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Couverture de Philosophie et religion. Nouvelles approches Show/hide cover

« Sacrifier Dieu au néant » 

Dans ses Souvenirs sur Nietzsche, Franz Overbeck, professeur de théologie et spécialiste du christianisme primitif, rapporte au sujet de celui qui fut son jeune collègue de philologie à Bâle et dont il resta jusqu’aux dernières heures l’indéfectible ami :

Nietzsche ignore la religion en tant que telle, il ne s’en mêle guère. […] Nietzsche reconnaît encore de l’existence à la culture dans la lutte contre le nihilisme, mais nullement à la religion ; il se prononce clairement pour son anéantissement. (Overbeck, 1999, p. 53).

Si la conclusion de ces déclarations n'est en apparence guère pour surprendre concernant l’auteur du Crépuscule des Idoles et de L’Antéchrist, la première affirmation, d’une certaine indifférence à l’égard du « fait religieux », étonne davantage : la véhémence de Nietzsche à l’égard du christianisme a régulièrement été conçue comme le centre névralgique de sa pensée, et ce, notamment du fait que Nietzsche considère le christianisme comme un catalyseur décisif dans l’avènement du nihilisme européen, cette tragédie moderne grevant l’avenir de l’homme.

Commentant le premier compte-rendu publié après parution des deux premières parties d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche se félicite d’ailleurs avec enthousiasme auprès du même Overbeck de la réception scandalisée qui en est faite et de la diatribe aux accents apocalyptiques qui l’accompagne : « Ce qui me fait plaisir, c’est de voir que ce premier lecteur a déjà une idée de ce dont il s’agit : de l’Antéchrist annoncé depuis longtemps. Depuis Voltaire, il n’y a pas eu d’attentat semblable contre le christianisme — et pour dire la vérité, Voltaire lui‑même ne se doutait pas que l’on pouvait l’attaquer ainsi1 ». Mais comment Nietzsche l’attaque-t-il, au juste ?

Nietzsche contre le crucifié, préférant l’attentat à l’attentisme, la chose semble en tout cas entendue, et s’il importe de rappeler que Nietzsche distingue dans son analyse du christianisme le mode de vie du type d’homme que fut Jésus de la doctrine du christianisme de Paul2, il n’en reste pas moins que l’annonce angoissante de la mort de Dieu3, la perte de crédibilité des idéaux chrétiens, constitue pour lui une « bonne nouvelle », suscitant une authentique « gaieté d’esprit » :

En effet, nous, philosophes et « esprits libres », nous sentons à la nouvelle que le « vieux dieu » est « mort » comme baignés par les rayons d’une nouvelle aurore ; notre cœur en déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente. (2020, § 343, p. 284)

La position de celui qui se caractérise plus volontiers comme « sans-dieu » (Gottloser) que comme « athée » n’est cependant pas aussi univoque qu’une lecture simpliste pourrait le laisser croire. Si, dans un fragment posthume du printemps 1885, Nietzsche déclare en effet avoir découvert que « Dieu est la pensée la plus destructrice et la plus hostile à la vie », il en tire pour le philosophe à venir une posture sibylline : assumant étrangement souhaiter la bienvenue aux « conceptions les plus vastes de négation du monde » que sont selon lui le bouddhisme et le christianisme établi, il revendique même vouloir surenchérir sur leurs effets :

Qui élève au sens fort les exigences du créateur, devra aussi élever dans certaines circonstances les exigences du destructeur et devra enseigner des façons de penser destructrices. […] pour donner le coup de grâce à des races dégénérées et en voie de dépérissement […] je favoriserais volontiers moi-même l’intervention d’une religion ou d’une métaphysique encore plus sévère, authentiquement nihiliste. (1982, 34 [204])

Faut-il admettre que, selon Nietzsche, le nihilisme plonge la culture européenne dans une décadence irrémissible, et que l’on ne peut dès lors que souhaiter et hâter l’anéantissement de celle-ci ? Doit-on interpréter ces propos, conjointement au durcissement de ton qui signe certaines des dernières œuvres de Nietzsche, comme une évolution de sa pensée vers un pessimisme consommé et dévastateur ? Franz Overbeck déclarait, il est vrai, que Nietzsche n’avait pas toujours été « cet impie décidé qu’il était à la fin de sa vie » (Overbeck, 1999, p. 50). Mais comment articulerait-on alors cette position désespérée avec la préparation d’un renversement de tous les idéaux négateurs d’ascendance platonico-chrétiennes, projet qui occupe toute la dernière partie de sa période productive, et auquel l’idée d’un élevage du « créateur » fait ici allusion ?

L’interprétation christiano-morale

« Le nihilisme est devant la porte : d’où nous vient ce plus inquiétant de tous les hôtes ? » (Nietzsche, 1979, 2 [127], p. 129) Depuis ses jeunes années et l’étude du pessimisme schopenhauerien, c’est en effet la compréhension d’un sentiment envahissant de dégoût et de négation de la vie qui mobilise la réflexion nietzschéenne et lui donne son urgence. Que signifie ce taedium vitae paradoxal que Nietzsche décèle au cœur d’une époque de prospérité, d’adoucissement des mœurs et de foi dans le progrès ? Car ce n’est pas de la détresse que provient le sentiment moderne de l’absurdité de la vie, bien que l’augmentation de l’expression de la détresse en soit le symptôme. Plus problématique qu’une simple défaillance ou paresse de l’appétence à exister, l’étrange mal de vivre qui se propage sourdement au sein de l’Europe moderne témoigne d’une opposition interne à la vie, d’un rejet de l’idée même d’un sens de l’existence.

Point de départ : c’est une erreur de renvoyer à des « états sociaux de détresse » ou à des « dégénérescences physiologiques » ou même à une corruption comme cause du nihilisme. Tout cela admet toujours des interprétations totalement différentes. C’est au contraire dans une interprétation très déterminée, dans l’interprétation christiano‑morale que se tapit le nihilisme. C’est l’époque la plus honnête, la plus compatissante. La détresse, la détresse spirituelle, physique, intellectuelle est en soi totalement incapable de produire le nihilisme, c.‑à‑d. le refus radical d’une valeur, d’un sens, d’un désirable. (ibid., 2 [127], p. 129)

En tant que « refus radical d’une valeur, d’un sens, d’un désirable », le nihilisme européen que « pressent » Nietzsche plutôt qu’il ne l’observe encore ne saurait se réduire à la seule morgue d’un agnosticisme distancié : parce qu’il est « croyance en l’absence de valeurs » (ibid., 7 [8], p. 284), il exprime un désespoir inconsolable.

Pour comprendre ce nœud intime et tragique, caractéristique de l’Européen moderne mais devenu conscient en Nietzsche4, et répondre à la question de savoir si sa « fatalité » en fait une impasse, il convient d’élucider ce pourquoi il est, selon Nietzsche, le fruit nécessaire de cette « interprétation très déterminée » qu’est « l’interprétation christiano-morale ». Est-ce la résurrection du Christ ou bien la mort de Dieu qui est un avant-goût du néant auquel l’homme aspire ?

Narcose et névrose

C’est au sein du premier volume d’Humain, trop humain que Nietzsche étudie pour la première fois en détail les caractéristiques de « la vie religieuse » (Das religiöse Leben). La séquence extrêmement structurée d’analyses qui constitue la troisième section de l’ouvrage voit en outre l’élaboration de plusieurs procédures méthodologiques qui deviendront par la suite des schèmes centraux de la pensée nietzschéenne. On peut en effet repérer, dans l’étude historique de la constitution des croyances et des sentiments religieux qui en est l’objet :

1. une élucidation du rapport sensible et intellectuel au réel en termes d’interprétation, à savoir comme perspective affectivement prédéterminée, préfigurant la théorisation du perspectivisme axiologique ; 2. une mise en œuvre de la démarche psychologique (terminologie pré-généalogique) appliquée aux « états d’âme » religieux et aux « impulsions » (Antriebe) et pratiques dont ils sont issus ;

3. à l’occasion de l’examen de l’ascèse et de la sainteté, une première exposition des processus psychologiques de rivalité pulsionnelle et de leur spiritualisation, processus qui seront à partir du milieu des années 1880 au centre de l’hypothèse de la volonté de puissance.

