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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Le rêve est l’avenir du vrai

Lorsque j’ai commencé la préparation de cette étude (fin 2019), j’ai choisi d’aborder une œuvre peu connue : « La Petite » [LP] n’a été publiée que dans le livre que nous avons coécrit, Joëlle Cauville, Marie Joqueviel-Bourjea et moi (2017), et que P. Claudel a lui-même enrichi, d’une part en participant à un long « entretien à quatre voix », d’autre part en nous confiant des textes – certains inédits, dont « La Petite ».

Depuis est intervenue la parution de Fantaisie allemande [FA], cette « sorte de roman » (p. 168), selon l’expression de son auteur, dont le dernier chapitre – « Die Kleine » (p. 135-162) – constitue dans une large mesure une reprise de « La Petite ». Une différence notable cependant : dans un cas (« La Petite »), le personnage central est issu d’une famille musulmane et l’action se déroule à une époque proche de la nôtre ; dans l’autre cas (« Die Kleine »), il s’agit d’une petite Juive allemande dont les parents sont victimes de la barbarie du IIIe Reich.

Je sais aussi que le récit « La Petite » était lui-même initialement conçu comme le premier chapitre d’un roman dont le titre eût été Sommeils, un projet que j’ai eu la chance de lire grâce à la bienveillance de l’auteur, et qui a servi d’« ébauche » à différentes parties de Fantaisie allemande.

Aussi cette étude s’apparente-t-elle désormais à une incursion au cœur même de l’atelier de création de P. Claudel, à l’examen d’un moment dans la genèse d’une œuvre, entre un projet initial (celui du roman Sommeils) et l’œuvre finale (la nouvelle « Die Kleine », intégrée dans le recueil Fantaisie allemande).

***

Paul Klee affirmait en 1920 : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » (Klee, 1920, p. 28). « La Petite »peut, me semble-t-il, être présentée comme une illustration de ce principe. Décrire l’invisible et montrer comment le souvenir et le rêve interagissent avec la perception du vécu, ainsi pourrait en effet se décrire l’objet de ce récit dont l’action très claudélienne est centrée autour d’une rupture tragique, vécue par un personnage très jeune – une petite fille de six ou sept ans peut-être.

Dans la première partie, je veux montrer comment la chronologie des événements se trouve déstructurée par la mémoire et restructurée (selon une logique nouvelle), voire réinventée par le rêve. J’évoquerai aussi le rôle actif que l’auteur confie à son lecteur.

Ensuite, je suggérerai comment l’auteur nous invite à adopter le temps d’une lecture un univers mental où la guerre comme la mort n’ont pas la signification que nous avons appris, adultes, à leur donner.

En dernière partie seront abordés trois thèmes majeurs – l’absurde, le sensible, l’indicible – qui me semblent constituer le moteur même du récit.

Le temps et les rêves

« La Petite »est le récit d’une double aventure vécue par un seul et même personnage. Le premier paragraphe (repris à l’identique dans « Die Kleine ») évoque un de ces moments particuliers où deux mondes se croisent :

Souvent, en ouvrant les yeux, la petite se demandait si c’était alors la nuit qui n’en finissait pas, et les rêves avec elle, ou si c’était bientôt le jour, et avec lui la venue des choses vraies. Les deux domaines contenaient lumières et douleurs, et elle ne savait lequel était le plus doux pour elle, celui de la nuit ou celui du jour. (LP, p. 143)

L’action de « La Petite »se déroule d’une part dans une ville, à une époque qui pourrait être la nôtre, pendant un terrible épisode guerrier, d’autre part dans une campagne reculée, chez une femme qui offre un refuge à la petite orpheline. Or ces deux lieux si différents ne sont pas évoqués successivement, dans un récit qui serait scindé en deux parties, mais bien dans le même espace narratif. Car le monde qui constitue le véritable lieu de l’action est un monde intérieur.

Le domaine qui est présenté comme étant celui des rêves et de la nuit peut être identifié comme appartenant au passé – un passé proche, sans doute, mais que le lecteur peut considérer comme révolu, celui du jour et des « choses vraies » étant celui du présent. Le personnage de la petite fille peut donc être rapproché de nombre de personnages de P. Claudel, de Brodeck à Monsieur Linh et bien d’autres, qui vivent avec la conscience (nette ou diffuse) d’une « vie antérieure », parfois refoulée et néanmoins agissante, d’un traumatisme parfois ancien mais omniprésent. Mais ici, la narration repose moins sur les descriptions distinctes de chacun de ces deux mondes (celui du rêve et celui du vrai) que sur leur interaction.

