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« Monotono-théisme » et gaie religiosité

Parmi les symptômes du dépérissement nihiliste qui frappe la culture européenne et l’entraîne dans une spirale de disparition, il en est un que les commentateurs, tous bords confondus, n’ont guère relevé : « Presque deux millénaires et pas un seul nouveau Dieu ! » (Nietzsche, 2022b, § 19, p. 62). Nietzsche suggérerait-il que l’innovation en matière religieuse serait de nature à endiguer la marée montante de la répugnance envers l’existence qui submerge désormais la culture européenne ? Que le remède prescrit par le « médecin de la culture » contre cette sourde volonté de mort serait la création de nouveaux dieux ? Certes le regret a de quoi surprendre, et expliquerait le silence des commentateurs, dans la bouche d’un philosophe dont la réflexion s’inscrit d’emblée dans le cadre du rejet de la croyance religieuse, de la disqualification implacable de sa légitimité, et qui range calmement mais fermement religion et foi, christianisme en tête, au rang des questions qui n’en sont pas : « Pourquoi j’en sais un peu plus long ? Pourquoi en somme je suis si avisé ? Je n’ai jamais réfléchi à des questions qui n’en sont pas, — je ne me suis pas gaspillé. — Par exemple je ne sais pas par expérience ce que sont les véritables difficultés religieuses. Dans quelle mesure je devrais être “pécheur”, voilà qui m’a toujours échappé » (1992, « Pourquoi je suis si avisé », § 1, p. 73). De fait, nul besoin d’être un spécialiste de la pensée nietzschéenne pour le savoir, les textes formulant de manière générale une critique implacable de la sphère religieuse ne sont pas rares. Et il ne s’agit pas d’une acquisition tardive. On en trouve des traces tout à fait claires dès l’époque de la préparation de La Naissance de la tragédie : « Il est opportun d’éliminer aujourd’hui les restes de la vie religieuse, parce qu’ils sont épuisés et inféconds et affaiblissent tout élan qui se voue à un but authentique » (1977a, 9 [94], p. 391).

À l’autre extrémité du spectre chronologique, en 1888, à l’occasion d’une analyse pulsionnelle approfondie, si l’angle d’attaque change, la condamnation est la même :

« la religion est le monstre enfanté par le doute quant à l’unité de la personnalité, une altération de la personnalité » (1977b, 14 [125], p. 96) ; « L’Église croit à des choses qui n’existent pas, à des “âmes” : elle croit à des effets qui n’existent pas, à des effets divins ; au salut de l’âme ; partout, elle en reste à la surface, aux signes, aux gestes, aux paroles, aux symboles, dont elle donne une interprétation arbitraire : elle a une méthode d’escroquerie psychologique élaborée jusque dans ses dernières conséquences » (ibid., 14 [151], p. 116).

Mais ce n’est pas exclusivement le christianisme, sous ses différentes variantes, qui est visé par la critique. Nietzsche semble parfois tout au contraire se réjouir de la capacité de résistance à l’innovation en matière religieuse en général : « Il est tout à l’honneur de la culture supérieure des Grecs, même à des époques assez reculées, qu’à plusieurs reprises, les tentatives de fonder de nouvelles religions grecques aient échoué » (2007, § 149, p. 191). À en croire les analyses du Gai savoir, l’absence d’inventivité dans le champ des croyances religieuses serait même un signe d’appartenance aux degrés supérieurs de la hiérarchie des cultures. Comment donc envisager un tel enthousiasme théologique chez ce penseur qui ne manque jamais d’apposer le qualificatif de « sans dieu » à la figure qu’il met en scène pour annoncer son combat, la figure de Zarathoustra ? (2000, III, § 25, p. 179, par exemple)

Nietzsche verserait-il alors des larmes de crocodile en semblant s’émouvoir, en 1888, de l’étiolement de l’instinct religieux ? Mais surprenant ou non, d’allure contradictoire ou non, le verdict est clair et net : il s’agit bel et bien là, aux yeux du philosophe, d’un signe accablant de décadence ; les lignes suivantes du paragraphe 19 de L’Antéchrist, qui explicitent le sens de cette exclamation, ne laissent pas le moindre doute au sujet de son sens : « Mais encore et toujours et comme justifié dans son existence, comme un ultimatum et un maximum de la faculté de créer des dieux, du creator spiritus en l’homme, ce pitoyable Dieu du monotono‑théisme chrétien ! Cet hybride produit de la décadence, né du zéro, du concept et de la contradiction, dans lequel tous les instincts de décadence, toutes les lâchetés et toutes les lassitudes de l’âme trouvent leur sanction ! » (2022b, § 19, p. 62-63).