La construction de la section est, dans ce cadre méthodologique, éloquente. L’ouverture aborde la question de la signification des pratiques et des sentiments religieux sous l’angle du rapport à la vie, pour poser le problème des implications de la montée d’une incroyance toute théorique. Théorique, car si nous ne pouvons plus croire aux dogmes religieux, la piété continue bel et bien de vivre affectivement en nous. L’aphorisme introducteur, « Le double combat contre le mal », met en évidence les deux manières dont l’homme surmonte le malheur : « soit […] en supprimant la cause, soit en modifiant l’effet qu’il produit sur notre sensibilité : donc en réinterprétant un mal pour en faire un bien dont l’utilité n’apparaîtra peut-être que plus tard. La religion et l’art (ainsi que la philosophie métaphysique) s’efforcent d’agir sur la modification de la sensibilité, en partie en modifiant notre jugement sur les expériences […] en partie en éveillant un plaisir dans la douleur » (Nietzsche, 2019, p. 155). La religion est ainsi conçue comme activité interprétative permettant une modification conjointe de la sensibilité (en termes de plaisir et de souffrance) et du sens conféré aux situations, donc une transformation progressive de nos appréciations5. Son pouvoir consiste de ce fait en un « art de la narcose », dont l’influence régresse à mesure que l’emprise des sciences et techniques permet d’éliminer certaines causes de souffrance. Mais la suppression d’une interprétation longtemps bienfaisante ne constitue-t-elle pas en même temps un nouveau « malheur » ?

Le second aphorisme de la section, « Chagrin est la connaissance », montre en effet quelle est l’épreuve fatidique de l’homme moderne :

Aujourd’hui, la tragédie tient à ce que l’on ne peut pas croire à ces dogmes de la religion et de la métaphysique si l’on possède dans son cœur et dans sa tête la rigoureuse méthode de la vérité, et qu’en outre, on est devenu, du fait du développement de l’humanité, assez délicat, excitable, souffrant pour avoir besoin de remèdes et de consolations du genre le plus élevé. (ibid., § 109, p. 156)

C’est tout à la fois de cette « rigoureuse méthode de la vérité » et de ce « besoin de remèdes et de consolation » que Nietzsche entreprend de retracer les conditions d’apparition et d’incorporation, en interrogeant minutieusement les étapes déterminant la constitution du fantastique « besoin de rédemption » du chrétien, dont nous, Européens modernes, héritons. Que signifie pour nous, qui l’avons de nouveau mis à mort, l’agonie du Dieu chrétien ?

Origine du culte et implantation des sentiments religieux

« Les portes » d’une « vie religieuse forte » s’ouvrent selon Nietzsche sur l’univers des relations primitives de l’homme avec la nature, lesquelles déterminent alors presque intégralement les conditions de vie. S’appuyant sur des études ethnographiques consacrées aux sociétés primitives6, Nietzsche relève d’abord que le trait caractéristique de la « conviction7 » (Ueberzeugung) originelle de l’humanité archaïque est l’absence de nécessité naturelle, de lois de la nature : « Toute la nature, dans la représentation des hommes religieux, est une somme d’actions exercées par des êtres conscients et doués de volonté, un formidable complexe de choses arbitraires » (ibid., § 111, p. 161). En 1878, ce panpsychisme (ou cet animisme) originel, relevant d’un socle axiologique premier, est simplement considéré par Nietzsche comme une « erreur intellectuelle8 », mais lourde de conséquences : « [L]’énigmatique, la terrifiante, la mystérieuse nature » apparaît à l’humanité primitive « comme l’empire de la liberté, de la puissance supérieure, voire en quelque sorte comme un degré surhumain d’existence, comme Dieu ». Du fait d’un finalisme spontané rapporté à une causalité imaginaire, la pensée archaïque engendre ainsi une théologie dont la dimension essentielle ne réside pas tant en une doctrine métaphysique qu’en une pratique, car la relation primordiale à la nature prend d’emblée la forme d’un rapport de forces déséquilibré. Comment la caste la plus faible (la communauté humaine) pourra-t-elle diriger la plus forte (les forces naturelles divinisées) ? L’origine du culte se trouve ainsi dans la recherche de conduites permettant de contraindre les forces naturelles. « La réflexion des hommes croyant à la magie et au miracle vise à imposer une loi à la nature — : et pour le dire d’un mot, le culte religieux est le résultat de cette réflexion ».

Trois types de contraintes anthropomorphiques sont dès lors institués et confiés aux prêtres : l’obtention et l’instrumentalisation de l’inclination (dons, offrandes, glorifications), les contrats (serments d’alliance, tables de lois et observance de gages préalablement fixés), l’envoûtement (action à distance par l’entremise d’un objet fétichisé, d’une idole). La pensée artificialiste et la magie, caractéristiques de ces premiers stades de la religiosité, tirent ainsi de l’habitude de conjurer la menace de forces supérieures ou de se les concilier par des pratiques rituelles ésotériques une vénération envers les officiants sacerdotaux, héritiers du magicien9.

De cette vie religieuse des premiers temps, Nietzsche dégage donc des schèmes de pensée religieux déterminés, lesquels engendreront des « besoins métaphysiques » : le panpsychisme archaïque, appréhension de la nature en termes finalistes et anthropocentrés, induit un besoin téléologique, plus particulièrement le besoin de donner sens à la souffrance, besoin devenu caractéristique de cet « animal fantastique » (2020, p. 58) qu’est l’homme. Les cérémonies occultes, qui s’accompagnent traditionnellement d’« états maladifs » ou du moins d’ « états inaccoutumés » (extases, transes, ravissements, visions), sous l’effet de diverses « excitations » (rythmes, sonorités, danses, substances psychotropes, etc.) habituent à considérer les états d’envoûtement comme facteurs de miracles ou comme préliminaires à ceux-ci, et la « démence », loin d’être dédaignée ni discréditée, est admirée comme un état visionnaire. La religion se définit ainsi par un certain délire imaginatif, chargé de terreur, de mystère et d’attente. De ce point de vue, Nietzsche n’accorde effectivement aucune estime particulière au fait religieux, réaffirmant avec constance jusqu’à la fin de sa carrière philosophique que toute la théologie relève d’une forme d’infantilisme intellectuel et d’erreurs grossières de la raison10.

L’intérêt des analyses opérées par Nietzsche quant aux origines de la religiosité n’est pas purement historique ni documentaire : elles préfigurent le schème axiologique et la pensée de l’incorporation des valeurs11. La contrainte inflexiblement exercée par le culte ainsi que par la terreur de forces naturelles imprévisibles ancrent dans le corps les motifs religieux. L’une des premières conclusions majeures tirées par Nietzsche de cette histoire naturelle des fantasmes et délires religieux, est la suivante : quels que soient les progrès ultérieurs des sciences de la nature, lesquels impliquent qu’il soit devenu impossible sans suicide intellectuel de « croire » aux dogmes qui soutenaient la ferveur des états d’âme religieux, ceux-ci survivent en nous à titre de « pressentiment » (Ahnung), de prédispositions affectives : « le monde intérieur des états d’âme sublimes, émus, emplis de pressentiment, chargés de contrition, portés par la félicité de l’espérance, a été principalement implanté chez les hommes par le culte ; ce qui existe aujourd’hui dans l’âme a été, à l’époque où cela germa, poussa et s’épanouit, élevé avec vigueur » (Nietzsche, 2019, § 130, p. 174).

Cette persistance ou rémanence affective, « conséquence fâcheuse » (ibid., § 131, p. 174) que de longues périodes de cultes anxieux et fiévreux ont ancrée en l’homme, a pour effet de ressusciter en nous d’envoûtantes émotions auréolées des mystères du passé. Ces « états d’âme religieux » (religiösen Empfindungen) dévient notre lecture du réel et constituent autant d’interprétations infra-conscientes préalables au jugement rationnel. C’est pourquoi l’athéisme moderne ne signifie absolument pas pour Nietzsche l’irréligiosité : la déshabituation de la pratique religieuse n’évite nullement « l’ensorcellement du sentiment religieux » (ibid., p. 175). Nietzsche ironise ainsi au sujet des « esprits libres moins réfléchis » – qu’il s’agisse des prétendus « libres penseurs » déistes des Lumières, par exemple, ou des catéchumènes positivistes –, auxquels il reproche d’être superficiels en incroyance, « important frauduleusement » dans leurs raisonnements des erreurs « enracinées » (ces « préjugés des philosophes12 », superstitions populaires infiltrées, qui ne sont jamais aperçus ni interrogés) ne convenant que trop bien à leur « besoin métaphysique » (ibid., § 110, p. 159), hérité et devenu, et dès lors « passager » (ibid., § 131, p. 175). Par le biais d’une métaphysique insidieuse, la philosophie comme la science ont ainsi sécularisé sans y prendre garde des idéaux religieux, qu’ils ont transplantés dans leurs domaines de toute la force d’anciennes espérances sacrées profondément enracinées.

Le type chrétien : peccabilité et besoin de rédemption

C’est sur ce constat d’une incorporation progressive des affects religieux que Nietzsche examine le « besoin de rédemption » typiquement chrétien, dont le sentiment de détresse et la recherche de consolation sont aujourd’hui les résidus ravageurs propres au désespoir du nihilisme européen.

