On peut s’étonner d’un rapprochement entre deux auteurs qui, bien qu’ils soient contemporains, sans appartenir pour autant à la même génération, paraissent néanmoins avoir développé deux philosophies extrêmement différentes, pour ne pas dire radicalement opposées. Arthur Schopenhauer se réclame d’Emmanuel Kant et de Platon et développe une métaphysique du vouloir d’inspiration pessimiste visant à « expliquer jusque dans ses derniers fondements l’existence du monde » (Schopenhauer, 1966, p. 1414), tandis que Ludwig Feuerbach est plutôt un penseur matérialiste, aux préoccupations avant tout éthico-politiques, dans un but éminemment humaniste.
Néanmoins, il est un point sur lequel il peut être intéressant de confronter leurs options philosophiques : la question du christianisme et plus généralement de la religion. En effet, ces deux auteurs ont des positions à la fois originales et nuancées vis-à-vis de cette dernière et mettent en œuvre ce que l’on pourrait appeler une analyse critique de la religion, ce qui ne doit pas s’entendre dans le sens d’un rejet radical – dans la lignée voltairienne1 – mais bien plutôt dans le sens d’un travail de distinction méthodique entre le vrai et le faux, afin de dégager la signification authentique de la religion, c’est-à-dire son essence.
Il va de soi que cette démarche d’investigation commune – la détermination, et même la préservation, de la part essentielle de la religion contre toute critique excessive et arbitraire de celle-ci – ne signifie nullement qu’ils aboutissent au même résultat, bien au contraire.
Cette étude visera donc, d’une part, à mettre en évidence les lignes de rapprochement, mais surtout de divergences entre leurs positions, et à montrer, d’autre part, que leurs interprétations respectives de la religion ouvrent bel et bien le champ à un athéisme religieux, c’est-à-dire à un athéisme qui, tout en niant radicalement l’existence de Dieu, reconnaît néanmoins au discours religieux non seulement une certaine pertinence pratique, mais encore la capacité à dévoiler – à sa manière – l’essence du monde et de l’homme.
Rappelons succinctement la démarche feuerbachienne dans L’Essence du Christianisme (1851). Feuerbach prétend, dans cet ouvrage, dévoiler l’essence véritable du christianisme, par la traduction – ou retraduction2 – des dogmes religieux dans leur vérité anthropologique : ainsi, l’ouvrage s’efforce de fournir « les éléments critiques d’une philosophie de la religion positive » (Feuerbach, 1968, p. 89), qui seuls pourront fonder un nouvel humanisme. Or cette essence véritable dont il est question est bien d’ordre anthropologique : en effet, dans la religion, l’homme se dépossède de sa propre essence, mais par la philosophie, en l’occurrence par la philosophie de Feuerbach, il peut en reprendre possession, en la dépouillant de son voile surnaturel et illusoire (ibid., p. 109). La religion est donc d’emblée ambivalente, puisqu’elle est en relation à la fois à la vérité (par son noyau anthropologique) et à la fausseté (par son enveloppe surnaturelle et imaginaire).
La structure même de l’ouvrage manifeste cette ambivalence qui nous occupe. Toute la première partie consiste en effet à montrer que la signification authentique de la religion – et du même coup le « secret » que la théologie s’efforce de dissimuler du mieux qu’elle peut – est l’anthropologie. En d’autres termes, toute la différence qui a pu être faite entre d’une part ce qui relève de l’homme, et d’autre part ce qui relève de Dieu, est illusoire, factice, puisque les deux sont en vérité non seulement parfaitement semblables, mais encore essentiellement identiques. La religion n’est que la projection de l’essence intime de l’homme, et par conséquent, tout ce qu’elle recèle de positif appartient à l’homme – on pourrait même dire : lui revient de jure. La première partie de l’ouvrage est donc majoritairement positive et vise la réappropriation par l’homme de ce dont il s’est aliéné dans la religion.Feuerbach assimile cette première partie à la preuve directe de sa thèse selon laquelle le mystère de la religion est l’anthropologie (ibid., p. 106). La seconde partie est, quant à elle, critique et disruptive, au sens où elle s’efforce de ruiner la religion dans ses contradictions, c’est-à-dire la religion lorsqu’elle prend la forme de la théologie. Pour le dire simplement, tout l’effort de la théologie consiste à rompre le lien essentiel entre ce qui relève de l’humain et ce qui relève du divin, à rendre la passerelle entre l’un et l’autre absolument infranchissable : or Feuerbach s’efforcera systématiquement de montrer que ces tentatives de fondation de la différence (contre la reconnaissance de l’identité entre le divin et l’humain) aboutissent immanquablement à l’absurde et à d’inévitables contradictions. Il s’agit de la preuve indirecte de la thèse feuerbachienne. En résumé, la première partie consiste à montrer l’unité de l’homme avec lui-même dans la religion, et la seconde à montrer que l’effort théologique de différenciation maximale entre le divin et l’humain n’est tout simplement pas tenable.
Ce bref rappel du contenu et de la structure de l’ouvrage nous permet de comprendre en quoi la religion, conditionnée par la différence spécifique entre l’homme et l’animal, à savoir la capacité à prendre conscience de son genre (ibid., p. 117), est analysée comme foncièrement ambivalente. Ce point de départ est capital pour saisir les enjeux et la portée de l’athéisme feuerbachien. Bien loin d’être réduites à n’être que l’expression irrationnelle de la superstition humaine, réunie fortuitement dans telle ou telle doctrine, les religions au contraire ont quelque chose à dire de la vérité de l’homme, c’est-à-dire de ce qu’il est essentiellement. Elles en sont d’ailleurs l’expression même, bien que travestie dans la langue des images, propre à l’imagination. On comprend dès lors que l’investigation de la religion, et en particulier du christianisme, dans lequel le secret de la religion apparaît avec le plus de transparence3, peut permettre non seulement de préparer une réappropriation par l’homme de sa propre essence, mais encore de fonder une « philosophie adéquate à l’être vrai, réel et total de l’homme » (ibid., p. 103), c’est-à-dire de jeter les bases de l’humanisme feuerbachien. La dissociation nécessaire de l’homme dans la religion, véritable conscience infantile de l’humanité (ibid., p. 130), sera ainsi amenée à se résorber dans la philosophie, qui n’est pas tant réunion de deux opposés que prise de conscience assumée du caractère factice de la différence entre l’homme et Dieu.
