La profonde solidarité entre la philosophie occidentale et le christianisme demeure une des thèses les plus importantes de la généalogie nietzschéenne. Récurrente dans l’ensemble du corpus1, elle connaît un approfondissement considérable à partir de Par-delà bien et mal, dont la préface nous offre sa formulation la plus célèbre : « le christianisme est du platonisme pour le peuple ». Partons de cette déclaration afin de comprendre le questionnement original de Nietzsche sur les rapports entre philosophie et religion chrétienne.
Cette formule ne signifie pas simplement une continuité doctrinale, au sens où le christianisme délivrerait des thèses similaires à celles de la philosophie platonicienne, par exemple sur la nature de l’âme, sur la vertu, sur le rapport entre les formes intelligibles et le devenir sensible, sous une forme religieuse et non argumentative, de manière plus accessible et populaire. Un tel rapprochement serait bien plat et imprécis, et ne manquerait pas d’être contesté, à raison, par les historiens du platonisme comme du christianisme. Le passage où se trouve cette fameuse incise est le suivant :
Le combat contre Platon, ou pour le dire de manière plus intelligible et pour le « peuple », le combat contre l’oppression millénaire de l’Église chrétienne — car le christianisme est du platonisme pour le peuple — a créé en Europe une somptueuse tension de l’esprit, comme il n’en avait encore jamais existé sur terre : avec un arc aussi tendu, on peut à présent viser les buts les plus lointains (Nietzsche, 2000b).
Nietzsche se pose ici en héritier d’un long combat contre Platon qu’il veut radicaliser, et ce combat a pour effet de produire dans l’Europe contemporaine une contradiction axiologique très forte entre la persistance des appréciations de valeurs portées, sous un certain aspect, par le platonisme, et leur auto-effondrement inéluctable. Cette situation du nihilisme est vécue dans la plus grande détresse et recèle bien des dangers. À la fin de cette préface, Nietzsche indique toutefois son avantage : la dévalorisation des valeurs suprêmes et l’amplitude de l’opposition à ces dernières ouvrent un vaste horizon où il devient possible de créer des valeurs radicalement nouvelles. Or « le combat contre Platon » se comprend de manière plus « intelligible », plus immédiate aussi, comme un combat contre la domination du christianisme au sein de la culture européenne. Ce passage se rapporte à la tâche de la généalogie, à une évaluation critique des valeurs qui ont conditionné jusqu’à présent une certaine forme de vie dominante. Le rapprochement nietzschéen entre christianisme et philosophie n’est donc pas fondamentalement une interprétation sur l’histoire des systèmes philosophiques et religieux, et ne peut être reçu comme tel. Lorsque Nietzsche souligne leur entente tacite, c’est toujours pour en faire l’examen critique, pour s’opposer à l’idéal ascétique qui s’exprime et se renforce principalement à travers ces deux sources. Identifier la solidarité entre la philosophie depuis Platon et le christianisme, c’est avant tout débusquer la présence cachée, ou difficilement repérable, d’un système de valeurs qui a corrompu l’homme, l’étudier dans toutes ses manifestations, le dénoncer et par là même rendre possible un « idéal antagoniste » (2000a, III, § 25).
