Prends soin de toi… Take care of you… Paß auf dich auf…Peu importe la langue, la réalité du soin nous rattrape toujours parce qu’elle traduit ce souci que nous portons, presque naturellement, aux autres et à nous-mêmes. Les nombreuses publications sur le sujet, comme la diversité des appels rendant nécessaire le « prendre soin » de soi et des autres, notamment depuis la crise sanitaire liée à la Covid-19, ne laissent guère indifférent. Les slogans inscrivant aux frontispices des consciences l’importance de se poser à travers des pratiques de développement personnel, ou de bénéficier des bienfaits des exercices physiques et du respect d’une hygiène alimentaire, apparaissent comme autant de prescriptions visant à contrecarrer les possibles troubles liés à la santé de l’âme et du corps. « Le soin, c’est la vie » ! Ces quelques mots visibles sur les affiches publicitaires de Nivea® à l’occasion de la célébration du 100e anniversaire de la marque durant l’année 2011, évoquent autant l’intérêt accordé aux soins durant la vie que l’importance d’une sollicitude et d’une attention portées à autrui.
Peut-il y avoir, en effet, une vie sans soins ? Évoquer ce terme renvoie aux soins donnés et reçus, quelle qu’en soit par ailleurs la nature. Des professions liées directement à la mise en œuvre d’une démarche soignante acquise à travers un savoir et un savoir-faire, aux citoyens offrant une présence gratuite et désintéressée auprès des autres, nous constatons que le soin ne peut demeurer étranger à l’épanouissement et au maintien de la vie. Cela revient à considérer qu’il y a, dans le soin, une volonté manifeste de soutenir l’autre et de s’en faire un allié au regard d’une humanité soumise bien souvent à des contraintes et des limites. Alors que nos sociétés occidentales expriment un paradoxe entre, d’une part, un individualisme croissant habité par une vision parfois utilitariste de la vie et, d’autre part, la nécessité d’un secours apporté à celui qui ploie sous le poids du jour, le soin semble un trait d’union incontournable entre une vie qui se délite et une vie capable d’exprimer soutien et réconfort. « Vienne dans ma vie un sauveur, quelqu’un qui ait besoin de moi », écrivait l’académicien Jacques de Bourbon Busset.
Dans les pires moments de l’histoire collective et personnelle, nous devrions admettre que demeure cette capacité propre à l’homme de se rendre solidaire de l’autre, lui manifestant l’offrande de quelque temps de fraternité visant le relèvement et la réconciliation de l’existence avec elle-même. L’affirmation constante du prix de la vie exprime l’attention à l’autre, le besoin de se serrer les coudes tout autant que la volonté commune d’affronter les tempêtes jusque dans ces instants ultimes d’une déshumanisation qui guette. Cet élan constitue et valorise l’esprit du soin. Cela revient à dire que, face à la souffrance, la question du sens de la vie – comprise comme orientation, sensation et signification – se pose avec d’autant plus d’acuité. Au cœur de cette réalité qui interpelle et interroge l’esprit du soin et la prise en charge des personnes confrontées à leurs fragilités et leur finitude, l’expérience religieuse peut convoquer la dimension précaire de l’humanité en l’ouvrant à un souffle capable de donner une envergure nouvelle à une histoire en quête de paix et de renouveau. Dans le soin peut, dès lors, se manifester quelque chose d’une recherche spirituelle et religieuse laissant augurer non seulement la nécessaire présence des autres, mais aussi du tout Autre à travers des gestes, des paroles, des silences, des rites qui ouvrent à l’infini, donnant à la rencontre un caractère sacramentel. Le philosophe Jean Vergely notait avec raison : « Faire rentrer le ciel dans la vie, c’est faire entrer l’infini et l’éternité. Faire rentrer l’infini et l’éternité, c’est faire rentrer un grand vent de liberté » (Vergely, 2020, p. 46). Le soin, marqué par ce vent de liberté, devient ainsi un lieu d’humanisation et de divinisation où, au sein de l’expérience religieuse, s’exprime ce que je nommerai la charité soignante.
La réalité du soin se dessine comme un appel à garder vive la mémoire du souci de l’autre. Qu’une personne soit confrontée à l’annonce d’une maladie grave, d’un virus happant de façon inattendue son rêve d’invulnérabilité, d’une fin de vie qui guette, d’un handicap appelant à faire le deuil d’une existence jusque-là épargnée par les blessures, ou d’autres situations questionnant son devenir, le soin appelle la vie et le soutien de celle-ci face à la menace. Que l’on soit patient, personnel soignant, aidant, le soin interpelle l’approche de la vie interrogée dans ses complexités.
