et de trajectoires personnelles.
Enfin, dans le sillage de la réflexion sur l’empathie des publics, Sébastien Rouquette aborde le rôle des émotions sous un angle plus contemporain. Le chercheur en SIC analyse la diversité des figures de témoignages dans les talk-shows télévisés contemporains, notamment aux États-Unis et en France. Il s’intéresse à « la plasticité des raisons et conditions dans lesquelles on peut inviter des citoyens standards à parler de leurs vies et de leurs difficultés sur les plateaux », ce qui lui permet de proposer une typologie de la place des témoins dans ces émissions. Celle-ci met en lumière deux principaux modèles d’exposition des témoignages : un modèle consolatoire et thérapeutique, fondé entre autres attitudes sur la compassion et l’écoute compréhensive et bienveillante ; un modèle confessionnel soumis au jugement d’autrui et visant à susciter de la colère pour évaluer voire critiquer les comportements confessés.
Les témoignages sont alors de plus en plus subordonnés à l’arbitrage des émotions qu’ils provoquent chez autrui, et ces émissions, des lieux privilégiés pour arbitrer ces questions.
La dissociation entre histoire et mémoire est un point important de nombreux travaux – dont ceux de Jacques Walter – qui, à l’instar des recherches engagées par le sociologue Maurice Halbwachs (1925, 1950), étudient la relation que des individus et/ou des collectifs entretiennent avec des faits passés. Différenciant l’une de l’autre tout en les rapprochant, ces travaux s’efforcent de délimiter la sphère d’influence et d’exercice de chacune, la mémoire étant décrite comme évoluant du côté de ce qui fluctue, tandis que l’histoire est envisagée selon sa capacité à objectiver les phénomènes observés. Pour François Dosse (1998 : 6), cette perspective est cependant à lire sous l’angle d’une situation et d’un ancrage scientifiques particuliers : « La conception de la discipline historique qu’Halbwachs véhicule est très étroitement "positive", afin de mieux faire valoir les droits de la nouvelle sociologie durkheimienne à embrasser tout le champ du social. Il présente en effet l’histoire comme le lieu de l’objectivité absolue, de la non-implication du sujet historien, de la simple transcription de ce qui a été factuel ». Une telle approche est donc à envisager aussi selon l’évolution des pratiques et usages du savoir et de la connaissance, dont le rapport à la technique, telle l’imprimerie :
« Les innovations techniques, et notamment la découverte de l’imprimerie qui permet une diffusion du livre à une autre échelle, vont accentuer une césure interne entre mémoire et histoire. Cette dernière va se situer du côté de la possible objectivation dans une relation d’extériorité vis-à-vis de la mémoire collective. […] Cette coupure avec l’idée d’une perception transmise provoque l’accès de l’histoire au rang de connaissance médiate […]. Les historiens deviennent alors les spécialistes de la critique de la mémoire, réitérant ainsi la supériorité accordée à la transmission écrite sur la transmission orale » (Ibid. , p. 8).
Cette césure entre histoire et mémoire s’est considérablement complexifiée au fur et à mesure du temps. Depuis les années 1980, l’écriture de l’Histoire n’est plus considérée comme étant détachée de phénomènes mémoriels ou de positions engagées. Entre autres travaux, ceux dirigés par Pierre Nora (1984-1992) sur les lieux de mémoire, ou ceux d’Henry Rousso (1987, 1994) ‒ par exemple sur les soubresauts de la mémoire de Vichy en France ‒, ont matérialisé une approche fondée sur des vecteurs de mémoire… En outre, des chercheurs aussi différents que Paul Ricœur (2000) ou François Hartog (2003) ont démontré que les historiens sont soumis à des régimes d’historicité pour l’un, à des formes et registres d’écriture pour l’autre, qui enchâssent les productions scientifiques dans un contexte social mouvant et des pratiques professionnelles et discursives changeantes. Si l’on ajoute à ceci que les phénomènes mémoriels se matérialisent avec force à travers les actions publiques qu’ils irriguent et stimulent, on a là un spectre de recherches stimulantes qui vont des commémorations aux productions artistiques, culturelles, médiatiques en passant par les controverses, l’implication des territoires, des acteurs politiques, du monde associatif, local ou non, le patrimoine matériel et… immatériel. Ainsi les terrains de la mémoire – pour paraphraser le titre de l’ouvrage dirigé par Michèle Baussant, Marina Chauliac, Sarah Gensburger et Nancy Venel (Les Terrains de la mémoire. Approches croisées à l’échelle locale, 2018) – mettent-ils à mal l’idée d’une frontière étanche entre histoire et mémoire. C’est justement ce dont témoigne le deuxième chapitre de cet ouvrage qui est en prise avec plusieurs recherches conduites par Jacques Walter, dont celles portant sur les représentations de la Shoah (2005), le camp de la Neue Bremm (Sarre) et des personnalités qui y ont séjourné (2007), l’Ossuaire de Douaumont (2015)...
