Show cover
Couverture de Philosophie et religion. Nouvelles approches Show/hide cover

La fonction de la religion dans la théorie des systèmes

Il est inutile ici d’insister sur le regain d’intérêt pour la religion dans les sciences sociales et humaines. Bien avant la montée de l’État islamique et les attentats du 11 septembre aux États-Unis, la religion, cette illusion dont Freud souhaitait la fin, a commencé à faire l’objet d’une attention toute particulière. La focalisation sur l’Islam et surtout sur l’Islam politique, le salafisme, n’en est qu’un élément. La place de la religion dans les débats ravivés par l’ouvrage Libéralisme politique de John Rawls et ce qu’il convient d’appeler le débat Rawls-Habermas lui a ravi, pour ainsi dire, la vedette du moins en philosophie politique ; et ceci à un point tel que le petit nombre d’initiés aux controverses Habermas-Luhmann a fini par oublier que la théorie des systèmes a son mot à dire sur la religion et la politique. En ce qui nous concerne, nous nous limiterons à la religion telle que la conçoit la théorie des systèmes du sociologue allemand Niklas Luhmann (1927-1998). L’objet de cette contribution est somme toute modeste. Nous entendons présenter la façon dont la théorie des systèmes aborde la religion, que N. Luhmann considère comme un système social ayant son code, tout comme la politique, l’économie, l’éducation, la médecine, etc. Nous éviterons le plus possible d’entrer dans les détails techniques des problèmes posés par l’auto-observation et l’observation de la religion par la théorie des systèmes.

Nous donnerons, dans un premier temps, quelques indications sur les écrits de N. Luhmann et la définition qu’il retient de la religion ; puis nous expliciterons la thèse fondamentale de N. Luhmann sur la fonction de la religion.

Comment définir la religion ?

Bien que N. Luhmann soit revenu régulièrement sur le thème de la religion pendant plus d’une trentaine d’années, la religion est peu associée à son œuvre en dehors de l’Allemagne, où elle l’est par le cercle très restreint des initiés. Dès les années 1970, N. Luhmann publia une série d’articles annonçant l’intérêt et la place de ce thème dans sa théorie sociologique. Citons « Organisierbarkeit von Religionen und Kirchen » (Wössner, 2019, p. 3-54), « Die Allgemeingültigheit der Religion » (Luhmann et Pannenberg, 1984, p. 350-357), ainsi que l’ouvrage Funktion der Religion (Luhmann, 1977). Dans la décennie suivante, il publia quatre autres contributions : « Läßt unsere Gesellschaft eine Kommunikation mit Gott zu ? » (1994, p. 227-274), « Die Unterscheidung Gottes » (ibid.), « Ausdifferenzierung der Religion » (1989, p. 259-357) et « Society, Meaning, Religion – Based on Self-Reference » (1985, p. 5-20). Enfin, quelques années plus tard, en plus de l’œuvre majeure sur la religion, Die Religion der Gesellschaft (2002), parurent « Die Weisung Gottes als Form der Freiheit » (2005, p. 75-91), « Religion und Gesellschaft » (1991, p. 133-139), et, deux années avant sa mort, « Die Sinnform Religion » (1996, p. 3-33). Enfin, a paru à titre posthume « Das Medium der Religion. Eine soziologische Betrachtung über Gott und die Seelen » (2000b, p. 39-53).

Ces titres démontrent l’intérêt de N. Luhmann pour la religion. Cependant, contrairement à J. Habermas, son adversaire, qui a relativement peu écrit sur la religion, N. Luhmann a eu très peu de succès en dehors du cercle très restreint des théologiens, notamment allemands, et des spécialistes des études religieuses. Comparé à Zwischen Naturalismus und Religion de J. Habermas (2008) par exemple, Die Religion der Gesellschaft, l’œuvre majeure de N. Luhmann sur la religion, n’a eu presque aucun écho chez les philosophes s’intéressant à cette thématique. Pourtant, l’ouvrage contient des thèses pouvant attirer l’attention des protagonistes du débat sur le rapport entre religion et politique, ainsi que des réflexions pouvant substantiellement contribuer au débat entre J. Rawls et J. Habermas sur la question. Vu l’importance de ce dernier point, je procéderai à une brève présentation de la fonction de la religion telle que N. Luhmann l’expose dans ses principaux écrits sur la religion, faute de pouvoir discuter l’ensemble de sa théorie systémique sur la religion. Bien entendu, notre présentation sera nécessairement incomplète, car sa théorie ne se limite pas à la fonction de la religion. Elle a fait l’objet de plusieurs développements par l’auteur lui-même, sans toutefois abandonner les éléments de base de la « théorie fonctionnelle autoréférentielle ».