Le christianisme apparaît selon Nietzsche chez des peuples italiques pratiquant « une religion de paysans », peuplée de divinités capricieuses et cruelles. À la différence du polythéisme grec, établi par une aristocratie éprouvant envers la nature une vaste reconnaissance et pensant une symmachie entre les hommes et les dieux, le christianisme hérite de la romanité, d’une part, et du judaïsme tardif, d’autre part, une vision asservissante des rapports aux forces supérieures. Dieu, force transcendante primitivement conçue en rapport avec l’intérêt vital d’une tribu, d’une communauté ou d’une caste déterminée, s’y manifeste comme un « étalon » fabuleux, exigeant l’oubli de soi et faisant peser sur tout acte la terreur d’une « justice punitive » effroyable d’éternité. Les penchants aux actions culturellement réprouvées, la transgression de la tradition et des ordonnancements sont donc accompagnés de la crainte d’une sanction écrasante.

Au pivot des années 1870-1880, les analyses nietzschéennes étudient ainsi en détail le lien entre peur, sentiment d’impuissance et cruauté. La « profonde mauvaise humeur » (2019, § 132, p. 176) de l’homme vétérotestamentaire, mélange d’envie insatisfaite et de soif de vengeance (ce que Nietzsche désignera plus tardivement comme ressentiment) puise en effet à la source d’une vie esclave ou plébéienne voyant en Dieu un maître absolu, tyrannique, impitoyable. Cette situation génère un intense et constitutif mépris de soi : le sentiment du péché, inévitable tendance à la transgression des prescriptions divines, « souillure » native et inexpiable. Mais le péché et l’angoisse du châtiment prennent corps tout autrement à la lumière des liens contractuels et affectifs engagés par le cadre néotestamentaire.

Dans ce contexte historique d’une vie terriblement éprouvante apparaît Jésus, décadent-type, se détachant d’un corps et d’un monde devenus insoutenables. Victime expiatoire, il s’offre en sacrifice à une humanité dévastée comme une « échappatoire paradoxale et effroyable dans laquelle l’humanité martyrisée a trouvé un soulagement momentané » (Nietzsche, 2000b, p. 174). Le Christ est donc pour Nietzsche « ce trait de génie du christianisme : Dieu lui-même se sacrifiant pour la faute de l’homme, Dieu lui-même se faisant payer par lui-même, Dieu comme la seule instance qui puisse racheter l’homme de ce qui pour l’homme même est devenu impossible à racheter — le créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (faut-il le croire ? —), par amour pour son débiteur ! » (ibid.)

Tous les déchus, les esclaves et les exclus vont dès lors se reconnaître et se rassembler dans cette Église que Nietzsche voit comme une communauté de déshérités transculturelle, mue par le mépris de soi et la soif vengeresse envers ce qui est supérieur et souverain, autant que par l’attente d’un rachat : « Les jugements de valeur moraux chrétiens comme révolte servile et fausseté servile (contre les valeurs aristocratiques du monde antique) » (1979, 2 [128], p. 131). Si « le christianisme est du platonisme pour le “peuple” » (2000a, p. 45), c’est ainsi à la fois parce qu’il démocratise et simplifie l’idéalisme, fuite hors d’un monde sensible synonyme de souffrance, mais également parce qu’il lui mêle des valeurs grégaires de servilité infusée de rancœur envers la force dominante. Ces analyses ajoutent un élément déterminant pour la compréhension de la constitution des perspectives culturelles, notamment religieuses : l’hybridation axiologique entre classes et peuples implique un enrichissement et une complexification des logiques interprétatives à l’œuvre en chaque homme.

Psychologie de l’ascétisme : sacrifice et phénicisme

Le propre du type chrétien réside selon Nietzsche dans un sentiment caractéristique, la peccabilité, impliquant un besoin spécifique : la rédemption, celle-ci étant obtenue par un sacrifice. L’histoire naturelle des sentiments religieux, et plus spécifiquement chrétiens, n’est cependant pas le terme de l’examen nietzschéen, puisqu’elle va être relayée par une analyse psychologique : « il doit être possible de donner du processus animant l’âme d’un chrétien que l’on nomme besoin de rédemption […] une explication purement psychologique » (2019, § 132, p. 176). Que signifie le « Dieu mis en croix », dont le chrétien tire ses ravissements, emblème d’un salut obtenu par la torture consentie d’un innocent ? Cette orientation aboutit dans Humain, trop humain à l’analyse de l’ascèse et de la sainteté :

Le premier point général vraisemblable auquel on parvient initialement en observant l’ascèse et la sainteté est que leur nature est complexe. […] Risquons-nous donc pour commencer à isoler des impulsions séparées dans l’âme des saints et des ascètes et enfin à nous les représenter mutuellement enchevêtrées. (ibid., § 136, p. 182)

L’ascèse et la sainteté se présentent à Nietzsche comme des « phénomènes de moralité rares » (ibid., p. 181). Pourquoi reconduire ces formes de vie religieuses à une sphère plus simplement morale ? Il faut tout d’abord rappeler que la morale se caractérise essentiellement selon Nietzsche comme une longue contrainte (2000a, p. 142), dont le résultat est l’élevage d’une configuration pulsionnelle spécifique. Plus généralement, elle renvoie pour l’auteur de Par-delà bien et mal à la sphère des valeurs, lesquelles, dans une religion, sont sacralisées et rapportées à une autorité et à une sanction divine.

Le modèle du Christ inaugure une morale opposant à la vengeance contre les puissants la valeur du pardon et de l’oblation de soi. La conduite la plus authentiquement morale est alors conçue comme l’ « aptitude à une grande résolution au sacrifice et une grande abnégation » (2019, § 138, p.183), dont l’ascèse constituerait l’exercice éprouvant, et la sainteté la forme devenue spontanée : « Qu’il y ait quelque chose de grand dans le reniement de soi et pas seulement dans la vengeance, il a fallu que cela commence par être inculqué à l’humanité à la faveur d’une longue accoutumance ; une divinité qui se sacrifie elle-même fut le symbole le plus fort et le plus efficace de cette espèce de grandeur » (2019, § 138, p. 184). Or, cette grandeur morale de l’abnégation produisit paradoxalement un effet si impressionnant qu’elle fit finalement se prosterner devant elle les plus puissants. S’agit-il uniquement d’humilité ?

L’analyse nietzschéenne va soigneusement contester les deux caractéristiques prêtées au sacrifice : ni abnégation, ni altruisme, il est avant tout « opiniâtreté envers soi-même », c’est-à-dire « partition de soi-même de l’homme » (ibid., § 57, p. 119) et tyrannie envers « des échelons et des sections » (ibid., § 137, p. 182) de soi. Dans l’acte sacrificiel, « l’homme aime quelque chose en lui-même, une pensée, une aspiration, une production, plus qu’autre chose en lui-même, […] par conséquent, il opère une partition de son être et à l’une des parties sacrifie l’autre » (ibid., § 57, p. 119). La pratique sacrificielle met en évidence la structure pulsionnelle multiple de l’homme, sa complexité, et dévoile les dynamiques de domination infra-conscientes qui se jouent en son sein. Le « bien » ou l’intérêt d’autrui ne sont que des prétextes à une lutte affective impitoyable, et qui ne saurait jamais s’exercer qu’entre pensées et sentiments propres à soi : comment choisir autrement qu’entre nos inclinations et tendances ? Si « abnégation » il y a, il faudra donc la redéfinir : elle n’est pas renoncement à soi, mais reniement d’une partie de soi.

« Dans toute morale ascétique, l’homme adore une partie de lui-même sous forme de dieu et a besoin pour cela de diaboliser la partie restante » (2019, § 137, p. 183). Le christianisme radicalise en cela les idéaux négateurs hérités du platonisme, puisqu’il ne se contente plus de dégrader ontologiquement la sensibilité au profit de l’intelligible, d’en faire une source de “bêtise”, une forme de vie inférieure ; il la diabolise et enracine ainsi une schize au cœur et à la source même des instincts. La stigmatisation de la sensibilité prend donc ici un sens nouveau : diaboliser en soi la nature, c’est se donner un ennemi redoutable, irréductible tant que l’on est en vie, un adversaire intérieur garantissant aux humiliés, aux « exclus », aux « déshérités » et aux « déchus » (1977, 14 [91], p. 64) qui gisent au cœur des aspirations chrétiennes une guerre dans laquelle ils pourront chaque jour goûter enfin au « sentiment de puissance » (2019, § 142, p. 191), syntagme qui apparaît ici dans sa première occurrence dans l’œuvre publiée, et que Nietzsche assimile à une auto-rédemption interprétée comme une grâce.