Onze chercheurs et chercheuses de différents secteurs disciplinaires sont ici réuni·es, confirmant que les questions mémorielles intéressent largement. Jacques Walter a cheminé et, parfois, longuement débattu avec chacune et chacun lors des manifestations organisées à l’Université de Lorraine et ailleurs, en France ou à l’étranger… Le clin d’œil que quelques-uns ou quelques-unes lui adressent est d’ailleurs directement lié aux travaux qui les relient et qui ont tissé entre eux des affinités scientifiques. Par exemple, en revenant sur certains moments du parcours de Jacques Bergier, cet « être déconcertant, paradoxal et attachant », Régis Le Mer, documentaliste au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation de Lyon, et Jacques Pellet, professeur émérite à la faculté de Médecine de l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne, se réfèrent aux écrits de Jacques Walter (dont 2010a, 2010b) qui s’est lui aussi « attaché » aux étrangetés de ce Juif résistant, membre du réseau Marco Polo et déporté à Mauthausen en passant par la Neue Bremm. Dans leur contribution, les auteurs et autrices décrivent l’écheveau complexe des fils que ce dernier tire pour construire une mémoire souvent fantasmée des faits dont il a été témoin et acteur pendant la guerre. D’ailleurs, l’un des auteurs ‒ Jacques Pellet, dont le père était l’un des chefs du réseau Marco Polo a rencontré Jacques Bergier et fait le récit étonnant de cette rencontre au début de la contribution. À travers l’analyse des ouvrages et des opinions de plusieurs personnalités sur Jacques Bergier, les deux chercheurs décrivent un être baroque qui mêle allègrement invention et réalité, opacifiant de la sorte ce qui pourrait se rattacher à l’histoire, mais éclairant par ailleurs, et d’une manière tout à fait originale, des processus mémoriels qui puisent aux racines du personnel et du collectif tout en les subsumant.
C’est justement ce que mettent en évidence deux chercheuses espagnoles, Marilda Azulay Tapiero (architecture) et Estrella Israel Garzón (SIC), qui mettent en regard la vie et l’œuvre d’une immense sculptrice, Chana Orloff (1888-1968) qui, après son installation en Israël à la fin des années 1940, a par exemple exécuté des œuvres importantes liées à l’histoire de cet État. Originaire d’une petite ville d’Ukraine, Tsaré-Constantinovska, cette dernière est la huitième enfant d’une famille juive. Son histoire est donc de part en part traversée par l’antisémitisme, depuis la fuite des pogroms en Ukraine jusqu’à la reconstruction, après des années de fuite pendant la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre de Chana Orloff est une somme de souvenirs dans lesquels convergent ses conditions de femme, de mère, d'étrangère et de juive. La ténacité de cette dernière, son sens du dépassement, son engagement et les adversités auxquelles elle a dû faire face sont une source de réflexion sur le sens et les inspirations du travail artistique. Dans le cas de Chana Orloff, les productions se lisent à la lumière des histoires vécues et des rencontres, mais aussi à l’aune du traumatisme qui rend l’oubli impossible. L’art apparaît alors comme un engagement pour soi autant que pour les autres, au-delà des disparitions et séparations, au-delà de la barbarie et du dégoût… C’est cette opiniâtreté à ne pas céder au désespoir qui conduit les deux autrices à distinguer par une majuscule la Mémoire dont fait preuve Chana Orloff et son œuvre testimoniale. Ce faisant, elles retrouvent la femme qui est aux origines d’une œuvre singulière à laquelle elles rendent parallèlement hommage. Si le travail de mémoire est présent dans la vie et l’œuvre de Chana Orloff, il n’en est pas ainsi du cas que présente Nathalie Heinich.
Partant de l’exemple de Chambon-sur-Lignon, un village situé au sud-est du Massif central, sur le plateau du Vivarais, la sociologue raconte la lente mise en visibilité de faits pourtant héroïques. Été 2021, deux événements vont faire entrer Chambon-sur-Lignon dans l’histoire et raviver de la sorte sa mémoire. L’un est une exposition consacrée à un ancien enfant caché, Erich Schwam, qui a légué plusieurs millions d’euros « à la commune en remerciement pour l’avoir accueilli avec sa famille pendant l’Occupation » ; l’autre est un ouvrage signé Muriel Rosenberg et intitulé Mais combien étaient-ils ? Les réfugiés juifs au Chambon-sur-Lignon et sur le Plateau de 1939 à 1945, qui explique comment des habitants de ces lieux ont permis le sauvetage de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Une question se pose : comment se fait-il que ce village de 2 500 habitants environ, qui compte ce chiffre impressionnant de 43 « Justes parmi les Nations », soit resté si discret par rapport à des faits exemplaires ? Pour dévoiler les ressorts de cette particularité, Nathalie Heinich revient sur la chronologie d’un processus mémoriel dont elle explique qu’il mêle « le passage du silence à la parole, du privé au public, de l’individuel au collectif, de l’association à l’institution, et du témoignage à l’historiographie ». Ce faisant, elle met en évidence l’importance du contexte local qui permet de comprendre pourquoi ces faits célébrés à l’étranger ne l’ont été que tardivement sur place. Ainsi suggère-t-elle que ce sont notamment les fortes réticences locales liées à l’éthique protestante qui auraient empêché ce village de se mettre en avant et de déroger ainsi à une obligation de modestie. De toute évidence, le travail de mémoire s’inscrit dans une configuration sociale qui imprègne certains des choix ou manifestations le concernant.