Suivant une logique qu’impose la théorie des systèmes, il faut partir de la fonction d’un système social pour en faire l’exacte observation. Se pose naturellement, conformément à cette logique, la question de savoir quelle est la fonction de la religion. Seulement, le concept de fonction dans la théorie des systèmes doit se comprendre de manière heuristique et non téléologique au sens aristotélicien. N. Luhmann ne soutient pas que les choses ont une finalité fixée par la nature, et que l’homme possède par nature une fonction qui est la vie dans la Cité et plus encore la vie conforme à la raison. Répondre à la question de la fonction de la religion suppose, selon lui, d’expliquer le système religieux comme un système s’auto-décrivant, assignant à l’explication du chercheur, ici celle du sociologue ou de tout autre chercheur, une place de second rang. « Second rang » n’est pas à entendre en un sens hiérarchique : il n’est pas question de description inférieure ou supérieure qualitativement, mais d’un rapport d’antériorité. En ce sens, la description d’une entité ne peut se faire sans l’autodescription de la chose elle-même, qui est première. Si cela s’applique à toute entité, cela vaut d’autant plus pour les entités et les systèmes « processeurs de sens ». La religion en est un. Elle se comprend comme une communication traitant de la distinction entre le visible, l’observable (l’immanence) et l’invisible, le non-observable (la transcendance), ainsi que de leurs rapports.

Par cette définition fonctionnelle de la religion, N. Luhmann court-circuite consciemment toutes les définitions habituelles de la religion qui s’attellent à déterminer l’essence de la religion (le numineux, le mystérieux, etc.), en avançant parfois des traits qui entrent en contradiction avec certains faits sociaux et politiques (Luhmann, 1977, p. 10). Par exemple, l’idée selon laquelle la religion possède une fonction d’intégration systémique de tous les humains contredit le fait empirique qu’il existe des religions désintégrant des systèmes sociaux :

Les expériences religieuses peuvent soutenir des ordres sociaux donnés ou les remettre en question ; elles peuvent avoir des effets constructifs ou destructifs ou aller d’un extrême à l’autre. (ibid., p. 11)

N. Luhmann ne part pas non plus de l’idée partiellement exacte selon laquelle « la religion remplirait une fonction interprétative » (ibid.) à l’égard des textes sacrés, mais aussi des événements du monde. Certes, il est vrai que la religion remplit cette fonction, mais, poursuit N. Luhmann « l’analyse fonctionnelle ne peut se contenter d’un tel besoin d’interprétation, le reconnaître simplement comme existentiel, et s’y arrêter » (ibid., p. 12). Encore moins peut-elle se contenter d’une réduction de la religion à la pensée pratique comme le fait Kant en définissant la religion comme « la connaissance de tous nos devoirs comme des ordres divins » (Kant, 1952, p. 201). Elle ne se contente pas davantage de la définition de Hegel : « [la religion] estle rapport du sujet, de la conscience subjective, à Dieu qui est esprit ; ou, si l’on comprend la notion au point de vue spéculatif, elle est l’esprit, conscient de son essence, de lui-même » (Hegel, 1959, p. 63).