« Puisqu’il ne peut ôter le vêtement de la nature » (ibid., § 141, p. 189), le chrétien éprouve ainsi le sentiment d’une faute originelle, qui ne se soulage que par cette cruauté et ce cannibalisme envers soi permettant la « grâce », c’est-à-dire l’apaisement provenant de l’assujettissement d’un instinct. L’affect de mépris de soi du pécheur, dans sa dualité honte/consolation, est révélateur de la logique de la morale ascétique : « c’est dans l’affect [que l’homme] est le plus moral » (ibid., § 138, p. 183). L’affect renvoie au point de confrontation, de tension et de subduction des forces pulsionnelles, à l’excitation mutuellement provoquée et ressentie dans l’opposition intime des instincts. Dans l’antagonisme, les forces s’exaltent mutuellement, les pulsions s’exacerbent, et trouvent à s’épancher envers et contre soi. Loin d’impliquer l’extinction des pulsions, l’abstinence les renforce, provoquant une restriction plus intransigeante encore. L’agressivité, l’indépendance, la cruauté, la sensualité, la vanité, toutes les déclinaisons de la tendance vitale à la croissance et à l’expansion se trouvent de la sorte, dans l’ascèse, réprimées et exaltées par une axiologie mortificatoire. « Sous forme enjolivée de religion » s’effectue ainsi une spiritualisation de pulsions, « divinisées » ou « démonisées », hypostasiées puis introjectées. Ce combat intestin, alternativement souffrance et jouissance, défaite et victoire, renoncement et triomphe, selon la perspective pulsionnelle dominante, mobilise et déploie un quantum de forces considérable. Celles-ci toutefois, déchaînées dans la seule lutte interne, n’en aboutissent pas moins à l’impuissance et à la paralysie. Malgré l’ardeur du sentiment de puissance qu’il suscite, le comportement sacrificiel implique en effet une introversion de la volonté de puissance, et une neutralisation des forces.

L’analyse des états « maladifs », « décadents », repérés et étudiés dans les œuvres des années 1870, a une fonction gestatoire. Elle conduira Nietzsche, plus particulièrement à partir du Gai savoir, à décrire par contraste la volonté ascendante comme coordination du complexe pulsionnel, c’est-à-dire comme affirmation de la vie par l’intégration et la hiérarchisation des multiples perspectives interprétatives. Par-delà bien et mal en tirera les implications en faisant de l’affect de commandement le noyau de l’exercice de la puissance. Le véritable individu au sens nietzschéen, réussite rare, est une « société d’âmes multiples » parfaitement structurée et organisée, pouvant de ce fait exprimer librement sa force dans la rivalité avec des configurations extérieures, afin de leur imposer sa forme, de les assimiler et de s’accroître. La moralité chrétienne, utilisant la vie contre elle-même, implique au contraire une décomposition et une dissolution de la puissance individuelle par une joute qui défait l’édifice pulsionnel et lui ôte, avec sa capacité endogène au commandement, sa discipline et sa structure. « Dans la morale, l’homme ne se traite pas en individuum mais en dividuum » (2019, § 57, p. 119). L’interprétation christiano-morale, dressage par la culpabilité à l’impuissance structurelle, est de ce fait une école de l’obéissance, de la dépersonnalisation, et ce, malgré l’apparente « maîtrise de soi » qu’elle exige. « Névrose épileptoïde » et obsessionnelle, le christianisme est, selon Nietzsche, une neurasthénie culturelle organisée et entretenue, devenue méthode de domestication des hommes de troupeau. Mais cet élevage, loin d’être innocent, mène lentement l’humanité sur l’autel de ses vénérations.

« Il y a […] du phénicisme » dans la foi chrétienne, note Nietzsche (2000a, § 46, p. 99), avec son coutumier talent de la métaphore synthétique. Le christianisme institue en effet pour « miroir » à l’homme un être que son absence totale d’égoïsme rend « encore plus fabuleux qu’un Phénix » (2019, § 133, p. 177-178), mais qui ne semble si parfaitement aimant et miséricordieux que pour mieux écraser le pécheur sous le poids de son égoïsme et de sa culpabilité. La découverte de l’agonistique intérieure met ainsi au jour le mouvement de consomption et de résurrection solidaire de la dynamique de cette volonté de puissance qui, par hypothèse, embrasse toute la réalité.

L’aura de sainteté : des effets du sacrifice

Près de dix ans avant les Éléments pour la généalogie de la morale, l’analyse du sacrifice fait donc déjà apparaître à la manière d’esquisses les points principaux qui seront l’objet du troisième traité, « Que signifient les idéaux ascétiques ? » Le rapport de Nietzsche au christianisme semble ainsi relativement invariant, bien que l’affinement progressif de ses schèmes d’analyse précise peu à peu le rôle joué par la morale chrétienne dans l’avènement du nihilisme. Car poser la question du sens des idéaux négateurs ascétiques, c’est interroger non ce qu’ils disent, empreint de délires imaginatifs, mais ce qu’ils veulent de façon infra-consciente, et vers ils mènent l’humanité. Or, si l’élevage du type chrétien s’est avéré catastrophique dans ce grand laboratoire d’expériences qu’est l’histoire, ce mal pourrait bien être « réinterprété comme un bien qui n’apparaîtra que plus tard. » Nietzsche pointe ainsi deux effets majeurs du sacrifice, qui pourront être réinvestis autrement par le philosophe à venir, réformateur axiologique dont la tâche est de sauver l’humanité du risque nihiliste.

Premièrement, le sacrifice valorise sa cause, indépendamment du peu de valeur initiale qu’elle pouvait avoir : chez « les esprits liés » (type de l’homme grégaire, qui s’oppose à l’esprit libre) « toutes les choses pour lesquelles nous avons effectué des sacrifices sont légitimes » (2019, § 229, p. 255-256). Deuxièmement, le caractère fascinant du saint, l’énergie monstrueuse qu’exprime sa gigantomachie intérieure, sidère et, par elle-même, convertit : il communique la conviction qu’une origine surhumaine lui confère sa force.

Jusqu’à aujourd’hui, les hommes les plus puissants n’ont cessé de se prosterner avec vénération devant le saint, en tant qu’énigme de la soumission de soi et de la renonciation intentionnelle et ultime : pourquoi se prosternèrent-ils ? Ils pressentirent en lui — et en quelque sorte derrière le point d’interrogation de son apparence frêle et pitoyable — la force souveraine qui voulait s’éprouver par une telle soumission, la force de volonté dans laquelle ils reconnaissaient et savaient honorer leur propre force et plaisir de dominer : ils honoraient quelque chose d’eux-mêmes en honorant le saint. […] Bref, face à lui, les puissants du monde apprirent une peur nouvelle, ils pressentirent une puissance nouvelle, un ennemi étranger, encore insoumis : — ce fut la « volonté de puissance » qui les contraignit à faire halte face au saint. Ils devaient le questionner. (2000a, § 51, p. 103-104)

Le christianisme, au travers du modèle de sainteté qu’il a propagé, et par les techniques d’austérité qui lui ont permis d’implanter le mépris de la sensibilité et de l’égoïsme au cœur des instincts du chrétien, aboutit donc à ce symbole sublime : l’homme-dieu, s’offrant en sacrifice pour la rédemption de l’humanité. N’est-ce pas cette passion chrétienne qui survit encore dans le nihilisme de l’Européen moderne, héautontimorouménos s’immolant lui-même au bûcher qu’il embrase ?

La mort de Dieu : un sacrifice humain

Au tournant des années 1870-1880, deux lignes d’analyse nietzschéennes se poursuivent et s’enchevêtrent : d’une part, l’approfondissement du schème psychologique, comme analyse des dynamiques pulsionnelles vers l’accroissement du sentiment de puissance ; d’autre part, l’élaboration du schème axiologique et la redéfinition de la connaissance en termes de perspectivisme. Aurore, qui se penche plus particulièrement sur l’étude du rapport entre peur, cruauté et puissance, souligne ainsi que la « connaissance de la vérité », recherche d’une emprise sur la réalité permettant à l’homme de conjurer sa peur de l’inconnu et forme particularisée de ce que Nietzsche nommera bientôt « volonté de puissance », est devenue sa valeur la plus précieuse. Or, la plus grande tentation pour une humanité portée par l’idéal ascétique ne serait-elle pas de se sacrifier pour ce qui lui est le plus cher ?

Issue tragique de la connaissance. Parmi tous les modes d’élévation, ce sont les sacrifices humains qui en tout temps ont élevé et rehaussé l’humanité. Et c’est peut‑être à l’aide d’une seule pensée monstrueuse que pourrait aujourd’hui encore être anéantie toute autre aspiration, de sorte que cette pensée l’emporterait sur la pensée la plus victorieuse : la pensée de l’humanité se sacrifiant elle-même. Mais à qui devrait‑elle se sacrifier ? On peut d’emblée jurer que, si jamais cette constellation de pensées apparaît à l’horizon, la connaissance de la vérité sera restée comme le seul but monstrueux digne d’un tel sacrifice, car, pour ce but, aucun sacrifice n’est trop grand. (2012, p. 66).