C’est aussi ce que met en évidence François Audigier qui étudie un moment particulier des relations franco-allemandes dans lequel deux chefs d’État, un Français et un Allemand, affichent un rapprochement physique qui deviendra un symbole largement diffusé. Mais, dans le cas qui l’intéresse, l’analyse lui permet aussi de corriger des interprétations fautives et d’étudier dans le même temps l’histoire des mentalités et de ses zones d’ombre. S’attachant à la photographie prise le 22 septembre 1984, lors de la l’hommage rendu aux soldats de la Première Guerre mondiale à l’Ossuaire de Douaumont, l’historien revient sur ce moment au cours duquel le président de la République française, François Mitterrand, saisit la main du Chancelier allemand, Helmut Kohl. Ainsi explique-t-il comment la diffusion rapide de ce cliché à des fins mémorielles a fait perdre à ce geste une partie de sa charge politique initiale. Ainsi le geste fut-il érigé en un symbole qui s’apparente à ce que Pierre Nora (1980-1984) qualifie de lieu de mémoire, ici traversé par la question de la construction européenne.
L’importance du symbole dans la mise en exergue de figures, gestes ou moments mémoriels est aussi ce que décrit la chercheuse en SIC, Sylvie Thiéblemont-Dollet, qui s’intéresse à l’œuvre cinématographique d’Ousmane Sembène, non seulement pendant la carrière de ce dernier mais aussi après sa disparition en 2007. Ainsi son œuvre incarne-t-elle un combat, celui de la reconnaissance des crimes de la colonisation. Et si le réalisateur sénégalais a souhaité faire du cinéma la langue de la mémoire et du refus de l’oubli, ceux qui ont valorisé cet engagement après sa mort en ont perpétué la langue autant que l’importance qu’il y a à la diffuser largement. Telle est la visée du documentaire concernant le réalisateur, Sembène !, de Samba Gadjigo et Jason Silverman (2015). Présenté dans divers festivals (Sundance, Cannes, Venise), il rend hommage au cinéaste et à ses idées en même temps qu’il érige l’homme en un modèle mémoriel incontournable pour l’Afrique, ce dernier devenant de la sorte un objet patrimonial. Dans l’analyse que propose la chercheuse, on voit se dégager l’idée selon laquelle la transmission de la mémoire est aussi celle des valeurs qui participent, ici, de la fierté retrouvée.
Pour sa part, ce sont les visées et contenus du Guide Michelin de l’année 1936 que Jean El Gammal explore, présentant parallèlement l’évolution de la géographie gastronomique française, un aspect quelque peu négligé de l’histoire de ce guide. Fort de la singularité de cette exploration, le chercheur montre de quelles transformations, notamment patrimoniales, celle-ci s’est parée au fur et à mesure des décennies. Mettant en regard l’année 1936 et la période contemporaine, l’historien note le nombre important de tables étoilées pour la première période ‒ « 20 trois étoiles et surtout 166 deux étoiles et 1321 une étoile » ‒ mais une répartition inégale de celles-ci selon les régions. Les tables trois étoiles sont concentrées à Paris, Lyon et la Bourgogne, tandis que les tables à deux ou une étoile connaissent une répartition plus élargie. Jean El Gammal montre ainsi que la densité des tables étoilées suit certains axes routiers, telles la Nationale 6 (qui relie Paris à l’Italie en passant par Lyon et la Savoie), la 7 (qui relie Paris à Lyon en passant par Nevers, Moulins, Roanne…) ou la 75 (déclassée aujourd’hui, elle reliait Tournus à Sisteron en passant par Bourg-en-Bresse et Grenoble)… Entre autres aspects, l’historien évoque les différences de prix d’une période à une autre, les filiations familiales et les questions de transmission ou d’héritage, évoquant dans certains cas des arborescences familiales. Au-delà de l’originalité de la démonstration et de son expertise, on apprécie le regard que porte Jean El Gammal sur une pratique sociale moins explorée que d’autres dans sa discipline. Si l’histoire du Guide Michelin recoupe par exemple celle des personnalités qui se sont engagées dans ce projet éditorial, elle est aussi celle de la gastronomie, celles des goûts et des saveurs mais encore celles des offres touristiques qui se transforment avec le temps et qui sont autant de strates ou de couches expérientielles permettant de suivre l’évolution des pratiques sociales.
Ce sont également des strates expérientielles et mémorielles, bien que d’un tout autre ordre, que Luciana Messina invite à découvrir. Pour sa part, ce sont celles que l’on repère en parcourant l’espace urbain, celui de la ville de Buenos Aires pour cette analyse. Partant de l’idée selon laquelle cet espace joue un rôle important dans les processus de sens et de représentation du passé et dans l’élaboration des mémoires sociales, l’anthropologue argentine se concentre sur les processus sociaux, politiques et institutionnels des sites où se sont produites des violations des droits humains (anciennes prisons, centres de détention clandestins, camps de concentration…). Pour cela, elle s’appuie sur un programme de recherche – et ses publications ‒ mis en œuvre par Béatrice Fleury et Jacques Walter entre 2007 et 2011, et intitulé « Qualifier, disqualifier et requalifier des lieux de détention, de concentration et d’extermination ». Sollicitant plus spécifiquement le concept de dispositif de médiation mémorielle et le cadre théorico-conceptuel qui implique l'articulation de processus complexes de qualification, disqualification et requalification, elle étudie la diversité des investissements dont ces lieux témoignent et, parallèlement, revient sur les débats et controverses les concernant. L’analyse lui permet de voir comment, dans des sites authentiques développant des projets institutionnels auxquels participe l'État (local et national), une aspiration se fait jour. Elle consiste à transmettre un récit complet du passé et à devenir une référence permanente de l'histoire de l'horreur et de la souffrance qui y sont dénoncées et commémorées.
