J’ai quarante-huit ans, bientôt quarante-neuf, et je viens d’entendre sur les ondes d’une radio un chroniqueur évoquer Thomas Bernhardt et en particulier un livre dans lequel, après avoir étudié les liens entre le pouvoir et les littérateurs, et notamment la façon dont le pouvoir entendait les célébrer, Bernhardt dit que, au fond il a été écrivain, mais que son rêve aurait été d’être camionneur.
Je n’ai jamais été un grand lecteur de cet auteur autrichien qui à force de ruminer sa bile a fini par se suicider, ce à quoi toute son œuvre prépare, mais j’ai été frappé par ce désir car moi-même, s’il est bien une profession qui m’attire depuis longtemps et pour laquelle parfois j’ai envisagé d’arrêter d’écrire, c’est aussi celle de camionneur, à laquelle je préfère le mot de « routier », plus proche sans doute de l’ancien mot de « roulier », inusité aujourd’hui, mais qui possède le pouvoir de mettre en marche mon imagination et de l’ouvrir à des temps perdus, moyenâgeux, incertains, peuplés de brigands, de famines et de reîtres. Parfois, le métier de chauffeur de taxi me tente également, même si l’amplitude qu’il suppose dans les déplacements qu’il crée est moins grande, moins romanesque en définitive que celui de routier. Mais tous deux, on l’aura remarqué, supposent un véhicule, une sorte d’habitacle mobile qui métaphorise sans doute la maison nomade et le refus d’attaches terrestres, d’ancres pesantes.
J’ignore si beaucoup d’écrivains ont ce même rêve. Mais deux, c’est déjà beaucoup. Pour autant, comme Bernhardt, je sais bien que je ne franchirai jamais le pas, et que je n’emprunterai que des camions imaginaires sur des routes irréelles. Mais cet autre versant d’une vie possible témoigne sans doute de l’insatisfaction que l’écriture met progressivement en place, dérobant peu à peu devant nous la certitude que dans un premier temps elle installe de nous permettre de raconter des histoires dans lesquelles nous trouverions la clé pour expliquer le monde et creuser l’âme humaine.
Aujourd’hui, je sais bien que je ne parviendrai à rien. Et que tous les livres que j’ai écrits, écrits sincèrement et avec un engagement vigoureux où mon énergie s’incarnait tout entière, ne sont rien que des bégaiements, des essais joliment avortés qui foncent dans le mur alors même qu’ils pensaient y ouvrir une brèche. Le malentendu a été total et le succès qui les a accompagnés n’a eu de vertu que de l’augmenter. Je crois qu’il me faut être là où je suis, dans le chalet de C., seul, au milieu d’une fin d’automne étrangement enneigée, alors qu’au-dehors tout est immobile et que dans la maison seules les plaintes du feu dans la cheminée et la danse des souris dans le cellier parviennent à évoquer une activité vivante, pour parvenir à cet état des lieux.
J’ai quitté Dombasle hier sous le prétexte de marcher dans la montagne et d’écrire un peu. J’ai roulé cinq heures en écoutant les émissions de France Culture, en ne pensant à rien véritablement, sinon à lutter contre le soleil, plissant des yeux parce que j’avais oublié de prendre avec moi une paire de lunettes. Je me suis arrêté à T. pour acheter du pain, et quelques livres car j’avais peur d’en manquer, même si mon séjour ici n’était prévu que pour durer trois jours. J’ai ainsi acheté Une odyssée américaine de Jim Harrison, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère et On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux de Robert Bober. Lorsque je suis arrivé près du chalet, après avoir roulé lentement sur la route couverte de neige qui, à partir de M., n’avait pas été dégagée, il m’a fallu abandonner la voiture près d’un petit oratoire et poursuivre à pied, en m’enfonçant jusqu’aux genoux. La maison était froide et le paysage comme à chaque fois d’une bouleversante beauté, mais curieusement, ma déprime qui avait commencé à s’estomper revint avec force car j’avais envie de serrer dans mes bras Dominique et Cléo, de les sentir contre moi, avec moi, alors que j’étais seul. Après avoir rangé les provisions, bourré le poêle jusqu’à la gueule, j’ai déjeuné d’un peu de pain, de saucisse et de fromage, tout en buvant du thé brûlant. Puis j’ai commencé la lecture des trois livres achetés, lisant une dizaine de pages de chacun, avec un profond plaisir, et je me suis dit que seule la lecture véritablement parvenait encore à me saisir à ce point, alors que l’écriture avait depuis longtemps perdu ses charmes.