Le monde des rêves n’est pas seulement celui de la nuit. C’est aussi le lieu intime où se réfugie la petite fille dans les moments où elle choisit la solitude pour retrouver les images qui représentent tout ce qui a donné un sens à son existence. Autant de souvenirs qu’elle s’efforce de conserver précieusement en elle, cachés dans un mouchoir imaginaire dont il lui suffit de dénouer les angles pour retrouver tout ce qui a constitué la partie heureuse de sa vie : « [L]a petite gardait le rire de sa mère comme un morceau de pain dans un mouchoir noué, ce qui est un trésor pour ceux qui sont affamés » (ibid., p. 144).

Je reviendrai sur l’image récurrente du mouchoir imaginaire. Mais il est d’ores et déjà important de remarquer que ce qu’il contient n’est pas une reproduction parfaitement rigoureuse du passé : le traitement très particulier de la temporalité se traduit par un déroulement non linéaire de la narration, de même que les souvenirs de la petite fille ne lui reviennent pas à l’esprit dans un ordre chronologique. Ainsi, si l’on en croit les images que nous livre sa mémoire, dans la salle de classe qu’elle fréquentait dans sa « vie d’avant » régnait une atmosphère sereine : « [E]n compagnie des autres enfants elle jouait avec des cubes que la maîtresse leur avait demandé d’empiler en quatre tas selon leur taille » (ibid., p. 144), alors même que le monde extérieur connaissait une catastrophe (la guerre faisait rage, tout le monde fuyait). La terreur qui régnait au dehors semble ne pas avoir atteint l’école, lieu préservé et paisible. Voici le souvenir que la petite fille conserve du spectacle qu’elle découvrit juste après avoir quitté l’école en compagnie de sa mère :

C’était étrange de voir la ville ainsi, repue d’une foule qui emplissait toutes les rues, les larges avenues comme les plus petites rues, mais qui ne produisait aucun bruit sinon celui des chaussures des femmes et des hommes qui se pressaient, haletaient, s’étouffaient. (ibid., p. 160)

Ainsi, dans sa mémoire se succèdent – ou se juxtaposent – des images « essentielles » : dans sa vie « d’avant », la petite fréquentait l’école, et ce lieu était paisible, comme en témoigne le souvenir « premier » qu’elle en conserve. Mais un jour, sa mère est venue dans la classe (événement incongru) et ce fut le début d’un épisode tragique qui mena à une terrible rupture dans la vie de l’enfant : sa mère disparaîtra, elle ne reverra jamais son père et ne fera qu’entrevoir fugitivement, pour la dernière fois, son petit frère dont on ne sait s’il vivait encore à ce moment. Vision elle aussi surprenante, d’ailleurs, car la présence du petit frère n’était pas mentionnée lors de l’arrivée de la mère à l’école ni pendant la fuite de la mère et de la fillette.

Par ailleurs, elle revoit fort peu de choses entre le moment de sa course éperdue dans une rue de la ville où elle peine à ne pas perdre la main de sa mère et cet autre moment, où elle ressort d’un amoncellement de corps inertes. Quelques images lui reviennent encore « qu’elle n’arrivait jamais à assembler avec d’autres » (ibid., p. 151). Parmi ces souvenirs épars, « inclassables », elle se revoit avancer, nue, sur une route entourée d’un paysage aride et dévasté, manifestement hors du cadre urbain : « Une route sur laquelle elle marche et où elle grelotte car elle est entièrement nue, une route dans un paysage décapé de tout relief, de toute végétation, de toute vie, une route où elle marche et dans sa marche tombent un à un tous ses cheveux » (ibid.).

Souvenir « authentique » ou vision purement onirique, construite par le rêve ? Certes, la perte de sa belle chevelure brune est attestée par l’évocation du « monde vrai » – car la petite est désormais chauve. Mais le traumatisme déclenché par ce phénomène, consécutif au drame vécu par l’enfant, peut bien, lui aussi, se trouver transposé dans ce cauchemar.