Il convient de faire deux remarques préliminaires pour saisir l’originalité de ces analyses. Si Nietzsche invoque avec une insistance particulière Platon comme principal allié de l’idéal chrétien, il vise à travers lui une certaine manière d’exercer la philosophie apparue avec Socrate et son disciple, fixée par certains principes tenus pour inconditionnés, qui continue de dominer malgré la diversité des systèmes philosophiques. Derrière la figure tutélaire de Platon, c’est en réalité toute l’histoire de la philosophie qui est jugée comme solidaire du christianisme dans son renforcement de l’idéal ascétique. En ce sens, la préface de Par-delà bien et mal dénonce le dogmatisme, reposant sur la volonté de vérité inconditionnée, comme la tendance commune à toutes les grandes philosophies, avant de mettre en avant « la pire, la plus durable et la plus dangereuse de toutes les erreurs jusqu’à présent, […] l’erreur du dogmatique, à savoir l’invention par Platon de l’esprit pur et du bien en soi ». Ce qui doit retenir notre attention dans ces textes, c’est la radicalité et le caractère totalisant du jugement de Nietzsche. À la fin de l’analyse du rapport du philosophe à l’idéal ascétique, dans le troisième traité de la Généalogie de la morale, il affirme ainsi que « le prêtre ascétique a pris, jusqu’à l’époque la plus récente, la forme de la chenille, répugnante et sinistre, sous laquelle seule la philosophie avait le droit de vivre, sous laquelle elle rampait… » (ibid., III, § 10). De même, L’Antéchrist associe plusieurs fois le type du philosophe au christianisme, d’abord sous la figure du théologien, puis celle du prêtre :
Il est nécessaire de dire qui nous ressentons comme notre antithèse : — les théologiens et tout ce qui a du sang de théologien dans les veines — toute notre philosophie (1994, § 8)2…
Chez les Allemands, on comprend tout de suite si je dis que la philosophie est corrompue par le sang de théologien. Le pasteur protestant est le grand-père de la philosophie allemande, le protestantisme même est son peccatum originale. Définition du protestantisme : l’hémiplégie du christianisme — et de la raison… Il n’est que de prononcer le nom de « séminaire de Tübingen » pour comprendre ce qu’est fondamentalement la philosophie allemande, — une théologie insidieuse3… (ibid., § 10)
Je mets à part quelques Sceptiques, le type comme il faut que comporte l’histoire de la philosophie ; mais le reste ignore les exigences élémentaires de la probité intellectuelle. […] Si l’on songe que, chez presque tous les peuples, le philosophe n’est que le développement du type sacerdotal, cet héritage du prêtre qu’est le faux monnayage avec soi-même n’est plus pour surprendre. (ibid., § 12)
L’insistance sur cette ascendance sacerdotale du philosophe nous indique bien, une nouvelle fois, que l’assimilation de la philosophie au christianisme se situe sur un plan plus fondamental que celui des doctrines et des dogmes. C’est pourquoi les oppositions périodiques de certains systèmes philosophiques à l’Église chrétienne ne constituent pas, aux yeux de Nietzsche, une objection4 ; elles ne font que brouiller et rendre moins lisible cette parenté que le philosophe ignore lui-même.
La seconde remarque concerne la hiérarchisation entre ces deux sources principales de l’idéal ascétique. En identifiant une ascendance sacerdotale au type du philosophe, Nietzsche veut également montrer une domination du christianisme dans l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi on peut parler de « christianisation » de la philosophie, mais non l’inverse, signe qu’il existe malgré tout une différence de traitement entre les deux dans l’analyse nietzschéenne. Cette domination s’exerce sur l’ensemble de la culture occidentale, laquelle a subi l’influence extraordinaire de la morale chrétienne. En d’autres termes, l’idéal ascétique, expression sur laquelle nous aurons à revenir, trouve sa manifestation la plus achevée et la plus influente dans la morale chrétienne, bien que cet idéal s’exprime ailleurs, notamment dans la philosophie. C’est parce que le christianisme a rendu dominante une forme de vie finalement comprise comme « contre-nature », une vie aspirant au salut, au néant, sous le sceau de la haine de la vie, que le projet de Nietzsche d’un Essai de transvaluation de toutes les valeurs a trouvé sa formulation finale et définitive dans L’Antéchrist, dans une opposition au christianisme. La philosophie, surtout elle, n’échappe pas à cette puissance. Lorsque Nietzsche affirme que « depuis Platon, la philosophie est sous la domination (unter der Herrschaft) de la morale » (1979, 7 [4]), il s’agit bien de la morale chrétienne. En quoi consiste précisément cette christianisation de la philosophie ? Pourquoi Nietzsche peut-il affirmer que la religion chrétienne a donné forme au type du philosophe tel que nous l’avons connu jusqu’à présent ? Et surtout, sous quel rapport la philosophie a-t-elle pu préparer et renforcer l’idéal chrétien ?
