Aborder le rapport entre philosophie et religion ne peut se faire sans une réflexion épistémologique préalable. Il y va d’un questionnement radical sur la capacité du langage à rendre compte de nos expériences les plus fondamentales. Or, précisément, s’aventurer dans cette direction nécessite de mettre en lumière la « structure pré-supposante du langage » concernant n’importe quelle expérience (Agamben, 2018, p. 15). Lorsque nous abordons le domaine religieux, n’exigeons-nous pas du langage plus qu’il n’est capable de donner ? À savoir, n’attendons-nous pas de celui qui vit une expérience religieuse qu’il soit apte à nous transmettre cette dernière à travers quelques mots, de manière à ce qu’elle nous apparaisse comme irrécusable ? Cette attitude, malheureusement trop répandue, témoigne d’un malentendu épistémologique plus général. Nous baignons dans une atmosphère culturelle où les mots et les choses sont désormais liés l’un à l’autre sur le mode de la représentation, et même d’une « représentation redoublée » :
Le rapport du signifiant au signifié se loge maintenant dans un espace où nulle figure intermédiaire n’assure plus leur rencontre : il est, à l’intérieur de la connaissance, le lien établi entre l’idée d’une chose et l’idée d’une autre. (Foucault, 1966, p. 78)
Dans ce procédé, la connaissance produit des objets et les compare en elle-même sans lien intentionnel immédiat avec la chose dont elle est censée rendre compte. De ce fait, toute approche du domaine religieux est désormais gauchie par un questionnement lié à l’idée de Dieu. Or, par « idée » de Dieu, nous entendons aussitôt un objet pensé qui ne repose sur aucune intuition, ni préalable ni vérificatrice. Pour un Occidental ayant vécu la révolution copernicienne, il est admis que, puisque « Dieu » n’est nullement un objet qui peut se présenter dans l’espace-temps, il est définitivement hors du champ intuitif. Je voudrais ici montrer que cette épistémologie n’a pas toujours prévalu. Les philosophes anciens et les médiévaux, parce que leur usage des signes était arrimé aux choses via les concepts (Panaccio, 1991), étaient capables de rendre compte d’un type d’expérience que nous avons désormais fait passer sous silence, car il se loge sous le radar de l’entendement. Cependant, il n’en va pas ainsi dans l’ensemble de la philosophie contemporaine.
Avec son mot d’ordre : « droit aux choses mêmes » (zu den Sachen selbst), Husserl propose en effet une voie nouvelle pour la connaissance. Le retour de l’intentionnalité, où la conscience est considérée dans sa corrélation à la chose, permet de faire droit à des expériences oubliées, parmi lesquelles se trouve une expérience religieuse universelle via l’éthique. En effet, en faisant droit à une « donation originaire », Edmund Husserl fait de la « conscience » le lieu d’une expérience où la visée intentionnelle est d’ores et déjà impressionnelle : « la conscience n’est rien sans impression » (Bewusstsein ist nicht ohne impression) (1964, p. 131). Cela veut dire qu’il ouvre un champ de recherche dans lequel, d’une part, la connaissance dépasse les limites assignées à l’« entendement » (Verstand), et d’autre part, l’intuition ne se résume pas à la « sensibilité » (Sinnlichkeit). Mais comme ce double élargissement se situe au cœur de l’ego, le précurseur de la phénoménologie ne revient pas à la philosophie médiévale en deçà de la modernité. Il faut plutôt dire qu’il fait un pas en arrière pour surmonter les apories de la modernité. En partant « d’en bas » « vers le haut », Husserl vient modifier l’approche de la question de Dieu (Serban, 2020, p. 284-292).