De fait il s’agit là d’une nouvelle image « première », certes constitutive du « monde d’avant » et de son écroulement subit tel que la petite se le représente désormais, mais aussi (surtout ?) constitutive de l’imaginaire ou des souvenirs du lecteur, car elle peut nous renvoyer à la très célèbre photo de Kim Phuc, la petite Vietnamienne brûlée par le napalm, qui fuit, le 8 juin 1972, dans un paysage analogue1.

La cohérence des souvenirs de la petite n’a plus alors qu’un intérêt secondaire. Ce qui importe vraiment ici est que l’imagination du lecteur soit « mise en marche », alimentée par les images fortes qui lui sont suggérées. C’est notamment par ce procédé que l’auteur amène son lecteur à s’approcher au plus près du personnage : à tous deux il fait partager une expérience dans laquelle se rencontrent le monde observable et le monde intérieur (celui des souvenirs qui alimentent nos rêves).

L’imaginaire du lecteur est aussi sollicité par des éléments plus subjectifs : dans le monde « d’avant » les couleurs sont présentes, telles que l’or du dôme de la mosquée, le cube rouge dans la main de la petite, dans la scène de la salle de classe. La petite garde aussi le souvenir coloré de la très belle journée (la plus belle de sa vie d’enfant) où elle a découvert un spectacle de cirque :

[…] des clowns au nez rouge qui se donnaient des coups de pied et un vieillard chétif, aux yeux maquillés de noir de charbon, dont la chevelure gazeuse et la barbe blanche descendaient jusqu’aux hanches, et qui fit disparaître dans une boîte recouverte de papier doré trois pigeons, un lapin noir… (LP, p. 154)

Ces simples détails suffisent à déclencher chez le lecteur une représentation très colorée de l’univers évoqué. Mais les couleurs sont totalement absentes du monde « vrai », chez la femme. Parmi les très rares exceptions, le visage de la Sainte Vierge, découvert alors que la petite a l’occasion de pénétrer dans l’église en ruines du village. Un visage qu’elle identifie à celui de sa mère, donc au « monde d’avant » :

La petite parfois s’aventurait dans la nef et se couchait par terre, de tout son corps, pour que son visage soit au même niveau que celui, décapité, d’une Vierge de plâtre peinturlurée de rose et d’or. Elle en aimait la douceur, qui lui rappelait certains traits de sa propre mère. Et comme sa mère la tête portait un doux voile qui encerclait son front et ses joues. (ibid., p. 153)

Lire « La Petite » est une aventure. Michel Tournier a écrit dans Le Vol du vampire : « À peine un livre s’est-il abattu sur un lecteur qu’il se gonfle de sa chaleur et de ses rêves… » (Tournier, 1981, p. 10). Il nous appartient en effet de prolonger en imagination ce dont le narrateur amorce le dévoilement : le récit a besoin de notre chaleur et de nos rêves pour livrer toute sa richesse, comme le personnage demande, pour être vraiment compris et approché au plus près, que ses souvenirs, ses rêves, tout son être invisible soient accordés aux nôtres.

Déshabiter le monde ? (la mort absente)

La mort est au centre de ce récit – pour le lecteur, elle est omniprésente – alors même qu’elle est observée à travers le prisme du regard et des souvenirs d’une enfant qui, de fait, n’a pas pleinement accès à ce concept.

Certes la mort est évoquée, car elle est présente dans les jeux de la petite, comme elle peut être observée, voire provoquée par elle-même sans qu’elle saisisse la vraie signification de ce qui se déroule sous ses yeux :

Parfois, il lui arrivait d’attraper un poisson, une grenouille prise au piège des rhizomes, des iris et des lernes. Elle serrait le petit être dans ses mains longuement jusqu’à ne plus sentir de mouvements en lui. Elle regardait ses yeux pour y trouver des paillettes d’or, qui se ternissaient rapidement, tandis qu’il s’endormait dans la mort. […] Elle ne voyait là aucun sens ni aucune morale. Ne se sentait coupable de rien. Elle ne faisait qu’éprouver le monde. (LP, p. 155)

Ses souvenirs du « monde d’avant » et des événements terribles qu’elle a vécus sont empreints de la même innocence et de la même ignorance. Pour elle, les victimes du massacre dont elle est la survivante étaient une foule endormie qui l’entourait :

[…] un grand lit dont les couvertures et les draps ont été remplacés par des peaux de femmes et d’hommes qui l’entourent de toutes parts, qui ne bougent pas, qui ne l’étouffent pas, […] et dont elle finit par s’extraire, repoussant doucement leurs bras, leurs jambes, leurs visages aux yeux fermés, en faisant attention de ne pas les réveiller. (ibid., p. 151)