« Les prêtres occultes, les philosophes5 »
La critique nietzschéenne du christianisme est d’une complexité qui dépasse les limites de cette étude6. Le cœur de ses analyses porte toutefois sur sa morale, ainsi que le formule très clairement ce fragment de 1888 :
Jusqu’à présent, on a toujours attaqué le christianisme d’une manière erronée, et pas seulement timide. Aussi longtemps que l’on ne ressent pas la morale du christianisme comme un crime capital contre la vie, ses défenseurs ont la partie belle. […] La morale chrétienne vaut-elle quelque chose, ou bien est-elle une souillure et une ignominie, malgré la sainteté de ses séductions ? (1977, 15 [19])
Conformément à la démarche généalogique, il s’agit d’interroger la valeur des valeurs qui composent la morale chrétienne, et à travers celles-ci de déterminer l’état de santé ou de maladie de l’organisation vitale qu’elles expriment. Le diagnostic de Nietzsche est de ce point de vue implacable : la morale du christianisme est responsable de la « corruption (Verdorbenheit) de l’homme » (Nietzsche, 1994, § 6). Cette critique s’appuie sur des analyses très variées, mais la généalogie du christianisme interroge avec constance un type d’individu : c’est le type du prêtre, lequel incarne, aux yeux de tous, la morale chrétienne dans son mode d’existence religieux, et qui, en tant que ministre de l’Église, la diffuse dans toute la société7. Or, dans sa psychologie du prêtre ascétique, Nietzsche ne cesse d’effectuer des rapprochements avec le philosophe, comme si une ressemblance profonde, sur le plan psychologique et physiologique, existait entre eux, comme s’ils appartenaient à un type commun.
Ce sont d’abord différentes formes de la vitacontemplativa. La forme la plus pure et la plus ancienne est celle des homines religiosi qui « prédominent parmi les contemplatifs, et par conséquent représentent l’espèce la plus commune parmi eux » (2012, § 41). Viennent ensuite les artistes et les philosophes, « espèce dans laquelle se trouvent réunies des forces religieuses et artistiques, mais de telle sorte qu’un troisième élément, la dialectique, le plaisir de la démonstration, y a sa place » (ibid.), l’espèce la plus rare et la moins nuisible pour la société. Avec cette classification, Nietzsche réinvestit la notion grecque et chrétienne de vita contemplativa dans son opposition à la vita activa. La contemplation n’y est pas définie par rapport à son objet, que celui-ci soit saisi de la réalité par l’intellect ou qu’il soit vision céleste de Dieu qui procure la béatitude. Elle est examinée, sur le plan psychologique, à la lumière du sentiment de puissance (Machtgefühl) qu’elle procure. Qu’elle soit religieuse ou philosophique, la vie contemplative proviendrait d’un certain degré d’impuissance, d’une inadaptation et d’une incapacité à satisfaire le sentiment de sa propre puissance dans la vie active. Dès Aurore, Nietzsche souligne une diminution de la force, des formes d’asthénie, de dépression et de mélancolie8, à l’origine du penseur contemplatif. Mais l’impuissance radicale concerne le type sacerdotal. À la différence des brahmanes, le sentiment de puissance surabondant, s’épanouissant dans la maîtrise de soi, fait défaut chez le prêtre chrétien (ibid., § 62). Cette situation psychologique et pulsionnelle contraint ce dernier à deux orientations fondamentales. D’abord, le sentiment de sa propre puissance ne peut se satisfaire que de manière négative, dans une haine à l’égard de tous ceux qui s’épanouissent dans les différentes formes de vie active, dans un esprit de vengeance et une volonté d’anéantir le type noble qui lui est opposé, notamment grâce à la survalorisation de la pitié. Il ne peut fondamentalement satisfaire le sentiment de sa propre puissance que par ressentiment. Sous l’empire de cet affect, par lequel les instincts retournent leur force contre eux-mêmes et continuent néanmoins de l’extérioriser en se spiritualisant, l’existence contemplative s’organise autour d’une condamnation des instincts, du corps, des conditions de la vie sensible ; et, afin de s’en extirper, elle se tourne exclusivement vers les activités spirituelles : la théorisation, la méditation, la prière. Loin de constituer un modèle de sagesse et de félicité, les êtres contemplatifs incarnent un idéal de vie décadente, l’idéal ascétique.
Il est intéressant de remarquer qu’au sein du corpusnietzschéen, le terme « ascétisme » qualifie presque systématiquement la figure du prêtre dans son rapport au corps et aux pulsions. Toute vie religieuse prône des formes variées d’ascèse envers le corps : « nous la trouvons liée à la prescription de trois régimes dangereux : solitude, jeûne et abstinence sexuelle » (2000b, § 47). Le christianisme les recommande également, ayant même pu légitimer la mortification corporelle comme forme de pénitence. Nietzsche considère en particulier le prêtre chrétien comme l’ennemi mortel de la sexualité : « c’est seulement le christianisme, avec son ressentiment viscéral envers la vie qui a fait de la sexualité quelque chose d’impur : il a recouvert d’ordures le commencement, le présupposé de notre vie » (2005, « Ce que je dois aux Anciens », § 4). De manière plus générale, le rapport de l’Église chrétienne envers les passions du corps est « une forme aiguë de bêtise » (2005, « Ce que je dois aux Anciens », § 4) ; elle défend une « morale contre-nature », un mode d’existence qui nie la vie puisqu’elle prône une pure et simple « ablation », une « castration » des passions, et non un effort pour les dominer9.