En arrière-fond de l’analyse de Luciana Messina se profile une interrogation récurrente à propos des violences du passé : comment faire perdurer et transmettre le souvenir de lieux et de personnes quand les témoins disparaissent ? Pour Sylvie Leleu-Merviel, c’est précisément cette absence – et par voie de conséquence la question de l’immatérialité – qui est au cœur du propos. Présentant les attendus d’un projet portant sur la collecte, la préservation et l’exploitation de la mémoire minière du Bassin Nord-Pas-de-Calais – MémoMines – la chercheuse en SIC explique que si « les anciens mineurs peuvent encore raconter en leur nom propre » le vécu dans les mines, prochainement, c’est « par l’histoire ou les arts, c’est-à-dire sans l’intermédiaire d’un témoin vivant » que cette transmission pourra se faire. Ainsi est-ce plus particulièrement de la conversion des mémoires individuelles en traces mémorielles dont il est question dans sa contribution. Or, cette conversion est complexe ; elle requiert des outils spécifiques, aptes par exemple à reconnaître et enregistrer les variantes régionales et les dialectes pour respecter la diversité des mineurs lors de la captation du témoignage, aptes aussi, par exemple lors des visites d’expositions sur ce thème, à numériser les corps des témoins pour les transformer en spectres, jouant ainsi d’un procédé qui combine astucieusement présence et absence. Toutefois, si la présence de ces spectres peut d’une certaine façon compenser l’absence des témoins, voire leur disparition, Sylvie Leleu-Merviel s’interroge sur la « durabilité » de ce dispositif qui peut fasciner les visiteurs un temps, mais par rapport auquel une lassitude peut s’insinuer une fois l’effet de surprise passé.
C’est également l’absence qui irrigue l’analyse d’André Petitjean. Partant du constat selon lequel il y aurait une vogue de la parole solitaire au théâtre, ce dernier analyse une pièce monologuée, Face à la mère de Jean-René Lemoine (2006). À son sujet, il met au jour les modalités d’alternance entre ce qui est de l’ordre de la narration et ce qui touche à la monstration. Une approche qui permet au chercheur en sciences du langage d’expliquer comment le personnage déploie une activité mémorielle qui le fait voyager entre le présent et un passé douloureux. En effet, le narrateur s’adresse à sa mère, assassinée en Haïti trois années auparavant. Il confie son chagrin, le manque, mais aussi le changement qui s’est opéré en lui par rapport à l’absence. C’est donc à une mise à plat de cette construction du souvenir que se livre André Petitjean, mettant à profit ce qu’écrit Paul Ricœur (2000 : 69) : « Se souvenir c’est recevoir une image du passé mais c’est aussi la chercher ». Le chercheur étudie alors la façon dont le narrateur stimule la mémoire, au prix d’un effort pour évoquer des souvenirs. Photographies, courriers, témoignages sont par exemple sollicités ; ils participent de la mise en scène de moments de remémoration où se mêlent la mort de la mère du narrateur et la violence collective. « Sans emprunter pour autant le régime de la connaissance historique », le narrateur ne s’en éloigne pas totalement car, en même temps qu’il ravive le souvenir de sa mère et de sa relation à elle, il s’efforce de comprendre et de connaître les circonstances et les détails de ce drame qui a surgi dans un pays où la violence est érigée en système politique.
C’est d’un autre type de mise en scène que traite Céline Ségur qui s’intéresse quant à elle aux liens entre la télévision et le passé. Ainsi s’attache-t-elle à des faits historiques très divers, dont ceux qui concernent aussi des hommes et des femmes qui font ou ont fait la télévision. Pour cela, elle analyse une émission hebdomadaire programmée sur LCP, Rembob’Ina, qui, depuis le mois de novembre 2018, diffuse et commente des archives de télévision. C’est une mise en miroir entre la télévision et la société que propose la chercheuse en SIC. Ainsi met-elle en évidence autant le rapport que la télévision entretient avec elle-même et la société que celui de la société avec son histoire. Trois valeurs attribuées aux archives sont plus particulièrement sollicitées dans sa contribution ‒ nostalgisante, testimoniale et historique ‒ qui rend compte de l’analyse d’un corpus de 83 épisodes de Rembob’Ina courant de novembre 2018 à décembre 2021. Pour chacune des valeurs identifiées, Céline Ségur pointe les ressorts thématiques et discursifs des procédés utilisés. Sur le fond, la télévision est valorisée par ses invités et animateurs – Patrick Cohen, journaliste, et Agnès Chauveau, historienne des médias – pour sa capacité à jouer un rôle social important. Le fait que le succès soit au rendez-vous ‒ la presse renvoie une image positive de l’émission et certains épisodes de celle-ci bénéficient d’une audience tout à fait satisfaisante ‒ atteste d’une forme d’accord sur ce que représente socialement la télévision. Actrice à part entière de l’espace de discussion et d’échange, elle est un incontournable du débat public. Ce qui légitime pleinement que des travaux continuent d’être conduits à son sujet.
