Illustre écrivain, P. Claudel réalise quatre longs-métrages de fiction entre 2008 et 2015 : Il y a longtemps que je t’aime (2008), Tous les soleils (2010), Avant l’hiver (2013) et Une enfance (2015). Parallèlement à la création littéraire et scénaristique, P. Claudel s’intéresse à la création cinématographique. Ce qui a motivé son désir de passer derrière la caméra ? « La façon dont le cinéma recompose le monde ». Il explique qu’à l’origine, c’est « cette faculté qu’a le cinéma de réinventer le paysage » qui lui « a donné envie d’en faire » : « Prendre des petits morceaux de terre, les coller les uns à côté des autres et faire un autre paysage. Cette dimension paysagère et géographique fait partie intégrante de mon désir de faire du cinéma1 ». P. Claudel note que le choix du territoire, le cadrage des lieux, la création des décors sont des éléments essentiels à sa manière de penser la réalisation de ses films.
Depuis le début de l’histoire du cinéma, le territoire et la création filmique sont intrinsèquement liés. Aujourd’hui, cette relation fait l’objet d’autorisations de tournage et de partenariats contractualisés ; le territoire se place dans le film telle une marque ou un produit. Pour les régions, le « placement territorial2 » filmique est par nature stratégique : il s’agit pour les collectivités d’attirer des tournages sur leurs terres, d’en percevoir les bénéfices économiques et communicationnels. Effectivement, au-delà des intérêts mercantiles, l’enjeu du placement filmique pour le territoire est un enjeu d’image, de diffusion voire de construction de son identité auprès des spectateurs. Si tous les films ont besoin de décor pour situer leur action, faire évoluer leurs personnages, tisser leurs trames narratives, P. Claudel choisit d’ancrer les siens en Lorraine et, plus largement, dans la Grande Région3. Il situe ses décors dans l’Est de la France, construit des personnages de province et ancre ses intrigues dans des lieux communs ou emblématiques de la région. Sa filmographie aux couleurs locales témoigne des liens forts qui unissent le réalisateur au territoire régional.
Et c’est précisément ce qui nous intéresse. Dans une première partie, nous interrogeons le statut de la présence de la région dans les films de P. Claudel : dans quelle mesure le réalisateur lorrain prend-il part au dispositif du placement territorial régional ? En quoi la région est-elle un outil à la réalisation de ses films ? Quelle place lui réserve-t-il dans leur élaboration ? Nous analysons l’intégration filmique du territoire, le rôle diégétique de celui-ci et son impact sur son cinéma. Ensuite, dans une seconde partie, nous nous focalisons sur les motivations de P. Claudel. Quelles sont les raisons, personnelles, économiques ou encore artistiques, qui justifient la monstration du territoire régional dans ses fictions cinématographiques ?
Notre corpus de travail se compose des quatre longs-métrages de fiction de P. Claudel ainsi que de son ouvrage Petite fabrique des rêves et des réalités. Nous nous appuyons également sur les propos qu’il a tenus le 2 octobre 2017 à Nancy lors de la journée d’étude « Cinéma, cultures et territoires en Lorraine. Entre approche transmédiatique et pluri-médiatique de la connaissance territoriale4 », sans oublier ses multiples interventions médiatiques, notamment lors de la sortie de ses films. Enfin, nous avons mené deux entretiens semi-directifs en date du 16 octobre 2017 et du 12 septembre 20185 : ceux-ci nourrissent également notre étude.
Afin de répondre à la question « Philippe Claudel fait-il du placement de territoire dans son cinéma ? », il convient de rappeler la définition du dispositif de « placement de produit » et de revenir sur celle de son homologue, l’ « inclusion de produit ».
Placer des produits filmiques – dans son acception la plus large : un produit, une marque, un établissement, une région, etc. – signifie contractualiser la présence d’un produit dans l’image filmique. Il s’agit d’un accord entre les différentes parties prenantes, à savoir au minimum l’instance qui représente le film et celle qui représente le produit, parfois avec la médiation d’une agence de publicité. Le placement de produit est donc un partenariat qui peut prendre des formes diverses : une marque peut simplement accepter d’être exposée dans la diégèse et accorde alors une autorisation de présence filmique ; une marque peut donner, prêter ou louer un de ses produits pour les besoins du tournage ; une marque peut participer financièrement à la production du film. Chacun de ces engagements constitue un placement de produit (Le Nozach, 2010, p. 201-212). Parallèlement, nous avons observé que tous les produits présents dans les films ne résultaient pas d’un placement de produit. Il arrive fréquemment que le réalisateur ou un membre de son équipe intègre des produits dans le film sans qu’aucun accord ne soit passé. Nous avons nommé cette pratique « inclusion de produits filmiques » (Le Nozach, 2013).
L’inscription d’un territoire dans un film correspond à une forme de placement de produit (Berneman et Meyronin, 2012, p. 327-341), et non d’inclusion de produit, puisqu’elle associe la région au film : d’une simple réponse positive à une demande de tournage sur ses terres à l’attribution de fonds financiers pour la production du film, la région est un partenaire incontournable pour chaque projet filmique. Si la région s’engage selon des degrés variables, il n’en reste pas moins que la présence du territoire à l’image est la résultante d’un contrat passé entre les collectivités territoriales et la production du film. Les régions prennent part à la création cinématographique au sein du dispositif de placement de produit (Le Nozach, 2019, p. 25-38). Certaines régions voient dans ce partenariat une occasion de développer une stratégie communicationnelle et commerciale. Elles « cherchent à attirer les tournages de films afin de promouvoir leur image, en France et parfois à l’étranger, et de bénéficier des emplois associés à la production du film (figurants, hôtellerie et restauration…) » (Debenedetti et Fontaine, 2004, p. 87).
