Il y a quelques jours, j’ai créé un nouveau dossier dans le bureau de mon ordinateur que j’ai nommé Avortements. J’y ai fait glisser tous les romans dont j’ai arrêté l’écriture au bout de quelques dizaines de pages. Je me suis dit qu’il serait peut-être intéressant un jour de publier ces fœtus dont le développement a été interrompu sans explication ni problème apparent. Après tout, pour les lecteurs, cela changerait un peu, eux à qui on impose des romans achevés. On produit bien les esquisses des peintres, leurs croquis. Pourquoi donc ne pas dévoiler ces tentatives qui se constituent pendant un moment comme de véritables fictions puis cessent brutalement au détour d’une phrase ou d’un chapitre.
J’imagine la frustration qu’on pourrait ressentir devant cette disparition, cette évaporation d’une histoire pour peu qu’on ait commencé à s’attacher aux personnages apparus et à l’intrigue qui se noue. L’auteur serait en ce cas une sorte de lâche, un soldat qui a déserté, un camelot qui a réussi à réunir devant ses tréteaux un attroupement puis a disparu derrière la toile peinte de son décor. Cela pose aussi la question suivante. Quel engagement l’auteur a-t-il avec son lecteur ? Le pacte qui les unit impose-t-il la livraison d’un produit fini, ou le lecteur peut-il se contenter d’une simple ébauche ?
Souvent, j’ai répondu à la question consistant à me demander comment je commençais un roman, quel était l’élément déclencheur s’il y en avait un. J’ai répondu de mille façons, sans jamais mentir, mais sans jamais dire non plus la simple vérité qui est que je n’en sais strictement rien. Et de la même façon, j’ignore tout à fait pourquoi soudain j’interromps l’écriture d’un roman. Les motivations qui me poussent à agir ainsi sont confuses et inintelligibles. Il me semble qu’un prédateur peut se livrer tout entier à sa chasse, traquant pendant des heures son gibier, avec passion, et la science que son espèce a mise au point de générations en générations, et puis soudain, renoncer, s’étendre de tout son long sur un lit d’herbes fraîches et commencer sa toilette, bâiller, s’étirer, passer à autre chose. Seule une faim monstrueuse le fait poursuivre sa chasse. Il faut croire que les romans abandonnés sur le bord de la route le furent car je ne ressentais plus un appétit violent à les écrire.
La paresse est ma nature profonde, que j’ai masquée sans cesse par une activité fiévreuse et incessante dans bien des domaines. Mais tout n’était qu’une illusion. Il me semble ne jamais avoir travaillé vraiment, sauf peut-être l’année pendant laquelle j’ai préparé l’agrégation, mais ce n’était là qu’une forme de prolongation d’un régime d’existence étudiant qui fait de nous des victimes consentantes. J’ai toujours écrit quand je le désirais. Je ne me suis jamais forcé. J’avais la chance de pouvoir refuser les commandes qui ne m’intéressaient pas, et donc aussi de cesser l’écriture de roman dont je sentais qu’il manquait de feu et de sang.
Au final, si je continuais à nourrir ce dossier en fouillant dans les disques durs de la dizaine d’ordinateurs portables que j’ai utilisés au fil des ans, je pense qu’Avortements pourrait avoir la taille respectable d’un gros livre et qu’on y trouverait une bonne trentaine de créatures approximatives conservées dans un formol virtuel. Si à n’en pas douter la majorité de mes lecteurs ne ferait pas l’acquisition de ce recueil de monstres, je crois que les amateurs de bizarrerie et les curieux qui se passionnent pour le processus créatif trouveraient dans cette tératologie matière à réflexion. Il serait, ou sera, pour moi, en tout cas, une sorte de musée des impasses, que je ne visiterais guère sans doute, n’ayant guère le goût de revenir sur ce que j’ai écrit, mais qui me permettrait de voir combien l’acte littéraire demeure fragile et que les romans que j’ai menés à bien ne sont en fait que des erreurs complètes puisque la norme, la quantité d’avortons le prouvera, est qu’une œuvre ne puisse jamais se finir et reste un corps sans membres ou sans tête, non viable.