Enfin, c’est à une exploration personnelle, voire intime, que se livre Claude Nosal qui, un peu à la manière du Journal de Henry D.Thoreau, revient sur les années de compagnonnage qu’il a vécues au Centre de recherche sur les médiations, l’unité de recherche dirigée par Jacques Walter de 1999 à 2021. Scandée en 16 séquences et n’ayant pas pour prétention de faire système, le récit de Claude Nosal, ce chercheur en SIC, spécialiste – notamment – des films de Jean Rouch et ce « professeur de contes » (une expression qu’il emprunte au peuple dogon), tire les fils – ou « les bandes multicolores » – qui tissent la trame de son cheminement dans une unité de recherche et, plus largement, à l’université. Ce faisant, il s’agit pour lui de « procéder du proche au lointain, du connu à l’inconnu, du présent au passé, en remontant la piste, en remontant le temps ». On lit dans ce texte rédigé à la première personne un questionnement sur la place du chercheur au sein de ce que Claude Nosal qualifie comme étant une « maison de recherche », à savoir une œuvre collective qui, « comme les maisons de réunion maori », est aussi une expérience collective. Et si on entend des doutes ‒ « je ne me considère toujours pas comme un professionnel de la recherche dans la science ou la cinématographie, plutôt comme un usurpateur » ‒, on entend aussi des réussites, dont un cycle de conférences articulant cinéma et anthropologie. Claude Nosal aime à dire de lui-même qu’il est un « paléographe », c’est-à-dire « celui qui contribue à ouvrir la voie à la connaissance et au rêve ». On le croit volontiers quand il ose un rapprochement avec le saule élagué trop tôt que filme Michèle Waquant dans Le Dit du saule (2018). En effet, au fond sonore composé de noms égrenés pour conjurer la mort annoncée de cet arbre, Claude Nosal ajoute celui de Jacques Walter, mais parle aussi de ses étudiants, rendant parallèlement hommage à ce métier ainsi qu’à tous ceux et toutes celles qui le font vivre.
Jacques Walter est donc un passeur entre les disciplines mais qui ne s’est jamais départi de son goût pour les archives. La singularité de son parcours intellectuel et sa curiosité l’ont amené à fréquenter et à nouer des liens de confiance et d’amitiés avec des collègues d’horizons variés. Les contributions de cette dernière partie donnent à voir un nœud d’interrelations, où s’entrecroisent des réflexions littéraires, rhétoriques, historiques, politiques, sociologiques et communicationnelles. Chaque auteur et autrice, depuis la discipline d’où il ou elle parle, a eu à cœur de rédiger une contribution tenant compte des appétences de Jacques Walter (roman historique, culture populaire, travail de mémoire, biographie, archives, historiens, médias, cinéma…) pour dénouer les fils explicatifs d’un terrain particulier. Il ne manque plus que la musicologie à ce riche programme, même si Jacques Walter est davantage un grand mélomane qu’un musicologue. On se demande bien pourquoi d’ailleurs il ne s’est jamais essayé, dans ses écrits, à l’analyse de la musique comme témoignage politique, comme moment historique ou comme production culturelle œuvrant à un travail de commémoration, comme a pu le faire le politiste Pierre Favre (2020) avec la Marseillaise.
Sous forme de clin d’œil intellectuel ou personnel, ou encore par effet d’écho aux travaux de Jacques Walter, les contributeurs évoquent des sujets très variés. Olivier Dard analyse lui aussi l’œuvre de Jacques Bergier (aidé de Louis Pauwels), mais cette fois-ci par rapport à la lecture ésotérique du nazisme qu’il propose. Les deux auteurs entendaient introduire le « réalisme fantastique » dans les sciences humaines, persuadés de l’existence de « manifestations plus ou moins claires, plus ou moins importantes, d’un autre monde que celui dans lequel nous vivons ». Pour Olivier Dard, comprendre la démarche de Jacques Bergier et de Louis Pauwels, invite à saisir ce qui sépare et unit selon eux le visible et l’invisible et qu’ils érigent en système explicatif du monde. Réfutant l’idée que « le marxisme suffit à expliquer Hitler » (Pauwels, Bergier, 1960 : 23), ils puisent dans le réalisme fantastique matière à penser la personnalité d’Hitler. Pour Jacques Bergier et Louis Pauwels, Hitler est ainsi un homme doté d’une « âme médiumnique », réceptif aux mythes de la doctrine aryenne. Ce faisant, ils assimilent le nazisme à une société secrète dans laquelle la science et la technique occupent une place importante. En portant sur Jacques Bergier un regard d’historien des droites nationalistes et extrêmes, Olivier Dard s’adresse directement à Jacques Walter (2006a, 2007, 2018) qui avait restitué la carrière testimoniale de cette personnalité, mais en éclairant autrement l’originalité de sa démarche.