Si l’insatisfaction suscitée par la version chrétienne de la notion de Dieu, qui n’a rien pour surprendre chez Nietzsche, est patente, comment comprendre au juste, dans sa globalité, l’argumentation investie dans ce texte, qui, à première lecture, a de quoi laisser plus que perplexe ? Que signifient ces regrets d’ordre religieux que cet aphorisme oppose au contenu de la notion chrétienne de divinité ?

L’argumentation est de fait difficile à saisir. Le recours au néologisme de « monotono‑théisme », à la charge dérisive évidente, amusera peut-être… mais en quoi pourrait-il convaincre philosophiquement ? Y a-t-il là plus qu’une plaisanterie ? Qu’y a-t-il de plus monotone dans la conception d’une divinité unique que dans le polythéisme, si c’est bien là ce que suggère le jugement de L’Antéchrist ? Et en quoi la monotonie est-elle une objection ? Il peut en outre sembler curieux de voir une forme de vie religieuse appréciée en termes affectifs. Bref, en quoi le reproche de générer l’ennui par manque de variété, ou peut-être de pittoresque, peut-il donc constituer le fondement d’une critique argumentée ? Cela est toutefois révélateur de la spécificité propre à l’orientation de l’analyse nietzschéenne. Il s’agit bien, dans l’appréciation des interprétations de manière générale, non seulement d’en identifier les sources productrices, mais simultanément — car cela même est également une source, et des plus déterminantes — de détecter le type d’affect qui a joué comme coloration spécifique de celles-ci. Que l’on se rappelle par exemple l’importance, explicitement soulignée, que joue ce facteur lorsque les Éléments pour la généalogie de la morale étudient l’émergence des grands types d’interprétations du bien et du mal, qui différent totalement d’abord et avant tout du fait qu’elles sont le produit engendré soit par une affectivité de l’autoglorification et de l’autosatisfaction1, soit en revanche par une affectivité de la volonté de vengeance et de la haine rentrée2.

Il convient avant tout de bien comprendre la perspective de l’analyse, sur la voie de laquelle nous place la remarque précédente : l’approche nietzschéenne ne se veut pas discussion de la validité ou de l’absence de validité de la conviction religieuse, mais analyse du rapport à la religion comme forme de culture, donc dans la perspective de l’interprétation, conformément à la démarche qui représente le cheminement authentique du philosophe. Le domaine de la religion se ramène en effet, comme toutes les autres activités humaines, à l’activité interprétative — et en cela créatrice — exercée par les pulsions et groupements de pulsions, ce qui est la détermination fondamentale du vivant de manière générale (comme de tout secteur de la réalité, au demeurant, ainsi que l’établit l’hypothèse de la volonté de puissance). Résultat primordial de cette investigation : analysé selon cette perspective, Dieu n’est pas une réalité dernière dans le processus qui se joue au sein de la psychologie religieuse. L’adhésion religieuse ne possède pas non plus de dimension intrinsèquement gnoséologique, ni morale. Religion et morale en particulier, souvent rapprochées, voire confondues, doivent être rigoureusement distinguées, comme Nietzsche le souligne parfois. Considérons par exemple le posthume suivant : « Les religions vivent le plus long de leur âge sans s’encombrer de morale : libres de morale. Considérez ce que veut en fait toute religion — on peut encore aujourd’hui le toucher du doigt : on attend d’elle non seulement délivrance de la détresse, mais surtout délivrance de la peur de la détresse » (1979, 1 [46], p. 30).