Dans cette démarche, le bureau d’accueil des tournages de l’Agence culturelle Grand Est « agit et sensibilise les producteurs et réalisateurs à la richesse du territoire et la diversité des décors et ressources humaines, en coordination avec le fonds de soutien régional6 ». Ce service couvre de larges missions : soutien aux partenaires locaux, accompagnement des tournages en région Grand Est, prospection des projets et promotion du territoire auprès des professionnels et sociétés de productions, etc. Au-delà de ces aspects socio-économiques, c’est la valorisation symbolique de la région qui est recherchée. En effet, dans son « carnet de décors », l’Agence culturelle Grand Est promeut son territoire et son patrimoine aux multiples visages. Mises en avant comme argument marketing, nous retenons quatre spécificités territoriales du Grand Est. Tout d’abord, seule région française à disposer d’une frontière commune à quatre pays (Allemagne, Belgique, Luxembourg et Suisse), son identité est profondément européenne. Ensuite, la région arbore une composition duale. D’un côté, elle est la deuxième région industrielle de France avec ses cinq aires urbaines de plus de 200 000 habitants (Strasbourg Eurométropole, le Grand Reims, Metz-Métropole, Mulhouse Alsace Agglomération et le Grand Nancy) ; de l’autre, elle se caractérise par son caractère rural avec environ 80 % de son territoire dédié à l’agriculture et à la forêt. Elle compte 25 réserves naturelles régionales et six parcs naturels régionaux, ce qui constitue « de véritables trésors naturels7 ». Le troisième aspect valorisé concerne les productions locales : céréales, mirabelles, champagne et vin. Enfin, la région Grand Est possède trois sites culturels inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco : la place Stanislas à Nancy, la Grande Île de Strasbourg et la cathédrale Notre-Dame à Reims.
Participant d’une logique à la fois culturelle et économique, l’objectif premier des placements territoriaux filmiques pour la région est, par conséquent, sa mise en lumière. À l’instar d’une marque, la région s’associe au 7e art pour valoriser son capital culturel et exploiter son aura populaire. Nous précisons toutefois que l’efficacité du placement territorial est soumise aux inégalités de notoriété entre les territoires, tant au niveau de leur capital lié à l’économie créative (Liefooghe, 2010, p. 181) qu’au niveau de l’impact de leur attractivité touristique.
Un premier élément de réponse concernant le statut du territoire dans les films de P. Claudel est immédiat. Sans laisser place à une quelconque ambiguïté, les génériques de début et de fin de ses films nous renseignent sur le concours des villes et régions dans la production cinématographique. Il y a longtemps que je t’aime bénéficie d’ « [u]ne production soutenue par la région Lorraine, la ville de Nancy, la communauté urbaine du Grand Nancy » ; Tous les soleils reçoit l’aide de « la région Alsace », de « la communauté urbaine de Strasbourg » et de « la région Lorraine » ; cette dernière collabore également à la production d’Une enfance ; Avant l’hiver obtient le Fonds de soutien du Luxembourg. Ces inscriptions suffisent à qualifier de « placement territorial » la présence filmique de la région Grand Est dans les fictions cinématographiques de P. Claudel. La région s’associe aux films en devenant coproductrice de ceux-ci.
Lorsque le réalisateur revient sur le montage financier de ses productions, il ne cache pas les enjeux et le facteur déterminant des aides régionales. Concernant Il y a longtemps que je t’aime, P. Claudel explique :
La région Lorraine a donné une enveloppe. Ils ont développé un secteur partenariat cinéma depuis Les Âmes grises [NDLR, de Yves Angelo, d’après le roman de Philippe Claudel]. […] Ils ont aussi créé un bureau des tournages. C’est donc une région qui s’ouvre de plus en plus au cinéma. S’il n’y avait pas eu ça, et la ville de Nancy qui nous a beaucoup aidés en nous prêtant une maison, qui nous a beaucoup facilité la vie pour le tournage dans la ville, et si une autre région avait été preneuse… Voilà, on le faisait dans une autre ville. Ce qui était important, c’était que cela se passe en province, parce que c’est typiquement pour moi une vie de province, des relations de province8.
Sur ce projet filmique, le soutien de la région Lorraine à l’époque a donc entériné la décision de tourner le film à Nancy et aux alentours, en accord avec les volontés initiales de P. Claudel.