En lieu et place de ces tentatives de définition de la religion qui, certes, ne sont pas fausses, mais insuffisantes du point de vue de la théorie des systèmes, N. Luhmann introduit deux éléments supplémentaires qui constituent l’armature de sa théorie de la religion. Il complète la fonction d’intégration censée définir la religion par le binôme système/environnement. Il complète la fonction d’interprétation par ce qu’il nomme des « processus de constitution de sens ». En résumé, ces compléments permettent à N. Luhmann de définir la religion par la fonction suivante : « La fonction de la religion se rapporte au caractère déterminable du monde » (ibid., note 37, p. 80). Qu’est-ce à dire ?

Chaque système social – en tout cas dans les régions différenciées et développées – a besoin d’une forme de communication spécifique reposant sur un code binaire déterminé. Celui de la religion est : immanence et transcendance. Est immanent ce que le monde, tel qu’il est, offre à l’observation interne au monde. La transcendance, elle, est observée et exprimée différemment. La représentation de la transcendance opère avec un point de repère extérieur au monde. Elle traite du monde comme s’il pouvait être perçu de l’extérieur (Luhmann, 1993, p. 313). D’où la fonction spécifique de la religion pour le système social : elle sert à transformer le monde initialement indéterminé (le monde extérieur, notre environnement) en un monde déterminable (en un système religieux) dans lequel système et environnement peuvent être en rapport l’un à l’autre (Luhmann, 1977, note 37, p. 26). Autrement dit, la religion traite de la contingence du monde en rapportant ce monde à un Créateur qui aurait pu ne pas le faire exister. Sa spécificité réside dans sa façon de traiter la différence entre le visible et l’invisible en faisant de l’invisible son objet majeur (Baraldi, 1997, p. 156). La religion a la fonction de combler la différence entre l’observable et le non-observable, entre le visible et l’invisible, par des éléments qui lui appartiennent spécifiquement, comme la communication avec Dieu à travers le médium de la révélation et de la foi. Ces processus (la révélation, la foi) sont des processus de communication. C’est à travers eux que se constitue le système religieux. Par ces processus, la religion formule, selon N. Luhmann, les conditions d’une certaine insécurité : « Elle interprète les événements d’une manière […] qui rend possible l’augmentation d’une insécurité supportable. » (1977, p. 80) En quoi consiste cette insécurité ? En ce que le croyant se perçoit comme petit, fini, faible, devant la transcendance. Il se découvre coupable ou impuissant, ou les deux à la fois. Ce moment d’insécurité trouve cependant sa résolution dans l’idée d’une immanence de la transcendance, d’un lien vivant à Dieu qui donne force et courage.

Quelle peut être la fonction sociale de la religion ?

À première vue, cette définition de la religion à partir de sa fonction paraît peu claire. Elle repose sur les prémisses de la théorie des systèmes, qui ne font pas ici l’objet d’une présentation précise. Cette présentation permettrait de comprendre la façon dont N. Luhmann parvient à sa conception de la religion, au rapport de la sociologie à religion, et à la réflexion théologique relative à la religion.

La théorie luhmannienne des systèmes autoréférentiels se compose de trois éléments de base qu’il faut soigneusement distinguer : la vie, la conscience et la communication. N. Luhmann part d’un « concept de société qui traite toute vie, toutes les formations organiques de la société et même les processus mentaux (cognitifs), toute conscience en général comme l’environnement de la société. La société elle-même se compose de communications ayant un sens. Elle présuppose naturellement qu’il y a dans son environnement la conscience, des organismes humains, des températures terrestres tempérées, etc. » (1994, p. 228) Comme la société est faite de communications et qu’elle garantit les possibilités de la reproduction de la communication à partir d’elle-même, chaque fois qu’il y a communication, il y a formation de la société dans le sens d’un ordre non arbitraire, c’est-à-dire un ordre qui fait sens, le non-sens étant aussi un sens.

Sur la base de ces prémisses, N. Luhmann conclut que toute communication est un processus interne à la société et que chaque communication produit ou reproduit la société ; la société cesse d’exister là où se termine la communication. Il n’y a pas de communication dans ce qui environne la société. Toute tentative de la part de la société pour communiquer avec son environnement serait une communication avec une extension de la société. Ce qui équivaut à une impossibilité de communiquer avec ce qui n’est pas déjà compris dans la société. Dès lors, comment la théorie des systèmes interprète-t-elle la prétention de la religion à rendre déterminable ce qui reste indéterminé au sein de l’immanence, à savoir l’invisible, le non-observable ?