Aussi n’est-elle pas en mesure d’envisager la disparition radicale et définitive des êtres qui l’ont entourée depuis qu’elle est au monde. À ses yeux, sa mère et elle ont simplement emprunté, un jour, des chemins divergents :

La petite avait lâché sa main droite et sa mère avait continué seule la marche, sans même s’apercevoir que l’enfant n’était plus à ses côtés, qu’elle ne serrait plus sa petite main dans la sienne, et qu’elles allaient désormais, séparées, dans deux espaces distincts, celui du là-bas et celui de l’ici… (ibid., p. 169)

Ce qui est temporellement révolu peut être imaginé par l’enfant comme présent dans un autre espace. C’est ainsi que pour la petite, au-delà de l’usine détruite où la mènent ses pérégrinations solitaires, avec son « garde-frontière » (le cadavre carbonisé d’un homme qu’elle y découvre), commence (ou recommence) peut-être le monde du passé et du rêve : « C’était là les confins du pays de l’ici. / Au-delà commençait l’espace étranger, qui était peut-être l’espace du temps d’avant, le pays du là-bas contenu dans le mouchoir noué dans le cerveau… » (ibid., p. 166). Car la vocation des êtres disparus est de peupler le monde des rêves (celui que contient le mouchoir imaginaire) : le rêve, ce refuge intime où le personnage se retrouve, voire se ressource véritablement.

Mais ce refuge intime est-il l’ultime refuge ? Le récit le suggère d’abord, et nombreux sont les signes que le « monde vrai » n’est, comparé au « monde d’avant », qu’un monde déshabité. De nombreuses notations pourraient justifier ce terme, mais l’adjectif peut notamment s’appliquer, dans un sens métaphorique, aux seins de « la femme » comparés à ceux de la mère :

Les seins de la femme étaient de vieux seins inutiles, des enveloppes vides, comme des sachets de graines que l’on garde même s’ils ne servent plus à rien. Tout le contraire des seins de sa mère, gros, lourds, avec des veines bleues qui ressemblaient à des racines d’arbrisseaux et couraient sur la peau de satin. (ibid., p. 147)

Quant à la vache, que la femme vient traire chaque jour en compagnie de la petite, elle est, comme les autres animaux rencontrés par la petite fille (le cochon de la ferme par exemple), un des rares habitants du « monde vrai » qui symbolisent pour la petite force, chaleur et fécondité – comme s’ils éveillaient la réminiscence d’un souvenir du « monde d’avant ». C’est pourquoi son évocation (comme celle de la Vierge de l’église !) contient au moins un adjectif de couleur, et ses « seins » ne sont pas « déshabités » : « La vache avait deux seins encore plus gros que ceux de sa mère. Et eux aussi avaient des veines bleues, mais si grosses qu’on aurait cru qu’elles allaient se rompre. Les seins de la vache avaient chacun plusieurs tétons, et chaque jour du lait en sortait » (ibid.).

La petite, quant à elle, semble à son tour choisir de « déshabiter le monde ». C’est ce qui apparaît dans son renoncement à communiquer avec les êtres qu’elle côtoie ou qu’elle pourrait croiser : les enfants du village (qu’elle effraie) et même la femme qui l’a recueillie : elle bouche ses oreilles avec la cire d’une bougie, choisit de ne plus entendre et de ne plus parler. Dans le « monde d’ici », en effet, la petite refuse les mots, qu’ils soient parlés ou écrits. Son plaisir est de les détruire : elle les découpe dans les livres qu’elle trouve, puis les fait disparaître dans une « patouille » en les diluant dans une casserole emplie d’eau. C’est que pour elle les mots appartiennent exclusivement au « monde d’avant », où ils symbolisaient à eux seuls toute la douceur des moments passés en compagnie de son père, dans une pièce garnie de livres, la douceur, aussi, des histoires merveilleuses qu’il lui racontait.

Cependant, l’idée d’un renoncement définitif à la vie – affective, active, sociale – dans l’espace de « l’ici » n’est crédible que jusqu’aux premiers signes d’une évolution, d’une métamorphose progressive du contenu du mouchoir imaginaire.