En revanche, pour son troisième film, Avant l’hiver, le choix des décors a été moins aisé. Le film, tourné au Luxembourg, devait idéalement être tourné à Metz. P. Claudel avait pensé la conception de ses films autour d’une « trilogie de l’Est » : Nancy premier film, Strasbourg deuxième film, Metz troisième film. Le réalisateur, après ses repérages, avait trouvé les lieux dans lesquels situer des séquences-clés de son histoire. Par exemple, les scènes dans une salle de spectacles auraient été tournées dans la salle de concert de l’Arsenal et les scènes au musée se seraient déroulées au Centre Pompidou. Après des recherches dans les banlieues messines s’étendant jusqu’à Nancy, un décor manquait encore : la maison du couple Lucie et Paul (interprété par Kristin Scott Thomas et Daniel Auteuil), une belle maison d’architecte, dont P. Claudel avait une idée très précise. Parallèlement, d’autres difficultés demeuraient : « En termes de coproduction, on avait besoin d’une somme importante qu’on ne trouvait pas pour boucler le budget […] la région Lorraine proposait une somme importante, 120 000 euros, mais il manquait deux millions ». P. Claudel finit par trouver son bonheur au Luxembourg : une maison fidèle à sa vision et des financements plus attractifs. Le projet s’est donc cristallisé au Luxembourg et non à Metz. P. Claudel reconnaît : « Si j’avais travaillé juste en Lorraine avec la seule aide des chaînes télé françaises, je n’aurais pas pu tourner comme je le voulais, ni avoir ce casting (Daniel Auteuil, Kristin Scott Thomas, Leïla Bekhti et Richard Berry). À un moment, on se heurte à cette réalité. Le cinéma est un art, mais aussi un art économique » (ibid.). Pour éviter d’augmenter le budget par des déplacements coûteux, la scène au musée a pris vie au Mudam (musée d’Art moderne du Luxembourg) et, pour l’opéra à l’italienne, P. Claudel a transformé son scénario pour qu’elle soit tournée à la Philharmonie Luxembourg. Même si Metz était son premier choix, le réalisateur concède que ce qu’il cherchait, c’était « l’atmosphère de l’automne dans l’Est » et précise : « Je suis chez moi au Luxembourg, en Belgique ou en Sarre. Il y a une fusion-confusion des paysages. Cette Grande Région qui n’existe pas politiquement, j’ai toujours eu à cœur de la créer culturellement9 ».
Nous voyons que si les aspects artistiques guident et dirigent P. Claudel en toutes circonstances, le pragmatisme économique de la production cinématographique l’oblige à certains ajustements. Si le territoire ainsi placé doit correspondre aux désirs créatifs du réalisateur, il doit également apporter une part du budget suffisante pour assurer la faisabilité du film.
Les différents entretiens et rencontres avec le réalisateur nous ont permis d’échanger avec lui sur le placement de produit en général. Bien que ses films intègrent des marques comme les cigarettes Pall Mall, la console PS4, une Volvo, le supermarché Auchan, etc., les propos du réalisateur sont sans concession : « Dans les quatre films que j’ai faits, il n’y a aucun placement de produit10 ». Nous avons alors échangé sur ses films pour confronter son discours à nos relevés filmiques et avons compris que l’expression « placement de produit » était ambivalente. Pour P. Claudel, « placer un produit » sous-entend non seulement le montrer mais également en faire la promotion. Il s’agit de le valoriser, d’en montrer une image positive, de construire une forme de publicité. Dans cette optique, le réalisateur ne pratique aucun placement de produit, aucune contrainte ni obligation contractuelle ne justifiant leur présence dans ses films.
Or, tous les placements de produit ne sont pas nécessairement liés à l’acte promotionnel que le réalisateur associe au dispositif. Pour aller plus loin dans l’analyse, nous avons évoqué les scènes tournées dans le Carrefour Market de Dombasle dans Une enfance. Le réalisateur revient sur cette présence filmique :
C’est simplement parce que j’ai eu l’accord de ce supermarché, qui est en l’occurrence le Carrefour Market de Dombasle. Ils nous ont accueillis alors que mon choix précédent se portait plutôt vers un discounter type Aldi ou Lidl, mais qui ont refusé pour des questions d’image. Vous savez, ils avaient peur que la scène nuise à leur image dans le sens où ça les gênait qu’on puisse filmer des gens qui volaient quelque chose dans leur supermarché. Évidemment, il n’y a jamais de vol chez Lidl, quoi… Ce qui fait que filmant dans le Carrefour Market et se promenant dans les rayons, forcément on accroche ici ou là des produits dont la marque est sans doute Carrefour, enfin je ne sais même pas, je n’ai pas fait attention d’ailleurs…
Le réalisateur semble occulter le fait que le supermarché en lui-même est un placement de produit, alors qu’il évoque spontanément l’accord contractuel qui autorise le tournage sur les lieux. Effectivement, son objectif n’est pas alors de valoriser l’enseigne, mais néanmoins cette monstration filmique résulte d’un placement de produit classique.
En cherchant des cas de placement de produit dans ses films, P. Claudel cite finalement deux exemples. Le premier concerne une bouteille de vin : « Il y a juste à un moment un hommage à un vigneron, c’est dans Tous les soleils, parce que j’aimais bien les vins d’un vigneron qui s’appelle Olivier Merlin, et encore c’est une scène, me semble-t-il, qui a été coupée après. Sinon il n’y a jamais eu aucun placement de produit ». Puis, il complète sa réponse : « Il y a une scène de quiche lorraine dans Il y a longtemps que je t’aime, donc là c’est plutôt la mise en avant et en lumière d’une spécialité régionale qui contribue aussi à ancrer bien entendu les personnages dans le contexte géographique et culturel11 ». Pour P. Claudel, ces deux produits sont mis en valeur, donc ils répondent bien à sa conception d’un placement de produit. Dans les faits, ces produits sont en réalité des inclusions de produits puisque leur intégration dans les films ne dépend pas d’un accord commercial.