La raison aurait voulu que je me mette enfin à retravailler sur le scénario de La Dernière saison consacré à Vivaldi, mais une fois de plus le courage m’a manqué, et c’est à ces lâchetés que je me rends compte combien j’ai changé en quelques années, me défaisant d’une obligation morale qui me poussait à tenir les délais promis à des producteurs, à être toujours le bon élève qui rend sa copie à temps. Je n’ai pas même sorti le manuscrit de mon sac. J’ai ouvert l’ordinateur et j’ai continué le récit, La Frontière, commencé il y a quelques jours.
Le paradoxe que je vis en ce moment est que je n’ai jamais autant écrit, des pages et des pages chaque jour, alors même que je doute de mon écriture, que j’ai l’impression tout à la fois de ne plus y croire et de n’en avoir plus besoin. Pour un homme qui se force, il me semble que je le fais avec une curieuse constance.
La Frontière est un roman que j’ai composé il y a peut-être huit ou neuf ans, dans la perspective d’un film qu’Yves Angelo voulait réaliser à partir d’une pièce de théâtre de Hristo Boychev, Le Colonel oiseau. Plutôt que de travailler comme nous l’avions fait précédemment, il m’avait paru utile de procéder par une étape avant d’en venir à l’écriture scénaristique, et cette étape fut la rédaction d’un roman complet, inspiré et adapté de la pièce. Je ne l’ai évidemment jamais publié car je ressentais un interdit moral vis-à-vis de l’auteur de la pièce, et puis dans mon esprit, cette étape préparatoire devait le rester. Ce n’était pas elle la finalité de l’acte de création, mais le film qu’Yves voulait tourner. Nous travaillions avec un jeune producteur qui a fini par mettre la clé sous la porte et partir sans laisser d’adresse. Yves abandonna le projet. Nous passâmes lui et moi à d’autres choses. C’est seulement il y a quelques semaines que l’existence de ce texte me revint en mémoire et je fouillai dans de vieux ordinateurs pour le retrouver. Je me souvenais des premières pages, et ce sont ces premières pages qui me donnèrent envie de le relire. Mais, une fois le fichier retrouvé, une fois ces premières pages relues, qui me suffirent à me relancer sur une piste, des années plus tard, comme un chien retrouve la trace d’un gibier fantôme, je n’eus pas la curiosité de parcourir en son entier le roman. J’avais en fait envie de le continuer, de l’écrire, en m’affranchissant cette fois totalement de la pièce qui l’avait fait naître.
Il me faut préciser que ces premières pages n’ont rien à voir avec la pièce, et que les actions qui y sont décrites sont une pure invention de ma part. Comme son titre l’indique, il est question d’une frontière. Elle sépare un pays en guerre d’un pays en paix, et elle est franchie dès le début du livre par le personnage principal, un soldat, qui déserte presque par hasard.
Le principe de la frontière a toujours été pour moi d’une grande importance dans ma vie et dans bien des livres que j’ai écrits. Mes personnages vivent souvent, ou essaient de vivre, tout à côté d’une frontière réelle ou mentale, et la franchir ou s’en approcher suppose des dangers et des remises en question. Le fait que je sois né et vive encore aujourd’hui en Lorraine, c’est-à-dire dans une région située sur les marges, n’est sans doute pas étranger à cet intérêt. J’ai très tôt eu la conscience de la limite géographique, invisible et prégnante et pour laquelle, et sur laquelle, des peuples peuvent s’entretuer.
Que le désir d’écrire ce livre en ce moment s’impose devant d’autres projets m’apparaît comme symptomatique de la crise que je traverse, qui est à la fois une crise banale propre au milieu de la vie humaine, car j’ai conscience de franchir cette frontière qui me fait aller des années du début et de la maturité aux années de la chute et de la fin, et aussi une crise de création et de remise en cause de ce qui m’occupe depuis tant d’années, c’est-à-dire l’écriture, vers laquelle je suis allé il y a bien longtemps en franchissant une autre frontière, celle séparant l’acte de lire des livres de celui d’en écrire.
Le camionneur de Bernhardt ou mon routier à moi sont des hommes aux mains occupées, aux sens constamment sollicités par le déroulement de la route et par les aléas de la circulation. Le paysage peut sans doute, doit sans doute combler leur soif d’imagination et d’évasion, et le paysage dans son renouvellement constant devient à lui seul un objet et une source de jouissance. Les mains sur le volant, le regard posé droit devant, et qui vagabonde parfois furtivement sur les côtés, le camionneur ne peut ni lire ni écrire. Ce qu’il tient entre ses mains, en plus de la responsabilité de son chargement qui pourrait, sans sa vigilance et son sérieux, soit n’être jamais livré, soit s’écraser contre un mur ou un arbre, c’est sa propre vie. Le camionneur remet sa vie banalement en jeu chaque jour, dans un exercice simple et sans grand danger, mais qui en comporte tout de même un, celui de mourir au volant comme cela se produit pour plusieurs milliers d’hommes chaque année en France.