Il faudrait aussi que j’ajoute peut-être à tout cela les romans dont je n’ai même pas esquissé les débuts et qui n’ont jamais mérité une seule ligne, un seul mot tracé. Moins nombreux que les représentants de la catégorie précédente, ces fantômes n’ont jamais acquis d’existence matérielle, fût-elle partielle, parce que la vision globale et complète de leur déroulement m’est apparue subitement, dans ses moindres péripéties et développements, et qu’il me paraissait tout à la fois inutile et terriblement ennuyeux de les écrire puisque je les connaissais de fond en comble. C’est là aussi sans doute un aveu concernant mon écriture. Si je n’écris pas ce que je connais, c’est que le moteur de ce que j’écris est mon ignorance, et de même que Bachelard a ce très beau mot concernant la parole dont il dit qu’elle pense, assertion dont j’ai pu tant de fois vérifier l’exactitude dans des discours que je faisais, découvrant peu à peu dans les mots que je prononçais le cheminement d’intelligence qui me faisait les dire alors que j’aurais été incapable d’obtenir les mêmes réflexions si j’avais essayé de procéder par écrit, je crois que je peux affirmer que l’écriture romanesque pense, et qu’elle pense pour ainsi dire à ma place, malgré moi, et que je termine un roman en étant plus savant que lorsque je l’ai commencé.
Avortements, pour finir, serait aussi le bon endroit pour accueillir les romans que je n’ai jamais commencés alors que j’ignorais tout d’eux, mais pour lesquels je ne suis jamais parvenu à trouver la petite faille, la clé, l’écho me permettant de démarrer le processus d’écriture. Ainsi en est-il d’un roman, que je sentais vertigineux et vital, et dont le désir m’est venu après avoir revu le documentaire Shoah de Claude Lanzmann dans lequel, à un moment, un vieil SS filmé en caméra cachée a ces mots simples et affreux : « L’homme brûle très bien ». Je sais qu’il y a derrière cette phrase un roman essentiel. Je le sais comme on devine derrière une porte la présence d’un être cher qui attend qu’on vienne le visiter, qui attend cela avec espoir et désespoir, alors que le temps presse et passe. Je n’écrirai jamais ce roman et j’en éprouve une forme de culpabilisation et de honte. Bien sûr, cela n’est pas toujours aussi dramatique. Je me souviens par exemple avoir imaginé un court récit policier où la victime serait tuée par une balle, alors qu’elle est seule chez elle face à un feu de cheminée. Aucune effraction. Portes et fenêtres intactes. Pas de mobile. Pas d’arme. Le crime parfait. L’explication est que la balle était incrustée dans une bûche de bois et que le feu a déclenché le détonateur. J’ai tourné autour du pot longtemps, et je n’ai jamais trouvé la première phrase de ce récit. J’ai fini par le laisser mourir de faim, en l’absence de mot pour le nourrir.
Au fond, la composition de ce livre, Avortements, fait d’une collection de non-livres, prouverait une chose, c’est que je suis un mauvais père, un boucher et un assassin qui n’hésite pas une seule seconde à abandonner des enfants, à supprimer des nourrissons et qui refuse la vie à qui la lui demande avec insistance. Beaucoup de crimes sont nécessaires en littérature pour qu’une vie se forge, et un roman doit autant à ses frères morts-nés dont il a sucé le sang qu’à ses propres et heureuses dispositions. Le romancier choisit et trie, la plupart du temps sans en avoir conscience, car on ne peut pas tout écrire, car écrire suppose des forces qui ne peuvent se diluer, se partager, se disperser. Un roman est donc souvent un cimetière, et l’écrivain un inconscient fossoyeur.