Dans l’ouvrage A Different Voice, la philosophe et psychologue féministe Carol Gilligan souligne non seulement la façon particulière des femmes à traiter les questions liées au soin, mais aussi la pertinence de fonder, au-delà de la question du genre, une éthique de la responsabilité au sein des situations marquées notamment par la vulnérabilité. Une telle éthique est nommée « éthique du care »(Gilligan, 2008b, p. 126). Dès lors, à travers les termes « ethic of care » – l’éthique du bien-être d’autrui – C. Gilligan distingue trois phases de développement : une première considérée comme égoïste, soulignant l’intérêt de s’occuper de ses propres besoins pour assurer sa survie ; une deuxième phase consistant à assurer le bien-être des personnes dont on a la charge ou de celles qui sont reconnues à travers leurs vulnérabilités ; une troisième phase suggérant une nouvelle compréhension du lien entre soi-même et les autres. Avec C. Gilligan, l’ethicof care se perçoit au regard de la psychologie des relations humaines fondée sur l’interdépendance. C. Gilligan met en exergue à la fois la nécessité d’une sensibilité aux besoins des autres, mais aussi la pertinence d’un principe de justice et de responsabilité appelant des choix clairs. Elle évoque une interdépendance fondée sur l’amour de l’autre compris comme ce qui nous tend vers lui, expression du souci visant à répondre à ses besoins. Cela revient à dire que même si une personne ne nous attire pas, nous devons l’aimer dans la perspective de lui fournir des soins adéquats. Nous retrouvons ce que la philosophe suédoise Eva Feder Kittay nommait le « love’s labor », le travail de l’amour. Le care apparaît à l’image d’un lien affectif donnant sens au travail dans la mesure où il est sans cesse repensé, inventé, imaginé, le situant au-delà des seules relations familiales ou conjugales où l’amour s’exprime habituellement sur le registre du don de soi. Loin de tout sentimentalisme et d’une vision abstraite de l’amour, la perspective du care met en évidence une ouverture physique, psychique et affective aux besoins des autres, admettant que « ce qui fait la valeur du travail du care est la valeur de la vie » (Molinier
Dans la perspective d’une prise en charge des souffrances humaines, la réalité du care « peut à la fois jouer le rôle de valeur morale et […] fonder politiquement une société bonne », comme le note par ailleurs la politologue Joan Tronto (2009, p. 36). Elle présente en effet la pratique du care par le biais d’une exigence de l’attention à l’autre à travers la prise en compte d’une morale contextuelle. J. Tronto réajuste le regard porté sur le care en l’incluant dans l’immense champ qui en fait une activité humaine essentielle maintenant, perpétuant et réparant le monde (Fischer et Tronto
Avec J. Tronto, nous entrons dans la logique d’un care compris comme une démarche structurant le sens du monde dans lequel nous vivons et, conjointement, le sens de notre propre histoire. Habitée par la fragilité et la vulnérabilité, celle-ci demande à prendre en compte la réalité avec ce qu’elle recèle parfois comme limites, tout en admettant qu’une éthique du care vise un bien possible au regard d’une interdépendance et d’une responsabilité partagée. Dans l’épreuve de la maladie et de la finitude, de l’épuisement professionnel ou des questions existentielles qui peuvent être liées, le care, entendu comme un soin, vise à valoriser le souffle encore possible des personnes arrivées prématurément à bout de souffle.