Dans le même esprit, l’historien Gilles Richard se penche sur une œuvre romanesque oubliée ‒ Bouboule chez les Croix de Feu (Trilby, 1936) ‒ mais qui connut un beau succès de librairie dans les années 1930, et qui permet de montrer comment fut expliqué dès l’époque, de façon romanesque, l’avènement du mouvement des Croix-de-feu. Cette contribution correspond à une double démarche intellectuelle qui jalonne la carrière de Jacques Walter : s’intéresser aux livres, à tous les livres (essais, autobiographies, romans, récits), comme sources, pour leur valeur testimoniale, pour y dénicher des pépites, des informations inédites, des allusions et des renvois qui conduisent vers un autre ouvrage, un autre auteur, un autre personnage, suivant la célèbre comptine, si méthodologiquement féconde, « marabout, bout de ficelle, selle de cheval… ». L’autre démarche intellectuelle à laquelle cette contribution fait écho, c’est évidemment la quête de sens, la soif de comprendre ce qui a bien pu se passer dans nos sociétés européennes et dans la tête des gens, pour qu’advienne ce qui n’aurait jamais dû advenir : le fascisme, le nazisme, la haine des Juifs, leur extermination. Entreprise à laquelle Jacques Walter a consacré une partie de sa vie de chercheur afin qu’elle ne soit jamais oubliée et en donnant leurs lettres de noblesse aux témoins qui s’employèrent à la documenter parce qu’ils l’avaient vécue dans leur chair.
Le germaniste Michel Grunewald, partageant avec Jacques Walter une même passion pour l’Allemagne dans l’histoire du
À l’intersection entre l’histoire et les sciences du langage et de la rhétorique, Roseline Koren, chercheure en sciences du langage, offre ici une réflexion sur les scandales déclenchés par les textes et discours qui mobilisent des références historiques à des fins de comparaison inconvenantes. Moyennant quoi, elle en profite pour apporter une réflexion au vaste débat épistémologique sur l’écriture de l’Histoire. Face aux tentatives d’instrumentalisation de l’Histoire ou aux comparaisons indécentes (étoile jaune sous Vichy versus passe sanitaire ou « pass nazitaire » comme l’ont écrit certains complotistes en période de Covid), Roseline Koren donne l’exemple d’historiens qui ont publié des tribunes pour faire part de leur indignation et en conclut que « les différences démesurées entre le phore et le thème font basculer l’analogie cognitive heuristique dans la catégorie des raisonnements fallacieux ».
Dans un autre registre, les collègues en SIC réunis dans cette troisième partie ont proposé des analyses portant sur les médias et la communication. Robert Boure livre une très instructive analyse du choix des toponymes académiques (laboratoires, salles, amphithéâtres, universités…) contribuant à la « patrimonialisation scientifique » par des « entrepreneurs de mémoire » issus du monde savant. Geste si bien pratiqué par Jacques Walter ! Au sein du Crem, il avait tenu à rendre hommage au sociologue du travail Georges Friedmann qui a ouvert avec Edgar Morin de nouvelles perspectives dans le cadre des recherches du Centre d’études des communications de masse (Cecmas), en donnant son nom à la salle de réunion de l’unité. C’est là un sociologue que Jacques Walter apprécie pour sa « conception humaniste des interactions sociales », comme il l’a souligné dans un texte corédigé avec Béatrice Fleury (2014) :
« Lors d’un hommage qu’elle lui rend après sa mort, Violette Morin décrit G. Friedmann selon des termes qui attestent des valeurs que ce dernier attribuait à la communication de masse : "En vérité, si Georges Friedmann a voulu rester jusqu’à sa mort notre compagnon en sciences des communications-de-masse, ce n’est pas seulement en vertu de leur privilège distanciateur face à son propre mode de pensée. Ce n’est pas seulement parce que cet écart culturel tend à devenir aujourd’hui, de culture classique en culture de masse, du livre à l’écran, l’essentiel du militantisme pensant. C’est aussi, me semble-t-il, parce que ce dédoublement mental se présentait à lui comme le support d’un projet commun d’universalisme. Il existait une sorte de convergence démocratique entre le cartésianisme de la pensée friedmanienne et la clarté de l’évidence audiovisuelle" ».
Jacques Walter a aussi œuvré activement pour que l’école doctorale dont dépend le Crem soit nommée Fernand-Braudel (elle est aujourd’hui appelée école doctorale Humanités Nouvelles-Fernand Braudel) pour rendre hommage à ce formidable historien. Or, Robert Boure montre combien ces logiques d’hommage savant sont en voie d’extinction au profit d’autres logiques beaucoup plus managériales et marketing. Désormais, écrit-il, « la focale sera placée sur un outil spécifique, le nommagecomme mode de valorisation d’une marque et plus précisément d’une identité de marque ».