Cependant, ces mêmes analyses de Crépuscule des idoles nous précisent que ce « castratisme » ne veut pas dire que le christianisme pratique la plus radicale discipline du corps, puisqu’aucun chrétien, heureusement, ne suit à la lettre les prescriptions allégoriques de la Bible (ibid.), et surtout parce que la vie des contemplatifs ne ressemble guère à celle d’ascètes rigoureux :
Que l’on embrasse du regard toute l’histoire des prêtres et des philosophes, en y ajoutant les artistes : ce ne sont pas les impuissants qui ont tenu les propos les plus venimeux envers les sens, pas non plus les ascètes, mais tout au contraire les ascètes impossibles, le genre d’êtres qui auraient eu besoin d’être ascètes… (ibid., § 2)
En effet, Nietzsche ne cesse d’insister sur la volupté, la débauche de sensualité et de sentiments qui caractérise le prêtre chrétien10, lequel manque terriblement de la force de volonté nécessaire à une véritable maîtrise de ses instincts et à un ascétisme conséquent. Cette incapacité à satisfaire immédiatement ses pulsions corporelles ou à les maîtriser produit un déchirement intérieur, une haine de soi qui conduit le prêtre chrétien à calomnier, sur le plan moral, le corps et ses instincts, cette vie devenue synonyme de souffrance et de contradiction, et à inventer une vie suprasensible. En d’autres termes, si le prêtre chrétien incarne l’idéal ascétique, ce n’est pas en tant qu’ascète véritable, mais parce qu’il prêche et diffuse dans la société une condamnation morale du corps, des instincts qui sont l’expression même de la vie. En ce sens, l’invention du péché, l’intériorisation du sentiment de culpabilité devant tout ce qui relève de la vie pulsionnelle du corps, constitue l’instrument véritable de l’ascétisme chrétien, sa mortification la plus cruelle :
Le “péchéˮ […] est le plus grand événement qu’ait connu jusqu’à présent l’histoire de l’âme malade : nous trouvons en lui le tour de passe-passe le plus dangereux et le plus funeste de l’interprétation religieuse. (ibid., III, § 20)
Cette haine du corps et des passions est sans doute ce qui apparente le plus le type du philosophe au prêtre chrétien. L’histoire de la philosophie n’a été, selon la seconde préface du Gai savoir, qu’une « mécompréhension du corps » (ibid., § 2). Dans leurs théories, les philosophes ont toujours, consciemment ou non, privilégié l’esprit. Ils ont toujours surestimé la valeur et la capacité de la raison, celle des concepts au détriment du sensible, ils ont argumenté en faveur de l’essentialisme inhérent à la connaissance contre le devenir et la multiplicité inhérente à la vie, car c’était là le moyen de justifier leur activité et de surestimer leur propre puissance. Les notions les plus centrales de l’histoire de la philosophie ont ainsi servi d’auxiliaires à l’ascétisme de la morale chrétienne, comme le souligne le passage suivant :
Quels sens ont ces concepts mensongers, les concepts de secours de la morale, comme « âme », « esprit », « volonté libre », « Dieu », sinon celui de détruire physiologiquement l’humanité ?... Quand on détourne son sérieux de l’auto-conservation, de l’accroissement de l’énergie du corps, c’est-à-dire de la vie, lorsque l’on interprète l’anémie comme un idéal, le mépris du corps en « salut de l’âme », qu’est-ce d’autre sinon la recette de la décadence11 ? (Nietzsche, 1992, « Pourquoi j’écris de si bons livres »)
Dans d’autres textes de 1887-1888, Nietzsche va jusqu’à affirmer que l’affect du ressentiment, avec le détournement et l’endormissement de la souffrance qu’il implique, serait pour les philosophes à la source de l’opposition entre réalité et apparence, de la construction spéculative d’un monde suprasensible, exactement comme pour le prêtre ascétique12. En mettant de côté l’ignorance malhonnête des philosophes, c’est-à-dire le fait que leur nature sacerdotale soit dissimulée, ne devrions-nous pas conclure à une totale identité entre nos deux types, sur le plan de l’idéal de vie qu’ils incarnent et communiquent ? Ne devrions-nous pas alors affirmer que la domination du christianisme est également celle des « prêtres occultes, les philosophes » ?