Par-delà bien et mal, qui paraît en 1886, proposera une autre version d’un sacrifice ultime et sublime. La troisième section est consacrée à la religiosité (Das religiöse Wesen). On remarque à ce titre qu’elle n’y est plus désignée comme un simple mode ou cadre de vie, mais bien comme une forme de vie, une conformation psychologique incarnée, intimement liée aux pratiques ascétiques. Or, c’est bien d’après cette perspective physio-psychologique qu’il faut comprendre le risque nihiliste cristallisé par le syntagme de « la mort de Dieu ».

Autrefois, on sacrifia des êtres humains à son Dieu, peut-être justement ceux que l’on aimait le plus […]. Ensuite, à l’époque morale de l’humanité, on sacrifia à son Dieu les instincts les plus forts que l’on possédât, sa « nature » ; c’est cette joie, celle que dispense cette fête-là, qui étincelle dans les yeux cruels de l’ascète, de la « contre-nature » transportée d’enthousiasme. Enfin : que restait-il encore à sacrifier ? Ne fallait-il pas finir par sacrifier aussi tout ce qui console, tout ce qui est saint, tout ce qui fait guérir, tout espoir, toute croyance à l’harmonie cachée, aux félicités et justices futures ? ne fallait-il pas sacrifier Dieu lui-même, et, par cruauté envers soi, adorer la pierre, la bêtise, la pesanteur, le destin, le néant ? Sacrifier Dieu au néant — ce mystère paradoxal de la cruauté ultime demeura réservé à la génération qui est en train de se lever : nous tous en savons déjà quelque chose. (2000a, § 55, p. 106)

Comment comprendre les éléments parallèles de ces deux sacrifices ? Quelles sont les sections de l’homme qui s’affrontent dans ce combat pour l’apothéose ? Dans le premier cas, la section de lui-même que l’homme sacrifierait à la vérité serait son « humanité », la trop humaine « humanité », terme qui chez Nietzsche est régulièrement utilisé de manière dépréciative pour désigner une interprétation restrictive des conduites censément propres à l’espèce humaine et axées sur des valeurs de pitié et d’égalité. Cette humanité conforte l’homme dans la faiblesse et la médiocrité. Le second sacrifice au contraire impliquerait de soumettre ces mêmes valeurs, cristallisées en Dieu, au « néant », à la disparition de l’Être, à l’absence d’absolu révélée par la volonté de connaissance.

Récapitulons les étapes de cette histoire du « problème du savoir et de la conscience dans l’âme des homines religiosi » (2000a, § 45, p. 98) : « La foi chrétienne est dès le départ sacrifice : sacrifice de toute liberté, de tout orgueil, de toute confiance en soi de l’esprit ; et en même temps asservissement et auto-dérision, automutilation » (ibid., § 46, p. 98-99). Le christianisme primitif se montre selon Nietzsche une réaction à l’intellectualisme des écoles philosophiques antiques : la foi, exigence d’une adhésion à des dogmes indémontrables, abandon de la conviction à une fides sans raison, est « sacrifizio dell’intelletto » (ibid., § 229, p. 203), mutilation de cette pulsion impérieuse de connaissance héritée du platonisme. Subjuguer en soi l’instinct de connaissance fut donc une manière de s’infliger un sacrifice d’une rare violence : « la foi chrétienne […] présuppose que la sujétion de l’esprit faitmal à un point indescriptible, que tout le passé et l’habitude d’un tel esprit se défendent de cet absurdissimum, forme sous laquelle la “foi” se présente à lui » (ibid., § 46, p. 98-99).

Nietzsche contredit cependant la vison schématique et psychologiquement borgne qui ferait de la foi chrétienne le pur ennemi de l’aventure épistémologique, dont elle constitue le contrecoup. La morale ascétique, en infiltrant un doute constant envers soi-même, a en effet affiné un scepticisme méthodologique sans concession. « Nous, hommes modernes, nous sommes les héritiers de la vivisection de la conscience et de la mise à la torture de l’animal appliquée sur nous-mêmes des millénaires durant : c’est cela qui constitue notre pratique la plus longue, notre savoir-faire artistique peut-être, en tout cas notre raffinement, notre goût difficile » (2000b, p. 177). La suspicion vétilleuse envers des motifs d’action toujours susceptibles de concupiscence, la précision clinique dans la confession, la patience appliquée dans la casuistique : toute cette « vivisection de la conscience » a rendu plus intransigeante encore la « rigoureuse méthode de la vérité » que l’homme moderne porte aujourd’hui « dans son cœur et dans sa tête ». Ainsi, loin d’être anéantie par la foi, la volonté de vérité s’est transposée et spiritualisée dans la morale religieuse, aiguisant l’exigence de scientificité jusqu’à rendre la conviction religieuse intenable :

On voit ce qui a vraiment vaincu le Dieu chrétien : la morale chrétienne elle-même, le concept de véracité entendu en un sens toujours plus rigoureux, la subtilité de confesseurs de la conscience chrétienne, traduite et sublimée en conscience scientifique, en droiture intellectuelle à tout prix.  (2020, § 357, p. 312).

L’emblème du christianisme témoigneainsi de son origine comme de son destin : porter avec lui l’instrument de son exécution.

En affûtant sourdement la rigueur scientifique au service d’idéaux négateurs, le christianisme et ses dépôts métaphysiques ont donc à la fois retardé et préparé l’avènement du nihilisme. Le fait de juguler par principe la radicalité de l’investigation rationnelle au nom d’articles de foi a ralenti la prise de conscience de la nature perspectiviste du réel, et donc du caractère illusoire de toute vérité objective comme de toute valeur absolue. De la sorte, et malgré ses effets morbides, le christianisme a rendu possibles l’enrichissement et la spiritualisation des pulsions, tout en en freinant la montée d’un nihilisme qui, prématuré, aurait pu s’avérer désastreux : « L’hypothèse morale chrétienne […] empêchait que l’homme ne se méprisât en tant qu’homme, qu’il prît parti contre la vie, qu’il désespérât de la connaissance : elle était un moyen de survie ; — au total : la morale était le grand remède contre le nihilisme pratique et théorique » (1979, 5 [71]).

Résumons maintenant les contradictions axiologiques auxquelles le développement des valeurs platonico-chrétiennes aboutit :

1. L’explication scientifique du monde, imprégnée d’un souci de véracité inflexible, mène à la perte de crédit des dogmes chrétiens. Plus encore, elle met en lumière le caractère foncièrement erroné ou illusoire de toute perception du monde, du fait d’un conditionnement vital. Comment alors concilier la « volonté de vérité » qui est notre plus foncière piété, et ce que cette valeur sacrée nous a enseigné, à savoir : l’impossibilité structurelle d’une connaissance objective et l’infini des interprétations constituant la réalité ? Le scepticisme théorique est le prélude au nihilisme.

2. Avec le Dieu-Vrai, c’est le Dieu-Amour et le Dieu-juste qui s’effondrent. Si « tout est faux », si la perspective vitale est la seule règle, si la conscience elle-même dissimule nos fins, alors il n’y a plus de valeurs morales universelles, plus de justice rétributrice. Comment concilier notre « besoin de sens » et cette absurdité, ou gratuité, du monde ? Le pessimisme moral est le second temps de l’assombrissement nihiliste.

3. La morale chrétienne et l’hybridation axiologique ont affaibli la sûreté d’instinct de l’Européen jusqu’à ancrer en lui un profond besoin d’obéissance, tout en lui insufflant une antipathie pour toute idée de hiérarchie. Comment cet « animal qui vénère » (2020, § 346, p. 290) supportera-t-il la privation d’une autorité qui avait l’avantage d’être à la fois souveraine et incommensurable ?

4. Si rien n’oblige plus à préférer la vérité à l’illusion ou au mensonge, le nihilisme pourrait conduire à une « anti-scientificité » (1979, 2 [127], p. 130). Le mélange du sentiment d’absurdité généralisée et de celui de déchéance des valeurs morales est alors le « suprême danger » (ibid., 2 [131] p. 134).