Si la respiration apparaît, dès la naissance, comme le révélateur de la vie humaine à travers l’inspiration et l’expiration permettant le déploiement de l’existence, toute histoire humaine reste par ailleurs habitée, dans ses grandeurs et ses pauvretés, par un souffle qui soutient sa marche et sa recherche de sens. Ce souffle atteste de l’existence d’une circulation intérieure permettant la recherche constante de sa juste place au sein de lieux changeants et, parfois, exigeants voire troublants. Notant que « Tout être humain est, en même temps intrinsèquement spirituel et ‘’accidentellement’’ religieux », Guy Jobin précisera que« [l]a quête spirituelle est donc une réalité universelle : toute l’humanité et tout humain peut en faire l’expérience » (2012, p. 78). Cette dernière vient contrecarrer ce que le psychiatre Viktor E. Frankl nommait le vide existentiel, c’est-à-dire « un vécu d’absence complète, ou de perte, du sens de l’existence, susceptible de faire que la vie vaut la peine d’être vécue »
Si l’on s’en tient à l’étymologie du mot spiritualité [du latin spiritus et du grec pneuma], nous retrouvons d’emblée l’idée de souffle, d’esprit vivifiant. Dominique Jacquemin écrira notamment que la spiritualité évoque « le mouvement nécessaire qui, même dans sa dimension invisible, est nécessaire pour nous maintenir dans l’existence » (Jacquemin
Durant la seconde moitié du 20e siècle, nous assistons à un emploi plus conséquent du terme, notamment à travers les mots espiritualidad, spiritualità, spirituality, Spiritualität renvoyant à autant d’élargissements sémantiques. À partir des années 1960, l’étude de la spiritualité se retrouve tant dans le domaine de la théologie que des sciences humaines, dont la psychologie. C’est peut-être à ce moment que le terme « spiritualité » connaît un début de sécularisation dans la mesure où se perçoit de plus en plus la dimension propre à la recherche d’un accomplissement de soi, indépendamment de toute référence religieuse. Mettant en parallèle les données relatives au corps et à l’esprit, le philosophe Michel Foucault évoque la réalité de la spiritualité de la façon suivante :
La recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité. (Foucault
, 2001,p. 16)
Nous percevons, dans ce propos, la volonté de se défaire de la dimension religieuse, confirmant la notion de spiritualité dans une dynamique globale de recherche de sens et d’estime de soi. Nous saisissons combien le spirituel est devenu, au cours des siècles, un domaine embrassant une pluralité de situations et d’aspirations personnelles ou collectives.
Dans le domaine du soin, la démarche spirituelle s’incarne dans cette façon très particulière de nous présenter à une personne souffrante. Un « Bonjour », ou un « Je ne suis pas loin si vous avez besoin de moi », comme d’autres formules rendent compte de précieux signes exprimant un souffle vivant permettant à la relation d’exister, tout en manifestant une attention à l’autre en vue de son bien. Jean-Guilhem Xerri notera :
Honorer la dimension spirituelle d’une personne, c’est donc avant tout se tenir dans une posture qui ne réduit jamais une personne à sa pathologie ou sa situation sociale, mais qui consent à entendre le « souffle » d’un être : son espoir et son angoisse, ses interrogations fondamentales et ses attentes, ses convictions et ses révoltes, ses liens et ses solitudes. (Xerri
, 2011, p. 170)
Cette recherche d’authenticité, même dans les failles de l’existence, permettra à Guy Jobin de présenter la spiritualité à partir de quatre dimensions : la quête de sens et d’authenticité, l’importance relationnelle, la dimension universelle commune à tous et le facteur d’harmonisation permettant de rapprocher les uns et les autres de leur véritable identité (Jobin
S’occuper des autres, notamment de ceux impliqués dans des situations éprouvantes, demande une disponibilité et une attention constantes, favorisant la recherche d’un bien espéré et attendu (Jacquemin
Fonder une société du care revient dès lors à ne pas comprendre le soin comme un lieu de rentabilité et de hiérarchie, mais comme une perspective éthique nécessitant ajustements et écoutes des besoins, souvent dans la discrétion d’une rencontre au cœur de ce que le philosophe Frédéric Worms appellera le « moment du soin » (Worms
[C’est] le mouvement nécessaire qui, même dans sa dimension invisible, est nécessaire pour nous maintenir dans l’existence. (Jacquemin
, 2010, p. 68)
L’auteur le fait d’ailleurs correspondre à quatre dimensions précises :
[…] le corps, la dimension psychique, la dimension éthique comme visée du bien pour la vie et la dimension religieuse-transcendante pour certains. (Leboul et Jacquemin
, 2010, p. 57)
Ce rapport entretenu par chacun à la vie perçue dans une dynamique opérante, avec ce que cela suppose comme ajustements constants, suppose une écoute des besoins et des désirs manifestant, à travers un regard holistique, une préoccupation de chacun dans l’amour et le respect, forts des compétences mises à leur service (Réseau Santé, Soins et Spiritualités, 2018, p. 89).