Mais en même temps, et on le comprend déjà dans cette première aliénation, la religion n’est pas sans rapport avec le faux. Tout d’abord au sens logique du terme : Feuerbach analyse en effet la relation de l’homme à lui-même dans la religion comme une erreur de prédication, comme une inversion ou un retournement (Umkehrung) de l’essentiel et de l’accessoire, du secondaire et de l’originaire. Cette essence de l’homme, c’est-à-dire les propriétés qui fondent son humanité, il l’attribue – à tort – à un être autre : la figure de Dieu, qui devient le support illusoire de propriétés qui sont quant à elles bien réelles. Mais à cette première erreur de prédication, se surajoute le geste théologique qui s’efforce, au contraire de la religion, originairement irréfléchie et encline à reconnaître implicitement l’intime parenté entre l’homme et Dieu, de fonder la différence homme-dieu de la manière la plus radicale qui soit, manifestant par là une erreur d’appréciation entre l’essentiel (les prédicats) et l’accessoire (Dieu), pour consacrer la dépendance ontologique de l’homme à Dieu alors que la vérité est tout autre, et même précisément inverse. L’aliénation première – et inconsciente – devient dès lors erreur systématique, et éloigne encore davantage l’homme d’une potentielle réappropriation de soi.
En un mot : la signification de la religion est profondément humaine, au sens fort du terme. Là réside sa vérité. Mais son expression est quant à elle foncièrement dissociative : l’essence réelle de l’homme est projetée dans le monde imaginaire de la religion ; et la théologie vient par la suite consacrer cette séparation en tâchant d’ancrer dans l’existence ce qui n’est que le support imaginaire des propriétés essentielles de l’homme, à savoir Dieu4. Là réside sa fausseté. En d’autres termes : la théologie consacre Dieu en véritable sujet, au détriment des prédicats.
Mais une question demeure : comment s’effectue ce passage de l’aliénation originaire à l’aliénation théologique ? Comment passe-t-on de la religion, au sens authentique et originaire du terme, c’est-à-dire le moment pendant lequel l’unité de l’homme et de Dieu est encore reconnue à demi-mot, ce qui transparaît notamment par l’attribution de passions humaines à la divinité, à la théologie comme différenciation illusoire et abusive ?
De fait, selon Feuerbach, la question de l’existence de Dieu est le premier mode conceptuel (ibid., p. 346) par lequel s’effectue ce passage. Pour saisir pleinement la portée de l’athéisme de Feuerbach, il convient donc de se pencher sur sa critique des preuves de l’existence de Dieu, auxquelles il consacre un chapitre entier5 dans la seconde partie de son ouvrage. L’enjeu est d’importance, puisque la restauration de la vérité de la religion – dépouillée de ses fictions imaginaires – suppose non seulement de reconnaître l’unité des prédicats humains et divins (premier moment, positif), mais également de nier la différence telle qu’elle est développée par la théologie (second moment, négatif), ce qui prend ici le sens d’un athéisme au sens le plus élémentaire du terme, à savoir : la négation de l’existence de Dieu. Toutefois, comme nous aurons l’occasion de le montrer, cette position intransigeante vis-à-vis de Dieu, bien loin de fonder un athéisme radical, est au contraire – aux dires de Feuerbach lui-même – fidèle à l’esprit même de la religion, quoique celle-ci ne puisse le reconnaître explicitement.
Le philosophe commence par remarquer que les preuves de l’existence de Dieu contredisent l’essence de la religion, mais uniquement de manière formelle. Ces preuves séparent en effet ce que la religion associe immédiatement, à savoir l’idée de Dieu et celle de son existence effective. La religion authentique est absolument certaine de l’existence de son Dieu, qui n’est pas objet de spéculation, mais vérité, certitude immédiate. Dieu pour elle ne saurait être un Dieu seulement pensé, car en lui l’homme, selon Feuerbach, adore sa propre essence dont il ne saurait évidemment douter. Au contraire, la spéculation théologique – notamment quand elle s’exerce sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu – opère une dissociation entre l’idée de Dieu et celle de son existence, même si cette dissociation n’est qu’un moment de la démonstration puisqu’elle conduit aussitôt à affirmer la nécessité pour Dieu d’exister. C’est en ce sens que Feuerbach relève une contradiction formelle entre théologie et religion authentique, c’est-à-dire entre la logique de la preuve et celle de la croyance vivante. Toute la première partie de l’ouvrage consiste ainsi à dévoiler le fondement anthropologique de la religion authentique, c’est-à-dire l’hypostase, en la figure de Dieu, des qualités humaines.