Pour N. Luhmann chaque observation correspond à une construction faite par un observateur (2000a, p. 118). Le code permettant de saisir le problème que résout le système religieux est fourni par le système lui-même. Dans le cas du système religieux, ce code est, comme nous l’avons déjà dit, le rapport immanence/transcendance (2000a, p. 77). L’auteur précise que le transcendant n’est que l’autre de l’immanent (ibid., p. 80). Pour lui, le système de la religion sélectionne un horizon de référence qui lui permet de transformer l’indéterminé (l’invisible) en déterminé (en référence à la révélation). Ce faisant, la religion accentue le sentiment d’insécurité, lié à la conscience de notre finitude, mais la rend acceptable pour les croyants. Mais alors, en quoi consiste le traitement spécifique que fait la religion de la contingence, c’est-à-dire de la condition des êtres finis que nous sommes, êtres qui auraient pu ne pas exister ? En d’autres termes : en quoi consiste la spécificité de la maîtrise religieuse de la contingence ?

La religion comme système pose le déterminé (elle décrit certains liens entre Dieu et les hommes) à la place de l’indéterminé (le transcendant). Elle se présente comme une totalité ne laissant aucun autre choix que le rapport à Dieu. Le croyant ne peut remettre Dieu en question, même s’il peut se laisser tenter par le diable. S’il envisage cette remise en cause, comme Job se plaignant de Dieu, ou quelquefois les psalmistes s’indignant de leur condition ou de leur malheur devant Dieu, c’est pour encore, au final, revenir à Dieu. C’est pourquoi, selon N. Luhmann, « Dieu est la formule de contingence de la religion qui supprime toutes les autres possibilités bien qu’elles nous soient données, comme nous le savons » (ibid., p. 150). Avec la religion, nous ramenons la transcendance à notre niveau : Dieu est transcendant, mais d’une certaine façon nous le ramenons dans l’immanence, ce qui est une certaine manière de le voiler, de recouvrir sa transcendance. Il est « avec nous », dit-on : Immanuel ! Le chrétien pense que Dieu, la transcendance, s’est fait chair, et a habité parmi nous. La fonction de la religion est ici de transformer l’indéterminé en déterminé en posant Dieu comme l’être au-delà duquel on ne peut plus avancer : il est un horizon indépassable en grandeur et en bonté, l’horizon de tous les superlatifs positifs. Pour reprendre les termes de N. Luhmann, l’introduction de la transcendance dans l’immanence (dans son jargon la « re-entry ») assure la disponibilité de la transcendance dans l’immanence, mais viole du même coup son inaccessibilité. En rendant cette transcendance disponible, celle-ci se trouve paradoxalement à la fois cachée et occultée, mais aussi fixée et réifiée (ibid., p. 80). L’auteur appelle sacrée cette unité de la transcendance et de l’immanence dans l’immanence (p. 82 et 92).

Selon lui, la société moderne offre beaucoup d’équivalents fonctionnels de la religion. La fonction de la religion peut être désormais prise en charge par d’autres systèmes de fonction. Nous n’entendons pas aborder ce point ici, pas plus que les problèmes théoriques sociologiques soulevés par la présente théorie des systèmes et son regard sur la fonction de la religion. Néanmoins, pour ne pas laisser le lecteur sur sa faim, nous aimerions jeter un coup d’œil sur l’un des résultats de l’analyse systémique de la religion, en partant de la définition de la société et du concept de communication. La religion supposant une communication avec Dieu, N. Luhmann pose la question de savoir si notre société – celle que décrit la théorie des systèmes – permet effectivement de communiquer avec Dieu.