Un point décisif est à remarquer ici : la clarification qu’opère Nietzsche dans ce type de texte offre simultanément un approfondissement de l’analyse de la logique pulsionnelle dans laquelle s’inscrit fondamentalement la vie religieuse, et établit que la sphère religieuse se ramène ultimement au sentiment de puissance et à la recherche de son intensification. Elle est fondamentalement une technique — parmi bien d’autres — d’intensification du sentiment de sa propre puissance :

La crainte de la puissance comme pouvoir productif. C’est le domaine de la religion. D’autre part, il semble que la plus haute aspiration humaine soit de ne faire qu’un avec le plus puissant qui soit. C’est l’origine, par ex[emple], du brahmanisme : qui apparaît, au sein d’une caste dominatrice, comme développement imaginaire du besoin de puissance, vraisemblablement parce que son défoulement dans la guerre fait défaut. (1997, 7 [108], p. 289)

Et dans cette perspective, la notion de Dieu ou de dieu n’est qu’un moyen de la mise en œuvre du rapport interprétatif au réel qui se nourrit d’une force spécifique d’affectivité infra-consciente. Expression de la force, de son intensification, ou de son reflux, s’exprimant généralement sous la forme du désir de paix, la vie religieuse donne lieu pour le philosophe à une classification typologique. Elle est susceptible en effet de prendre de nombreux sens, fortement différenciés, et c’est là un point sur lequel Nietzsche insiste souvent. S’interrogeant sur la signification que peut receler, pulsionnellement parlant, l’identification du religieux à son dieu, il indique par exemple :

La fusion avec la divinité peut être un désir de volupté suprême (hystérique et féminin chez de nombreux saints) ou un désir de paix, de sérénité et de spiritualité suprêmes (Spinoza) ou un désir de puissance, etc. Voire la conséquence de la peur la plus désemparée : l’unique recours, la seule fuite possible, c’est de se réfugier en Dieu. Le plus raffiné est sans doute le “dépassement de la grâce” chez les mystiques. (1997, 7 [108], p. 289)

L’observation montre que la recherche sourde de l’intensification du sentiment de puissance prend très fréquemment la forme de la lutte contre la peur, sentiment inhibant qui traduit justement la perte du sentiment de maîtrise et donc la décrue de l’intensité de sa propre puissance : « Ce n’est pas une très antique sagesse sacerdotale, mais la peur de l’inexplicable qui est à l’origine de la religion : ce qu’il s’y trouve de raison y a pénétré par des voies détournées » (1988, 19 [100], p. 410). Ce n’est pas tant Dieu ou les dieux que le malaise face à la décrue du sentiment de puissance, la peur, qui est la véritable divinité de la vie religieuse. C’est ce rapport à la crainte et à l’anxiété, avec toute la palette possible de ses degrés, de la totale soumission à une forte émancipation à son égard – puisqu’il arrive à Nietzsche de souligner l’étonnante strate de scepticisme à l’égard des dieux qui se fait parfois jour au sein même d’une religion, comme c’est le cas dans la paganisme grec ancien (voir La Naissance de la tragédie) ou dans la Scandinavie médiévale (voir Aurore) –, qui joue donc un rôle structurant au sein de la production religieuse. Redisons-le, par conséquent : comme toute interprétation, la religion, ou la figure de Dieu ou des dieux, doit par conséquent faire l’objet d’une étude typologique. C’est donc bien une analyse des « types de Dieu » (2022b, § 18, p. 62) qu’entreprend Nietzsche, en particulier dans L’Antéchrist.

Mais derrière cette indispensable analyse typologique des produits créés, c’est l’activité de création elle-même qui est fondamentale. Et qui fournit un critère d’appréciation déterminant. On prend alors conscience, en relisant posément ces lignes, de ceci que, dans la déclaration de L’Antéchrist dont nous sommes partis, l’accent porte bien finalement plus sur « nouveau » que sur « Dieu » : c’est moins sur la religiosité que le degré de puissance créatrice – laquelle peut se servir de la religiosité comme d’un moyen parmi d’autres — qui importe pour l’appréciation portée par le philosophe de la culture. L’exclamation de L’Antéchrist exprime ainsi moins des regrets au sujet de la faiblesse de la foi qu’elle ne déplore l’étiolement du pouvoir artistique.