Les preuves de l’existence de Dieu, en cherchant à prouver pour soi cette existence, ne peuvent qu’extérioriser davantage encore l’essence de l’homme et la séparer de lui :
Dieu n’est plus seulement un être pour nous, un être dans notre croyance, notre sentiment, un être dans notre être, il est aussi un être pour moi, un être extérieur à nous – bref, non seulement une croyance, sentiment, pensées pures et simples, mais existence réelle, distincte de la croyance, du sentiment, de la pensée.(ibid., p. 347-348)
Ceci nous conduit inexorablement vers le tissu de contradictions dans lequel s’empêtre la théologie (déjà contenues implicitement dans la religion, bien que celle-ci parvienne à les dépasser grâce au pouvoir unifiant de l’imagination, comme nous le verrons) : en effet, une telle existence – c’est-à-dire une existence réelle – n’est rien d’autre que « l’existence sensible » (ibid., p. 348), ou une existence telle qu’elle ne soit pas dans un rapport de dépendance ontologique vis-à-vis de mon être. Les choses extérieures n’ont pas besoin de mon existence pour subsister. Il devrait ainsi en être de même pour Dieu, dont l’existence devrait donc pouvoir être empiriquement constatée, attestée dans la réalité, mais précisément « Dieu n’est ni vu, ni entendu, ni senti par les sens » (ibid.) : en d’autres termes, toute sa vérité existentielle tient à ma croyance en lui. Partant, nous sommes face à un concept hybride d’existence qui, sous l’appellation d’« existence spirituelle », désigne un intermédiaire intenable entre une existence réelle et empirique (l’existence sensible) et une existence irréelle et dépendante de ma croyance (l’existence pensée). Comme le dit Feuerbach, cette existence divine est « une existence sensible à laquelle manquent toutes les déterminations de la réalité sensible – donc une existence sensible non-sensible, une existence qui contredit le concept de la réalité sensible »(ibid., p. 348-349). Or une telle existence, comme nous le voyons, est tout simplement contradictoire. Il faut se rendre à l’évidence et comprendre que, dès lors que l’on quitte la simplicité candide de la religion (pour laquelle l’existence n’est pas l’objet d’une preuve, mais d’une certitude immédiate, du fait qu’en vérité cette existence renvoie à l’existence des propriétés essentielles de l’homme dans leur perfection, et dont il ne saurait douter), nous sombrons dans un galimatias inextricable qui, aux dires de Feuerbach, conduit précisément à l’athéisme, de deux manières : premièrement, du fait de la détermination de l’existence de Dieu comme existence sensible, l’homme en vient à chercher réellement Dieu à l’extérieur de soi, dans la réalité, quête qui par définition ne saurait aboutir et le conduit donc à une négation de l’existence de Dieu. Deuxièmement, et peut-être de manière plus insidieuse, s’amorce également un retournement de l’essentiel et de l’auxiliaire : en faisant de l’existence de Dieu le fondement de la religion, la théologie rend lecontenu même de la religion, et même la moralité, dénués de toute valeur en soi. Sous couvert de combattre l’athéisme, elle rejette dans le domaine de l’inessentiel ce qui fonde pourtant la sacralité de la religion, à savoir l’essence de l’homme et la moralité, qui, du fait de leur subordination à la croyance en l’existence de Dieu, perdent toute valeur intrinsèque : « la croyance en Dieu comme condition nécessaire de la vertu est la croyance en la nullité de la vertu pour elle-même » (ibid., p. 350).
Comme nous l’avons mentionné, c’est bien l’imagination qui, une fois encore, pourra dépasser les contradictions découlant de cette séparation de l’homme avec son essence dans la figure de Dieu : en effet, cette dernière parvient à résoudre le problème insoluble d’une existence à la fois sensible et non-sensible, par l’association de manifestations phénoménales (imaginaires, mais signifiantes pour le croyant) à l’existence paradoxale de Dieu. Elle parvient à trouver dans le réel le Dieu introuvable, mais de manière imaginaire. L’imagination – c’est-à-dire une foi vivace – est bien le seul rempart contre l’athéisme, dès lors que la religion dégénère en théologie, puisqu’elle prend le sens non seulement d’une croyance en la phénoménalité de Dieu, mais aussi en l’existence des miracles, non pas comme vestiges d’un monde révolu et soustrait à la critique de la raison scientifique, mais comme actualité indubitable.
Par conséquent, il appert que ce ne sont pas les preuves de l’existence de Dieu en tant que telles que Feuerbach critique – il en donne d’ailleurs dans la première partie une interprétation positive (ibid., p. 159), chacune renvoyant à une vérité psychologique, c’est-à-dire la puissance de l’entendement, du cœur, de la volonté, etc. –, mais bien la pensée de Dieu comme sujet autonome extérieur à l’homme, c’est-à-dire l’existence de Dieu pensée non pas dans le cadre psychologique de l’interprétation feuerbachienne de la religion, mais dans le cadre théologique qui s’efforce de démontrer une existence véritable de Dieu. Peu importe la manière dont on parvient à prouver cette existence, le problème tient au fait que toute existence pour n’être pas simple fiction doit être existence sensible, c’est-à-dire telle que l’on doit pouvoir la constater empiriquement. Or l’existence alléguée de Dieu se dérobe précisément à une telle appréhension sensible, par conséquent son existence manifeste une tension insoluble entre l’exigence pour un Dieu existant d’être appréhendé comme être sensible (si l’on prétend le doter d’une existence véritable et non pas fictive) et le défaut d’une telle appréhension (absence sensible de Dieu). Or cette tension insoluble entre la recherche incessante d’une présence et le constat invariable d’une absence, peut seule être dépassée par l’imagination enflammée par la foi religieuse, à la faveur de la croyance ferme aux manifestations sensibles de Dieu, aux miracles, etc.
Au fond, la contradiction se larve précisément entre le concept d’existence et le concept de Dieu, c’est-à-dire entre ce qui doit pouvoir être constaté et ce qui ne l’est jamais réellement, étant donné sa nature imaginaire. Cette analyse de la contradiction dans l’existence de Dieu nous permet de comprendre le premier retournement qu’opère Feuerbach par rapport à l’athéisme, qu’il s’efforce non seulement de dissocier de la religiosité – une religion peut être athée, c’est-à-dire ne pas reconnaître de dieux transcendants à l’homme – mais encore d’ériger en secret inavouable de la religion elle-même :
Si donc mon livre est négatif, irréligieux, athée, que l’on réfléchisse que l’athéisme (au sens où ce livre l’entend, du moins) est le secret de la religion elle-même, que la religion elle-même, non dans son dehors, mais dans son fond, non dans son opinion et son imagination, mais dans son cœur, dans sa véritable essence, ne croit à rien d’autre qu’à la divinité de l’être humain. (ibid., p. 104)
En effet, tout l’effort de Feuerbach dans L’Essence du Christianisme, est de corriger l’erreur de prédication initiale de la religion, en redonnant au sujet véritable – qui est aussi ce qui est véritablement honoré par la religion – sa juste place, à savoir : l’essence humaine comprise comme ce qui devrait être honoré. Dès lors, l’hypostase divine devient superfétatoire et doit naturellement disparaître. La religion peut être dite « athée » car essentiellement – et à son insu – elle ne croit pas pour eux-mêmes à ses dieux, conçus comme êtres séparés de l’homme, mais au contraire elle n’y croit qu’en tant qu’en ceux-ci elle déplace les qualités essentielles de l’homme. Par conséquent, dès lors que l’on s’efforce de penser cette existence des dieux pour elle-même (indépendamment des qualités ou prédicats, qui seuls sont réels), et non plus d’y croire avec l’aveuglement candide de la foi religieuse, on est nécessairement conduit à reconnaître cette inconsistance ontologique du sujet allégué, pour une raison bien simple : le véritable sujet n’est pas là où on le cherche, puisque ce dernier n’a sa vérité que dans les prédicats, et non dans ce qui leur sert de support imaginaire.