Lors du colloque sur le spiritual care en fin de vie, tenu à Strasbourg les 23 et 24 mai 2013, Jean-Gustave Hentz évoquait trois modèles successifs du soin : le modèle hippocratique, bien connu, fondé sur les connaissances biologiques du malade et de la santé ; le modèle « biopsychosocial » introduit en 1977, prenant en compte les facteurs conditionnant l’accès aux soins ; le modèle « biopsychosociospirituel » depuis le début des années 2000, suggérant que la médecine holistique prend en charge une personne dans sa totalité, non seulement d’un point de vue biologique, mais aussi psychologique, social, spirituel et religieux (Hentz et Lehmkühler
L’expérience n’est pas d’abord accumulation, mais dépouillement, comme le rappelle l’étymologie ex-pire : l’expérience de la vie est une traversée périlleuse où on laisse des plumes, où, peu à peu, on laisse tomber l’accessoire. (Thiel, 2013, p. 71)
Prenant acte de la dimension spirituelle propre à chaque personne, le spiritual care, né dans les pays anglo-saxons comme les États-Unis ou le Canada, rend compte d’une nouvelle perception du spirituel :
Devenu allié pour certain.e.s, en vue d’un processus de guérison et d’accompagnement, il reste pour d’autres un référent religieux dont on perçoit diversement la nécessité dans les soins. (Réseau Santé, Soins et Spiritualités, 2018, p. 9).
Les travaux liés au spiritual care expriment à leur manière la dimension sacrée de toute personne, son mystère embrassant la question du sens à partir des besoins existentiels dont le besoin de transcendance que certains peuvent exprimer. La notion de besoins spirituels présentée par l’infirmière Virginia Henderson au sein des quatorze besoins fondamentaux que nous pouvons faire correspondre à la recherche d’une qualité de vie et d’une quête d’authenticité et de relation, révèle l’intérêt d’un spiritual care. Des outils comme les grilles d’évaluation HOPE, FICA ou SPIR (Hentz et Lehmkühler
La foi religieuse inconsciente de l’homme, qui se révèle ainsi, également donnée, également perçue dans le concept de son inconscient transcendant, signifierait que Dieu est toujours inconsciemment l’objet de notre aspiration, que nous avons toujours, bien qu’inconsciente, une relation intentionnelle avec Dieu.
( Frankl,2020, p. 46-47)
Face aux événements de la vie, le rapport à la dimension spirituelle et/ou religieuse peut resurgir lorsqu’on s’y attend le moins. Dans la maladie qui finira par l’emporter, le philosophe Ruwen Ogien – reconnu habituellement pour son athéisme – rappellera qu’il n’a pu se départir de cette interrogation :
Au départ de mon enquête philosophique, je voulais proposer des arguments en faveur de l’idée qu’il serait bon de nous débarrasser complètement de ces questions de « sens » qui encombrent nos façons de penser la maladie. Je les trouvais absurdes car je ne voyais pas comment une réponse rationnelle pourrait leur être apportée. Je reste convaincu que ce mouvement de pensée serait bienvenu, mais j’ai renoncé à le prouver, en me disant que j’allais peut-être trop loin en niant la valeur de nos interrogations sur le « sens » de ce qui nous arrive lorsque nous sommes confrontés à une grave maladie. De toute façon, je ne peux pas nier le fait que nous sommes comme inévitablement amenés à nous les poser. (Ogien, 2017, p. 234-235)
Dans l’épreuve des fragilités, l’expérience spirituelle, mais aussi religieuse, s’inscrit dans un espace laissé libre par la recherche de ce qui demeure finalement essentiel au maintien de la vie. Les équipes d’aumôneries en établissement de santé, au domicile ou dans les instituts accueillant des personnes handicapées ou âgées, en restent de précieux témoins, au même titre que les soignants accompagnant, à leur manière, la dimension spirituelle des personnes qui leur sont confiées. La présence des uns et des autres n’est pas simplement le signe d’un souci porté à l’humanité nue de celles et de ceux reconnus dans leur vulnérabilité, mais le rappel que les besoins spirituels comme la foi religieuse, dans une perspective de salut, témoignent jusque dans le non-sens de la vie d’une espérance invitant à la confiance… un peu comme une lumière fragile brillant dans la nuit. Nous pourrions évoquer dès lors toute rencontre comme un lieu manifestant une dimension sacramentelle inscrivant dans la visibilité historique l’invisibilité d’un Dieu qui prend soin de l’humanité. Dans cette perspective se révèle ce que je nomme la charité soignante, expression religieuse d’un spiritual care renvoyant l’humanité fragile à la présence mystérieuse de Dieu au cœur de l’expérience douloureuse. Pas plus que nous n’y sommes invités, Dieu n’abandonne pas l’homme qui cherche et espère.