Ce qui se révèle donc ainsi, c’est le fait que la religion est une forme d’art — tout comme le prétendu « connaître » désintéressé du reste. Ce n’est donc pas tant entre morale et religiosité qu’existe une authentique proximité qu’entre religion et production. La proximité entre religion et morale, au contraire, si elle peut bel et bien exister, ne se manifeste quant à elle que lorsqu’intervient un processus d’association de la mauvaise conscience à la notion de dieu : ce que décrit la fin du second traité des Éléments pour la généalogie de la morale en présentant la moralisation de la religion (voir Nietzsche, 2000, II, § 21, p. 172 et suiv.). L’affirmation de la nature foncièrement et fondamentalement artistique de la religion était, du reste, présentée dès les tout premiers textes de Nietzsche :

La période de l’art est une continuation de la période qui formait des mythes et des religions. Art et religion coulent d’une même source3. (1977a, 9 [94], p. 391)

Il en va donc exactement de même que de l’activité théorique, que La Naissance de la tragédie élucidait également comme une forme de création artistique, en tant qu’elle est et demeure inéluctablement un processus interprétatif (voir Nietzsche, 2013, § 15, p. 188 et suiv.).

Comprendre la religion comme art, mais art qui s’ignore et ne veut surtout pas se reconnaître pour ce qu’il est réellement, comme art c’est-à-dire fondamentalement comme activité de création, de réorganisation de réinterprétation : telle est la clé qui permet de saisir le sens de l’affirmation surprenante du § 19 de L’Antéchrist. De même qu’il est légitime, selon l’analyse du § 370 du Gai savoir, de distinguer, si l’on s’en tient aux grandes lignes les plus générales, deux grands types d’art4, de même, il convient de distinguer pour les mêmes raisons deux grands typesde religion, ce qui n’a rien d’étonnant puisque nous sommes ramenés dans tous ces cas à l’exercice de processus d’interprétation, c’est-à-dire à l’activité de la volonté de puissance. Un fragment posthume de 1888 insiste particulièrement sur cette perspective :

Les deux types :
Dionysos et le crucifié.
À fixer : L’homme religieux, typique — est‑ce une forme de décadence ?
Les grands novateurs sont tous sans exception maladifs et épileptiques
mais ne laissons‑nous pas de côté un type de l’homme religieux, le païen ? Le culte païen n’est‑il pas une forme d’action de grâces et d’acquiescement à la vie ? Son plus haut représentant ne devait‑il pas nécessairement être une apologie et une adoration de la vie ? (1977b, 14 [89], p. 63) 

C’est bien cette perspective d’analyse, avec le rappel des spécificités de l’activité philosophique comprise comme investigation sur le problème des valeurs (et non plus comme recherche de la vérité) qui permet d’éclairer les raisons pour lesquelles la critique radicale de la religiosité n’interdit pas que soit simultanément déplorée la stérilité en matière de conceptions du divin. La position nietzschéenne est subtile en effet. Et à regarder le corpus de près, on trouvera bien, jouxtant la mise en garde envers l’attitude religieuse en général, des formes de vie religieuse qui font l’objet d’une appréciation bien plus nuancée, et parfois d’une évaluation franchement positive de la part de l’auteur de Par-delà bien et mal. Le § 49 de ce dernier ouvrage en offre un exemple des plus intéressants :

Ce qui provoque la stupéfaction dans la religiosité des anciens Grecs, c’est la plénitude effrénée de reconnaissance dont elle déborde : – c’est une espèce d’hommes très noble qui se comporte ainsi face à la nature et à la vie ! – Plus tard, lorsque la plèbe devient prépondérante en Grèce, la peur déferle sur la religion aussi ; et le christianisme était en train de se préparer. (2022a, § 49, p. 117)

De manière générale, c’est l’examen nietzschéen du paganisme qui mériterait d’être considéré attentivement ici. On constaterait immédiatement, en particulier, l’importance du rôle qui y est assigné à la fête et à la réjouissance, et surtout l’analyse de sa signification. Mais nous nous pencherons ici sur un autre cas, tout aussi documenté, qui retient justement l’attention de Nietzsche dans L’Antéchrist : il s’agit du cas de la religion d’Israël – non seulement du judaïsme, qui en toute rigueur ne désigne qu’une forme tardive prise par le culte et son organisation, mais de toute l’histoire, fortement différenciée, de la religion juive, depuis ses commencements yahvistes jusqu’à la dispersion et aux répercussions de celle-ci sur la doctrine et la pratique religieuse. Or, le point déterminant est le vibrant éloge de la religion juive à l’époque de la royauté :