Nous venons de voir que le secret de la religion était au fond l’athéisme, compris comme négation de Dieu, être d’imagination. Cela nous conduit au dernier point que nous voulions développer à propos de Feuerbach, à savoir la distinction entre deux types d’athéisme : l’athéisme du sujet et l’athéisme du prédicat :
Un véritable athée, c’est-à-dire un athée au sens courant, est seulement celui pour lequel les prédicats de l’être divin, comme par exemple, l’amour, la sagesse, la justice, ne sont rien, et non pas celui pour lequel seul le sujet de ces prédicats n’est rien. Et en aucune façon la négation du sujet n’est en même temps aussi et nécessairement la négation des prédicats en soi (ibid., p. 139)
Si cette distinction est pertinente (ibid., p. 132) compte tenu des thèses de Feuerbach à propos de la religion, elle n’en reste pas moins surprenante. En effet, il ne se contente pas de dire que l’élément essentiel de la religion ne se situe pas en Dieu (compris comme sujet imaginaire), mais dans ce que l’homme y place (les prédicats), ce qui reviendrait à assumer philosophiquement l’athéisme inconscient de la religion au profit de la reconnaissance explicite de ce qui fonde sa valeur véritable. La distinction entre athéisme du sujet et athéisme du prédicat serait dans cette hypothèse superflue ; et Feuerbach pourrait se contenter de distinguer entre négation du sujet (athéisme) et négation du prédicat (nihilisme), en promouvant la nécessité d’un athéisme non-nihiliste pour accéder à la sphère de la moralité. Tout au contraire, par cette distinction et l’affirmation que l’athéisme « véritable » serait l’athéisme du prédicat, Feuerbach au fond opère une transposition de la divinité à l’homme, esquissant de la sorte non un simple humanisme, mais un humanisme sacralisé.
L’athéisme feuerbachien doit par conséquent être amendé6, puisqu’il est tout à la fois négation du sujet illusoire (Dieu), et en même temps reconnaissance et affirmation de la divinité de l’homme. Le procédé du retournement (Umkehrung) entre les prédicats divins et humains atteint son point culminant dans la divinisation de l’homme et de la nature, processus par ailleurs assumé par le philosophe : « Mais loin de redonner, en rabaissant la théologie à l’état d’anthropologie, une signification nulle ou subalterne à l’anthropologie […], j’élève plutôt l’anthropologie à l’état de théologie » (Feuerbach, 1968, p. 107). Le dernier chapitre de l’ouvrage s’achève d’ailleurs sur une reconnaissance inspirée de la « signification religieuse » (ibid., p. 433) de la vie, et l’on ne peut manquer de se demander si l’humanisme feuerbachien ne risque pas de s’abîmer dans une foi d’un genre nouveau, non plus en un Dieu extérieur à l’homme, mais en une humanité abstraite et sacralisée, au détriment peut-être d’une compréhension moins complaisante de l’essence humaine.
Tout comme Feuerbach, Schopenhauer propose une analyse nuancée de la religion, laquelle peut à sa manière révéler la signification morale du monde, pour ceux qui ne peuvent accéder directement aux vérités découvertes par la philosophie. Il reconnaît d’emblée une parenté d’origine entre ces deux types de discours, qui sont pensés comme deux réponses différenciées au « besoin métaphysique » (Schopenhauer, 1966, p. 98) qui assaille l’humanité.
Toutefois, cette indulgence vis-à-vis du phénomène religieux n’empêche pas Schopenhauer d’être résolument athée, d’autant plus que, selon lui, la question de l’existence ou non d’une divinité n’est absolument pas un élément essentiel à la religion, comme en témoigne l’existence de religions athées telles que le bouddhisme par exemple. Le philosophe s’attaque par conséquent à l’idée de Dieu, et ce selon trois approches complémentaires : la première approche consiste en une analyse critique des preuves de l’existence de Dieu, dans le sillage de Kant ; la deuxième approche consiste en une critique plus ciblée autour de l’idée même de Dieu, en montrant et son absurdité, et son origine anthropologique ; la troisième approche consiste à produire une démonstration per absurdum de l’impossibilité de l’existence de Dieu.
De même que Feuerbach reconnaît la vérité (bien que voilée) de la religion quand elle ne dégénère pas en théologie, Schopenhauer admet que la question de l’existence de Dieu ne devient un problème qu’à partir du moment où les théologiens rationalistes prétendent la fonder en raison, et non plus se contenter de son mode d’affirmation initial, reposant sur une révélation, échappant par là même à toute discussion (2005, p. 98). Vouloir suppléer à la logique de l’affirmation (propre à la religion) une logique de la démonstration (propre à la philosophie), c’est commettre une erreur d’autant plus grande qu’elle déplace la religion sur le terrain de la philosophie, et l’expose par là même à la critique.
Le philosophe reconnaît ainsi à Kant le mérite d’avoir mis à mal la théologie spéculative, en dévoilant l’insuffisance de toutes les preuves de l’existence de Dieu (ibid.). Schopenhauer propose de revenir sur les principales preuves de l’existence de Dieu, à la lumière des distinctions faites dans la Quadruple Racine de raison suffisante. Commençons par restituer succinctement son analyse des différentes preuves. Pour le philosophe, l’enjeu des théologiens consiste à établir de manière indubitable la « nécessité » (ibid.) de cette existence, soit en tâchant d’établir une nécessité de type physique (preuve cosmologique : le monde est considéré comme un effet de Dieu), soit en tâchant d’établir une nécessité logique (preuve ontologique : l’existence de Dieu résulterait du concept même de Dieu). Nous examinerons successivement les objections que le philosophe leur adresse, en vue de montrer leur insuffisance.
Schopenhauer oppose deux séries d’objections à la preuve cosmologique, telle qu’elle est formulée par Wolff : « Si quoi que ce soit existe, il existe aussi un être absolument nécessaire » (ibid., p. 99). En d’autres termes : si quoi que ce soit existe, ou bien cet être est lui-même absolument nécessaire, ou bien est nécessaire la cause première qui lui permit de parvenir à l’existence.