La théologie catholique, développant sa réflexion à partir de la charité, évoque la gratuité du don de Dieu transformant l’homme. La charité apparaît en effet comme le principe vivant d’une proximité humanisant et divinisant la relation en rendant visible l’homocaritatis, c’est-à-dire l’homme capable d’amour-charité, parce que capable de Dieu. La question qui se pose consiste à chercher comment la charité soignante peut se percevoir à l’image d’un soin spirituel adapté à l’expérience religieuse en contexte de fragilité. La charité (de caritas, cherté, ce qui a du prix, celui qui m’est cher)nous renvoie à un terme proprement religieux quand le soin nous fait entrer dans le domaine d’une relation entre soignant et soigné. Il semble donc intéressant de nous demander en quoi la théologie peut apporter quelque chose au soin, mais aussi comment ce dernier – considéré comme un care – en viendrait à être un lieu théologique, c'est-à-dire signe de la présence divine ? Penser ainsi la charité soignante renvoie à une dimension de la pastorale fondant des activités visibilisant l’homocaritatis au sein de lieux spécifiques, dont les aumôneries qui peuvent en rendre compte, ainsi que tout soignant entrant dans la logique d’un bien valorisant autrui et l’ouvrant à son mystère profond.
Nous reconnaissons en effet que les désirs, les attentes, les espérances, les souhaits d’une personne doivent être entendus, notamment quand celle-ci est en proie à de multiples questionnements liés directement à l’expérience qu’elle a de la vie à tel ou tel moment de son histoire. Tout soignant, quel qu’il soit, essaie de mettre « du sens dans l’énigme de la vie », comme peut le signifier la dimension soignante mêlant cure et care (Jobin, Charron et Nyabenda
Dans cette perspective, Mélany Bisson, docteur en théologie et coordonnatrice de la recherche au Centre de formation et de recherche clinique en soins spirituels au Centre hospitalier de Montréal, énumère les quatre phases du care décrites par Joan Tronto en les faisant correspondre aux besoins spirituels et religieux des patients. Ainsi, le fait de « se soucier de » permet de distinguer l’existence de besoins spirituels. « Se charger de » correspond à l’identification de ces besoins, mais aussi à la planification d’un suivi pour y répondre. La troisième phase « accorder des soins », suppose un travail qui prend en compte des dimensions matérielles comme recueillir des poèmes, des chants, des musiques, ce qui relève de l’art ou d’objets religieux voire des rites et qui, dans leur ensemble, apparaissent comme un langage identifié par la personne soignée. La quatrième phase « recevoir des soins » évalue la réceptivité du soin prodigué au regard de ce que la personne a réalisé comme chemin intérieur (Jobin, Charron et Nyabenda, 2013, p. 147-148). Le spiritual care part de la fragilité humaine et de la reconnaissance de notre finitude. Il vise également l’ouverture à la transcendance, conférant à chacun la possibilité de toucher en partie l’inaccessible et l’invisible. Cette démarche habitait la réflexion du jésuite Henri Nouwen qui écrivait :
Vivre le care, c’est entrer dans le monde de ceux qui sont brisés et impuissants et y constituer une association des faibles. Vivre le care, c’est être présent à ceux qui souffrent, et rester présent même quand on ne peut rien faire pour changer leur situation. (Nouwen
, 2012, p. 15)
H. Nouwen reconnaît que le prendre soin est une réponse à un appel visant à valoriser la rencontre dans la mesure où celle-ci s’inscrit dans la durée en prenant acte de la condition précaire de l’homme. Nous retrouvons dès lors ces « cadeaux d’humanitude » honorant les richesses présentes en chacun et qui s’expriment dans le don fait aux autres.
Cette manière de vivre la présence n’est pas pour autant aisée. Elle reste habitée par un investissement certes financier, mais aussi humain. H. Nouwen aime signifier que l’écoute de l’autre permet de conjuguer histoire humaine et histoire divine (2012, p. 36). Le prendre soin humain revêt dès lors les couleurs d’un soin divin si bien que le care dont nous parlons ira jusqu’à transfigurer l’instant, y percevant la présence discrète et mystérieuse de Dieu.
Le spiritual care permet de découvrir, au cœur de la fragilité et de la vulnérabilité, qu’une grâce peut sourdre et offrir des espaces jusque-là inexplorés, mais non moins prometteurs. Nous réentendons la promesse d’amour de Dieu pour son peuple qui rejoint chacun à travers une parole libératrice l’appelant à la confiance et à l’espérance. Partager la souffrance, que l’on soit soignant professionnel ou non, peut aider à consentir à cette expérience où l’invisible révèle et dépose çà et là les forces nécessaires pour avancer :
Dieu est amour, uniquement amour, et l’Esprit de Dieu est l’Esprit d’amour qui désire nous révéler et nous guider vers l’endroit où les désirs les plus profonds de notre cœur peuvent être satisfaits. L’Esprit nous parle dans le silence et répète les paroles de Jésus : « N’ayez pas peur » (Jean 6, 19). (Nouwen
, 2012, p. 59)
H. Nouwen part d’un constat humain nourri d’une rencontre de deux dépendances, pour l’ouvrir au mystère d’un Dieu qui se révèle dans l’événement d’un amour partagé. Il rappelle que toute rencontre de soin n’est jamais double, mais triple puisqu’elle donne à voir à la fois l’aidant et l’aidé, mais aussi Dieu qui s’invite à eux comme signe efficace d’une force donnant sens et avenir. La dimension sacramentelle de la rencontre s’y révèle pleinement.