À l’origine, surtout à l’époque de la royauté, Israël lui aussi avait un rapport juste, c’est‑à‑dire naturel avec les choses. Son Jahvé était l’expression de la conscience de sa puissance, de la joie prise à lui‑même, de l’espérance en lui‑même : en lui, on attendait la victoire et le salut, avec lui on avait confiance en la nature pour qu’elle donne ce dont le peuple a besoin surtout la pluie. Jahvé est le Dieu d’Israël et par conséquent Dieu de la justice : c’est la logique de tout peuple qui a la puissance et en éprouve bonne conscience. C’est dans le culte solennel que s’expriment ces deux aspects de l’auto‑affirmation : il est reconnaissant des grandes destinées qui lui ont fait prendre le dessus, il est reconnaissant pour le cycle des saisons et toute prospérité dans l’élevage et l’agriculture. (2022b, § 25, p. 71)

Il y a bien des types de religion affirmateurs, approbateurs et auto-approbateurs, et souvent inventifs dans l’art de créer des modes d’expression de cette auto-approbation. L’attitude (techniquement parlant : le type de culture) que donne à voir la religion d’Israël à l’époque de la royauté est la même que celle que fait constater le paganisme polythéiste antique. Dans les deux cas, la tonalité fondamentale guidant l’interprétation est un affect d’acquiescement. De manière générale, ce mouvement d’approbation se note en particulier à l’importance de l’interprétation donnée aux conditions sensibles, tout spécialement du reste à la sexualité :

C’est ici que je place le Dionysos des Grecs :
l’acquiescement religieux à la vie, à la vie entière, non reniée et amputée
typique : que l’acte sexuel évoque profondeur, mystère, respect. (1977b, 14 [89], p. 63)

Lâchetés, lassitude, épuisement, disait Nietzsche en discutant le cas du dieu chrétien : la maladie est en effet caractérisée d’abord comme épuisement, stérilité, fuite devant le réel, repli sur soi. La fécondité en matière de lecture de la réalité est inversement le signe caractéristique de la santé, puisque les pulsions — la volonté de puissance — sont par nature des processus producteurs d’interprétation. On comprend alors aisément que la création de dieux nouveaux doive se lire comme signe du degré de vitalité d’un peuple : la vie saine, caractérisée par l’intensification, est poussée par l’intensité de ses pulsions à élaborer de l’interprétation, et un continuel surcroît d’interprétation : comme l’artiste dans sa création, elle glorifie et approuve la réalité, et le débordement de sa vitalité et de sa puissance la pousse à explorer des possibilités d’interprétation nouvelles de cette réalité. La puissance créatrice comme symptôme, en matière religieuse tout autant qu’en toute autre forme de la vie de la culture : voilà le fond du problème. Une religion sans nouveaux dieux est le symptôme d’une culture devenue inapte à se régénérer. C’est sur cette base qu’intervient un second critère ; car encore faut-il — mais c’est justement ce que font observer le plus souvent les formes débordantes d’inventivité en matière de cultes divins — que cette vie religieuse échappe à ce que L’Antéchrist désigne, en s’autorisant à partir de là un jeu de mot désobligeant, par le terme de monotonie : de la monotonie comme signe d’atonie. Qu’est-ce donc que la monotonie dans l’univers des dieux ? On l’a dit, l’épuisement et ses suites : le refus anxieux de la variation, la condamnation de la réalité et le repli sur soi, bref le non. Et, question subsidiaire mais déterminante, pourquoi est-elle jugée si dangereuse ?

C’est que, d’une part, poussant plus loin encore son analyse, Nietzsche établit que la créativité religieuse est l’une des voies possibles de la création du contentement de soi, bref, une des techniques permettant de mettre en œuvre, comme nous l’avons dit, un rapport d’affirmation à l’égard de la réalité. C’est bien cette logique qu’expose et analyse, par exemple, le § 300 du Gai savoir :

Peut-être l’ensemble de la religion apparaîtra-t-elle, un jour lointain, comme un exercice et un prélude, de la même manière que se présentent à nous, ici, des préludes et des exercices préparatoires à la science qui ne furent absolument pas pratiqués ni ressentis comme tels. (2007, § 300, p. 245)

La religiosité peut bien être elle aussi un prélude, comme le met en évidence cet aphorisme : « il se pourrait bien qu’elle ait été l’étrange moyen de permettre un jour à des individus de jouir du total contentement de soi propre à un dieu, et de toute la force d’autorédemption qu’il recèle : Oui ! — est-on en droit de demander — l’homme aurait-il jamais appris sans cette école et cette préhistoire religieuses à ressentir faim et soif envers lui-même et à se rassasier et se combler à partir de lui-même ?5 » (ibid.).