La catastrophe de la mort de Dieu est donc un nœud bien plutôt qu’un dénouement, car elle semble aboutir à une impasse : « “supprimez ou bien vos vénérations, ou bien — vous-mêmes !” Cette dernière situation serait le nihilisme ; mais la première ne serait-elle pas également — le nihilisme ? — Voilà notre point d’interrogation ». (2020, § 346, p. 291-292). Dans ce dangereux « ou bien/ou bien » qui synthétise la crise axiologique moderne, se trouve une alternative entre deux destructions : la suppression des valeurs les plus fondamentales, ou la suppression de l’humanité. Les deux nihilismes envisagés ne sont cependant pas équivalents : le second semble décadent et destructeur, le premier est ascendant et créateur. Nietzsche se garde bien de trancher la question pour savoir lequel l’emportera. D’ailleurs, ne souhaite-t-il pas que ce soient les deux ? Et que signifie pour lui attaquer le christianisme, s’il le pense condamné, porté au suicide ? Sacrifier l’humanité présente pourrait alors permettre d’enfanter l’humanité à venir. Le « ou bien/ou bien » serait alors une auto-traduction plutôt qu’une alternative : supprimez vos vénérations, complexion de l’humanité actuelle, ou, pour le dire autrement, laissez-vous derrière vous, et renaissez de vos cendres.

L’avenir du nihilisme ?

Le déplacement nietzschéen de la problématique philosophique, son passage de la question de la vérité à la question des valeurs, est longtemps resté inaperçu ou incompris, et demeure encore assez largement méconnu, y compris dans le monde du commentarisme13. La si célèbre mort de Dieu ne trouve cependant sa pleine signification que si l’on substitue à la lecture purement gnoséologique de l’évènement, qui le verrait comme une conséquence inévitable du pessimisme, une lecture psychologique de ce « sacrifice humain ». C’est à cette condition seulement que peuvent s’éclairer à la fois l’affirmation de la nécessité du nihilisme et la tâche que Nietzsche s’assigne dans l’optique du renversement de toutes les valeurs.

Dans un fragment posthume de 1886, Nietzsche présente un pittoresque cortège funèbre de Dieu faisant défiler les « genres du pessimisme » : « la rage de l’Autrement, la rage du Non, enfin la rage du Néant se succèdent » (1979, 2 [129] p. 132). Les symptômes les plus flagrants de la « peste » nihiliste se présentent ainsi successivement sous la forme de l’idéalisme, « rage de l’Autrement » et de l’ascétisme christiano-moral qui lui répond et le relaie, « rage du Non » aboutissant à l’auto-reniement de la volonté. Ce ne sont toutefois que des signes avant-coureurs, des formes préliminaires, de cette « rage du Néant » qui caractérise le nihilisme imminent : croyance que plus rien n’a de sens, volonté d’en finir.

Si cette forme constitue « le danger des dangers », Zarathoustra, expliquant chaque passage, voit également dans la mort de Dieu « la cause du plus grand des courages ». Car le nihilisme est « équivoque ». Le « nihilisme passif » (1976, 9 [35], p. 27-29) est à la fois épuisement lié à la dévitalisation des valeurs traditionnelles, dissolution des forces dans la contradiction des instincts, et étourdissement par les narcotiques actuels d’une existence vécue dans la détresse d’un « en vain » radical. Cette crise, « état pathologique intermédiaire », est cependant aussi l’occasion d’un autre nihilisme, un « nihilisme actif » : « signe de la puissance accrue de l’esprit, […] il peut être un signe de force : la force de l’esprit a pu s’accroître de telle sorte que les buts fixés jusqu’alors (“convictions”, articles de foi) ne sont plus à sa mesure ».

À la lumière des processus exprimant la dynamique d’une volonté de puissance ascendante, la destruction des valeurs ascétiques mortifères peut ainsi être la condition de l’institution d’une nouvelle axiologie, « autodépassement du nihilisme » (1977, 13 [4], p. 21), et renversement de toutes les évaluations négatrices. Telle est précisément la tâche qu’assigne Nietzsche à la philosophie repensée comme élevage (Züchtung), et qui fait du philosophe un créateur axiologique au service de l’affirmation de la vie :

Qu’il n’y a point de vérité ; qu’il n’y a aucune conformation absolue des choses, aucune « chose en soi » — cela même est un nihilisme, et à vrai dire le plus extrême. Il pose la valeur des choses précisément dans le fait qu’aucune réalité ne correspond à cette valeur, mais seulement un symptôme de force chez ceux qui ont institué des valeurs, une simplification aux fins de la vie. ( 1976, 9 [35], p. 29)

Ne nous y trompons pas, ce « nihilisme extrême » et actif n’est pas en lui-même facteur ou cause du renversement des valeurs, puisque celui-ci répond selon Nietzsche à une logique historique nécessaire, au développement jusqu’à leur terme des intrications et contrecoups axiologiques débutés en Europe il y a plus de deux millénaires. Mais la tâche du philosophe à venir est d’investir et d’infléchir ce contre-mouvement vers l’adoption des valeurs les plus favorables « aux fins de la vie » et, plus précisément, vers une culture permettant l’émergence d’un type supérieur d’humanité. Cette tâche, loin de renier pour sa part les apports paradoxaux de la généalogie des religions, exige qu’on s’en ressaisisse pour les instrumentaliser autrement.

Pressentiments et élevage : la religiosité comme marteau

La généalogie (ou psychologie) opérée des idéaux religieux et moraux n’est pas une tâche relevant d’une pure intelligence critique. Si la philosophie telle que Nietzsche la conçoit est une thérapeutique culturelle pour névrose polymorphe, la généalogie n’en est que l’anamnèse, l’étape du diagnostic. Il appartient à son second volet, la pensée de l’élevage, d’inventer de nouveaux « remèdes », et c’est dans la « pharmacopée » que réside la recherche principale de la pensée de la Züchtung. En révélant les sources productrices des interprétations, ainsi que les méthodes d’incorporation des valeurs, la psychologie offre en effet la possibilité au philosophe de l’avenir d’agir sur les perspectives régnantes. Nietzsche envisage ainsi la religiosité comme « marteau », c’est-à-dire comme instrument de culture servant tout aussi bien à détruire les pulsions d’asthénie qu’à sculpter un type d’homme supérieur : l’important paragraphe 62 de Par-delà bien et mal, qui referme la section portant sur la religiosité, annonce ainsi l’intérêt technique d’une religion :

Le philosophe comme nous le comprenons, nous esprits libres —, comme l’homme à la plus vaste responsabilité, détenteur de la conscience soucieuse du développement de l’homme dans son ensemble : ce philosophe se servira de la religion pour son œuvre d’élevage et d’éducation de l’homme, de même qu’il se servira des conditions politiques et économiques de son époque. L’influence que l’on peut exercer à l’aide des religions en termes de sélection, d’élevage, c’est-à-dire toujours également de destruction et de création et d’imposition de forme, est multiple et diversifiée suivant l’espèce d’hommes qui se trouvent placés sous leur charme et leur protection. (2000a, p. 112)

Nietzsche rappelle néanmoins ne vouloir ni ériger un nouvel idéal ni se compromettre avec la figure du saint ou du fondateur de religion :

Il n’y a rien en moi du fondateur de religion. Les religions sont affaire de populace, et après avoir été au contact d’hommes de religion, j’éprouve le besoin de me laver les mains... Je ne veux pas de « croyants », je crois que j’ai trop de malice pour « croire » moi‑même en moi, et je ne m’adresse jamais aux masses... […] Je ne veux pas être un saint, plutôt encore un pitre... Peut‑être suis‑je un pitre... Et cependant, ou plutôt, pas cependant — car, jusqu’ici, il n’y eut rien de plus mensonger que les saints — c’est la vérité qui parle par ma bouche. (1974, p. 333)

Ces déclarations, qui datent des derniers temps de l’activité philosophique de Nietzsche et témoignent d’une même élaboration du renversement axiologique, pourraient paraître contradictoires. Elles rappellent en fait le caractère différencié du projet de réforme axiologique : élever conjointement des types d’homme à la conformation physio-psychologique variée et pouvoir les coordonner en favorisant l’expression de leur puissance respective, de manière à rendre possible l’émergence d’hommes supérieurs. Sans créer de nouveaux dogmes, Nietzsche entend tirer parti des topoï religieux eux-mêmes, en investissant et en subvertissant les empreintes affectives par lesquels ils veulent encore en nous : en s’insérant dans les conventions linguistiques, dans les pratiques cultuelles et dans les affects qu’ils suscitent afin d’agir sur les valeurs du lecteur. Puisque celles-ci ne sont pas des idées abstraites mais des dispositions corporelles et sensibles, c’est par signes qu’on peut les infléchir et communiquer au corps de nouvelles déterminations. C’est donc « irréligieusement », que Nietzsche s’engage dans une entreprise homérique14 : réinvestir de significations nouvelles et affirmatrices les sentiments et les besoins religieux privés de contenus théoriques, se ressaisir artistiquement des vestiges et du folklore des croyances, tout en entretenant à leur égard une relation « aussi libre que le sculpteur à l’égard de son argile » (2019, § 125, p. 172). Deux directions et deux réversions sont, selon cette approche substitutive, envisagées : 1. fusionner mauvaise conscience et idéaux négateurs, 2. réinterpréter et redéterminer les topoï religieux selon de nouvelles valeurs, affirmatrices de la vie.