Considérer le spiritual care dans l’expérience religieuse invite à transfigurer l’instant en y dévoilant ce mystère d’amour de Dieu pour l’homme, dont rendent compte les gestes, les paroles comme les silences. Il y a quelque chose d’une conversion du cœur et d’une vie qui s’offre à nous dans cette vision du care. Avec H. Nouwen, la pratique du care reconnaît l’existence de soutiens nécessaires pour mener la lutte, habités que nous sommes d’une espérance nouvelle en ce qui vient. La charité soignante prend visage tandis que se vit cet espace de rencontre et que se dessinent les trésors cachés d’une vie prête à se dire, au-delà des faiblesses et des limites présentes. L’idée d’un spiritual care, dans l’expérience religieuse, tend à s’affiner. Cet accueil inconditionnel participe au bon fonctionnement du monde, n’enfermant pas ceux qui sont abîmés par toutes sortes d’épreuves dans des compartiments desquels ils auraient le plus grand mal à sortir. La richesse d’une vie ne dépend pas des biens accumulés au fil des ans, mais plutôt de cette capacité à devenir pour d’autres éveilleurs et veilleurs d’une humanité appelée à vivre de Dieu et en Dieu. En contexte chrétien, la charité soignante se définit alors comme le signe efficace – sacramentel – rendant compte de la présence de Dieu à travers le service du frère. Il en va d’une responsabilité partagée. Les phases du care décrites par J. Tronto disent quelque chose de ce regard que chacun est invité à poser sur la vie d’autres personnes malmenées, initiant la rencontre, la prise en charge et le don. Nous retrouvons dans ce schéma ce que Dieu lui-même s’est engagé à vivre aux côtés de l’humanité, notamment dans le mystère de l’incarnation et de la rédemption appelant la transformation du monde. Un exemple assez évocateur des phases du care pourrait se lire dans l’évangile de la guérison de l’aveugle de Jéricho (Luc 18, 35-43). Nous y retrouvons, en effet, les quatre phases d’un bon care. La première consistant à reconnaître la nécessité d’un prendre soin, se révèlerait dans le fait de croiser le regard de l’homme aveugle assis sur le bord du chemin. Ce lieu n’est pas anodin : il n’est pas debout, mais proche de la terre, de la poussière, signes de la mort et de l’absence d’épanouissement de la vie. La deuxième phase, « reconnaître les besoins », s’entend dans la question que Jésus adresse à cet homme – « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » (Luc, 18, 41) – et la réponse que lui fait l’aveugle – « Seigneur, que je recouvre la vue » (Luc 18, 41). La troisième phase surviendrait au moment où Jésus répond à son besoin par sa parole salvatrice : « Recouvre la vue ; ta foi t’a sauvé » (Luc 18, 42). Enfin, la quatrième phase du care s’exprime dans la relecture faite de cette rencontre et les effets positifs engendrés, notamment quand l’homme se rend compte qu’il a recouvré la vue et que cette nouvelle forme de vie est à l’origine de la conversion des personnes présentes louant Dieu en suivant la miraculée (Luc 18, 43). Ce passage est symbolique quand il s’agit de traiter du care en contexte chrétien. Il énumère les phases décrites par J. Tronto et M. Bisson dans le cadre d’un soin spirituel. Mais il révèle également la charité de Dieu, c'est-à-dire cet amour total donné à l’homme qui n’a pas seulement en vue son bonheur terrestre, au travers d’une guérison physique, mais aussi son bonheur céleste dans la foi qui sauve et donne la vraie vie ! Celle-ci se détermine ici en trois mouvements, à l’image d’une valse : recevoir, s’approprier, donner.