Si les contours du placement de produit pour P. Claudel sont définis, qu’en est-il du placement territorial filmique ? Les deux sont-ils équivalents pour le réalisateur ? Il n’en est rien. P. Claudel change radicalement de discours lorsqu’il aborde la place du territoire dans ses créations :
C’est très différent. Chez moi en tous cas, le fait d’avoir tourné mes quatre films dans la Grande Région et un peu Luxembourg, c’est parce que j’avais envie que ces histoires se passent ici. Il n’était pas question, et ça je le disais aux interlocuteurs que je rencontrais, de faire une carte postale de la ville ou de la région, il était question de montrer des gens qui évoluaient dans ces territoires, qui étaient des provinciaux, qui étaient marqués aussi par, ma foi, la culture, le climat, la géographie urbaine, les paysages de la région. Pour chacun de ces films, que ce soit donc Il y a longtemps la Lorraine, Tous les soleils l’Alsace et la Lorraine, Avant l’hiver le Luxembourg et Une enfance la Lorraine et particulièrement Dombasle, chaque fois, nous avons bénéficié de subventions ou d’aides de ces régions mais, vous le savez sans doute, il n’y a pas de cahier des charges qui prévoit que le film s’oriente vers une sorte de mise en valeur de la région.
Nous retrouvons ici la dualité entre montrer et valoriser, occuper un espace en toute liberté et se sentir contraint d’en faire la promotion. Lorsque P. Claudel évoque son expérience au Luxembourg, il tient également à préciser : « À aucun moment dans les contrats il n’est dit, il faut que votre film témoigne de la beauté de la région, de tel paysage, etc. Jamais12 ». Néanmoins, les placements territoriaux prévoient des contreparties à l’engagement financier de la région comme un nombre de jours de tournage sur place ou encore l’embauche de personnels locaux dans l’équipe technique ou artistique du film.
S’il est établi que les placements publicitaires filmiques répondent d’une pratique éminemment cinématographique13 à partir du moment où ils interagissent sur le sens ou la construction de la diégèse (Le Nozach, 2013, p. 167-176), les produits et les marques sont cantonnés, dans les discours médiatiques et populaires, à des éléments exogènes au cinéma qui restent rattachés à la publicité commerciale. Le cinéma et la publicité sont perçus comme étant antagonistes. « Selon un préjugé tenace, logique d’auteur et logique de marché seraient nécessairement inconciliables » (Creton, 2005, p. 41). Dans cette lignée, P. Claudel, détracteur du placement de produit, tient sa pratique cinématographique à l’écart de ces préoccupations (Le Nozach, 2011, p. 115-138). En revanche, le territoire intégrant la diégèse cinématographique n’est pas considéré comme un intrus rapporté dans le film. Pour le réalisateur, le placement territorial n’est pas un placement de produit comme les autres. D’ailleurs, P. Claudel lui confère une place de choix dans ses réalisations.
Attardons-nous sur les formes de présence du placement territorial dans les fictions de P. Claudel. Tout d’abord, le réalisateur exploite le territoire en lui-même : de façon non exhaustive, villes et villages, rues, places, monuments, bâtiments, établissements, lieux-dits intègrent la diégèse filmique. Dans la filmographie du réalisateur, le territoire prend parfois la forme d’un décor qui occupe toute l’image, le temps d’une scène ou sur l’intégralité d’un film. Il y a longtemps que je t’aime est, par exemple, entièrement tourné en Lorraine. Le film commence par une scène à l’aéroport de Nancy-Metz (Lorraine) : Léa (Elsa Zylberstein) reçoit sa sœur Juliette (Kristin Scott Thomas) qu’elle n’a pas vue depuis des années. Sept minutes plus tard, les proches de Léa interrogent Juliette sur sa venue en Lorraine. Le personnage de Léa enseigne au campus lettres et sciences humaines de Nancy – on la voit sur le parking de l’établissement, dans une bibliothèque, dans la salle des professeurs, dans son bureau, etc. ; deux scènes se passent au parc de la Pépinière ; les sœurs partagent un moment de complicité à la piscine Nancy-Thermal ; Juliette se promène dans le centre-ville de Nancy et se détend dans plusieurs cafés de la ville. Le territoire remplit alors une fonction contextuelle (Le Nozach, 2013, p. 31-56) en construisant un environnement cohérent, crédible et réaliste. Au-delà des lieux, des références, objets ou produits insérés dans l’image représentent aussi le territoire régional. Dans ce même film, P. Claudel ne s’est pas contenté de filmer la ville et le patrimoine nancéien, il nourrit sa diégèse de repères culturels et artistiques. Le conjoint de Léa est un fervent supporter du club de football de Nancy, l’ASNL, les personnages mangent une quiche lorraine et commentent le tableau La Douleur du peintre lorrain Émile Friant. Dans son ouvrage Petite fabrique des rêves et des réalités, P. Claudel raconte comment la sculpture de l’ange a servi à composer une scène dans son film :
Quand j’ai revu cet ange du musée des Beaux-Arts de Nancy, que je connaissais bien, suspendu au-dessus de grand escalier blanc, j’ai immédiatement songé à l’enfant perdu, l’enfant lointain, mort, qui ne demeure vivant que dans le cœur et la mémoire d’une seule personne, sa mère […] C’est la re-découverte de cet ange qui a conduit à l’écriture de la séquence durant laquelle Juliette, l’apercevant, va vers lui, puis ensuite, en compagnie de Michel, s’arrête quelques instants sous ses ailes, séquence qui au départ n’existait pas dans le scénario. (PFR, p. 18)
Cette monstration patrimoniale et culturelle a de l’importance pour P. Claudel : « C’est une exhibition d’un patrimoine qui m’est cher. Qui m’est cher, pas forcément parce qu’il est régional, parce que ce sont des tableaux que j’aime14 ».