La première série d’objections est d’ordre logique : il n’est pas légitime de tirer une conclusion en remontant de la conséquence à la cause ; en outre, le nécessaire ne peut être pensé que comme conséquence, et non comme cause du donné. Enfin, quand bien même l’on s’efforcerait de remontrer de cette manière la loi de causalité en quête d’une cause première absolument nécessaire, rien ne nous autoriserait à nous arrêter à une quelconque cause prétendument première, mais nous serions immanquablement conduits, du fait de la nature même de la loi de causalité, à une régression indéfinie. La seconde série d’objections est d’ordre transcendantal : premièrement, la loi de causalité ne s’applique qu’à la forme des phénomènes, non à leur matière, étant donné qu’elle est « clef du changement des formes » (ibid.), la matière demeurant la base fondamentale indifférente à ces changements successifs. Deuxièmement, cette loi de causalité est d’origine subjective et, valable seulement pour une application phénoménale, elle ne saurait avoir une quelconque pertinence pour statuer sur l’essence même des choses. Schopenhauer associe à cette preuve cosmologique minimale de l’existence d’une cause première nécessaire, la preuve physico-théologique, qu’il considère simplement comme un complément de cette première preuve, dont elle ne serait qu’une amplification : on passe de l’idée d’une cause du monde – encore indéterminée – à l’idée d’un être connaissant et voulant (ibid.), que l’on s’efforce par la suite de défendre inductivement à partir des effets qui pourraient s’expliquer dans la nature par l’existence d’un tel être. Or cette preuve physico-théologique opère selon le philosophe un transfert illégitime de la puissance interne des réalités naturelles à un être hypothétique extérieur au monde, ce qui est d’autant plus faux que la connaissance même – qu’on lui attribue – n’est en soi qu’un phénomène dérivé et secondaire, et nullement originaire, outre l’absurdité manifeste de la thèse d’une intelligence quelconque sans son support organique qu’est le cerveau (1966, p. 895). Pour toutes ces raisons, la preuve cosmologique et sa variante physico-théologique ne sont pas recevables.
La preuve ontologique – reposant non plus sur le principe de causalité, mais sur le principe de connaissance – est également critiquée par le philosophe, Schopenhauer dénonçant le tour de passe-passe consistant à tirer analytiquement l’existence du concept de Dieu, alors que cette existence même y a été subrepticement placée au préalable grâce au concept de « perfection », de « réalité » (2005, p. 100) ou encore d’« immensitas » (1983, p. 23). Or ces concepts, qui dissimulent celui de réalité ou d’existence en leur sein, rendent ensuite possible la découverte de cette existence divine, ce qui devrait fallacieusement nous convaincre qu’à ce concept de Dieu, correspond réellement un objet indépendant de celui-là dans la réalité. La critique de Schopenhauer ne porte donc pas tant sur la justesse du jugement analytique qui permet effectivement de découvrir dans un concept donné ce que l’on y a placé préalablement, mais plutôt sur l’origine du concept lui-même : « Tout dépend de la source d’où vous avez tiré votre concept, s’il est emprunté à l’expérience, à la bonne heure, alors son objet existe et n’a pas besoin d’une autre preuve ; si c’est au contraire une élucubration de votre propre sinciput, tous ses attributs ne lui serviront à rien et ce n’est qu’une chimère » (ibid.) En somme, la preuve ontologique, en esquivant la question de l’origine véritable de son concept de Dieu, tente de convertir une nécessité logique en une nécessité réelle, manifestant en outre une confusion entre le principe de connaissance, et le principe de causalité (ibid.). Il faut donc la rejeter.
Schopenhauer peut à bon droit être tenu pour un philosophe athée, c’est-à-dire refusant toute existence à une puissance transcendante dotée de qualités morales et qui aurait façonné le monde – ou le façonnerait encore – en vertu de sa suprême sagesse. Son indignation est grande face à toutes les tentatives subreptices de réintroduire le divin par divers stratagèmes, après que Kant eut mis à mal la théologie spéculative : il n’aura de cesse de dénoncer les chantres d’une conscience spontanée de Dieu – dispensant du même coup le besoin de prouver son existence – ou les changements terminologiques pour le réintroduire en sous-main, le terme d’absolu ayant d’après lui souvent cette fonction (Schopenhauer, 2005, p. 104-105).
Mais Schopenhauer ne se contente pas de critiquer les différentes preuves de l’existence de Dieu. Il en retrace également la genèse, dans la lignée des penseurs empiristes que sont Locke et Hume. Cette analyse génétique permet ainsi premièrement de déconstruire la thèse (et ses variantes) de Dieu comme idée innée, pour plutôt faire de cette dernière une « idée fixe » (ibid., p. 106) qui résulte du dressage métaphysique exercé par la religion sur l’enfance, et deuxièmement de mettre au jour l’origine pratique de cette idée, non au sens kantien, mais en tant qu’elle est le fruit de la tendance naturelle de l’être humain à se forger des idoles pour apaiser son angoisse existentielle (ibid., p. 108).
Commençons par le premier point. Schopenhauer refuse de faire de Dieu une idée innée, tout en lui reconnaissant un statut particulier en tant qu’elle est psychologiquement enracinée dans les jeunes têtes blondes. Cet enracinement précoce a deux conséquences néfastes, non seulement une résistance de cette idée à toute entreprise critique, alors même qu’elle n’est pour Schopenhauer qu’un élément inessentiel de la religion, mais encore le risque d’une confusion originaire entre cette « idée fixe » et une « idée innée », fondant dans un second temps la possibilité de systèmes théologico-philosophiques radicalement faux :
Ainsi, enseigner en philosophie que cette idée théologique est évidente par elle-même, et que la faculté de raison consiste seulement à s’en saisir, à la reconnaître comme vraie, c’est là une prétention effrontée et honteuse. Non seulement nous n’avons pas le droit, sans aucune preuve valide, d’accepter une telle idée en philosophie, mais elle n’est en aucune façon essentielle à la religion elle-même. (ibid., p. 106)
L’hybridation contre nature du religieux et du philosophique paraît légitimer une critique en bonne et due forme de ces doctrines, lesquelles paraissent osciller entre deux pôles incompatibles : celui de l’imaginaire propre au phénomène religieux, dont la force ne tient pas à des démonstrations rationnelles, mais aux idées inculquées dès l’enfance, et celui de la rationalité propre à la philosophie, qui s’ancre pour sa part sur les données de l’expérience et ne prétend pas statuer sur ce qui échappe à ce domaine7.