Le spiritual care perçu comme charité soignante donne à voir l’œuvre de la divinisation de l’homme, qui prend appui sur son humanisation progressive, notamment dans la prise en compte de ses failles et de ses blessures. Certes, d’aucuns pourraient croire qu’il s’agit là d’une audacieuse idée ne trouvant cependant guère de satisfaction dans les multiples combats pour la vie. Penser ainsi serait donner raison à ceux qui croient que l’épreuve, quelle qu’en soit sa nature, aurait le dernier mot. Nous sommes conscients que la mort gagnera la lutte engagée dans la mesure où elle reste notre horizon commun. Mais ce serait oublier que, même dans le tragique d’une existence qui se délite, peut continuer de souffler un esprit nouveau et prometteur invitant à lire, dès maintenant, les signes d’une vie déjà marquée par l’éternité. Le care, s’il vise la préservation d’un monde habitable à tous, tend aussi à convertir quelque chose de ce même monde dans la mesure où, au sein de l’expérience religieuse, il rend compte de l’invisible à travers la naissance d’une espérance pour tous. Penser le care à partir de la charité soignante reconsidère les perspectives de nos activités pastorales, quelles que soient les situations rencontrées. Passer du spiritual care à la charité soignante nécessite de s’ouvrir à la reconnaissance de l’action de Dieu dans la vie de l’homme et donc du « déjà-là » et du « pas encore-là ». Nous retrouvons l’idée d’une promesse chaque fois formulée dans la rencontre de soin où l’homme couché oblige l’homme debout. Si ce n’est pas d’abord la guérison physique qui est visée, mais un accueil inconditionnel de l’autre dans sa faiblesse, ses questions, ses angoisses, ses peurs, le soignant – devenu un homo caritatis – vivra la présence à travers l’écoute, la parole de compassion et de tendresse, mais aussi les silences emplis de la présence du tout Autre. Cette communion nouvelle, le spiritual care en perspectivechrétienne la révèle dans un acte de charité habité de don et de pardon, de recueil des souffrances et de partage des richesses encore possibles, d’engagement et de service. La charité soignante vise une transfiguration de la vie présente en s’ouvrant à la joie d’un Dieu proche de l’homme. Nous pouvons aider quelqu’un à guérir quand bien même celui-ci serait hanté par une mort imminente. La guérison ne serait pas considérée sur un plan physique ou biologique, mais sur un plan intérieur, fait de réconciliation et de paix avec soi-même et les autres. Le travail de l’amour auquel l’homme peut répondre ne s’inscrit pas au sein d’une lourde tâche marquée par une forme de pénibilité contre laquelle il faudrait se battre, mais au cœur d’un chemin de sanctification né de l’amour reçu et partagé au nom du Christ vivant qui rassemble l’humanité relevée.
La charité soignante, au même titre que le care, dépasse allègrement la technicité d’un soin confiné aux cures. Elle révèle Dieu au cœur des situations parfois lourdes et difficiles, fondant des lieux théologiques par excellence où Il se laisse percevoir à la fois comme un Père embrassant chacun de ceux qui viennent à lui, un Créateur aidant à reconstruire une vie blessée, un Amant signifiant que toute vie humaine reste sujet de la tendresse divine. Cette noble tâche n’incombe pas à quelques rares spécialistes de la foi et de la religion, mais à tous ceux qui acceptent de se laisser bousculer par Dieu pour en devenir d’authentiques témoins. C’est que la charité soignante envisage la pastorale en inspirant et fondant l’homo caritatis. Un spiritual care prenant la coloration d’une charité soignante, notamment au sein du travail remarquable des équipes d’aumôneries, révèle la qualité de présence à tenir auprès des situations les plus éprouvantes en début de vie, durant la vie, en fin de vie. Un hôpital est une véritable paroisse : nous y naissons, nous y vivons et, hélas, nous y mourons également. Devant la complexité des situations de souffrance, la recherche de sens peut se révéler d’autant plus importante. En contexte de sécularisation grandissante et d’une lecture de la laïcité qui interpelle parfois, une certaine identité religieuse liée à la quête de paix et d’unité intérieures peuvent néanmoins s’inviter à la conscience des intéressés. Devant la diversité des demandes d’accompagnement et d’écoute, les aumôniers expriment humblement une éthique de la main tendue, signe d’un lien et d’une confiance pour avancer vers ce qui vient. Ici s’inscrit la charité soignante, ce « prendre soin » témoignant de la présence de Dieu à l’histoire de chacun. Accompagnant, par exemple, des situations où se perçoivent des demandes d’interruptions volontaires de grossesse (IVG) ou d’interruptions volontaires médicales de grossesse (IVMG), la charité soignante aura un rôle d’accueil, d’écoute et de pardon, rappelant l’attitude de Jésus décrite dans l’évangile selon saint Marc : « Posant alors son regard […] Jésus se mit à l’aimer » (Marc 10, 20). De même, face à la fragilité et la vulnérabilité, la charité soignante perçoit l’expression d’une vie se livrant toujours dans une vérité qui la définit et la soutient. C’est le « Voici l’homme » de saint Jean (Jean 19, 5) qui peut s’inviter à notre réflexion. C’est là qu’est convoqué le récit d’une souffrance et d’un mal devant être entendu et accompagné. L’accompagnement, littéralement « partage du même pain », renouvelle la confiance et le respect entre deux personnes rendant la relation possible. L’expérience religieuse exprimant la nudité de l’humanité, et donc sa fragilité, manifeste l’espérance de croire au pouvoir des commencements. La charité soignante peut en devenir un signe efficace. Enfin, devant l’épreuve d’une vie arrivant aux confins de son existence, accompagnée parfois de demandes de mort anticipée comme l’euthanasie ou le suicide assisté, la charité soignante s’entend comme un lieu de relèvement et de passage jusque dans l’éternité, animée par la politesse des adieux. Saint Luc, dans son évangile, nous éclaire : « Il s’avança et toucha la civière […] et Jésus dit : “Jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi”. » (Luc 7, 14).