Sans être fausse, cette identification efface pourtant des nuances importantes de l’investigation généalogique, que nous pouvons identifier en suivant la logique du troisième traité de la Généalogie de la morale, consacré à la signification des idéaux ascétiques. Après avoir éliminé le cas de l’artiste, Nietzsche examine celui du philosophe dans les § 5-10, pour souligner comment la vie ascétique qui l’apparente au prêtre n’a été, somme toute, qu’un déguisement, une cachette, le moyen le plus sûr pour parvenir à se consacrer à l’activité philosophique. La signification première de l’idéal ascétique pour le philosophe est en ce sens l’indépendance, sur le plan matériel, social et intellectuel :
L’idéal ascétique indique tant de ponts menant à l’indépendance qu’un philosophe ne peut que se réjouir […] : à sa vue, le philosophe accueille d’un sourire un optimum de conditions propres à la spiritualité la plus haute et la plus audacieuse, — ce faisant il ne nie pas l’« existence », tout au contraire il dit oui à son existence et rienqu’à son existence. (ibid., III, § 7)
Si nous retrouvons chez le philosophe, à un certain degré, « les grands mots cérémonieux de l’idéal ascétique : pauvreté, humilité, chasteté » (III, § 8), ce ne sont guère des vertus en soi, mais plutôt un instrument afin de se consacrer à la connaissance, afin que son instinct de connaître soit véritablement dominant en lui. Son ascétisme n’est pas une fin en soi ; il est mis au service de ce qui le caractérise en propre : la recherche de la connaissance. On remarquera également chez la plupart des philosophes une condamnation unanime de la pitié, vertu chrétienne par excellence, si l’on met à part le bouddhisme philosophique de Schopenhauer13. Cette critique de la valeur de la pitié indique une volonté d’indépendance et de maîtrise de soi, un tempérament dominateur, et surtout une divergence profonde avec la morale chrétienne14.
L’idéal ascétique ne se révèle avec gravité et profondeur qu’avec le prêtre chrétien ; l’ascétisme du philosophe est quant à lui « une renonciation dure et gaie » (III, § 9). Ces éléments témoignent bien d’une différenciation entre les deux types qui ne se justifie avec clarté qu’à la fin de cette séquence (§ 10). Dans des époques anciennes de l’histoire de la culture, le type du philosophe est apparu et n’a pu subsister qu’en empruntant « le déguisement et le cocon » du prêtre, auquel on attribuait une puissance surnaturelle, magique, et que l’on redoutait pour sa forme de vie antagoniste15. L’omniprésence du lexique du masque, du travestissement, de la cachette, détermine le rapport du philosophe au prêtre. Cela signifie que le philosophe n’est, à son insu, qu’un pseudo-prêtre, et que la domination de l’idéal ascétique dans la culture n’a été véritablement effectuée qu’avec le christianisme. De ce point de vue, Nietzsche souligne régulièrement la puissance et la victoire éclatante du prêtre dans l’histoire de l’inversion des valeurs, dont l’influence au sein de la société est sans commune mesure avec celle, fort limitée, pour ne pas dire inexistante, de la philosophie16(III, § 15). Enfin, cela implique que le type véritable du philosophe est radicalement différent de celui du prêtre, quoique sa nature, parce qu’elle a jusqu’à présent emprunté ce masque, demeure encore inconnue, ignorée du philosophe lui-même.
Volonté de vérité et idéal ascétique
Si les philosophes ont été les meilleurs alliés de la morale chrétienne, ce ne peut être seulement en vertu de leur ressemblance avec le type du prêtre, mais surtout dans ce qui les caractérise en propre et les distingue, en apparence, de toute religion. Le rapport de la philosophie à l’idéal ascétique n’est ainsi pas nécessairement identique à celui du christianisme17. Elle stabilise cet idéal par un chemin qui lui est propre, par ce qui conditionne le plus profondément son activité, à savoir la volonté de vérité. Le texte capital pour comprendre ce déplacement se trouve dans la dernière séquence du troisième traité de la Généalogie de la morale (III, § 23 à § 28). Nietzsche y critique la prétendue opposition de la science contemporaine au christianisme, afin de montrer que l’on ne peut bâtir sur elle un idéal antagoniste. Les philosophes et les savants contemporains ne sont pas les « adversaires de l’idéal ascétique », malgré leur athéisme, « cet idéal est justement aussi leur idéal, ce sont eux-mêmes, et personne d’autre peut-être, qui le représentent aujourd’hui, ils en sont eux-mêmes la créature la plus spiritualisée, le bataillon de guerriers et d’éclaireurs le plus avancé, la forme de séduction la plus insidieuse, la plus délicate, la plus insaisissable » (2000a, III, § 24). En effet, leur commune volonté de vérité à tout prix est, dans la modernité, la forme dominante, mais également la plus pure, la plus radicale, de l’idéal ascétique.