Quant au second point, à savoir l’origine pratique de l’idée de Dieu, Schopenhauer l’analyse comme la résultante de l’inadéquation originaire de l’homme à son milieu. En raison de l’épreuve constante d’un besoin difficile à satisfaire, suscitant tantôt crainte tantôt espoir, l’homme en vient à projeter des êtres imaginaires tout-puissants, censés pouvoir soulager sa détresse et lui venir en aide : « Ce besoin, cette crainte et cet espoir constants l’amènent à hypostasier les êtres impersonnels dont tout dépend » (Schopenhauer, 2005, p. 108).
Divinités dont l’homme pense pouvoir s’acheter les faveurs par ses supplications : « Pour que son cœur (volonté) bénéficie du soulagement de la prière et de la consolation de l’espoir, son intellect doit créer pour lui un Dieu ; ce n’est pas parce que son intellect a correctement et logiquement conclu à un Dieu, qu’il prie » (ibid.).
Plusieurs éléments méritent que l’on s’y attarde : d’abord, le théisme est comme on le voit ramené à un besoin de la volonté (individuelle), et non de la connaissance, origine subjective qui est même avancée par Schopenhauer comme explication psychologique du caractère intenable des preuves de son existence (ibid.). En effet, le fait que les preuves de l’existence de Dieu ne soient absolument pas probantes serait difficile à expliquer si l’idée de Dieu était originairement une idée théorique, c’est-à-dire découverte rationnellement par l’intellect de l’homme : si tel était le cas, on pourrait s’attendre à des démonstrations plus convaincantes. Mais puisque justement l’élément théorique n’intervient que dans un second temps, et que l’idée de Dieu résulte en vérité d’une détresse subjective bien réelle, on comprend que les tentatives de fondation de cette dernière soient vouées à l’échec, étant donné qu’elles se méprennent sur la nature du divin.
On ne peut manquer d’être frappé par la proximité entre les thèses feuerbachiennes et schopenhaueriennes sur plusieurs thèmes liés à la divinité et à la religion : non seulement l’origine subjective de la divinité, mais encore l’importance de la prière et même le vocabulaire employé se font écho – le « cœur » par exemple, concept clef de l’anthropologie feuerbachienne (1968, p. 118-119), employé par Schopenhauer uniquement dans Parerga et Paralipomena (2005, p. 108), publié dix ans après l’Essence du Christianisme. Sans aller jusqu’à affirmer l’existence d’une filiation entre les deux auteurs, on peut néanmoins relever cette proximité philosophique et terminologique sur ce point, ce qui n’empêche pas une divergence considérable quant à l’élément essentiel que chacun prétend découvrir dans la religion, et la vision du monde à laquelle les deux penseurs aboutissent.
Quoi qu’il en soit, la position de Schopenhauer vis-à-vis de Dieu est intransigeante, bien que le résultat auquel il parvient soit à la fois négatif et positif. Non content de critiquer les preuves de l’existence de Dieu, il exhibe du même coup son origine subjective, ce qui s’entend à la fois en un sens historique (les dieux naissent de la détresse de l’homme, et se nourrissent de prières et de sacrifices) et individuel (les dieux – en l’occurrence, le Dieu chrétien – sont une idée fixe, implantée durant l’enfance). Au fond, il y a donc double aveuglement de la théologie vis-à-vis de cette idée fondamentale : non seulement la théologie ne reconnaît pas sa motivation originaire, liée à la détresse existentielle de l’homme (l’idée comme produit de la volonté, et non de l’entendement), mais elle n’est pas non plus consciente de son origine psychologique (l’idée comme fruit d’une éducation religieuse précoce et répétée). Mais Schopenhauer ne prétend pas s’arrêter à la substitution d’une logique de l’origine à la logique du fondement (reconnu comme illégitime) dans son appréhension de l’idée de Dieu. Au contraire, le philosophe veut franchir un pas de plus et produire une « contre-démonstration apagogique » (ibid., p. 111), c’est-à-dire produire une démonstration de l’inexistence de Dieu, selon un raisonnement per absurdum, ce qui n’est pas la même chose que de dévoiler l’origine subjective de cette idée, ou critiquer les preuves de son existence. Il se sépare sur ce point de la retenue kantienne, dont la critique de la théologie spéculative se contentait de placer Dieu en dehors de la sphère du connaissable, tout en ménageant une place pour une survivance somme toute fort relative de l’idée de Dieu (l’idée de Dieu comme idée régulatrice de la raison et postulat de la raison pratique). Tout du moins, Kant ne prétend pas prouver l’inexistence de Dieu.
Cette démonstration repose chez Schopenhauer sur deux lignes argumentatives. Tout d’abord, le rappel du problème du mal : l’existence du mal dans le monde, comme souffrance ou méchanceté, n’est pas conciliable avec les attributs divins ; soit Dieu est impuissant, car il n’a pas pu empêcher le mal dans le monde, soit il est méchant, car il ne l’a pas voulu, deux hypothèses également contradictoires avec l’idée de Dieu (Welsen, 2004, p. 227). Pour résumer l’argumentaire de Schopenhauer, Dieu n’existe pas car son concept (être souverainement bon et tout-puissant ayant créé le monde) est contradictoire avec l’existence du monde, par ailleurs autrement plus réelle (il s’agit en somme d’un retournement de la preuve physico-théologique). Le second argument repose sur le rapport du théisme vis-à-vis de ce qui fait l’essentialité d’une religion, à savoir la signification morale qu’elle donne à notre conduite et l’assurance d’une persistance après la mort (Schopenhauer, 2005, p. 111).
Sur le premier point, certes le théisme apporte apparemment un support extérieur à notre conduite morale (jugement de Dieu), mais il contredit en même temps la moralité de l’action en faisant de chacun de nos actes un acte intéressé. Par la suite, la conduite d’un homme croyant en un tel Dieu pourra au mieux être conforme à la morale, mais elle reposera en son fond sur un « égoïsme prudent » (ibid.), peu compatible avec une morale authentique. C’est d’ailleurs l’un des principaux reproches que Schopenhauer adresse aux postulats de la raison pratique de Kant (2009, p. 224-225) qui viennent selon lui entacher la pureté de la morale, Kant n'ayant pas réussi à se détacher entièrement des concepts clefs de la scolastique. En outre, le théisme est, d’après Schopenhauer, également en contradiction avec la morale puisqu’il abolirait et la responsabilité, et la liberté, par la dépendance ontologique qu’il affirme entre l’homme et Dieu : « S’il agit mal, cela vient de ce qu’il est mauvais, et alors la faute ne lui en revient pas, mais à celui qui l’a fait » (2005, p. 111). Schopenhauer critiquant du même coup la doctrine de la liberté d’indifférence, expédient inventé par le théisme pour éviter un transfert de responsabilité de l’homme à Dieu : au contraire, pour que l’homme puisse être jugé sur ses actes, l’homme doit être son propre créateur, et ceux-ci résulter avec nécessité de ce qu’il est, c’est-à-dire de son caractère (ibid., p. 112).