« Pâtir Dieu » : telle était la voie privilégiée par les Anciens pour approcher les choses divines. Tablant sur la distinction entre « éprouver » (pathein) et « apprendre » (mathein), Aristote préconisait cette voie concernant les questions religieuses : « ceux que l’on initie ne doivent pas apprendre quelque chose, mais éprouver des émotions et être mis dans certaines dispositions, évidemment après être devenus aptes à les recevoir » (Peri philosophias, fragment 15). Cette leçon, qui visait les mystères d’Éleusis, est passée du philosophe aux chrétiens, via Proclus. Dans son commentaire Des noms divins, basé sur les Éléments de théologie, Denys l’Aréopagite affirme de son maître Hiérothée qu’il est « non seulement connaissant mais pâtissant les choses divines » (ou monon mathôn, alla pathôn ta theia) (DN, 648 B). Cela signifie que le domaine religieux est abordé à travers une épreuve pathétique que le savoir notionnel n’est tout simplement pas apte à décrire : « Toucher », « être affecté » ou « souffrir » sont des sensations ou passions qui ne sont pas de l’ordre de la rationalité ou du discours. C’est cette immédiateté qui seule peut correspondre à l’union avec l’Un, le discours ou la science étant encore de l’ordre de la multiplicité et de la médiation. Enfin, par cette sympathie, Hiérothée « a été rendu parfait par une mystérieuse union et foi en ces choses qu’on ne peut enseigner » (Andia, 2006, p. 25).
Que « Dieu » ne soit pas un objet déclinable dans le multiple n’empêche pas que l’on puisse être affecté immédiatement par lui. L’intellect, par une réceptivité transcendantale, est capable de « pâtir Dieu ». Par la suite, on retrouve la formule latinisée (patiendo divina) chez les maîtres médiévaux : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Maître Eckhart. Pour le Colonais, l’intellect et l’affect ne sont pas séparés. C’est tellement vrai qu’il use d’une formule qui sonnera comme un oxymore pour un Moderne : « intellection affective » (intellectus affectivus). Par-là, Albert entend que l’intellect, avant d’être producteur de concepts, est d’abord en capacité réceptive de la chose qui l’affecte. Tout usage du langage sera fondé sur cette affectivité immédiate qui, comme telle, reste antérieure et irréductible au signe. Aussi, glosant le célèbre dict aristotélicien du Peri hermeneias (I, 16a3-4) – tout en l’attribuant stratégiquement à Platon pour manifester la conciliation des deux philosophes –, Albert le Grand affirme : « celui qui se sert du son vocal en parlant, il ne s’en sert, comme dit Platon, que pour manifester le conçu par lequel son âme est alors affectée ou par rapport auquel elle est passive (anima est affecta sive passa est) » (Sup. Peri hermeneias, I, 2, 1). Une telle posture est possible, car, comme le déclare Thomas d’Aquin, l’intentionnalité est une « action transitive » et non pas une « immanence intellectuelle » (Solère, 1989, p. 15). À savoir, la chose est visée via une « espèce » (species) qui n’a rien d’un objet sur lequel le regard pourrait s’arrêter. Dans la Somme théologique, la species n’est pas identifiée à « ce que » (id quod) mais à « ce par quoi » (id quo) nous connaissons (ST Ia, q. 85, a. 2). Cette épistémologie est fondée sur une véritable intuition intellectuelle. En évitant de substantifier l’espèce, on n’oblige pas le regard à loucher vers deux objets différents : l’un dans l’âme et l’autre dans la réalité. On n’a donc pas besoin, dans cette épistémologie liée à la chose, de chercher la comparaison entre le signifiant (mental interne) et le signifié (réel externe). Au contraire, la réalité est effectivement là dans l’intentionnalité en tant