Territoire, patrimoine, œuvres d’art, références populaires… : l’inscription territoriale dans le film ne se limite pas à un décor. Elle peut être convoquée pour caractériser un personnage, sa vie d’hier ou d’aujourd’hui, ses états d’âme. « Dans le musée des Beaux-Arts, très clairement, il y avait une volonté de ma part de filmer certains tableaux de Friant… […] Filmer La Douleur en mettant devant une femme qui a passé des années en prison et qui a eu la douleur de perdre son fils, évidemment, ça crée un écho15. » P. Claudel confère ce rôle au placement territorial également dans ses autres films. Dans Tous les soleils, Alessandro est un professeur italien de musique baroque et le rendre strasbourgeois donne plus de corps au personnage. À Strasbourg, « [o]n […] entend toutes les langues de l’Europe. Dans les rues, on y parle espagnol, allemand, portugais, italien, comme Alessandro qui ne se rend pas vraiment compte que la musique qu’il enseigne fait écho à une sorte de deuil qui se prolonge depuis la mort brutale de sa femme16 ». Par le choix de Strasbourg, P. Claudel renforce la thématique multi-culturaliste de son film ; Tous les soleils aurait difficilement pu être tourné ailleurs17. Dans Une enfance également, le placement territorial endosse une fonction qualifiante (Le Nozach, 2013). P. Claudel pense son film en « mettant en adéquation » Dombasle et Jimmy, son personnage principal. Dans le dossier de presse du film, P. Claudel indique :
Dans cette ville, on passe sans transition d’un champ avec des vaches à un entrepôt industriel, des bords bucoliques d’une rivière ou d’un canal au corps monstrueux et bruyant d’une sorte de haut-fourneau. La nature est présente partout, et pas seulement dans les jardins ouvriers de la barre de cités ouvrières où nous avons tourné, dont l’abandon parle aussi de la fin d’un certain modèle social et d’un mode de vie. Là encore, les cartes semblent battues d’une façon qui n’existe plus guère aujourd’hui où les paysages sont soit industriels ou post-industriels, soit campagnards. Ici, tout coexiste, cohabite, tout s’interpénètre. Visuellement, c’est bien entendu quelque chose de formidable à exploiter, et cela permet aussi d’enrichir la psychologie et le parcours de Jimmy18.
La ville lorraine forge donc la personnalité de Jimmy. Plus encore, Dombasle fonde surtout le récit du film. Dans le dossier de presse, P. Claudel précise encore : « Dombasle structure le récit de mon film ». Plus qu’un décor placé en arrière-plan, il confère au placement territorial filmique une fonction narrative primordiale19 : « J’avais envie de raconter Dombasle […] de raconter les paysages de Dombasle20 ». La ville, grâce à ses nombreux visages, bâtit le film, scène après scène. S’il avait été tourné dans un autre endroit, le film n’aurait pas raconté la même histoire. Cette insertion territoriale filmique est alors irremplaçable ; il fait « partie de l’ADN21 » du film.
Le territoire régional contextualise les histoires filmiques de P. Claudel, il participe à la construction identitaire de ses personnages et articule parfois le récit cinématographique. Nous avons démontré que le réalisateur utilisait le territoire à des fins créatives et qu’il était parfois même moteur pour ses réalisations. Ce placement de produit est sémantiquement intégré aux projets cinématographiques du réalisateur. La question « Pourquoi P. Claudel fait-il du placement territorial ? » est composée de deux facettes. La première, que nous venons de traiter, se focalise sur l’apport artistique du territoire dans le film ; l’autre, qui constitue notre seconde partie, concerne les raisons et motivations personnelles du réalisateur.
Depuis 2015, nous menons une étude sur la Lorraine au cinéma ; notre catalogue filmique se compose de près de 70 films tournés dans la région. Pour la plupart, les réalisateurs ont un attachement personnel à la Lorraine : soit ils y sont nés, soit ils y ont vécu ou y vivent encore, soit leur famille est originaire de la région. Cette observation nous pousse à nous demander de quelle manière cette appartenance influe sur la création cinématographique. Dans quelle mesure un territoire familier au réalisateur modèle-t-il sa réalisation du film ? Ce questionnement concerne également le cinéma de P. Claudel.
Le réalisateur naît et passe son enfance à Dombasle-sur-Meurthe, ville située dans le département de Meurthe-et-Moselle en région Lorraine (Grand Est). Ses années lycée se déroulent à Lunéville et ses études supérieures à Nancy. Il réside toujours dans sa ville natale et enseigne à l’université de Lorraine. Si P. Claudel est Lorrain de naissance, il l’est également par choix puisque toute sa vie y est organisée.