Sur le second point, en ce qui concerne la persistance après la mort, le théisme ne permet pas de la penser véritablement, puisque tout ce qui vient à naître doit nécessairement périr, par conséquent « si à ma naissance, je suis venu de rien et ai été créé à partir de rien, il est hautement probable que dans la mort, je deviendrai rien à nouveau » (ibid., p. 114). Le supplément 41 au Monde comme volonté et comme représentation (« Ueber den Tod und sein Verhähltniß zur Unzerstörbarkeit unsers Wesens an sich ») offre un développement conséquent sur ce point et rappelle notamment que l’indestructibilité de notre être en soi n’implique nullement une survivance de notre être individuel, et encore moins de notre conscience ou de notre intellect, qui disparaissent avec la dégradation du cerveau.
Comme on le voit, la démonstration de l’inexistence de Dieu mobilise des arguments tant métaphysiques que moraux : un Dieu existant nous plonge dans le problème insoluble du mal, nous interdit également de rendre compte justement de la signification morale de notre conduite, ou de ce qui est le point central de toute religion8, à savoir la doctrine de la persistance de notre être par-delà la mort. De fait, Schopenhauer ne nous propose pas une contre-preuve de l’existence de Dieu, mais nous montre au contraire que l’idée de Dieu est à la fois un obstacle herméneutique – si l’on nous passe l’expression – dans une juste appréhension du monde et de l’homme (le théisme est ainsi conduit à nier la réalité du mal plutôt qu’à nier l’existence de son dieu, à affirmer la doctrine du libre arbitre pour disculper Dieu du mal moral). En outre, cette idée constitue moins une condition de la moralité qu’un problème pour cette dernière (doctrine de la création ex nihilo de l’homme, faisant dépendre son être de Dieu, égoïsme de la conduite morale arrimée à l’idée de récompenses ou châtiments post mortem, etc.). Par ailleurs, Schopenhauer mobilise également un argument historique dans son interprétation des religions, consistant à soutenir que le monothéisme serait avant tout une doctrine propre au judaïsme, et que cette doctrine serait un élément étranger et inessentiel au christianisme véritable, centré quant à lui sur l’ascétisme et la reconnaissance du caractère mauvais du monde (ibid., p. 115).
Arrivé au terme de ce développement, l’idée de Dieu paraît être une idée infondée, d’origine anthropologique, inculquée dès l’enfance, et en outre préjudiciable tant sur le plan théorique que pratique. S’il est établi que Schopenhauer est un philosophe athée, il reste à comprendre en quoi son athéisme peut être qualifié de « religieux ». Que faut-il donc conserver de la religion, s’il faut renoncer à son Dieu ? En quoi cette dernière pourrait-elle sinon dire la vérité du monde, du moins rendre possible une conduite authentiquement morale ? L’athéisme schopenhauerien peut-il ménager un espace où la religion puisse conserver une certaine pertinence ?
Force est de reconnaître que Schopenhauer porte un jugement nuancé sur la religion, en particulier sur le christianisme. Si l’on pouvait se concentrer sur la dimension critique de l’œuvre schopenhauerienne vis-à-vis de la religion – notamment avec le personnage de Philalèthe, l’un des interlocuteurs du Dialogue sur la religion, qui au nom de sa conception élevée de la philosophie et de la vérité se montre particulièrement intransigeant9 du fait de la compromission inévitable de la religion avec le faux (langage de l’imagination ou de l’allégorie comme enveloppe d’une éventuelle vérité) –, on pourrait surtout remarquer la parenté d’origine de la religion et de la philosophie, qui permettent toutes deux de se rapporter au vrai, bien que de manière différenciée.
En effet, la religion est une réponse au besoin métaphysique de l’humanité et son principal intérêt est ainsi de lui ouvrir allégoriquement un horizon métaphysique, condition de toute moralité, et source de réconfort face aux misères de l’existence. Toutefois, elle s’adresse non pas au penseur, mais à ceux dont les dispositions innées, ou les occupations, ne permettent pas de s’adonner intensément à la philosophie10. Il distingue ainsi entre « systèmes de la première espèce » (philosophie) et « systèmes de la seconde espèce » (religion), qui, tout en s’enracinant dans le même besoin métaphysique de l’humanité, face aux misères de l’existence et la conscience de la mort, le satisfont selon deux modalités fort différentes : la philosophie se fonde sur des discussions argumentées et obéit à des normes de rationalité, tandis que la religion repose sur la foi, c’est-à-dire une croyance volontaire et absolue à la vérité des dogmes révélés.
