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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Le livre que je n’ai pas écrit

Lors d’une rencontre avec le public, il y a quelques années, une femme d’une cinquantaine d’années s’est levée pour me poser une question. Elle s’étonnait de la diversité des livres que j’avais à ce jour publiés, et notamment de l’aspect vraiment atypique de l’un d’eux consacré à la prière, dont elle ne parvenait plus à se souvenir du titre. Il y eut un frémissement amusé dans le public lorsqu’elle évoqua ce livre, ce qui prouvait que les personnes rassemblées connaissaient suffisamment mes livres pour savoir que je n’avais jamais écrit un livre sur la prière. Avec le plus de précautions possibles, je lui fis remarquer qu’elle devait se tromper car je n’avais jamais écrit un tel ouvrage. Mais la femme ne se démonta pas et insista en me disant que je ne m’en souvenais peut-être pas mais que j’avais bel et bien publié un tel livre, sous le nom de Philippe Claudel, qu’elle l’avait lu et en avait été très étonnée. J’eus beau à plusieurs reprises lui prouver qu’elle avait tort, qu’elle devait confondre avec un autre auteur, elle ne voulut pas en démordre et elle se rassit, persuadée que je me trompais, irritée, tandis que le public ne cachait pas son amusement.

Je me suis longtemps interrogé sur cet incident. Que prouvait-il ? Plusieurs choses me semble-t-il : que les lecteurs parfois débordent du cadre de nos livres pour nous en attribuer d’autres et que le périmètre de notre écriture est par essence fluctuant, et qu’il est sans doute vain de vouloir le contrôler. Que notre parole, notre présence, sont de peu de poids par rapport aux certitudes qui naissent de la fréquentation de l’écrit. L’écrit qui aux yeux de cette femme avait une valeur de preuve irréfutable alors que tout ce que je pouvais lui dire ne la convainquait pas. Conclusion davantage fantastique, c’est elle qui avait raison et moi qui avais tort. Ce fameux livre sur la prière, je l’avais peut-être bien écrit mais je ne m’en souvenais plus, ce qui n’est pas si étonnant puisque je ne cesse de répéter que j’oublie facilement ce que j’ai écrit. Ou encore, ce fameux livre, je ne l’avais pas encore écrit, mais cela ne saurait tarder. Enfin, dernière piste tout à fait réaliste, cette femme avait bel et bien lu un de mes livres, que j’avais réellement écrit, et elle l’avait lu comme étant un livre sur la prière. Elle seule avait vu cette piste de lecture, et ni moi ni les autres lecteurs présents dans la salle n’avions suivi cette piste. Je sais bien que nous ne sommes jamais maîtres des interprétations de nos textes et je ne cesse d’affirmer que le lecteur a toujours raison dans ses lectures, cette femme avait donc peut-être tout à fait raison d’affirmer que j’étais l’auteur de ce livre sur la prière, qu’elle avait lu, même si je ne m’étais jamais rendu compte qu’un de mes livres traitait de cette thématique.