Cet aphorisme du Gai savoir met le doigt sur la détermination qui constitue le facteur le plus important de cette analyse de la logique religieuse : car dans le cadre de l’analyse de la logique de la culture qui fixe la problématique de l’enquête philosophique et en détermine les modalités d’exercice, un symptôme n’est jamais seulement un symptôme, un effet n’est jamais seulement un effet : c’est aussi une source ; c’est aussi une cause6. L’interprétation, en tant qu’expression d’un rapport particulier, d’approbation ou de refus, de la réalité, n’exprime pas seulement, mais séduit et contamine, pour le meilleur ou pour le pire, selon les cas. Ce n’est donc certes pas le fait, somme toute de peu de conséquence, de générer l’ennui que Nietzsche reproche profondément à la conception chrétienne de Dieu : c’est le fait de propager et d’intensifier le désintérêt pour la vie, bref la peur à l’égard de la réalité elle-même, foncièrement, ou à l’égard de certaines de ses dimensions (la souffrance ou l’injustice, entre autres). Il y a donc des dieux-peur comme il y a des dieux-reconnaissance ; des dieux-peur qui répandent le poison de l’appréhension craintive, des dieux-négation qui diffusent le non, des dieux-monotonie qui inoculent à grande échelle le dégoût à l’égard de l’existence. Il y a des religions monotones et déprimantes, comme il y existe des formes de gaie religiosité, au sens de la gaieté d’esprit qui constitue l’affect propre aux cultures supérieures7.

Cela signifie en outre que loin d’être une affaire de croyance strictement intellectuelle, la religion peut constituer l’une des techniques susceptibles de travailler à la transformation de l’homme, du « type homme » : ce qui est précisément l’enjeu essentiel de la réflexion philosophique, ou plutôt de la réflexion et de la pratique philosophiques, telles qu’elles sont clairement identifiées dans la seconde moitié des années 1880, essentiellement à partir de Par-delà bien et mal, qui explicite le statut du philosophe comme législateur axiologique8. Or, il n’est pas indifférent que la déclaration, à première vue paradoxale, dont nous sommes partis, intervienne dans un texte de 1888, et plus encore, non pas dans n’importe quel texte de 1888, mais dans celui qui constitue le pôle organisateur de la phase de travail nouvelle que Nietzsche décide de mettre en œuvre dans les années qui vont suivre, ou qu’il avait le projet de mettre en œuvre dans les années qui allaient suivre : celui du travail concret de mise en place du renversement des valeurs, de législation imposant progressivement des valeurs affirmatrices. La religion est donc identifiée comme un instrument de culture, au sens que les Éléments pour la généalogie de la morale donnent à cette formule, un instrument au service de la Züchtung que vise le philosophe – « l’élévation du type “homme” » (2022a, § 257, p. 383) — au moyen de la substitution de valeurs nouvelles, affirmatrices, aux valeurs ascétiques qui gouvernent l’Europe depuis l’avènement du platonisme. On ne s’étonnera donc pas, dans ces conditions, que l’image de la religion soit parfois utilisée par Nietzsche comme comparant pour faire comprendre le statut de la doctrine de l’éternel retour, « marteau des marteaux » qui permettra au philosophe de sculpter ce plus précieux de tous les marbres, l’homme9.