Quant à Jean-François Tétu, il offre une analyse croisant l’histoire et la sociologie de la communication, comme Jacques Walter la pratique. Au sujet de la naissance de la mode, il expose une stimulante réflexion sur les conditions socio-économiques et politiques qui doivent être réunies pour que devienne possible la naissance de la mode au sens où on l’entend aujourd’hui. Avec cette évidence désormais (mais qui n’alla pas de soi durant des siècles) que la nouveauté est une valeur désirable. Grâce à ce travail, il nous est permis de voyager au cœur du Paris du Second Empire, dans le grand magasin Au Bon Marché, dans l’œuvre d’Émile Zola, pour toucher du doigt la manière dont l’idéal démocratique et républicain, la naissance de la publicité, l’invention de la haute couture en 1858 par le styliste Charles Frédéric Worth entrèrent en interrelations et ont formé l’écosystème permettant de voir se déployer toutes les caractéristiques de ce qui allait devenir la mode, au sens moderne, avec un rôle important dédié à la publicité et aux journaux. Comme l’écrit Jean-François Tétu, « pour que quelque chose puisse être reconnu comme une mode, il faut qu'un système de représentation le caractérise comme tel. C'est-à-dire que la justification de cet usage soit précisément la mode. C'est pourquoi la révolution industrielle semble bien avoir apporté quelque chose de tout à fait nouveau, en imposant le changement comme moteur de la société, en mettant à la disposition du public les objets d'un engouement changeant au nom du progrès, et en développant les moyens de communication qui légitiment ces engouements ».
Pour sa part, Arnaud Mercier s’accorde un pas de côté, aux marges de ses champs de compétences, pour rendre un amical hommage à Jacques Walter qui présida naguère le comité de sélection qui le fit professeur. Spécialiste de l’humour et de la dérision, il n’avait jamais encore été braconner du côté du burlesque et encore moins au cinéma. Mais si l’auteur offre à Jacques Walter un texte sur Louis de Funès grimé en Rabbi Jacob, c’est parce qu’il connaît la joie communicative qui anime son collègue lorsqu’il s’agit de faire référence à ce film à grand succès. C’est que cet universitaire a chevillé au corps le désir de profiter de la vie et d’en rire. L’humour est un des nombreux talents qui habitent sa personnalité. Si les palmes humoristiques existaient, nul doute qu’il aurait déjà été anobli au rang de grand maître. Ses talents d’imitation de Rabbi Jacob ou de l’accent yiddish pour des blagues juives font merveille. Après l’avoir entendu bien des fois évoquer « la pantire », Arnaud Mercier pensa judicieux de se pencher sur cette comédie populaire que n’a jamais dédaigné Jacques Walter. Et ce d’autant plus que le film de Gérard Oury se veut un message de tolérance, de dialogue interreligieux, d’interrelations respectueuses des différences de chaque culture. Les grimaces et la gestuelle burlesque de Louis de Funès furent autant de coups lancés contre « tout ce qui dresse entre les hommes des murailles de connerie » selon les mots de Gérard Oury. Du fait de la personnalité de Jacques Walter, il tombait sous le sens de décortiquer la manière dont le personnage de Victor Pivert (« comme l’oiseau ! »), raciste, xénophobe et à l’antisémitisme décomplexé (« c’est pas grave, je vous garde quand même »), fait sa mue vers la tolérance interconfessionnelle, notamment lors de ce point de bascule du film que représente la bénédiction du jeune David lors de sa bar-mitsvah, dans la supposée synagogue de la rue des Rosiers à Paris.
Enfin, Isabelle Garcin-Marrou entremêle des corpus médiatiques et des archives, pour analyser le procès des sœurs Papin, employées de maison restées célèbres pour avoir tué leurs patronnes et lourdement condamnées pour cela en 1933. S’intéresser à un procès, ici en mobilisant la question du genre dont l’autrice est une spécialiste reconnue, fait écho à un travail entrepris par Jacques Walter et Béatrice Fleury (2005) sur le procès de Maurice Papon en 1997-1998. Ce secrétaire général de préfecture, en Gironde, qui contribua à la déportation d’enfants juifs lors des rafles qu’il organisait, et qui bénéficia de la complaisance des autorités de la Libération pour ravaler sa façade et finir préfet, puis ministre du Budget, avant que le pot aux roses fût dévoilé et l’heure de rendre des comptes arrivée. Isabelle Garcin-Marrou parle ici de la « sauvagerie du crime » et de sa médiatisation. L’autrice livre d’abord une analyse réflexive sur les émotions qui traversent la chercheuse au moment de découvrir le contenu des cartons d’archives du procès des sœurs Papin. Mais c’est surtout à la mise au jour des préjugés de genre et de classes sociales exprimés lors de l’enquête et dans le dossier judiciaire qu’elle consacre son argumentaire. Préjugés qu’elle retrouve dans les médias de l’époque, autour de la figure diabolisée des femmes criminelles. Néanmoins, elle souligne les tensions entre le mutisme et l’absence de rébellion des deux sœurs au tribunal et ces stéréotypes ; ce qui conduit les journalistes qui couvrent le procès à une rhétorique adaptée qu’elle décortique. Seul le journal l’Humanité invoque les rapports de domination sociale et dénonce une « justice bourgeoise » face aux plaidoiries et au verdict. Le regard posé par Isabelle Garcin-Marrou sur ces deux femmes qui ont versé dans l’horreur et qui ne savent pas se défendre face aux juges et à leurs accusateurs, est un regard empli d’humanisme, pointant au-delà du caractère impardonnable de leur acte, ce qui restait d’humanité (et donc de faiblesse) en elles.