Comme il l’a écrit, « [c]haque décision que l’on peut prendre à chaque minute de la fabrication d’un film est d’une importance extrême, et cette décision […] témoigne d’un engagement dans sa façon de filmer » (PFR, p. 29). Pas de hasard ni de facilité à situer ses tournages et ses histoires dans l’Est mais bien une volonté, un acte délibéré, une signature apposée sur ses œuvres cinématographiques. En 2008, pour son premier long-métrage, Il y a longtemps que je t’aime, le réalisateur explique que les lieux sont directement liés à sa vie personnelle :
Il est question d’amour. Entre la ville et moi. […] Tous les lieux que j’ai choisis ont un rapport avec mon histoire intime. Qu’il s’agisse du Café Foy et de la brasserie Excelsior, où j’ai jadis passé tant d’heures à rêver ma vie en me demandant ce qu’elle allait être, des allées du parc de la Pépinière qui me renvoient à certaines douces nuits de mon enfance durant lesquelles nous allions sentir le parfum des roses et manger des gaufres, du Musée des Beaux-Arts que j’ai hanté longuement quand j’avais une vingtaine d’années, de la piscine ronde de Nancy-Thermal, qui m’a toujours permis de voyager à moindre frais car en m’y baignant j’ai toujours eu l’impression d’être dans certains bains publics de Budapest, du cinéma Caméo que j’ai tant fréquenté, de la place Stanislas que l’on devine en arrière-plan et sur laquelle, un matin de juin, il y a vingt-cinq ans, j’ai pour la première fois embrassé celle qui allait devenir ma femme, du bureau de Léa à l’université, qui est mon véritable bureau. (PFR, p. 65-66)
Sept ans plus tard, sa démarche créative reste inchangée. Il décide de tourner Une enfance dans les lieux qu’il a fréquentés dans sa jeunesse : « Je rêvais depuis longtemps de filmer la petite ville où je suis né et où je vis. […] Il y a dans tout le film des échos constants à ma vie passée, à ma vie présente22 ». Il précise :
Tous les lieux que j’ai choisis dans le film et où des scènes se déroulent, sont des lieux qui ont un rapport très profond avec mon enfance : soit qu’un camarade habitait là, soit qu’une petite amoureuse passait à ce moment-là sur ce trottoir que j’ai filmé, l’école qui est montrée est celle dans laquelle j’ai fait mes classes primaires, les endroits au bord de l’eau sont ceux où j’allais à la pêche et des quantités d’autres comme ça23.
Avec Une enfance, le réalisateur signe son film le plus personnel même s’il ne raconte pas sa propre histoire : « Je n’ai pas eu cette enfance-là, aussi dure. Mais les lieux choisis, la langue, l’accent, les dialogues, il est d’une façon directe ou indirecte question de moi, tout le temps et partout24 ».
Dans ces deux exemples, P. Claudel signe une sorte d’autobiographie, une autobiographie qui ne se cristallise pas autour des personnages et de leurs histoires mais une autobiographie dessinée par les lieux qu’ils habitent, qu’ils traversent, qu’ils expérimentent. Pour le réalisateur, insérer des lieux qui lui sont familiers est un acte symbolique ; c’est exposer une part de son intimité et de son parcours intime.
Au-delà du lien de familiarité qui lie P. Claudel aux territoires de l’Est, le réalisateur exprime au cours de nos échanges sa volonté de transporter le cinéma sur ses terres : « J’avais envie de faire participer ma région à l’aventure du cinéma, j’avais envie d’engager des gens qui sont d’ici, comme figurants, comme techniciens, comme stagiaires. J’avais envie d’apporter le cinéma dans une région où il ne s’arrête pas assez souvent à mon goût25 ». Claudel met en relation son monde quotidien et celui qu’il met en scène dans ses films. Tout est en adéquation : ses histoires se déroulent en province, ses personnages sont originaires de l’Est de la France, ses tournages sont organisés en région, ses équipes artistiques et techniques sont composées localement. Tout fait sens.
Il s’agit pour lui de partager avec le public son amour pour certains lieux et pour ce qui s’y déroule. C’est le cas, par exemple, de la séquence finale de Tous les soleils à Froville : « J’aurais pu choisir une petite église en Alsace, j’en aurais trouvé une sans peine mais j’avais envie de montrer cette église romane et de faire savoir indirectement aussi que chaque année s’y tenait un festival de musique, de musique baroque26 ». C’est également l’occasion de filmer des lieux rarement exploités au cinéma :
En fait, j’ai filmé des villes qui n’ont jamais été filmées… Strasbourg, il n’y avait jamais eu un long-métrage entier qui mettait la ville au cœur. Il y a longtemps, précédemment, il y avait eu Une femme française de Régis Wargnier, mais on ne peut pas vraiment dire qu’il y avait d’autres films tournés aussi longuement à Nancy.