D’un point de vue sociologique, comment comprendre par exemple la prière, qui est censée être le moment privilégié de la communication avec Dieu ? Sans aucune attitude dogmatique et sans rejet du religieux, mais uniquement en partant de prémisses sociologiques, la réponse de N. Luhmann est catégoriquement négative :

Il n’y a pas de communication avec Dieu. On ne peut ni se représenter Dieu comme quelqu’un qui parle à Noé, à Abraham, à Jacob ou à d’autres, ni le penser comme quelqu’un qu’on peut appeler (si on connaît son nom). Et en dernière conséquence, cela signifie qu’on ne peut ni penser la révélation, ni la prière comme une communication. Toutes ces idées conduisent en fin de compte à une incorporation de Dieu (Eingemeindung Gottes) dans la société. Elles peuvent offrir consolation et édification et, sur le plan de la politique des idées, on peut difficilement s’en passer. Elles sont cependant une source permanente de la reproduction des représentations anthropomorphes qui sont soit discréditées théologiquement, soit dotées d’ambivalence par la théologie. (1994, p. 229)

Pour défendre cette thèse, il avance des arguments historiques fondés sur l’histoire de la religion chrétienne, sur l’Ancien et le Nouveau Testament, et sur l’évolution de la religion depuis ses débuts jusqu’à nos jours. Il met ainsi en lumière l’historicité sociale de la religion. À l’instar d’É. Durkheim, N. Luhmann observe que la religion est un fait social comme un autre. On peut en étudier l’histoire grâce aux Écritures et à l’écriture tout court. En étudiant cette histoire, on peut constater que le fait religieux était source de privilège des grands. Ceci explique pourquoi, d’un point de vue sociologique, la communication avec Dieu ne pouvait pas être de même nature dans une société stratifiée et dans une société segmentaire : Abraham n’était pas n’importe qui, les patriarches, les chefs de famille, les plus âgés des lignées, les grands prêtres ou en général la couche dirigeante avaient aussi de plus grandes possibilités d’asseoir leur pouvoir lorsqu’il n’y avait pas d’écriture, mais une tradition strictement orale.

À partir du moment où l’écriture a pu assurer une vie autonome aux textes dits sacrés, dès lors qu’on a pu les transcrire dans toutes les langues, ces privilèges réservés aux « grands », jadis dépositaires de la parole divine, devaient disparaître. L’écrit a défait les Anciens de leurs privilèges. Aujourd’hui, personne ne peut plus dire que Dieu lui a parlé. Certes il peut le prétendre, mais le contenu de ce qu’il relate sera considéré comme ne relevant pas nécessairement du système religieux, mais plutôt du système médical, ou encore du système artistique ou théâtral.

La religion pré-alphabétique n’engendre pas la même expérience que la religion à l’époque post-alphabétique. Même si le message de la révélation concerne toutes les époques, avance N. Luhmann, pour l’homme à l’ère post-alphabétique, ce message est un message qui appartient pour toujours au passé. Car comment aujourd’hui faire valoir publiquement une expérience où Dieu s’adresse à un individu en particulier pour lui faire part de ses intentions ? Les moyens de communication dont nous disposons ont résolu le problème de savoir ce que Dieu attend de nous, et parmi ces moyens, l’écriture occupe le premier rang. Aujourd’hui, qui affirmerait encore « avoir entendu Dieu lui dire ceci ou cela », sur la question de l’énergie atomique ou sur la politique du président américain, par exemple ?

Dans les conditions modernes complexes, une telle affirmation se heurterait à la contestation. C’est pourquoi il est plutôt positif que l’Église indique que de telles expériences ne sont plus possibles de nos jours, et que nous devons porter nous-mêmes l’incertitude de la révélation. (ibid., p. 231)

N. Luhmann ne nie pas que la théologie possède une fonction. Il considère même que la théologie devrait coopérer avec la sociologie. Comment imagine-t-il cette coopération ? Comment surmonter l’incompatibilité entre la position du théoricien des systèmes sur la religion et celle du théologien ? Il n’en dit rien. Il se contente d’inviter la religion à faire sensiblement la même chose que la sociologie : 

La sociologie tend à souligner les irrationalités de la religion comme une caractéristique digne d’être étudiée, et elle entend encourager la religion à faire de même, comme s’il s’agissait ensemble de chercher s’il n’y a pas des formes de religion qui correspondraient plus que d’autres à la société moderne. (ibid., p. 229)