L’exercice de l’écriture et l’exercice de la lecture ne tuent jamais. Ce sont des activités de lâche aimant le confort et le risque par procuration. Et seule la tentation du suicide trace soudain une frontière pour celui qui se tient au chaud et à l’abri, une frontière abrupte, qu’il regarde, entre sa vie dévouée à une écriture dont il découvre l’impuissance, et une mort qui transformera peut-être l’horizon d’attente dévolu à ses livres.
J’ai fermé l’ordinateur, préparé les skis, collé sur leurs spatules les peaux de phoque, je les ai attachés sur le sac à dos, et je suis sorti. La neige était profonde et je montais lentement. Le paysage chargé de neige reposait sous un immense soleil, comme un corps sous un linceul aveuglant. Très vite, je n’ai plus pensé à rien d’autre qu’au mouvement de mes jambes, à mon souffle court, à la neige sur les branches des sapins et au but de ma promenade qui allait lui aussi délimiter une frontière. Mon désir était d’aller jusqu’à la cabane du berger situé au pied de l’Étale, au-dessus de la combe de la Blonnière. Les chutes de neige très abondantes ces derniers jours n’avaient pas encore formé de sous-couche et le froid n’avait pas permis à la neige d’entrer en fusion, et ainsi de s’accrocher aux pentes d’herbes et de rochers. Le danger que se produisent des avalanches ou de larges coulées était donc envisageable. Je ne pensais qu’à cela : jusqu’où était-il raisonnable et prudent de monter ? En d’autres termes, où donc se situait la frontière entre le domaine de la prudence et celui du risque ? Où commençait le territoire sur lequel ma vie soudain était l’objet de menace ?
Je suis monté presque jusqu’à la cabane. Je n’avais pas peur. Je ne sais pas si j’ai franchi la frontière ou si elle se situait plus haut. Je n’en saurai jamais rien. Cette frontière-là est mouvante. Elle change du jour au lendemain. J’ai décollé les peaux, chaussé les skis et je suis redescendu en riant à chacune de mes nombreuses chutes. Je n’étais plus du tout habitué à skier dans une neige aussi profonde et les réflexes et la bonne position peinaient à revenir. Arrivé au chalet, je me suis fait du thé. La nuit tombait. J’ai allumé un grand feu dans la cheminée et je me suis installé face à elle avec mon ordinateur. J’ai écrit plusieurs pages de La Frontière, avec un plaisir stimulant. Puis je me suis préparé à dîner, j’ai ouvert une bouteille de vin, j’en ai bu trois verres et suis allé me coucher. J’ai lu jusqu’à minuit L’Adversaire en tournant rapidement les pages. J’avais oublié Thomas Bernhardt. Je suivais pas à pas la vie de Jean-Claude Romand racontée par Carrère. Le plaisir de la lecture était aussi grand que l’horreur des actes commis. Je ne comprenais pas très bien l’intérêt du livre, même si le lire se faisait avec bonheur, car il me semblait que l’auteur s’était contenté de produire un long article journalistique, fascinant par son efficacité et son contenu, bien écrit, mais auquel il manquait une dimension qui l’aurait exhaussé, transcendé, et dans le même temps que je le lisais, se ravivaient les violents doutes sur mon écriture et ma capacité à la mener à bien, sur sa finalité et c’est ainsi que je terminais le livre, dans un état qui satisfaisait en moi le lecteur et l’avait comblé, et dans le même temps ressentant au plus profond un désespoir en tant qu’écrivain qui prenait conscience de la vacuité de ses productions.
J’éteignis la lumière et m’endormis je crois assez vite, les pieds revêtus de grosses chaussettes posées sur une bouillotte que j’avais glissée dans les draps glacés quelques heures plus tôt, la même bouillotte en cuivre de forme plate et ovale que ma mère me préparait lorsque j’étais malade et que j’avais récupérée dans le grenier de la maison d’enfance, il y a un peu plus d’un an, après la mort de mon père.
Durant la nuit, je fis un rêve dont au matin je me souvenais parfaitement. J’étais allongé dans la cabine de couchage d’un poids lourd. J’avais arrêté mon véhicule sur une aire d’autoroute. J’étais allongé et je lisais un livre, et au fur et à mesure que je tournais les pages, happé par ma lecture, mon camion prenait feu et je mourais dans les flammes.