qu’elle affecte l’âme. C’est précisément cette modalité qui permet de faire droit au « pâtir Dieu ». Pour Eckhart, le langage religieux ne peut que renvoyer à une opération immédiate de Dieu dans l’âme. Parce que Dieu est au-delà de tout concept construit et de tout langage, l’intellect doit abandonner sa fonction active pour se laisser (sich lassen) entièrement recevoir du fond dont il jaillit. Voilà pourquoi, dans les Questions parisiennes (I, §7, LW V : 43-44), Eckhart affirme que toute tentative de conceptualisation de Dieu est vouée à l’échec, car, en obligeant l’intention à se tourner vers le concept lié au signe, elle détourne en même temps son regard de Dieu (ducit/abducit). Giorgio Agamben résume parfaitement cette option eckhartienne du rapport entre le langage et l’expérience :
Le langage est ontologiquement des plus faibles, au sens où il ne peut que disparaître dans la chose qu’il nomme, sans quoi, au lieu de la désigner et de la révéler, il ferait obstacle à sa compréhension. Et cependant, c’est justement en cela que se trouve sa puissance spécifique – en ce qu’il se soustrait à la perception et qu’il reste non dit dans ce qu’il nomme et dit. Puisque, comme l’écrit maître Eckhart, si la forme à travers laquelle nous connaissons une chose était elle-même quelque chose, elle nous conduirait à la connaissance d’elle-même et nous détournerait de la connaissance de la chose. (Agamben, 2018, p. 25)
Le lecteur commence-t-il à percevoir l’enjeu concernant le rapport entre philosophie et religion ? Oublier cette épistémologie, c’est tout bonnement rendre impossible l’accès à une expérience de ce dont on parle lorsque l’on parle de Dieu. Or, cet oubli, il s’opère chez les scolastiques via le tournant linguistique du 16e siècle, entre deux franciscains : Jean Duns Scot et Guillaume d’Ockham. Chez Duns Scot, deux tendances s’affrontent concernant le rapport de l’intellect à la chose. La question mérite d’être abordée, avant d’en venir à la phénoménologie, car ces deux tendances se focalisent autour de la notion d’intentio. Tantôt celle-ci est considérée comme l’impression d’une espèce dans l’âme, fidèlement à la notion aristotélicienne de passio animae / pathématha tès psuchès (Peri hermeneias, I, 16a2-3). Tantôt l’impression sensible cède le pas à l’orientation de l’intellect vers l’objet, en tant qu’il produit un concept mental de ce dernier. On se trouve là devant deux manières d’envisager le concept (conceptus/conceptio) sur la ligne de crête entre spontanéité et réceptivité de la conscience. Choisissant entre ces deux options, Duns Scot opère un déplacement lorsqu’il affirme finalement que « la puissance cognitive n’a pas tant à recevoir l’espèce de l’objet (recipere speciem objecti) qu’à s’orienter vers lui par son activité (tendere per actum suum in objectum) » (Libera, 2004, p. 618). À partir de là, l’intention intellectuelle ne sera plus arrimée au pathos mais uniquement au logos. Ensuite, faisant un pas supplémentaire, il revient à Guillaume d’Ockham d’avoir solidarisé signe et intention, préludant ainsi à la modernité. Il scelle ce pacte en transformant en signe l’intention première, laissant de côté le lien de l’âme avec la chose qui l’affecte. Dans la Somme logique, l’intention première devient « le nom mental, destiné à supposer pour son signifié », tandis que l’intention secondedevient « un signe de telles intentions premières » (I, chap.12). Autrement dit, la chose n’est plus envisagée qu’à travers le langage en tant qu’il renvoie à un signe mental. En devenant l’objet de la visée, et non plus la visée vers la chose, l’intentionnalité se ferme à la res et se tourne vers le nomen.