Autrement dit, la religion pourrait faire la part entre ce qui est « irrationnel » ou mystique en elle, ce qui renvoie à la foi individuelle, et ce qui, dans son système, est susceptible de se communiquer et de s’inscrire dans la société tout entière. Certains de ses éléments doctrinaux et certaines de ses fonctions sont en effet susceptibles de se transmettre à tous et de servir les intérêts de tel ou tel groupe social. Par exemple, s’agissant du christianisme, il peut être intéressant de rappeler que Jésus, en séparant le politique du religieux, en rendant à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, mais aussi en excluant les normes juridiques de son nouveau message (qui s’adresse uniquement à la conscience et au cœur), soutient le principe même de la neutralité de l’État par rapport aux conceptions religieuses et métaphysiques, et justifie un principe de distinction des pouvoirs constitutif de plusieurs sociétés occidentales (en particulier la France). N. Luhmann développe du reste cet exemple dans sa conception de la « sécularisation1 ».

Nous pensons avoir esquissé la théorie de N. Luhmann pour ce qui relève de la fonction de la religion. Pour être plus exhaustif, il aurait fallu parler de la dogmatique, des symboles, des rituels et de l’organisation de la religion sous la forme de l’Église. De même qu’É. Durkheim définissait la religion comme « système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées [...] qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent », N. Luhmann introduit, dans sa conception de la religion, l’Église comme une dimension organisationnelle de la religion. Jusqu’où peut-on cependant parler d’« Église », si l’on prend en compte la religion sous toutes ses formes ? L’Église n’est-elle pas le propre d’une religion ? La théorie luhmannienne n’est-elle pas trop visiblement influencée par la religion chrétienne ? Toutes les religions présentent-elles les caractéristiques de la définition de la religion chez N. Luhmann ? On peut aussi retourner la question : tout ce qui correspond à la définition de Luhmann est-il « religion » ? Sur ce point, de nombreux critiques soulignent à juste titre le caractère christocentrique de sa théorie (Laermans et Verschaegen, 2001, p. 7-20 ; Beyer, 2001, p. 125-150 ; Beyer, 2006).

Même en acceptant ces critiques, on peut toutefois se demander si la difficulté à déterminer le concept de religion tient à la théorie des systèmes elle-même ou si elle ne dépasse pas son cadre. Lorsque l’on considère l’ensemble de la littérature se revendiquant d’études religieuses, on observe une polysémie du terme de religion qui semble difficilement surmontable.

Bibliographie

Baraldi Claudio et al., 1997, Glossar zu Niklas Luhmanns Theorie Sozialer Systeme, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.

Bouchindhomme Christian et Dupeyrix Alexandre, 2008, Entre naturalisme et religion, Gallimard.

Habermas Jürgen, 2005, Zwischen Naturalismus und Religion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.

Beyer Peter, 2001, « What counts as Religion in Global Society? From Practice to Theory », Religion im Prozeß der Globalisierung : Mit Deustchem Vorwort, dans Beyer Peter (dir.), Würzburg, Ergon-Verlag, p. 125-150.

Beyer Peter, 2006, Religions in Global Society, Londres, Routledge.

Hegel Georg Wilhelm Friedrich, 1959, Leçons sur la philosophie de la religion, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Paris, Vrin.

Kant Emmanuel, 1952, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Vrin, Paris.

Luhmann Niklas, 1977, Funktion der Religion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.

Luhmann Niklas et Pannenberg Wolfhart, 1984, Evangelische Kommentare, n° 11, p. 350-357.

Luhmann Niklas, 1985, « Society, Meaning, Religion – Based on Self-Reference », Sociological Analysis, 1985, vol. 46, n° 1, p. 5-20.

Luhmann Niklas, 1991, « Religion und Gesellschaft », Sociologia Internationalis, 29, p. 133-139.

Luhmann Niklas, 1993, Gesellschaftsstruktur und Semantik: Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, vol. 3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.