Je reviendrai sur ce paradoxe apparent : le repli sur soi est fait pour « éprouver le monde ». C’est aussi vrai du désir que ressent la petite d’identifier la place qu’elle occupe dans ce qui est son nouveau cadre de vie. Ainsi la cartographie des sites qu’elle a découverts, qu’elle trace dans un espace confiné, secret (lieu comparable à un espace intérieur, auquel elle seule a accès), sur le flanc de l’armoire.

Le « monde vrai » a vocation à prendre une dimension onirique. Dans le monde du rêve, l’image de la femme se superpose peu à peu à celle de la mère : « La petite sentait les gestes de la femme et soudain se brouillait en elle la frange qui séparait le rêve et le vrai. […] Les mains de la femme devenaient les mains de sa mère / […] elle se rendait compte de la disparition progressive des traits de sa mère… » (ibid., p. 156 et p. 158)

Enfin,lorsque le récit est tout proche de son dénouement, est évoquée pour la première fois une émotion de la petite fille, alors que jusque-là étaient seulement décrits les circonstances et le cadre des tragiques expériences qu’elle vivait. La charge émotionnelle induite par ces expériences était alors ressentie par le lecteur, qui traduisait et prolongeait ainsi ce que le narrateur ne faisait que lui suggérer. Ici, alors que la femme a soudain disparu, la petite redoute d’être désormais seule, abandonnée à elle-même. À ce moment, son inquiétude n’est plus seulement suggérée mais clairement indiquée par une phrase brève : « Elle sentit son jeune cœur s’emballer un peu » (ibid., p. 169). Cette simple notation indique une réaction clairement déclenchée par un événement survenu dans le « monde vrai ». Est-ce le signe d’un rapprochement, d’une acceptation, voire de l’adhésion (jusque-là toujours refusée) de la petite au monde qu’elle habitera désormais ?

Ceci ne peut être formulé que sous une forme interrogative. De même, la rencontre de la petite avec un personnage nouveau et inattendu (un chien) au dernier paragraphe de la narration, ne constitue pas un dénouement simple et clair, mais nous conduit au contraire à tenter de prolonger le récit par des hypothèses : faut-il jusqu’au bout interpréter la métamorphose du monde des rêves comme un signe d’espoir ? Et si le chien de la dernière page porte les mêmes stigmates que la petite – le haut du crâne « dépoilé » –, qui suggèrent une triste similitude de leurs destins, s’agit-il néanmoins d’une rencontre heureuse, de bon augure ?

Le récit se clôt sur cette interrogation. Si l’incertitude dans laquelle nous laisse l’auteur ne fait que souligner toute la fragilité qui caractérise le personnage, j’ai voulu montrer ici que la portée de ce récit ne se limite pas à un discours univoque : P. Claudel ne démontre pas, il donne à voir. Son récit ne nous montre pas seulement le moment terrible de la rupture avec un monde familier, l’écroulement tragique du cadre fondateur, repère premier et chaleureux de la petite fille : nous pouvons croire aussi à un ressourcement, sur lequel peut se fonder l’espoir d’une redécouverte de la vie.

Une analyse similaire pourrait s’appliquer à « Die Kleine ». Cependant, la fin de cette nouvelle diffère de celle de « La Petite ». La narration s’achève ici avec l’évocation du « discours silencieux » que la fillette adresse à l’homme mort qu’elle a découvert dans l’usine en ruines. Et le non-dit, comme sa vocation véritable, est alors expliqué et justifié par ces quelques phrases par lesquelles s’achève le récit :

… [les mots,] elle les disait dans sa tête à elle.

Cela lui suffisait.

Elle était certaine que là l’homme pouvait les prendre et les entendre, et s’en servir pour continuer dans sa mort à vivre à travers elle. (FA, p. 162)

Par ces mots l’auteur suggère la place et le rôle que son jeune personnage peut désormais tenir dans l’imaginaire du lecteur : la petite fille victime de la guerre et de la barbarie nazie, tout comme l’homme mort qu’elle observe et à qui elle parle en silence, témoignent de ce moment de l’histoire où s’agrègent dans l’imagination de l’auteur des représentations « premières ».

L’absurde, le sensible, l’indicible

Il peut sembler difficile de voir dans cette nouvelle autre chose qu’un récit « noir », témoignage de la barbarie de guerriers indifférents aux tourments qu’ils infligent aux victimes innocentes de leur conflit, dont le personnage de la petite est le symbole évident. Mais j’ai commencé d’évoquer le sentiment (discret mais persistant) que l’espoir n’est pas absent de cette œuvre.