Ne pouvant, dans le cadre de cette étude, pousser plus loin l’élucidation de ces méthodes, nous nous contenterons d’indiquer certaines pistes.

1. Nietzsche entreprend d’instrumentaliser et de réorienter le mépris de soi et le ressentiment vers une autodestruction des pulsions négatrices. La première manière de précipiter l’anéantissement des valeurs elles-mêmes destructrices consiste à abandonner les pulsions nihilistes à leur propre rage, à en accélérer l’accomplissement c’est-à-dire « le suicide » : « Problème : avec quels sorte de moyens pourrait‑on atteindre une forme stricte du grand nihilisme contagieux : une forme qui, avec une probité toute scientifique, enseigne et pratique la mort volontaire... (et pas l’art de continuer à végéter chétivement, en prévision d’une « post-existence » fallacieuse —) » (1977, 14 [9], p. 29).

Pour ce faire, une première tâche est la poursuite d’un travail critique et démystificateur, valorisant la probité : en analysant froidement l’origine oubliée des valeurs morales, en mettant en évidence leur volonté de puissance empêchée et détournée, en exposant leur hypocrisie, alors la haine du mensonge et de la domination se retourneront contre elles-mêmes : « Si l’homme souffrant, l’opprimé, perdait la conviction qu’il a droit de mépriser la volonté de puissance, il serait acculé au stade d’un désespoir sans recours. Ce serait le cas si ce trait était essentiel à la vie, s’il se révélait que même dans cette « volonté de morale » il n’y a que « volonté de puissance » déguisée, que même cette haine et ce mépris restent une volonté de puissance. » (1979, 5 [71])

2. Il ne suffit cependant pas, pour absoudre le sentiment du “péché originel” et les pulsions conjointes de contrition et de mortification d’ « acquérir la conviction philosophique de la nécessité inconditionnée de toutes les actions et de leur totale irresponsabilité », encore faut-il « faire entrer » ces valeurs « dans sa chair et dans son sang » (2019, p. 179-180). Le nihilisme exprime, on l’a vu, le besoin de rédemption et la soif pathologique de salut du chrétien. L’Européen moderne porte en lui une aspiration à la consolation sans remède puisque son existence est désormais privée d’un sens et d’une justice absolue. Or, le langage est par lui-même, dans l’écriture nietzschéenne, un instrument de sélection et de formation du lecteur, une arme d’imposition de forme15. En présentant les valeurs affirmatrices selon les termes du salut chrétien, on supplante et neutralise l’ancienne interprétation nihiliste par une nouvelle. Si l’on se rappelle alors les termes employés dans l’aphorisme 343 du Gai savoir, aphorisme précédemment citéet exposant la « gaieté d’esprit » (Heiterkeit) du philosophe au lendemain de l’annonce de la mort de Dieu, on constatera qu’ils reprennent très exactement le lexique exprimant les sentiments religieux implantés en l’homme : « notre cœur en déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente ». Le « pressentiment », nous l’avons vu, désigne la prédisposition affective à adopter une thèse justifiant nos espérances ou nos craintes. La « reconnaissance » est, selon Nietzsche, l’affect caractérisant le rapport affirmateur à la vie et à la nature dans la religiosité des anciens Grecs (2000a, § 49, p. 102-103). L’« étonnement » (2019, § 134, p. 180) renvoie à la joie incrédule dans le retour du plaisir pris à soi-même, sentiment transfigurateur d’une grâce divine. Quant à « l’attente », elle évoque l’attitude du chrétien face au salut et au rédempteur. L’attaque nietzschéenne contre la haine de la vie et la culpabilité maladive, contre « la métaphysique de bourreau » (2005, p. 159) qu’implique la thèse du libre-arbitre, ne s’en tient donc pas à un rigoureux démantèlement de l’erreur d’analyse qui l’occasionne et la soutient, mais emprunte systématiquement au lexique chrétien de la rédemption pour faire valoir et favoriser les effets des thèses nietzschéennes. De la sorte, le soupçonneux examen de soi est réinvesti dans la « casuistique de l’égoïsme » mise en œuvre par Ecce homo, et toute la présentation du philosophème de l’innocence du devenir s’abreuve à la rhétorique sotériologique chrétienne : gloire, rachat, salut : « Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : c’est par cela seul que nous rachetons le monde » (ibid., p. 160).

Prenant acte de l’analyse nietzschéenne selon laquelle « le christianisme comme dogme a péri de sa propre morale » et augurant que « la véracité chrétienne » devra dès lors finir par tirer « sa conclusion la plus énergique, sa conclusion dirigée contre elle-même » (2000b, p. 269), Karl Jaspers, dans Nietzsche et le christianisme, soutient in fine deux thèses : 1. Il affirme que « la pensée de Nietzsche obéit en fait à des impulsions chrétiennes » (Jaspers, 2003, p. 51), et plus particulièrement, que « la volonté de sincérité absolue, qui inspire les attaques de Nietzsche contre le christianisme est d’origine chrétienne » (p. 54) : « c’est cette sorte de christianisme demeurée vivante qui est à l’origine du nihilisme de Nietzsche » (ibid.). 2. Dans cette situation de contradiction intime, K. Jaspers lit alors un processus d’autodestruction qui ne se surmonte jamais, sinon d’une manière abstraite, programmatique et annonciatrice, et qui, finalement, « aboutit au néant » :

Quand l’unité s’effondre, il ne reste plus que le hasard comme instance suprême, le chaos comme réalité véritable ; il ne reste plus qu’à se cramponner fanatiquement à n’importe quoi, à considérer la totalité comme un simple champ d’expérience, à dresser, en se trompant soi-même, des plans qui embrassent le tout – et au moment où la mauvaise foi de tout cela est démasquée, il ne reste plus qu’un nihilisme exacerbé.  (ibid., p. 67).

Si Nietzsche ne renie certes pas l’héritage qui est le sien, auquel il attribue une richesse axiologique savamment affinée, lui permettant d’embrasser les plus vastes perspectives sur le passé comme sur l’avenir, s’il rend grâce à ce dressage chrétien à la rigueur méthodique qui a fait de lui le philologue et le psychologue, il condamne sans appel les idéaux sacrificiels dont l’humanité porte les stigmates, et constate que la morale chrétienne s’est en lui – douloureusement – surmontée. Car c’est d’abord sur soi-même que le renversement des valeurs s’entreprend. Or, si Nietzsche revendique indéniablement pour vertu la probité, celle-ci ne peut justement plus être la véracité, ni la « volonté de sincérité absolue » : « Déterminons de la sorte notre tâche propre – il faut faire la tentative de remettre pour une fois en question la valeur de la vérité » (2000b, p. 257). Si la volonté de vérité aboutit au constat qu’il n’y a que des interprétations, et « qu’il n’y a rien dans la vie qui ait de la valeur sinon le degré de puissance » (1979, 5 [71]), le critère d’évaluation se déplace et implique la promotion des apparences les plus favorables à l’affirmation de la vie. Dans ce cadre, la religion peut être à la fois une illusion transfiguratrice pour qui n’a pas la force de supporter l’absence d’absolu, une réponse impitoyable au ressentiment, et une solution souveraine au besoin de culte et d’obéissance de l’homme grégaire. L’auteur de Par-delà bien et mal, qui s’attribue le pseudonyme de Felix Fallax (« heureux trompeur ») dans ses cahiers et notes préparatoires, y voit donc pour le philosophe à venir un précieux instrument d’élevage, et, puisque la religion permet de voir le monde avec des yeux d’enfant, F. Overbeck n’avait pas tort d’affirmer que, dans les mains de Nietzsche, elle n’est qu’un jouet (Overbeck, 1999, p. 53).

Bibliographie

Jaspers Karl, 2003, Nietzsche et le christianisme, trad. de l’allemand par J. Hersch et R. Givord, Paris, Bayard.

Kaufmann Walter, 1974, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press.

Nietzsche Friedrich, 1974, Le Cas Wagner - Crépuscule des idoles – L’Antéchrist - Ecce homo – Nietzsche contre Wagner, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 8, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 1976, Fragments posthumes (automne 1887 – mars 1888), dans Œuvres philosophiques complètes, t. 13, trad. de l’allemand par H.-A. Baatsch et P. Klossowski, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 1977, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 14, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 1979, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 12, trad. de l’allemand par J. Hervier, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 1982, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 11, trad. de l’allemand par M. Haar et M. de Launay, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 2000a, Éléments pour la généalogie de la morale, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Librairie générale française.

Nietzsche Friedrich, 2000b, Par-delà bien et mal, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Le Livre de poche.

Nietzsche Friedrich, 2005, Le Cas Wagner - Crépuscule des idoles, trad. de l’allemand par É. Blondel et P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».