Luhmann Niklas, 1994, « Läßt unsere Gesellschaft Kommunikation mit Gott zu? », Soziologische Aufklärung, IV, Beiträge zur funktionalen Differenzierung der Gesellschaft, Opladen, Westdeutscher Verlag.

Luhmann Niklas, 1996, « Die Sinnform Religion », Soziale Systeme II, p. 3-33.

Luhmann Niklas, 2000a, Die Religion der Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.

Luhmann Niklas, 2000b, « Das Medium der Religion. Eine soziologische Betrachtung über Gott und die Seelen », Soziale Systeme VI, p. 39-53.

 Luhmann Niklas, 2005, « Die Weisung Gottes als Form der Freiheit », Soziologische Aufklärung V, Konstruktivistische Perspektiven, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, p. 75-91.

Sosoe Lukas, 2018, « Ist die Säkularisierung noch ein brauchbarer Begriff? Eine systemtheoretische Antzwort », dans Höffe Otfried, Säkularisierung im Europa, Paderborn, Wilhelm Fink.

Wössner Jakobus (dir.), 1972, Religion im Umbruch. Soziologische Beiträge zur Situation von Religion und Kirche in der gegenwärtigen Gesellschaft, Stuttgart, Ferdinand Henke Verlag.

  • 1 Sur cette question, voir Sosoe, 2018.
  • Bibliographie

    Baraldi Claudio et al., 1997, Glossar zu Niklas Luhmanns Theorie Sozialer Systeme, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
    Bouchindhomme Christian et Dupeyrix Alexandre, 2008, Entre naturalisme et religion, Gallimard.
    Habermas Jürgen, 2005, Zwischen Naturalismus und Religion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
    Beyer Peter, 2001, « What counts as Religion in Global Society? From Practice to Theory », Religion im Prozeß der Globalisierung : Mit Deustchem Vorwort, dans Beyer Peter (dir.), Würzburg, Ergon-Verlag, p. 125-150.
    Beyer Peter, 2006, Religions in Global Society, Londres, Routledge.
    Hegel Georg Wilhelm Friedrich, 1959, Leçons sur la philosophie de la religion, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Paris, Vrin.
    Kant Emmanuel, 1952, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. de l’allemand par J. Gibelin, Vrin, Paris.
    Luhmann Niklas, 1977, Funktion der Religion, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
    Luhmann Niklas et Pannenberg Wolfhart, 1984, Evangelische Kommentare, n° 11, p. 350-357.
    Luhmann Niklas, 1985, « Society, Meaning, Religion – Based on Self-Reference », Sociological Analysis, 1985, vol. 46, n° 1, p. 5-20.
    Luhmann Niklas, 1991, « Religion und Gesellschaft », Sociologia Internationalis, 29, p. 133-139.
    Luhmann Niklas, 1993, Gesellschaftsstruktur und Semantik: Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, vol. 3, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
    Luhmann Niklas, 1994, « Läßt unsere Gesellschaft Kommunikation mit Gott zu? », Soziologische Aufklärung, IV, Beiträge zur funktionalen Differenzierung der Gesellschaft, Opladen, Westdeutscher Verlag.
    Luhmann Niklas, 1996, « Die Sinnform Religion », Soziale Systeme II, p. 3-33.
    Luhmann Niklas, 2000a, Die Religion der Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag.
    Luhmann Niklas, 2000b, « Das Medium der Religion. Eine soziologische Betrachtung über Gott und die Seelen », Soziale Systeme VI, p. 39-53.
     Luhmann Niklas, 2005, « Die Weisung Gottes als Form der Freiheit », Soziologische Aufklärung V, Konstruktivistische Perspektiven, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, p. 75-91.
    Sosoe Lukas, 2018, « Ist die Säkularisierung noch ein brauchbarer Begriff? Eine systemtheoretische Antzwort », dans Höffe Otfried, Säkularisierung im Europa, Paderborn, Wilhelm Fink.
    Wössner Jakobus (dir.), 1972, Religion im Umbruch. Soziologische Beiträge zur Situation von Religion und Kirche in der gegenwärtigen Gesellschaft, Stuttgart, Ferdinand Henke Verlag.