Rien, c’est vrai, ne vient contredire cette observation, qui trouve sa confirmation d’un bout à l’autre de la narration : toute l’énergie de la petite fille est liée au besoin impérieux, vital, de se réfugier dans un monde intérieur afin de se protéger contre l’absurdité de sa condition. Car aucun épisode de sa vie (passée, rêvée, actuelle) n’indique la présence d’une loi absolue, « fiable » : le dieu auquel se soumettait son père (lui-même, selon toute vraisemblance, imam de la mosquée du quartier, dans la « vie d’avant ») n’a pas eu le temps de trouver dans l’esprit de la petite fille une représentation crédible : « Elle n’avait jamais rencontré Dieu et ne savait pas vraiment qui il était, ni où il habitait dans la rue » (ibid., p. 148). C’est pourquoi, par exemple, malgré le discours de son père qui lui montrait les cochons comme des animaux « abandonnés de Dieu », elle ne pouvait s’empêcher de les trouver drôles et attachants.

De fait, la rupture tragique avec le « monde d’avant » a eu lieu au moment où commençait à peine à se construire dans l’esprit du très jeune personnage sa lecture du monde et de l’humanité. Si le lecteur est en mesure de soupçonner les forces responsables de la barbarie dénoncée ici comme relevant de deux conceptions exclusives, apparemment inconciliables de la théocratie, pour la petite il est tout simplement réconfortant que la Vierge de l’église du village porte un « doux voile » semblable à celui que portait sa mère musulmane.

La guerre elle-même, dont elle est la victime directe, ne correspond pas dans son esprit à un concept plus clair que celui de la mort : « Le père lui avait expliqué la guerre mais elle n’avait pas compris » (ibid., p. 160). Et voici comment elle vivait les bombardements, pendant cette guerre qui finit par anéantir l’univers entier de sa petite enfance :

On jouait à la cachette. La mère prenait le petit frère contre elle et rampait sous le lit. Elle les rejoignait. Ils restaient ainsi tous les trois, parfois des heures. C’était délicieux. […] Quand les bombes touchaient le sol et éclataient, […] elle battait des mains, applaudissant le grand spectacle de la mort et de la démesure […]. (ibid.)

En fait, tout ce qui « porte » la vie du personnage, lui donne ses rares couleurs, tout ce qui est « fiable » dans cette existence, est transmis non par la réflexion ni par les mots – auxquels la petite a renoncé –, encore moins par la morale, mais par les sens – le toucher notamment – comme remède à l’absence et à l’abandon. C’est au contact du vent et de la terre, de l’eau aussi, et de la boue, que la petite s’applique à « éprouver le monde » : « L’eau roulait à deux pas, lente, pâteuse, en de lents remous glauques. L’enfant enlevait sa robe qu’elle abandonnait sur l’herbe et, nue entièrement, pataugeait dans la vase pendant des heures, ne se lassant jamais des bruits de succion de la matière collante » (ibid., p. 154).

Dans une certaine mesure, les séjours de la petite fille dans l’eau et la vase de la rivière peuvent rappeler ces moments d’abandon où, en proie au découragement, Robinson, le naufragé de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier, se laisse envahir par la torpeur, devenant même la proie d’hallucinations, dans un milieu glauque qu’il nommera lui-même « la souille ». Ainsi, « [l]a vase liquide sur laquelle dansaient des nuages de moustiques était parcourue de remous visqueux […] » (Tournier, 1972, p. 39). Il est même tentant de relever l’analogie frappante de certaines notations des deux auteurs. Michel Tournier écrit : « […] il ne craignait plus l’ardeur du soleil, car une croûte d’excréments séchés couvrait son dos, ses flancs et ses cuisses » (ibid., p. 40). Et Philippe Claudel : « La vase séchait sur sa peau en formant une croûte noire. Au fil des heures, la carapace se craquelait et la changeait en une créature échappée des temps balbutiants du monde » (ibid., p. 155).