Si on passe ainsi du réalisme au nominalisme, il convient d’entendre ce que cela veut dire. Contrairement à une opinion trop répandue, le réalisme médiéval n’a strictement rien à voir avec un réalisme des idées à la manière platonicienne. Les species peuvent être intuitionnées, et non pas simplement pensées, parce que la source de la donation de toutes choses se situe, non pas en face de l’intelligence, mais via l’intelligence. Autrement dit, la ratio, à laquelle l’homme participe en tant qu’animal rationale, se situe en amont des créatures. Ainsi, se situant à même la trajectoire par laquelle les choses surgissent dans leur donation même, l’intellect a affaire à une présence intentionnelle de la chose même. La species qui est dans la conscience n’est pas une copie, ou une similitude, de la chose. L’intérêt de cette intentionnalité est de laisser place à ce qu’Aristote nommait « l’intellection des indivisibles » (De anima, III, 6, 430a). En effet, l’intuition des essences ne s’arrête pas sur un objet distinct et déterminé, mais se place en amont de la détermination chosique. Cette modalité intuitive est plus large que la perception d’un objet singulier. Or, précisément, en faisant de l’intentio un signe mental, Ockham transforme le concept en similitudo rei. Renonçant à l’impressionnalité intuitive des actes de connaissance, comme le faisait encore Duns Scot, il tâche de relier tout prédicable à une référence. Ce faisant, il distingue, en les opposant, les références liées à un objet singulier (supposition matérielle) et les références liées au sujet qui les produit (supposition personnelle). Dans cet « atomisme sémantique », selon l’expression de Claude Panaccio, il n’est plus possible d’intuitionner des essences mais bien d’abstraire des universaux à partir de l’intuition des choses singulières. D’où la perte du statut réel des universaux.
Là où l’intentio est reconduite au signe de manière exclusive, elle se rend absente à la chose dans sa donation même. Or, pour pallier l’absence de la chose, seule reste désormais ouverte la voie de la repraesentatio. Comme l’affirme l’auteur de la Fable mystique, il s’agit là du « symptôme d’une évolution plus vaste », car « l’ockhamisme a exilé du discours sa vérification dernière » (Certeau, 1982, p. 47). Avec l’arrivée de la modernité, centrée sur une épistémologie de la représentation, la voie du « pâtir Dieu » s’est enlisée dans l’oubli pendant quelques siècles. Plus exactement, cette voie s’est marginalisée en raison d’un dédoublement de l’approche de Dieu. D’un côté, les philosophes, participant de la modalité de la représentation, considèrent dorénavant Dieu comme une idée parmi d’autres, ayant ou non un statut exceptionnel (Descartes, Kant). D’un autre côté, les mystiques, critiques par rapport à la représentation, usent du langage poétique pour inciter à une présence savoureuse de Dieu (Jean de la Croix, Madame Guyon). Dans ce divorce entre philosophie et religion, il s’est bien trouvé quelques hybrides inclassables, tels que Pascal ou Kierkegaard. Mais, ces derniers sont malgré tout en lutte avec une épistémologie générale dans laquelle le pathos et le logos entrent en dialectique. Il faudra attendre la phénoménologie pour que la donne soit changée. Un nouveau paradigme y est annoncé. Mais a-t-il été vraiment été entendu ? Rien n’est moins sûr.