Ce n’est donc pas de tout dieu que Nietzsche déplore l’absence d’invention. En matière religieuse comme ailleurs, nous l’avons souligné, tout est type : « Je ne veux pas douter qu’il y ait de nombreuses espèces de dieux... Il n’en manque pas que l’on ne puisse imaginer sans un certain alcyonisme et une certaine légèreté ... Les pieds légers sont peut‑être inséparables de la notion de “Dieu” ... » (1977b, 17 [4], p. 273). C’est bien de ces auxiliaires potentiels de l’élévation de l’homme qu’il est question dans l’exclamation du § 19 de L’Antéchrist. Un dieu affirmateur, mais surtout un dieu ou des dieux qui favorisent l’intensification et le passage au statut de pulsions dominantes de processus infra-conscients transfigurateurs, des dieux satyres, si l’on veut : « je mesure la valeur des hommes, des races, à la nécessité qui les oblige à ne pas concevoir le dieu séparément du satyre » (1992, « Pourquoi je suis si avisé », § 4, p. 79-80) ; des dieux artistes si l’on préfère, des dieux danseurs – image, nous ne l’évoquerons qu’en passant, qui, intentionnellement ou non, n’est pas sans évoquer la figure de Shiva natarāja et sa danse cosmique : « Zarathoustra va jusqu’à s’attester à lui‑même : “Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui saurait danser” ... » (1977b, 17 [4], p. 273). L’autre, en tout cas de ce « Dieu dégénéré en antithèse de la vie, au lieu d’être sa transfiguration et son oui éternel ! […] Dieu l’hostilité déclarée à la vie, à la nature, au vouloir‑vivre ! Dieu, formule de toute calomnie de l’“en‑deçà”, de tout mensonge de l’“au-delà” ! […] Dieu, le néant divinisé, la volonté de néant sanctifiée !... » (2022b, § 18, p. 62) ; de ce dieu malade et contaminateur qui, autre élément symptomatique dans l’analyse de la typologie des religions, est fréquemment un dieu de prêtres (on ne doit pas s’étonner de l’exclamation du § 26 de L’Antéchrist : « le prêtre,abuse du nom de Dieu », p. 73) ; et surtout de ce dieu épuisé qui provoque à son tour l’épuisement : conséquence et cause à la fois, produit mais également producteur, selon cette logique si particulière qui anime toute l’investigation nietzschéenne au sujet de la logique irriguant la réalité. C’est ce point que souligne le § 19 de L’Antéchrist en affirmant au sujet des « races fortes de l’Europe du Nord » : « elles ont intégré dans tous leurs instincts la maladie, la sénilité, la contradiction » (ibid., § 19, p. 62).

Pour le philosophe médecin, il s’agit d’instaurer un contre-mouvement, susceptible d’enrayer la progression du nihilisme. Ce qui implique une intervention sur le plan des valeurs. Dans ce cadre, les religions sont un moyen utilisable, un instrument de culture, une possible source productrice de la transformation du type « homme », parmi beaucoup d’autres, à utiliser avec précaution : « le prix à payer », en effet, « est toujours lourd, terrible, lorsque des religions ne sont pas des moyens d’élevage et d’éducation entre les mains des philosophes, mais qu’au contraire elles règnent par elles-mêmes et de manière souveraine, lorsqu’elles veulent être elles-mêmes des fins ultimes et non des moyens parmi d’autres moyens » (2022a, § 62, p. 130-131). Et l’on comprend donc pourquoi, si Nietzsche se décrit parfois comme capable de créer des dieux, d’instaurer un renouveau de l’instinct religieux, le problème auquel renvoie pour le philosophe une telle capacité créatrice n’est certes pas celui de la croyance religieuse : « Répétons‑le : combien de dieux nouveaux sont encore possibles ! — Zarathoustra lui‑même, il est vrai, n’est qu’un vieil athée. Qu’on le comprenne bien. Zarathoustra dit bien qu’il “pourrait croire” — ; mais Zarathoustra ne croira pas ... » (1977b, 17 [4], p. 273).

Bibliographie

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Nietzsche Friedrich, 1977b, Fragments posthumes, début 1888 – début janvier 1889, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 14, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich, 1979, Fragments posthumes, automne 1885 – automne 1887, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 12, trad. de l’allemand par J. Hervier, Paris, Gallimard.

Nietzsche Friedrich,1988, Fragments posthumes 1878-1879, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 3, trad. de l’allemand par M. de Launay, Paris, Gallimard.

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Nietzsche Friedrich,1997, Fragments posthumes, été 1882 – printemps 1884, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 9, trad. de l’allemand par A.-S. Astrup et M. de Launay, Paris, Gallimard.

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Nietzsche Friedrich, 2007, Le Gai savoir, trad. de l’allemand par P. Wotling, Paris, GF-Flammarion.

Nietzsche Friedrich,2013, La Naissance de la tragédie, trad. de l’allemand par Patrick Wotling, Paris, Le Livre de poche.

Nietzsche Friedrich, 2022a, Par-delà bien et mal, trad. de l’allemand par P. Wotling, Flammarion, collection « GF ».

Nietzsche Friedrich, 2022b, L’Antéchrist, trad. de l’allemand par É. Blondel, Paris, Flammarion, collection « GF ».