Nietzsche Friedrich, 2012, Aurore, trad. de l’allemand par É. Blondel, O. Hansen-Løve et T. Leydenbach, Paris, Flammarion, collection « GF ».

Nietzsche Friedrich, 2015, Correspondance, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 4, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 2019, Humain, trop humain 1, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».

Nietzsche Friedrich, 2020, Le Gai savoir, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».

Overbeck Franz, 1999, Souvenirs sur Nietzsche, trad. de l’allemand par J. Champeaux, Paris, Allia.

Wotling Patrick, 1995, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, collection « Quadrige ».

Wotling Patrick, 2020, « La liberté d’esprit de second ordre », dans Klein Boris, Martin Philippe, Roman Sébastien (dirs), L’Europe des superstitions, Paris, Éditions du Cerf.

  • 1 « Lettre à Franz Overbeck du 26 août 1883 » (Nietzsche, 2015, p. 430-431). Voir également la lettre datée du même jour adressée à Peter Gast (Heinrich Köselitz), non moins enthousiaste, et non moins éclairante : « Le premier compte rendu du premier Zarathoustra qui m’est envoyé (par un chrétien, un antisémite, et, chose singulière, écrit en prison) m’encourage, en ce que la position populaire, la seule qui puisse être comprise, précisément ma position à l’égard du christianisme, a été bien comprise et d’une façon pénétrante. “Aut Christus, aut Zarathustra.” En bon allemand : il s’agit de l’Antéchrist annoncé depuis longtemps — voilà le sentiment des lecteurs. Alors tous les défenseurs de “notre doctrine du Sauveur du monde” sont solennellement convoqués contre Zarathoustra (“ceignez‑vous les reins du glaive du Saint‑Esprit” !!). Après quoi il est dit : “maîtrisez‑le, il sera vôtre et vous sera fidèle, car en lui il n’est point de fausseté ; si c’est lui qui vous maîtrise, vous aurez perdu votre foi : ce sera la rançon au vainqueur !” Ici, cher ami, si risible cela puisse‑t‑il vous sembler peut-être, j’ai entendu pour la première fois dire au‑dehors ce qu’au‑dedans de moi j’entends et sais depuis longtemps : c’est que je suis l’un des plus effroyables adversaires du christianisme et l’inventeur d’une méthode d’attaque inconnue de Voltaire lui‑même. — Mais cela, “Dieu merci !”, ne vous regarde point. »
  • 2 À ce sujet, voir également Kaufmann, 1950, p. 337 et suiv. L’auteur rappelle combien Paul a dévoyé le message de l’Évangile et a substitué la foi en Jésus-Christ à la vie christique, en faisant de la mort sacrificielle l’élément essentiel du culte chrétien.
  • 3 Le célèbre aphorisme 125 intitulé « Le dément » et qui met en scène l’annonce non pas seulement de la mort mais du meurtre de Dieu, sous les quolibets des athées, est l’épicentre du livre III du Gai savoir, et le point de bascule dans la structure de l’œuvre.
  • 4 Cf. Nietzsche, 1979, 7 [8], p. 283 : « J’ai subi jusqu’ici une torture : toutes les lois qui servent de base au développement de la vie me semblaient être en contradiction avec les valeurs en fonction desquelles les gens comme nous supportent de vivre. Il ne semble pas que ce soit la situation dont beaucoup souffrent consciemment Franz :malgré tout, je veux rassembler les symptômes d’où j’induis qu’il s’agit du caractère fondamental, du problème proprement tragique de notre monde moderne et, en tant que détresse secrète, de la cause ou de l’explication de toutes nos détresses. Ce problème est devenu conscient en moi ».
  • 5 Comme Nietzsche le répétera tout en l’étendant à la morale (sphère antérieure), il n’y a pas de faits religieux, mais bien seulement une interprétation religieuse des faits, dont il s’agit de mettre au jour les ressorts.
  • 6 Nietzsche s’inspire notamment des travaux de John Lubbock (The Origin of Civilisation and the primitive Condition of Man, 1871), qu'il acquiert dans la première édition allemande en 1875, et de ceux d'Edward Tylor (Primitive Culture, 1871).
  • 7 « La conviction est la croyance que, à quelque point de la connaissance, on est en possession de la vérité inconditionnée » (Nietzsche, 2019, p. 445). On notera l’importance du syntagme de « conviction » dans Humain, trop humain, qui renvoie à l’idée d’une croyance fondamentale, inquestionnable. Ce terme précède celui de « valeur », lequel viendra ensuite fixer le sens d’une évaluation incorporée, une régulation physio-psychologique, grille organique d’interprétation de la réalité entrainant un ordre perspectiviste d’appréciation.
  • 8 Il faudra attendre Par-delà bien et mal (notamment au § 19) pour que l’analyse de l’idée même de causalité, qu’elle soit finaliste ou mécaniste, soit rapportée aux processus par lesquels les phénomènes pulsionnels infra-conscients projettent la fiction d’un sujet agissant sur l’ensemble de la réalité.
  • 9 On constate à cette occasion combien la distinction entre superstition et religion a peu de pertinence pour Nietzsche, n'exprimant que le partage établi entre caractère individuel et traditionnel d’une pratique ainsi que des convictions qui lui sont attachées. En ce sens, l’adoption d’une superstition pourra même apparaître comme une preuve d’indépendance à l’égard des valeurs communautaires. À ce sujet, voir Wotling, 2020.
  • 10 Le Crépuscule des idoles reprendra et précisera ces analyses dans la section « Les quatre grandes erreurs ».
  • 11 Ce pourquoi Nietzsche dira, dix ans plus tard, dans Ecce homo que les deux volumes d’Humain, trop Humain s’inscrivent pleinement dans la droite ligne dictant le sens de sa démarche depuis ses premières œuvres : le renversement de toutes les valeurs et la création d’une nouvelle axiologie.
  • 12 Toute la première section de Par-delà bien et mal passe en revue l’ensemble de ces croyances constituant autant d’articles de foi philosophiques.
  • 13 On doit tout particulièrement à P. Wotling d’avoir mis en évidence ce point essentiel, clef de voûte de la démarche nietzschéenne et d’en avoir développé les implications tout au long de ses travaux. Voir notamment  Wotling, 1995.
  • 14 Cf. Nietzsche, 2019, § 125 : « Irreligiosité des artistes. — Homère est tellement chez lui parmi ses dieux et, comme poète, en tire un tel contentement qu’il a dû à n’en pas douter être profondément irréligieux ; à l’égard de ce que la croyance populaire lui apportait — une superstition pitoyable, grossière, pour une part abominable — il entretint une relation aussi libre que le sculpteur à l’égard de son argile ».
  • 15 Cf. Nietzsche, 2019, § 115 (« Trouver un avantage à être religieux ».), p. 168 : « la bouche et la plume mises au nombre des armes ».
  • Bibliographie

    Jaspers Karl, 2003, Nietzsche et le christianisme, trad. de l’allemand par J. Hersch et R. Givord, Paris, Bayard.
    Kaufmann Walter, 1974, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press.
    Nietzsche Friedrich, 1974, Le Cas Wagner - Crépuscule des idoles – L’Antéchrist - Ecce homo – Nietzsche contre Wagner, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 8, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1976, Fragments posthumes (automne 1887 – mars 1888), dans Œuvres philosophiques complètes, t. 13, trad. de l’allemand par H.-A. Baatsch et P. Klossowski, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1977, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 14, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1979, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 12, trad. de l’allemand par J. Hervier, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1982, Fragments posthumes, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 11, trad. de l’allemand par M. Haar et M. de Launay, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 2000a, Éléments pour la généalogie de la morale, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Librairie générale française.
    Nietzsche Friedrich, 2000b, Par-delà bien et mal, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Le Livre de poche.
    Nietzsche Friedrich, 2005, Le Cas Wagner - Crépuscule des idoles, trad. de l’allemand par É. Blondel et P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».
    Nietzsche Friedrich, 2012, Aurore, trad. de l’allemand par É. Blondel, O. Hansen-Løve et T. Leydenbach, Paris, Flammarion, collection « GF ».
    Nietzsche Friedrich, 2015, Correspondance, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 4, trad. de l’allemand par J. Lacoste, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 2019, Humain, trop humain 1, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».
    Nietzsche Friedrich, 2020, Le Gai savoir, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, Flammarion, collection « GF ».
    Overbeck Franz, 1999, Souvenirs sur Nietzsche, trad. de l’allemand par J. Champeaux, Paris, Allia.
    Wotling Patrick, 1995, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, collection « Quadrige ».
    Wotling Patrick, 2020, « La liberté d’esprit de second ordre », dans Klein Boris, Martin Philippe, Roman Sébastien (dirs), L’Europe des superstitions, Paris, Éditions du Cerf.