Cependant, l’intérêt d’un tel rapprochement est aussi qu’il fait ressortir ce qui sépare les deux personnages : si tous deux sont visités, dans ces moments particuliers, par des visions de nature onirique, ce qu’ils en retirent est différent. La vision du navire que Robinson croit voir s’approcher de son île, et plus encore la présence à son bord de sa jeune sœur, pourtant morte depuis dix ans, sont le déclencheur de la réaction – que Robinson lui-même ressent comme salvatrice – qui lui fera fuir la « souille », qu’il identifie (à ce moment de l’histoire tout au moins) comme un lieu périlleux, où il craint de perdre la raison. Gilles Deleuze note (en argumentant précisément sa remarque) dans Michel Tournier et le monde sans autrui que « la première réaction de Robinson fut le désespoir2 ».

Mais la petite, pour sa part, accueille les rêves et les souvenirs qui la visitent pendant ses séjours au contact de la nature sauvage comme réconfortants, vivifiants même. Et quand elle revient à la ferme, elle est à la fois fatiguée et sereine, heureuse, semble-t-il, de retrouver bientôt le monde de la nuit et son cortège de visions douces : « Il arrivait qu’elle s’endormît dans le bain, repue de fatigue, de vent, de soleil et de lumière. La femme alors la sortait de l’eau, la séchait, la soulevait comme un panier à linge et la posait dans le lit » (ibid., p. 156). Car le rêve et la réalité, l’« ici » et le « là-bas » se sont enfin conciliés grâce au contact des éléments dont elle vient de jouir en silence. La proximité de la nature et des éléments va de pair avec le repli sur le monde intérieur.

Quant à son mouchoir imaginaire, où la petite conserve les images, les sons et les parfums, tout ce qui fait vivre son être invisible, il est le lieu secret où se déposent lentement les traces de son vécu, qui avance vers un lendemain que nous ne connaîtrons pas. Car nous ne sommes pas en mesure de déchiffrer ce qui se trame dans « l’inextricable magma de [son] être muet », selon l’expression de P. Claudel dans Autoportrait en miettes (AM, p. 26). Le narrateur ne nous en rendra pas témoins, de même que le véritable « rapport » de Brodeck, le seul qui reflète authentiquement la réalité vécue par le personnage, est caché dans le lieu le plus intime et le plus secret qui soit (sur la peau même de sa femme endormie).

Dans cette narration, il reste donc une part de non-dit, qui s’applique aussi bien à l’avenir du personnage qu’à l’espace impénétrable de ses visions oniriques les plus secrètes, ce « rien dans lequel elle s’enfonçait » (LP, p. 156) en s’endormant, une fois ressortie, apaisée, du bruissement des « temps balbutiants du monde ».

Non-dit – car proprement indicible – est aussi le moment, lui aussi, hélas, « fondateur », de la déflagration par laquelle la « vie d’avant » de la petite fut anéantie : ses souvenirs (authentiques ou recréés par le rêve) lui sont soit antérieurs (la ville, le quartier, les parents…), soit postérieurs (la fuite, la nouvelle vie chez « la femme »…). Le moment tragique lui-même n’est pas décrit, et l’effet qu’il produit sur le lecteur n’en est que plus fort.

***

J’ai voulu ici mettre en avant un aspect de l’art narratif de P. Claudel qui me semble particulièrement prégnant lorsqu’il s’applique à une œuvre brève, qui place le lecteur dans une situation d’attente autant que d’empathie très forte pour le personnage, mais aussi de méditation et même de création. Je l’ai dit : pour livrer sa richesse, le récit a besoin de notre chaleur et de nos rêves.

Or cette part de création qui relève du pouvoir du lecteur n’est pas éloignée de la démarche de l’auteur lui-même. À cet égard, il est permis de voir dans « Die Kleine » la représentation des souvenirs « essentiels », des images « premières » convoquées dans l’esprit de P. Claudel par la fréquentation imaginaire de la barbarie qui a déclenché les tourments de la petite fille. Si les images qui habitent l’esprit de la petite relèvent de la réalité du monde dans lequel nous vivons, celles de « Die Kleine » sont les images « fondatrices » de l’imaginaire de l’auteur. Celui-ci le rappelle clairement dans l’épilogue du recueil Fantaisie allemande :

[É]tant moi-même depuis l’enfance un voisin de ce pays [l’Allemagne], j’ai développé un rapport d’attirance et d’effroi avec ses paysages, sa culture, sa langue et son histoire, comme je n’en ai avec aucun autre pays au monde. L’Allemagne a toujours été pour moi un miroir dans lequel je me vois non pas tel que je suis, mais tel que j’aurais pu être. (FA, p. 170)