Avec la perte d’une participation intuitive à l’activité créatrice qui passe de l’in(di)visible au (di)visible, l’homme moderne a perdu le « pâtir Dieu ». L’intérêt de cette expérience intuitive intérieure était sa labilité entre theoria et praxis. En effet, ce pathos n’a jamais consisté à voir Dieu comme un objet distinct mais bien à participer, dans une mixte de passivité et d’activité, à la manière dont les choses se donnent dans leur réalisation effective, là où elles sont en train de se déterminer. Ce pâtir se fait surtout sentir là où l’homme est libre d’œuvrer, à savoir dans la voie pratique. Comme Emmanuel Kant l’avait finalement compris, lorsque l’homme participe consciemment et attentivement à la manière dont les événements et les choses vont vers leur finalité, il jouit d’un sentir intentionnel « sans concept ». Il est ému d’une plénitude anticipative parce qu’il éprouve que ce qu’il fait se situe dans le fil de la concordance unifiante de toutes choses. Mais, là où l’on a arrimé la sensibilité à l’entendement, on est obligé de faire droit au règne de la représentation distincte. Le logos a décidé que son unique pathos ne pouvait qu’être singulier et distinct. Et si, malgré tout, il veut dire quelque chose qui dépasse ce registre, il parlera dans le vide référentiel. Il emploiera des mots (Dieu, âme, monde) sans connexion avec sa réalité sensible et vivante. De ce fait, de ce flatus vocis qu’est Dieu, il ne pourra pas attendre de lui d’être dynamisé de l’intérieur pour accomplir les actes dont dépendent le cours de sa vie. Tout au plus, coupé d’un enracinement vital, pourra-t-il considérer Dieu comme un archétype idéal. Or, précisément, une telle manière d’envisager la divinité ne pouvait que conduire au crépuscule des idoles. Là où l’orientation existentielle n’est plus arrimée à la force vitale dont elle jaillit par donation, elle déchoit en morale inacceptable. Nietzsche a parfaitement raison d’opposer un « je veux » au « tu dois », pour autant que ce vouloir ne soit pas celui d’un « je » qui soit réduit au seul individu que je suis. Un ego désolidarisé de ces alter ego(s) est un coquelicot dont la seule envie est de vouloir « coquelicotiser » l’univers, ou pire, un enfant désormais enfermé dans son propre jeu, que ce soit le « trictrac » ou un autre.
« Être obligé de lutter contre ses instincts », affirme Nietzsche, « voilà bien la formule de la décadence » (1974, p. 24). Que dans notre post-modernité, nous soyons plus que jamais désireux de libérer nos instincts, n’est guère un scoop. C’est là que nous voulons trouver notre bonheur, car, continue Nietzsche, « tant que la vie suit une courbe ascendante, bonheur égale instinct ». Mais cela va-t-il de soi ? Nous sommes-nous suffisamment posé la question de savoir ce qu’est la « courbe ascendante » de la vie ? Si la vie jaillit d’en bas, cet Untergrund pulsionnel n’est-il pas régi par une nécessité originaire dont la non-écoute pourrait bel et bien nous coûter notre bonheur ? Entre naissance et déclin, nos vies sont-elles taillées d’avance pour être vécues comme des Chemins qui ne mènent nulle part (Heidegger, 1962) ? Si le pathos peut se définir comme « la volonté (Wille) d’être soi-même » (Nietzsche, 1974 : § 37), cette volonté est pourtant entrelacée dans « une structure fondamentale d’affects » (1997, § 258). Ce soubassement pulsionnel ne s’éprouve pas de façon unifiée, comme un courant unique, mais bien comme un tiraillement affectif. Le pathos place l’homme dans un état de tension intérieure davantage qu’il ne l’unifie. Est-ce là une expérience tragique ou dramatique ? Pour Nietzsche, aucun logos ne peut venir réguler le pathos. L’intellect est en effet identifié à « l’estomac des affects » (1997, n° 25, p. 93). Aussi l’affect détermine-t-il l’éthos, en tant qu’habitude durable. Signes du combat des affects, les pensées ne peuvent aucunement suspendre les affects ou pratiquer un discernement parmi eux. « En conséquence, le logos en tant que discours rationnel est aussi un processus, un affect, un pathos » (Bilate, 2013, p. 43).