S’il confie que le tournage d’Il y a longtemps que je t’aime aurait pu se dérouler dans une autre ville de province, il a écrit son scénario en se projetant dans la ville meurthe-et-mosellane. Les cafés, bars, restaurants, hôtels, la faculté ou le cinéma sont génériques dans le scénario. Or, trois lieux – le parc de la Pépinière, la piscine Nancy-Thermal et le musée des Beaux-Arts – sont notifiés en toutes lettres ; P. Claudel a créé son film en pensant à Nancy et souhaitait montrer Nancy. De même pour Avant l’hiver, le réalisateur imaginait tourner à Metz car sa vision de l’histoire le transportait sur place mais également parce qu’il aurait aimé investir cinématographiquement les lieux : « Cette ville n’a jamais été prise pour objet principal d’un long-métrage en France, donc c’est dommage alors qu’elle a beaucoup de qualités et de charme27 ». Finalement, il tournera à Luxembourg et, si la ville est souvent le théâtre de tournages, la diégèse masque habituellement la localisation géographique. Ainsi le Luxembourg est-il relayé au rang de placement territorial furtif voire travesti (voir Le Nozach, 2019, p. 35-36). A contrario, P. Claudel lui accorde une place de premier plan : « Je pense que c’est le premier film, étranger en tout cas, qui filme le Luxembourg sans tricher, en disant que c’est le Luxembourg et sans faire croire que c’est à Paris ou à Pétaouschnock28 ». Comme il l’explique dans le making of du film, P. Claudel montre le Luxembourg « dans sa réalité, donc ses brasseries, les musées, les salles d’orchestre, les rues […] On a un peu mélangé les plaques d’immatriculation dans le film, comme c’est le cas dans la réalité29 ».
L’effet de réel (Barthes, 1968) est donc important pour le réalisateur, même si sa mise en scène distancie les lieux filmiques des lieux réels. En effet, tant dans son discours que dans ses films, il s’attache à révéler leur beauté ou, plus encore, à en fabriquer une version cinématographique cinégénique. Lors de la sortie de son premier film, P. Claudel confie à un journaliste de L’Express : « Ce matin, en venant à notre rendez-vous et en regardant Nancy respirer, je me suis dit : ‘‘Qu’est-ce que c’est beau !’’ Après tant d’années, je ne m’en remets toujours pas. Nancy est une ville magnétique. Il y a quelque chose de magique ici30 ». Même si la beauté du territoire est forcément subjective, le réalisateur a à cœur de magnifier les lieux grâce à sa caméra.
Pour Tous les soleils, le réalisateur se « permet de recomposer Strasbourg, de créer un Strasbourg cinématographique qui n’est pas le Strasbourg réel31 ». Les caractéristiques du langage cinématographique offrent à l’auteur l’opportunité de reconstruire la métropole selon sa propre vision, tout en conservant des indices ou des marqueurs symboliques de la ville. Selon Georges-Henry Laffont et Lionel Prigent, « l’image cinématographique inspire une idée (de ville ou de campagne) en accumulant quelques signaux susceptibles de mobiliser un imaginaire. Les exemples relatifs à Paris le montrent particulièrement : ce n’est pas un ‘‘vrai’’ Paris qui est pensé, mais une représentation qui doit solliciter très vite l’imaginaire du spectateur. Il ne s’agit pas tant de faire un portrait de la ville que de dérouler une histoire » (Laffont et Prigent, 2011, p. 114). Dans Une enfance également, le réalisateur s’est donné le défi d’embellir Dombasle-sur-Meurthe qui, en première approche, semble inhospitalière. Il filme la ville avec cet objectif : « Je voulais tirer parti de ce décor, montrer qu’une petite ville industrielle a priori banale – voire laide – peut receler des beautés, si on sait les cadrer32 ». Le territoire coïncide avec l’esthétique recherchée pour son film, même s’il ne correspond a priori pas à un paysage idyllique.
Pour P. Claudel, filmer un territoire, c’est révéler des lieux en les transformant – par un cadre, une lumière ou tout autre artifice technique – et en proposer une image cinégénique. Celle-ci établit la potentielle synergie entre le territoire et les propriétés esthétiques du film.
Plus encore, l’art cinématographique offre l’opportunité de forger une image mémorielle du territoire. Comme l’écrivait Marc Ferro en 1968, « le cinéma n’est pas toute l’Histoire. Mais sans lui, il ne saurait y avoir de connaissance de notre temps » (Ferro, 1968, p. 585). Filmer une rue, une ville, une région à l’instant t permet de les figer dans l’image et de conserver une mémoire des lieux. Les œuvres cinématographiques portent l’évolution des lieux au fil du temps, elles construisent leur mémoire, une mémoire mêlant réalité et image idéelle façonnée par la mise en scène. P. Claudel parle du cinéma qui constitue une « forme d’archive extrêmement intéressante », même si, selon lui, « [a]ujourd’hui, on est dans l’excès avec un trop plein d’images, avec des images prises un peu par tout le monde, qui ne sont pas vraiment des photographies ni des films et qui en plus risquent de disparaître car elles ne sont pas vraiment pérennes33 ». P. Claudel note que le cinéma, quant à lui, revêt une « dimension patrimoniale » qui ne se limite pas à « la forme des villes », mais qui englobe également « la façon dont on s’habille, dont on parle, dont on se déplace34… ». Le réalisateur illustre son propos :
On n’a qu’à regarder les films des années 30 français, la façon dont les gens s’adressent les uns aux autres, l’accent qu’ils ont, la façon de penser des Français, les formulations de politesse, etc. On est déjà dans un autre monde… donc il y a cet aspect vivant qui est capté par le cinéma et qui représente après un document intéressant35.