Pour toutes ces raisons, « La Petite »peut se définir, tout comme « Die Kleine », comme un espace narratif restreint qu’il convient d’ouvrir, de déployer (comme la petite fille dénoue les angles de son mouchoir imaginaire). Il revient au lecteur, en s’appuyant sur ses propres représentations « premières » – de la guerre, de l’innocence, de la barbarie – comme sur les souvenirs et les images qu’il conserve au plus profond de lui (« lumières et douleurs »), d’achever de constituer (et ainsi de « faire sien ») le tableau que l’auteur lui suggère. Le monde de la petite peut alors nous envahir et nous dépasser, à la manière de ce que peut montrer un tableau au-delà même du cadre qui limite l’objet peint. P. Claudel prouve ici par l’écriture le principe qu’il a lui-même énoncé, dans Autoportrait en miettes, à propos de l’art pictural : « Toute peinture met en lumière, pour qui veut bien y songer, ce qui n’a pas été peint » (AM, p. 52).

Références

Deleuze Gilles, 1972, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface à Tournier Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, collection « Folio ».

Joqueviel-Bourjea Marie, Cauville Joëlle et Bonnet Pierre, 2017, Philippe Claudel, un art du silence, Paris, Hermann, collection « Vertige de la langue ».

Klee Paul, 1920, « Kunst gibt nicht das Sichtbare wieder, sondern Kunst macht sichtbar », dans Edschmid Kasimir (ed.), Schöpferische Konfession, Tribüne der Kunst und der Zeit. Eine Schriftensammlung, band XIII, Berlin, E. Reiss, p. 28.

Tournier Michel, 1972 [1967], Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, collection « Folio ».

Tournier Michel, 1981, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France.

Œuvres de Philippe Claudel citées

Autoportrait en miettes, à travers les chefs d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Nancy [AM], Paris, Nicolas Chaudun, 2012.

« La Petite » [LP], dans Joqueviel-Bourjea Marie et al., 2017, op. cit.

Fantaisie allemande [FA], Paris, Stock, 2020.

  • 1 Photographie prise le 8 juin 1972 par Nick Ut, alors présent au Vietnam pour le compte de l’agence Associated Press. Elle est visible à l’adresse suivante (émission de France Culture qui lui est consacrée) : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-culture-change-le-monde/la-petite-fille-au-napalm-de-nick-ut-une-photo-peut-elle-arreter-une-guerre-9572904 [consulté le 17 juil. 2022]
  • 2 G. Deleuze précise : « La première réaction de Robinson fut le désespoir. Elle exprime exactement ce moment de la névrose où la structure Autrui fonctionne encore, bien qu’il n’y ait plus personne pour la remplir, l’effectuer. D’une certaine manière elle fonctionne d’autant plus rigoureusement qu’elle n’est plus occupée par des êtres réels. […] Elle ne cesse de refouler Robinson dans un passé personnel non reconnu, dans les pièges de la mémoire et les douleurs de l’hallucination. » Plus loin : « S’arrachant à la souille, Robinson cherche un substitut d’autrui, capable de maintenir malgré tout le pli qu’autrui donnait aux choses : l’ordre, le travail. » (Deleuze, 1972, p. 291).
  • Références

    Deleuze Gilles, 1972, « Michel Tournier et le monde sans autrui », postface à Tournier Michel, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, collection « Folio ».
    Joqueviel-Bourjea Marie, Cauville Joëlle et Bonnet Pierre, 2017, Philippe Claudel, un art du silence, Paris, Hermann, collection « Vertige de la langue ».
    Klee Paul, 1920, « Kunst gibt nicht das Sichtbare wieder, sondern Kunst macht sichtbar », dans Edschmid Kasimir (ed.), Schöpferische Konfession, Tribüne der Kunst und der Zeit. Eine Schriftensammlung, band XIII, Berlin, E. Reiss, p. 28.
    Tournier Michel, 1972 [1967], Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, Gallimard, collection « Folio ».
    Tournier Michel, 1981, Le Vol du vampire, Paris, Mercure de France.
    Œuvres de Philippe Claudel citées
    Autoportrait en miettes, à travers les chefs d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Nancy [AM], Paris, Nicolas Chaudun, 2012.
    « La Petite » [LP], dans Joqueviel-Bourjea Marie et al., 2017, op. cit.
    Fantaisie allemande [FA], Paris, Stock, 2020.