Redonnant souffle à l’intentionnalité médiévale, via Brentano, Husserl retrouve une voie nouvelle dans laquelle le logos ne sera plus ni opposé ni absorbé par le pathos. Notons d’emblée qu’il reste critique par rapport à l’entreprise brentanienne, telle qu’elle est exposée dans Psychologie vom empirischen Standpunkte (1874). Si Husserl loue Brentano d’avoir opté pour un principe descriptif différent concernant les « phénomènes psychiques » et les « phénomènes physiques », il n’adopte pas sa distinction entre objets ayant une existence réelle et objets ayant seulement une existence intentionnelle ou mentale. Au contraire, il insiste pour affirmer que « c’est une seule chose qui est présente, le vécu intentionnel, dont le caractère descriptif essentiel est précisément l’intention relative à l’objet » (Husserl, 1961, p. 174-175). Cela veut dire que, par-delà la redécouverte faite par Brentano, Husserl renoue davantage que ce dernier avec l’intentionnalité scolastique. Toute visée fait fond sur un soubassement antéprédicatif dont vit le langage lui-même. L’usage du signe puise à une « sphère pure du vécu » qui est le lien corrélatif de la conscience avec la chose qu’elle vise. D’où la définition bien connue de l’intentionnalité selon laquelle toute conscience est « conscience de quelque chose » (Bewusstsein von etwas) (Husserl, 1950, p. 72). C’est par une « sensibilité originaire » que les choses nous sont données, de manière présente et vivante (Leibhaftig), et ce, avant toute possibilité de représentation. Rappelons aussi que Husserl distingue un sens étroit et un sens large de la sensibilité : le premier se base uniquement sur ce que donne « les “sens” (Sinne) dans la perception externe normale », tandis que le second fait droit à tous « les états affectifs (Gefülhe) et les pulsions (Triebe) sensibles » (Husserl, 1950, p. 290). Cette attention de Husserl au soubassement hylétique de l’intentionnalité manifeste combien le moment noétique se greffe sur une couche sensuelle. Que le logos s’arrime fondamentalement à un pathos, voilà ce dont la phénoménologie se souvient. Dès lors que la voie vers le pathos est désencombrée, un chemin vers Dieu s’ouvre également. Sur ce plan, Husserl reste lui-même très discret. Épinglons toutefois cette parole de son manifeste, L’idée de phénoménologie :
La connaissance par la vue est la raison qui se propose d’amener l’entendement précisément à la raison. […] Par conséquent, le moins possible d’entendement, mais autant que possible l’intuition pure (intuitio sine comprehensione) ; c’est en effet le langage des mystiques (die Reden der Mystiker), décrivant la vision intellectuelle qui ne serait pas un savoir de l’ordre de l’entendement, qui nous vient à l’esprit. (Husserl, 1970, p. 88)
La formule latine « intuitio sine comprehensione » peut être retenue pour la piste d’un rapprochement entre philosophie et religion. En ce qui concerne les questions religieuses, « l’entendement » (Verstand) n’est pas d’un grand secours. Et, si passant à la « raison » (Vernunft), on a relégué Dieu du côté d’une idée, comme le propose Kant à la suite de Descartes, on ne va guère plus loin. Chacun sait que l’idée est pensée mais qu’elle n’est pas connue, car elle ne s’appuie sur aucune intuition (denken/wissen). Pour avancer, il s’agit d’élargir l’intentionnalité par « l’intuition pure » (reine intuition). Il y va de l’abandon de la sensibilité externe comme pourvoyeuse de contenu pour l’entendement, pour revenir à une sensibilité originaire oubliée. La route à prendre est celle que Husserl laisse provisoirement de côté dans les Ideen, à savoir : « descendre dans les profondeurs obscures de l’ultime conscience qui constitue la temporalité du vécu » (Husserl, 1950, p. 288). Il s’agit bien de « descendre » et non de monter. Cela veut dire que la rencontre religieuse ne peut se situer à la surface des contenus eidétiques. Elle demande de plonger vers le « fond » (Grund). Cette voie hantait Husserl. Elle appert çà et là. Pour lui, dans une certaine fidélité modifiée à Kant et Hegel, la question de Dieu ne pouvait pas ne pas être liée à la téléologie. Mais paradoxalement, c’est du côté de la « facticité originaire » qu’on la retrouve. Sans vouloir ajouter un principe phénoménologique supplémentaire, on pourrait dire : pas de téléologie sans archi-facticité. Or, le lien avec cette facticité, étant irréductible, la visée eidétique comme telle s’effectue via un chemin de connaissance entrelacé à la volonté. Avec Husserl, ce n’est donc pas dans l’exercice d’un « je pense » mais d’un « je veux » que l’ego peut faire une expérience de Dieu. La volonté universelle absolue peut être éprouvée comme une effectivité jaillissant d’une hylè, non seulement sous-jacente aux actes de l’ego que je suis là, mais de tous les sujets transcendantaux :