C’est dans cette optique que P. Claudel a tenu à immortaliser une rue de Dombasle dans Une enfance. Filmer la rue Hélène répond à une envie et à une urgence. Une envie, car il était important pour lui de réaliser un film autour de ce lieu. La rue Hélène constitue bien plus qu’un décor, elle est un personnage du film au même titre que les acteurs. « J’aime tellement cette rue que j’avais envie de construire une histoire autour pour la fixer un petit peu au cinéma36 ». Une urgence également, car après le passage du tournage, la rue a été détruite. C’était donc le moment ultime pour immortaliser ce lieu singulier et symbolique, apprécié tant par le réalisateur que par les autres habitants. P. Claudel déclare :
Très clairement il y avait une dimension patrimoniale pour moi, sans être prétentieux mais c’est vrai que c’était important pour moi de figer dans une image, enfin une image animée donc ce n’est pas vraiment figé, mais en tout cas de garder la mémoire dans un film de cette rue à laquelle évidemment beaucoup de Dombaslois étaient attachés, soit pour y avoir vécu, soit pour la connaître. Et j’ai trouvé tellement dommage […] qu’on la détruise37.
Dans cette continuité, P. Claudel analyse le fait que, grâce au cinéma, il est possible de garder une image des endroits qui ne sont ni protégés, ni préservés par les politiques de conservation du patrimoine. La rue Hélène n’est pas un exemple isolé :
C’est un peu partout le cas en Lorraine, de ses cités ouvrières, où on estime que finalement patrimonialement elles ne présentent pas d’intérêt suffisant pour qu’on puisse les classer, et finalement, à force de les détruire toutes, il n’en restera plus, il ne restera plus cette mémoire-là, seulement en photographie…38
Le territoire filmique édifie un document à valeur historique, une archive pour notre mémoire collective, mais également, comme c’est le cas pour P. Claudel, un souvenir à résonance interpersonnelle : « Je n’ai jamais revu le film depuis la fin du montage mais je sais que c’est sans doute un des films que je prendrai plaisir à revoir, non pas pour l’histoire mais pour les décors que j’ai pu filmer et notamment, notamment cette rue Hélène39 ». Comme le dit si poétiquement P. Claudel, « [c]’est la magie du cinéma qui est aussi une machine à fabriquer de la mémoire40 ».
P. Claudel s’exprime librement sur le territoire régional présent dans ses films. Que ce soit lors d’entretiens médiatiques à la sortie des films ou dans les dossiers de presse, il parle spontanément des lieux de tournages et du fait que le territoire filmique occupe une place de choix dans ses créations cinématographiques. Les lieux, intégrés narrativement, sont explicites dans les films, participent à leur esthétique, transmettent nombre de significations (voir Semprini, 1995, p. 5-8). Cette monstration filmique, réalisée en toute conscience, propose également une découverte de la région aux spectateurs.
Ses placements territoriaux sont donc non seulement assumés, mais aussi revendiqués. Le réalisateur participe à une forme de promotion du territoire (Duchet, 2009, p. 179-191) par ses choix de mise en scène, même si ce n’est pas son objectif. D’ailleurs, il souhaite éviter « la carte postale touristique » et filme des endroits en dehors de ceux habituellement mis en avant par les organismes touristiques. Malgré cela, l’attractivité touristique du Grand Est se voit améliorée grâce à ses films. Il se souvient :
Avec Il y a longtemps, on m’avait dit que ça avait provoqué à un moment une sorte de tourisme de week-end, des gens qui avaient vu le film, qui avaient beaucoup aimé et qui voulaient voir les lieux, le musée des Beaux-Arts, etc. Et puis Tous les soleils, c’est vrai que la ville et la communauté se sont rendu compte que le film pouvait être un atout pour les lieux. […] C’est devenu, après coup, comme une sorte d’argument publicitaire pour la ville41.
En conséquence, nous décelons une double valorisation du territoire régional dans l’univers de P. Claudel. D’une part, la valorisation est cinématographique : le réalisateur sublime un territoire peu connu dans ses images filmiques. D’autre part, la valorisation est énonciative : il tient des propos laudateurs sur la région lors de la promotion de ses films. Ainsi, même si ses réalisations filmiques répondent d’une démarche personnelle et artistique, elles demeurent des productions-vitrines pour la région et constituent un exemple de dépublicitarisation42. Ces placements territoriaux, qui ne sont pas connotés comme des placements de produits commerciaux, comportent en définitive une dimension promotionnelle. P. Claudel, par son cinéma, est devenu un ambassadeur de la Lorraine et de la région Grand Est.
Œuvre de Philippe Claudel citée
Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
Films de Philippe Claudel cités
Il y a longtemps que je t’aime, UGC, 2008, 115 min. Avec Kristin Scott Thomas, Elsa Zylberstein, Laurent Grévill, Serge Hazanavicius…
Tous les soleils, UGC, 2011, 105 min. Avec Stefano Accorsi, Neri Marcorè, Lisa Cipriani, Clotilde Coureau, Anouk Aimée…
Avant l’hiver, Les films du 24, 2013, 103 min. Avec Daniel Auteuil, Kristin Scott Thomas, Leïla Bekhti…
Une enfance, Les films du losange, 2015, 100 min. Avec Alexi Mathieu, Jules Gauzelin, Pierre Deladonchamps, Angélica Sarre, Patrick d’Assumçao…