D’une certaine façon, on peut lire les trente années de la carrière de Jacques Walter à l’Université comme un mouvement en trois temps où interagissent et se succèdent la volonté de voir des personnes s’associer (relier), pour qu’elles œuvrent ensemble à un projet commun (réaliser), dont elles valorisent et transmettent les données ou résultats (lire et surtout relire). Partant de cette intrication, Jacques Walter a fait le pari du collectif et de la force qui peut en émaner pour promouvoir des projets d’envergure. C’est notamment le cas de l’édition scientifique, avec la revue Questions de communication et avec le Publictionnaire.Dictionnaire encyclopédique et critique des Publics. C’est aussi le cas de l’organisation de la recherche via les responsabilités qu’il a occupées. C’est enfin le cas des programmes scientifiques évoqués dans plusieurs contributions de cet ouvrage...
Relier ? Les programmes de recherche que Jacques Walter a dirigés ou codirigés ont pour particularité de s’appuyer sur une forte dimension internationale qui a par exemple permis de sortir des débats franco-français pour traiter des questions mémorielles. Surtout, ce choix a fait travailler ensemble et sur une thématique commune, des chercheurs et chercheuses originaires de zones géographiques auparavant en conflit. Ces échanges ont abouti à la formulation de réponses non seulement différentes, mais inattendues. En effet, selon l’héritage culturel – voire idéologique – de chacun et chacune, les références historiques et l’interprétation des faits ne sont pas les mêmes. Or, contre toute attente, les discussions en ces occasions n’ont jamais été polémiques et n’ont provoqué aucun affrontement. Au contraire, le dialogue et le respect ont fait de ces différences une force et un atout scientifique, faisant de la dimension contrastive un élément moteur des publications.
Outre la dimension humaine qui caractérise ce geste, relier c’est aussi, pour Jacques Walter, s’intéresser à des conflits ou violences sociales qui prennent place dans des périodes historiques différentes. Les événements sur lesquels il a travaillé courent de la guerre de 1870 (Walter, 2006b) aux attentats du 13 novembre 2015 (Programme 13-Novembre ‒ 2016-2028, dirigé par Denis Peschanski et Francis Eustache), en passant par les Première et Seconde Guerres mondiales (voir supra). Si cette circulation dans le temps est une manière de relier le passé et le présent, elle ouvre une porte sur ce qui est à venir qui, évidemment, interroge mais nous interroge aussi en retour. La guerre en Ukraine en est un exemple patent, avec d’autant plus d’acuité ici que, dans la plupart des programmes engagés ainsi que dans ce volume, une collègue ukrainienne – Galyna Dranenko – était et est toujours présente. Son regard et son combat sont indispensables pour confirmer que les travaux sur l’histoire et la mémoire renvoient forcément à l’actualité et à ce qui suivra…
Réaliser ? Les engagements de Jacques Walter en recherche, en pédagogie ou dans le cadre des responsabilités administratives s’inscrivent dans une longue durée (programmes pluriannuels, renouvellement de mandats…) qui a pu oblitérer – partiellement et selon une temporalité variable en fonction des périodes et responsabilités – sa propre recherche. Mais c’est un fait : les réalisations du chercheur ne sont pas réductibles à ses seuls écrits ; elles se concrétisent largement dans les actions coordonnées, les luttes menées et souvent gagnées, les obligations institutionnelles honorées... Pour autant, au-delà de ce foisonnement qui a pu générer chez lui des frustrations (n’avoir pas pu faire plus ou mieux par exemple), les réalisations de Jacques Walter se concrétisent aussi par la mise à disposition de matériaux qu’il a collectés et qui peuvent ou pourront intéresser d’autres chercheurs et chercheuses. C’est le cas de témoignages qu’il a rassemblés sur le camp de la Neue Bremm et qui seront accessibles sur un site ; c’est le cas aussi des témoignages que, sur le campus du Saulcy à Metz, un groupe de chercheurs et chercheuses du Crem recueillent sur les attentats du 13 novembre 2015, témoignage dont Corinne Martin parle en ces pages.
Relire ? Certes, la connaissance motive la démarche scientifique, mais sans partage, elle s’essouffle et peut se tarir. C’est donc dans la transmission et les lectures et relectures qu’en font d’autres scientifiques, mais aussi un public divers, que le savoir prend sens. Jacques Walter a précisément toujours eu le souci de partager ses recherches mais beaucoup aussi celles de ses collègues, du Crem ou d’ailleurs. En atteste le travail éditorial auquel il s’est attaché et dans lequel il est viscéralement engagé…
Avec l’imbrication des trois gestes que sont relier, réaliser et relire, Jacques Walter fait la démonstration que, dans le domaine scientifique, il ne suffit pas d’avoir des idées et des projets, il faut passer à l’acte pour les mettre en œuvre, en faisant notamment du collectif le moteur de l’approfondissement, et en visant l’élargissement pour espérer une montée en généralité. Subsumant l’individu, celle-ci nourrit des échanges et favorise le dialogue… C’est ce programme – qui n’a rien d’enchanté et qui a connu beaucoup d’incidents de parcours – que Jacques Walter s’est efforcé de déployer pendant les trois décennies au cours desquelles il a œuvré au sein de l’Université…