La volonté universelle absolue qui vit dans tous les sujets transcendantaux et qui rend possible l’être individuel concret de l’omni-subjectivité transcendantale, est la volonté divine, mais qui présuppose l’intersubjectivité tout entière, non pas en tant que précédant, en tant que possible sans elle (pas non plus par exemple comme l’âme présuppose le corps-de-chair (Leibkörper)), mais en tant que couche structurelle sans laquelle cette volonté ne peut être concrète. […] Mais à présent cette téléologie a des conditions de possibilité, donc aussi l’être de la réalité effective téléologique elle-même, et à partir de la réalité effective (transcendantale) sa possibilité d’essence. Précisément, dans le renvoi aux faits originaires de la hylè (au sens plus large), sans lesquels aucun monde, et aucune omni-subjectivité transcendantale ne seraient possibles. (Husserl, 1993, p. 511-512)
Peut-on dire dans cet état de choses que cette téléologie, avec sa facticité originaire (Urfakticität), a son fondement en Dieu (habe ihren Grund in Gott) ? Nous en venons à des « faits » (« Tatsachen ») derniers, à des « faits originaires, à des nécessités dernières, à des nécessités originaires » (Husserl, 1993, p. 505 et p. 511-512).
Il faut bien voir qu’en affirmant cela, Husserl n’envisage pas la volonté universelle comme une règle s’imposant à la manière d’un impératif catégorique. Ici, pas de « tu dois » en face d’un « je veux ». Au contraire, en apparaissant comme hylè et non comme morphè, la volonté se propose à l’ego comme pouvant reconfigurer son réel concret. La volonté universelle se fait transcendantale en tant que condition de possibilité d’agir. Autrement dit, il n’y a pas de donation de sens, vers une finalité ou un télos, qui ne soit d’ores et déjà donation de force. Eidos et faktum sont entrelacés de manière originaire. Par-là, Husserl renoue plus qu’on ne le pense avec certains médiévaux pour lesquels il était évident que la source donatrice du sensible passait à travers l’intellect. C’est de là que surgit, tel un Ursprung, le sens de l’existence. Cela veut dire que, pour Husserl, la donation originaire vient d’un soubassement inconscient qui passe du latent au patent, non d’abord de manière théorique, mais pratique. C’est lorsque nous devons nous frayer un chemin dans l’action, en faisant des choix, que la clarté advient. Ainsi en va-t-il pour la question religieuse. Elle nécessite de ne pas séparer préalablement la voie théorique et la voie pratique. Les deux critiques kantiennes séparées ne peuvent venir à bout de la question : « qu’est-ce que l’homme ? ». Et même si la troisième critique arrive pour tenter de les réconcilier, il est déjà trop tard.
Pour Husserl, la « structure du vécu » est avant tout « une structure d’orientation » (Husserl, 1998, p. 36). Le moi est toujours déjà tourné vers plusieurs objets à la fois, notamment par ses souvenirs, et cette multitude le désoriente. Cette désorientation ne se fait pas de manière consciente mais dans la vie hylétique, là où se dévoilent des forces affectives dont les intentionnalités objectives vont se nourrir. Husserl pose cette question : « N’existe-t-il pas des forces contraires qui, de manière générale, freinent et affaiblissent l’affection et […] rendent aussi impossible le surgissement d’unités existant pour soi ? » (ibid., p. 221). Il y voit une « phénoménologie de ce qu’on nomme l’inconscient » (ibid.). Cela veut dire non pas une introspection psychanalytique mais une élucidation des « lois structurales de la sphère du présent concrètement vivant » (ibid., p. 225). Il s’agit d’élucider l’« impression originaire » qui sous-tend l’enchaînement des moments successifs et leur donne leur cohésion. Interroger la passivité hylétique, c’est aussi basculer du mode théorétique à autre chose : le champ de la force qui se modalise en « affection forte » ou « affection faible », comme ce qui fortifie ou affaiblit le pouvoir d’agir (ibid., p. 229). Le glissement lexical du sens vers celui de la force témoigne de l’impossibilité de maintenir la phénoménologie dans le registre de la signification sans recourir à la source dont elle émane. Le logos est entremêlé au pathos, originairement. Il en va de la mobilisation d’un « soubassement » (Untergrund) qui irrigue non pas l’ego isolé, mais l’intersubjectivité transcendantale.