Ainsi, le fait que la religion soit analogue selon Philalèthe à un « dressage métaphysique précoce » (ibid., p. 675), est la condition même de son efficacité pratique, les masses pouvant ainsi bénéficier d’une interprétation de l’existence qui satisfasse leur « besoin métaphysique », à la fois sur le plan théorique (contre le naturalisme borné) et sur le plan pratique (consolation des hommes, support – relatif – de la morale). À cela s’ajoute une fonction sociale, la religion servant la cohésion du groupe et l’ordre politique, par la contrainte précoce qu’elle exerce sur les mœurs des citoyens11. Toutefois, cette fonction de succédané de vérité ne signifie pas qu’elle soit en soi rigoureusement fausse, puisqu’au contraire, son contenu intime est vrai, bien qu’il soit dissimulé sous le voile de l’allégorie et de l’image : mais la religion ne peut ni révéler dans sa pureté son contenu véridique, ni non plus avouer sa nature allégorique – sous peine de perdre le pouvoir fascinatoire qu’elle exerce sur le peuple. Elle est au fond le seul moyen – indirect, médiat et parcellaire – de faire sentir à ceux qui ne peuvent se plonger dans de profondes méditations, en raison de la limitation de leur faculté de compréhension – pour des raisons naturelles (inégalités entre les intellects) ou conjoncturelles (travail abrutissant, absence de formation, etc.), la haute signification de la vie. Philosophie et religion disent chacune le vrai à leur manière, mais la première sensu proprio, et la seconde sensu allegorico12. On comprend par conséquent que Schopenhauer puisse hiérarchiser les différentes religions, en énonçant deux critères principaux pour les évaluer : premièrement, la profondeur de leur sens13, c’est-à-dire la quantité de vérité qu’elles recèlent ; deuxièmement, la transparence du voile allégorique qui dissimule leur vérité. La valeur la plus élevée d’une religion à proprement parler ne réside donc pas dans sa potentielle utilité politique ou sociétale, ni non plus dans sa manière de satisfaire le besoin métaphysique de l’humanité, mais bien dans son rapport à la vérité : notons d’ailleurs que l’affranchissement du discours religieux vis-à-vis des normes strictes de rationalité auxquelles se conforme la philosophie lui permet même d’aller plus loin que cette dernière dans cette approche de la vérité, notamment quand elle devient illuminisme ou mysticisme (Schopenhauer, 1966, p. 418).
Sans nous aventurer jusqu’ici, force est d’admettre que l’on peut ainsi défendre l’utilité de certaines fictions religieuses14 en considérant que le rapport coût-bénéfice est favorable à la religion. Au fond, tel est le sens de la retenue schopenhauerienne vis-à-vis de la religion, du moins lorsqu’elle se cantonne au domaine du langage allégorique et de l’image. Toutefois, et c’est sur ce point que la religion ne peut pas être réduite à n’être qu’une fiction utile, Schopenhauer ne se contente pas de reconnaître l’efficacité pratique de la religion, comme nous venons de le voir, mais il admet que les religions sont en relation avec la vérité, qu’elles dévoilent à leur manière. On pourrait ainsi distinguer entre des allégories fictionnelles et des allégories véridiques : dans les deux cas, nous aurions un dédoublement du sens (littéral et figuré), mais le sens figuré de l’allégorie fictionnelle ne dirait strictement rien de la vérité de l’homme ou du monde. Au contraire, une allégorie véridique énonce de manière figurée un contenu vrai. Or c’est bien le cas des allégories religieuses selon Schopenhauer, qui ne sont pas de simples fictions, mais sont des discours vrais en leur fond sur le monde et sur l’homme, bien que cette vérité soit exprimée de manière détournée : ainsi le mythe du péché originel nous indique le caractère misérable de notre condition, et la culpabilité dont est chargée notre existence du fait de notre nature essentielle, à savoir : le vouloir-vivre. Cette distinction entre allégorie fictionnelle et allégorie véridique nous permet du même coup de comprendre l’athéisme de Schopenhauer, qui comme nous avons pu le montrer, se refuse à toute interprétation allégorique de l’idée de Dieu, conçu comme être détaché du monde et cause de celui-ci : la négation de Dieu ne repose pas seulement sur ses conséquences pratiques, mais peut-être avant tout sur la vision fausse du monde qu’elle induit.
Schopenhauer et Feuerbach sont bien à leur manière deux tenants d’un athéisme religieux, c’est-à-dire d’un athéisme qui refuse toute pertinence à l’idée de Dieu, tout en reconnaissant une relation forte entre la religion et la vérité du monde et de l’homme. Toutefois, leurs deux systèmes aboutissent – ou peut-être résultent – de deux visions du monde radicalement opposées, optimiste et pessimiste : Feuerbach défend un matérialisme sensualiste qui aurait été indûment spiritualisé par la religion, et prône par là même un recentrement de l’homme sur la sacralité de son être et de son rapport avec la nature (les bienfaits de l’eau réelle contre l’eau stérile du baptême, etc.) ; Schopenhauer au contraire défend un idéalisme transcendantal, dont la portée pratique réside précisément dans la négation de la sensualité sous toutes ses formes (logique de l’affirmation du vouloir-vivre) pour s’achever dans un ascétisme négateur. La religion dans le premier cas tire sa valeur de l’homme lui-même et de son existence, qu’elle loue à son insu, dans le second de la reconnaissance de la misère de l’homme et de sa condition.
Une question demeure en suspens : la religion est-elle un moment de l’histoire de l’humanité, ou demeure-t-elle un stade indépassable, pouvant coexister avec les progrès de la science et de la philosophie ? Sur cette question, tout en reconnaissant de part et d’autre le caractère moribond du christianisme contemporain, les deux philosophes apportent des réponses contrastées. Feuerbach considère que sa philosophie est vouée à succéder à la religion, en permettant à l’homme de se réapproprier une fois pour toutes son essence aliénée. La religion est à ce titre comprise comme un phénomène appartenant à l’histoire, et il est significatif de relever que toute l’analyse de L’Essence du christianisme porte non pas sur le christianisme contemporain de Feuerbach, mais sur ce qu’il a été, du temps où il était l’objet d’une foi authentique. Schopenhauer quant à lui apporte une réponse plus nuancée. Tantôt il affirme que la religion est vouée à disparaître, du fait des progrès de la connaissance, puisque l’ignorance est son élément de prédilection, tantôt il affirme qu’elle ne peut disparaître, du fait de l’inaccessibilité de la philosophie pour le commun des mortels. En outre, la parole religieuse – comme nous l’avons vu avec les mystiques – peut tirer profit de la spécificité de son discours pour approcher et dire la vérité du monde sans avoir à se conformer aux normes de la rationalité philosophique.
Notons pour finir que quand bien même une philosophie absolument vraie serait prônée en lieu et place de la religion, Schopenhauer note que la plupart des hommes se comporteraient malgré tout en croyants face à une telle pensée : « Même si une philosophie tout à fait vraie venait à prendre la place de la religion, elle ne serait acceptée par plus des neuf dixièmes des hommes que sur la base de l’autorité. Elle serait donc à nouveau une affaire de foi » (2005, p. 681). Remarque désabusée montrant que le fond d’irrationalité sur lequel prospèrent les religions les plus diverses est plus fondamental qu’on ne pourrait le penser, et vivifie peut-être à notre insu la manière dont nous nous rapportons à notre connaissance.