La solidarité entre philosophie et christianisme repose en dernière instance sur la volonté de vérité inconditionnée, que Nietzsche caractérise très souvent par la figure de Platon. La formule « le platonisme est un christianisme pour le peuple » est tirée, nous l’avons vu, d’un texte qui interroge la valeur supposée absolue de la vérité. Cette absolutisation de la vérité apparaîtrait avec la dialectique socratique, mais surtout avec l’invention platonicienne « de l’esprit pur et du bien en soi ». Dans le même sens, à la fin du § 344 du Gai savoir, la foi chrétienne en Dieu est associée à la divinisation platonicienne de la vérité, qui est en même temps une divinisation de la philosophie :
nous aussi, hommes de connaissance d’aujourd’hui, nous sans-dieu et antimétaphysiciens, nous continuons d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine18.
Nietzsche ne vise pas ici la théorie platonicienne des formes intelligibles, même si celle-ci incarne parfaitement la modalité philosophique d’arrière-monde, mais plus généralement l’association et la réversibilitédu vrai et du bien, ainsi que leur caractère inconditionné. Il s’agit de l’intellectualisme moral qui est à la source du questionnement socratique et de la compréhension de la philosophie chez Platon : à savoir la présupposition que la connaissance de la réalité, la saisie de l’ousia par l’intellect, nous permet d’accéder au bien en soi, ce qui implique qu’il n’est pas de morale véritable sans connaissance véritable. C’est en raison de cet idéalisme moral que Nietzsche identifie dans la philosophie antique « un christianisme préexistant », un « fanatisme moral (en bref : Platon) » (1977, 16 [15]), ayant formé les conditions permettant à la religion ascétique de prospérer. La conversion et l’essentialisation de la vérité et du bien sont intimement associées, selon Nietzsche, au platonisme, mais ces opérations demeurent à travers l’histoire de la philosophie, puisqu’elles formulent sur le plan conceptuel le jugement moral d’une absolutisation de la vérité. Nietzsche les retrouve ainsi dans la philosophie morale de Kant et la détermination a priori de la moralité par la raison pratique19.
Pourquoi la volonté de vérité est-elle ascétique20 ? En associant la vérité au bien en soi, la philosophie puis les sciences ont érigé dans la culture la vérité en valeur première. Rien n’a plus de valeur, et ainsi plus de « réalité », que la saisie rationnelle de la vérité21. Mais faire de la vérité une valeur inconditionnée, c’est produire une première falsification envers les conditions d’existence de tout vivant, à savoir la notion même de valeur. En se posant comme nécessité inconditionnée, comme le seul rapport possible avec le réel, la volonté de vérité exprime une évaluation morale d’une force de croyance inouïe, une force telle qu’elle ne peut faire preuve de lucidité envers elle-même et se savoir une préférence au service de la conservation d’une forme de vie, rien de plus. Elle se trompe sur son propre compte en refusant de reconnaître qu’elle est une valeur, une interprétation préférentielle, ce qu’elle ne pouvait, de fait, éviter : une telle reconnaissance aurait pour effet de détruire le sens même d’ « être vrai » et la spécificité du rapport de la connaissance à la réalité. De plus, ce rapport idéalisant envers la vérité se propage de manière virale et systématique envers toutes nos valeurs. Il fait croire que nos valeurs ne sont pas des préférences relatives et soumises à différentes formes de hiérarchisation, mais des valeurs en soi, des principes, un monde d’essences morales pouvant être connu objectivement. Or, aux yeux de Nietzsche, une valeur absolue est une contradiction dans les termes.