Schacht Richard, 1983, Nietzsche, Londres, Routledge – Kegan Paul.

Wotling Patrick, 2012, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Presses universitaires de France, collection « Quadrige ».

Wotling Patrick, 2016, « Oui, l’homme fut un essai ». La Philosophie de l’avenir selon Nietzsche, Paris, Presses universitaires de France.

Young Julian, 2006, Nietzsche’s Philosophy of Religion, Cambridge, Cambridge University Press.

  • 1 Voir le premier traité, en particulier le § 5, qui insiste sur « la nuance capitale en vertu de laquelle les nobles se sentaient justement des hommes de rang supérieur » (p. 72) et le § 6.
  • 2 Voir les § 10 et 11 du même traité, en particulier, qui souligne que le « bon » qui s’autoglorifie avec bonne conscience dans le premier type de morale est, dans le second type, « recoloré, réinterprété, revu par l’œil venimeux du ressentiment » (p. 87).
  • 3 Nous soulignons la formule finale.
  • 4 « Tout art, toute philosophie peut être considéré comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et des êtres qui souffrent. Mais il y a deux sortes d’êtres qui souffrent, d’une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une vision et une compréhension tragiques de la vie, — et ensuite ceux qui souffrent de l’appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et de la connaissance, le repos, le calme, la mer d’huile, la délivrance de soi, ou bien alors l’ivresse, la convulsion, l’engourdissement, la démence » (2007, § 370, p. 333)
  • 5 La suite de l’aphorisme insiste sur le caractère fondamentalement et essentiellement artiste de cette logique qui habite la croyance et le culte religieux : « Prométhée devait-il commencer par se figurer qu’il avait volé la lumière et expier cette action, — pour découvrir finalement qu’il avait créé la lumière en désirant la lumière, et que non seulement l’homme, mais encore le dieu avait été l’oeuvre de ses mains et l’argile modelé par ses mains ? rien que des images de l’artiste en images ? » (ibid., p. 245).
  • 6 Sur ce point, fondamental pour la saisie de la logique de l’analyse nietzschéenne, nous renvoyons à notre étude « La culture comme problème » (Wotling, 2016, p. 19 et suiv.).
  • 7 Sur cette question, voir Denat et Wotling, 2013,p. 139 et suiv.
  • 8 Voir en particulier Nietzsche, 2022a, § 211, p. 209 et suiv ; voir aussi § 62, p. 130 et suiv.
  • 9 Nous renvoyons sur cette question au chapitre 5, 3 de notre étude Nietzsche et le problème de la civilisation, p. 355 et suiv., et notamment p. 360.
  • Bibliographie

    Denat Céline et Wotling Patrick, 2013, Dictionnaire Nietzsche, Paris, Ellipses.
    Denat Céline, 2016, Nietzsche. Généalogie d’une pensée, Paris, Belin.
    Figl Johann, 1984, Dialektik der Gewalt. Nietzsches hermeneutische Religionsphilosophie, Düsseldorf, Patmos Verlag.
    Figl Johann, 2007, Nietzsche und die Religionen. Transkulturelle Perspektiven seines Bildungs- und Denkweges, Berlin-New York, De Gruyter.
    Nietzsche Friedrich, 1972, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. de l’allemand par G.-A. Goldschmidt, Paris, Le Livre de poche.
    Nietzsche Friedrich, 1977a, Fragments posthumes, automne 1869 – printemps 1872, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 1, trad. de l’allemand par M. Haar, S. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1977b, Fragments posthumes, début 1888 – début janvier 1889, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 14, trad. de l’allemand par J.-C. Hemery, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1979, Fragments posthumes, automne 1885 – automne 1887, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 12, trad. de l’allemand par J. Hervier, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich,1988, Fragments posthumes 1878-1879, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 3, trad. de l’allemand par M. de Launay, Paris, Gallimard.
    Nietzsche Friedrich, 1992, Ecce Homo / Nietzsche contre Wagner, trad. de l’allemand par É. Blondel, Paris, Flammarion, collection « GF ».
    Nietzsche Friedrich,1997, Fragments posthumes, été 1882 – printemps 1884, dans Œuvres philosophiques complètes, t. 9, trad. de l’allemand par A.-S. Astrup et M. de Launay, Paris, Gallimard.
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