À savoir, non seulement « ma passivité se trouve en connexion avec la passivité de tous les autres », mais plus encore, dans cette connexion affective de ma vie et de celle d’un autre, « l’une “s’oriente” par rapport à l’autre » (ibid., p. 329). Cela signifie qu’on ne peut recevoir autrement la vie pulsionnelle que dans une co-implication mutuelle des ego(s). Il en va toujours déjà d’une « adéquation mutuelle de décisions », une « concordance » qui ne dépend pas d’une loi morale après coup (un sollen), mais bien d’un éthos qui s’impose par nécessité naturelle (un mussen). Mais, précisément, cette nécessité n’apparaît qu’à l’ego éveillé qui accède au logos de la vie en sortant du « mode de la torpeur » (ibid., p. 38). Pour cela, l’ego doit s’élancer en rassemblant (legein) les forces dispersées et dispersantes. L’éthos est donc chez Husserl lié à une attention de la donation concordante, en tant qu’elle seule mène la vie vers le bonheur. Chaque ego s’y découvre co-impliqué dans le bonheur d’autrui. Cette éthique est le visage que prend chez Husserl le chemin athée vers Dieu :
L’exigence religieuse humaine et universelle n’est donc rien d’autre que l’exigence de cette éthique religieuse absolue et universelle, qui transcende tous les peuples, ceux de la Terre ou ceux de Mars : en vertu de l’unicité de Dieu. (2010, p. 119)
Ce petit parcours historique remontant de l’Antiquité vers la phénoménologie voulait simplement mettre en évidence la possibilité d’envisager une religion authentique pour l’homme contemporain. L’enjeu : sortir enfin d’une (post-)modernité mal-heureuse, incapable de retrouver Dieu parmi les débris des idoles. Les coups de marteau ont-ils été frappés à tort et à travers, sans discernement ? Si, après coup(s), nous ne pouvons juger de la justesse de l’attitude de Nietzsche se débattant au cœur d’une pensée complètement dominée par le règne de la représentation, il n’en est plus de même aujourd’hui. Par le retour de l’intentionnalité, Husserl nous a donné de nouvelles lunettes pour regarder le champ de ruines. Le dieu des idées est mort : bon débarras. Il reste la possibilité de découvrir l’autre, le vrai, celui qui se trouve plus bas que les débris épars de la représentation.
Celui-là, quoique l’on fasse, est impossible à éradiquer. Couche hylétique originaire, pulsion de vie vers une finalité pleine, il irrigue tout ce qui bouge. S’il y a religion, avec Husserl, ce n’est pas d’abord au sens d’une appartenance à une religion historique particulière, mais au sens originaire de ce qui relie les hommes les uns aux autres dans le surgissement de la vie. Aussi est-ce d’abord à l’homme attentif à relire (relegere) la manière dont le monde apparaît pour lui de manière concordante qu’un sens religieux universel peut se dévoiler. Ensuite, selon la double étymologie du terme religio (Derrida, 1996, p. 59), cette relecture philosophique pourra ou non être le prélude pour se lier avec d’autres dans un culte (religare). Mais cela n’aura aucun sens tant qu’il ne sera pas prêt à expérimenter ce que veut dire « pâtir Dieu ».
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