Il existe ainsi chez les philosophes une croyance morale extraordinairement influente, une foi quasi religieuse envers la vérité qui tire sa puissance du fait qu’elle n’a jamais été évaluée, critiquée en elle-même. En interrogeant enfin cette valeur de vérité, Nietzsche la considère comme l’expression d’un ascétisme radical, en raison de son idéalisme et de son essentialisme. Le monde de la connaissance, tout comme la morale chrétienne, s’oppose sous tous ses aspects au monde sensible et se tient lui-même pour le monde du devoir être face au monde réel : tenu pour une erreur, « ce monde, le nôtre, ne devrait pas exister » (1976, 9 [60]). La lourde responsabilité de la philosophie tient à ce qu’elle a effectué, peut-être malgré elle, une scission fondamentale entre la vie et les exigences de la vérité, et que dans cette alternative, elle a préféré, à l’image de Socrate mourant, la connaissance à la vie jugée comme insatisfaisante. Dès lors, le type de vie défendue par les philosophes n’est plus divin, mais au contraire une forme d’existence décadente « qui nous sert à nous venger de la vie » (2005, « La “raison” en philosophie », § 6).
En plus de renforcer l’ascétisme, la philosophie porte également une responsabilité particulière dans le nihilisme moderne et dans l’effondrement de son propre idéal. En sacrifiant tout à la recherche de la vérité, elle a favorisé l’hypertrophie de l’instinct de connaître, y compris lorsque ce dernier s’est retourné contre son propre système de valeurs en détruisant les interprétations chrétiennes de la réalité et en s’attaquant à la foi religieuse. Nietzsche insiste particulièrement sur le rôle de la volonté de vérité dans l’auto-effondrement des valeurs ascétiques. Sous la pression de cet instinct et le développement des connaissances, la foi dans les dogmes du christianisme s’est effritée : « c’est ainsi que le christianisme, comme dogme, a péri de sa propre morale ; c’est ainsi qu’il faut que périsse encore le christianisme comme morale, — nous nous trouvons au seuil de cet événement » (2000a, III, § 27). Dès lors, les valeurs qui dominent la culture occidentale se dévalorisent et s’effondrent, les anciennes certitudes se révèlent de funestes erreurs, créant chez l’homme moderne un nihilisme pessimiste, favorisant le risque d’un néant de valeurs qui menace même la volonté de puissance de l’idéal ascétique, laquelle préfère, suivant la conséquence ultime de la Généalogie de la morale, « vouloir le néant plutôt que ne rien vouloir » (ibid., III, § 28). Si la philosophie peut être tenue pour la principale responsable de la détresse nihiliste, c’est en raison de l’espoir qu’elle souleva lorsqu’elle s’attacha au jugement selon lequel la vie avait besoin de la vérité pour délivrer sa justification et son sens. Avec le prêtre, le philosophe fait partie de ces « théoriciens des buts de l’existence » (2007, § 1) qui, pour rendre possible l’existence, estiment nécessaire de lui fixer des buts qui la transcendent et finalement la nient. On peut certes rire, comme y enjoint ce début du Gai savoir, de ces « lourds comédiens de l’esprit », dont les justifications se révèlent progressivement être des erreurs ; mais ils ont à la longue créé un nouveau besoin pour la vie humaine, celui de « croire à la rationalité de la vie ». Cette promesse n’ayant pu être tenue, elle ne pouvait que laisser place à la détresse.
La généalogie nietzschéenne identifie ainsi dans le christianisme et la philosophie les deux sources principales de l’idéal ascétique et leur étroite solidarité. Si le prêtre est par excellence l’homme du ressentiment, grâce à son invention du péché, à sa survalorisation de la pitié, le philosophe est quant à lui plutôt l’homme du nihilisme, en raison de son attachement à la valeur de la vérité. On ne perdra toutefois pas de vue la profonde différence de valeur entre ces deux types. Si Nietzsche estime qu’« il est indécent d’être aujourd’hui chrétien » (1994, § 38), la philosophie est promise à un grand avenir, car elle a la lourde tâche de créer et d’enraciner un idéal antagoniste. À condition, et c’est la chose la plus difficile que l’on puisse exiger d’elle, qu’elle parvienne à se libérer de sa volonté de vérité qui l’attache de manière indéfectible à la morale du christianisme. Car celui-ci « vit et meurt » (2000a, III, § 27) avec cette morale. La volonté de vérité inconditionnée est la plus grande ombre de la mort de Dieu ; tant qu’elle subsiste, selon Nietzsche, nous n’en finirons pas de lutter contre la domination de l’idéal ascétique.
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