Ces temps précieux de présence compatissante, d’écoute des murmures de la tristesse, de silences, de célébrations sacramentelles – notamment l’onction des malades, la réconciliation et l’eucharistie –, témoignent très justement d’une expérience religieuse fondant à nouveau l’essentiel d’une vie en quête de guérison intérieure et de paix de l’âme. La force d’une charité soignante est de témoigner d’une histoire toujours possible jusqu’à sa fin, au gré d’une écoute attentive, témoignant d’un Dieu de toute miséricorde précédant celui ou celle qui s’en va. Les équipes d’aumôneries, comme tout aidant et soignant de bonne volonté, apparaissent comme les sentinelles du matin, accompagnant l’expérience religieuse dans le soin en témoignant de la force possible d’une guérison intérieure. La crise sanitaire liée à la Covid-19 en a révélé l’extrême nécessité dans tous ces lieux de soin où la fragilité côtoyant la mort a aussi eu comme effet d’honorer la dimension spirituelle et religieuse de celui qui souffre. Le professeur Jean-François Mattéi l’exprimait merveilleusement en ces termes :
Le religieux représente ce médiateur entre Dieu et les hommes quand le médecin est le médiateur entre l’homme et son corps, entre l’homme et lui-même. Sans médiateur, la sérénité est impossible car la solitude avec soi-même est terrible, le dialogue à huis clos avec soi-même est désespérant car l’existence ne peut s’épanouir que sous le regard et l’attention de l’autre. (Mattei, 2020, p. 23).
L’approche d’un soin perçu à partir de la charité soignante peut rendre compte d’une guérison. Ce terme traduit quelque chose qui reste de l’ordre de l’invisible, tout en constituant une valeur fondamentale de la vie ouverte à un à-venir possible. Penser dès lors l’humanité à partir de la vulnérabilité et de l’interdépendance ne peut se passer de considérer la vie dans sa dimension spirituelle. Une éthique du care, donnant au soin une valeur essentielle, demandera toujours de comprendre la relation comme un regard qui envisage, jamais comme un regard qui dévisage. Penser la charité soignante dans l’expérience religieuse en contexte de fragilité comme une façon de panser la vie blessée et brisée, permet de comprendre l’éthique du care et la charité soignante comme une sagesse ordonnée à une action visant un bien toujours à-venir, affirmant et confirmant les missions propres à chacun dans le respect de la vie qu’il promeut. Il y a peut-être ici même quelque chose d’une utopie qui se dévoile, ce terme étant à comprendre comme l’écriture d’une histoire nécessaire parce qu’encore inexplorée. Il nous appartient d’ouvrir ce champ des possibles, nous en sommes et en serons tous des acteurs inconditionnels inscrivant la rencontre comme le lieu d’une attention et d’un accueil volontaire de l’autre, au nom de Celui qui nous permet de nous émerveiller du soleil d’une vie vivante, même au cœur de la nuit… Conjuguer expérience religieuse et spiritual care revient à honorer l’humanité qui cherche et espère. Chacun de nous y est convoqué !
Dictionnaire de spiritualité. Ascétique et mystique
RESSPIR (Réseau Santé, Soins et Spiritualités) (dir.), 2018, « Spiritual Care I. Comment en parler en français ? Des concepts pour des contextes », Montpellier, Sauramps Médical.