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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

La Petite Fille de Monsieur Linh mis en scène par Guy Cassiers : un projet européen

Ce travail est le fruit d’une coopération étroite avec Emmanuel van der Beek, qui a consacré un mémoire de fin d’études à la comparaison du roman de Philippe Claudel et de l’adaptation de Guy Cassiers (Van der Beek, 2019).

Une part importante de l’œuvre de P. Claudel se distingue par une forte propension à l’intermédialité : il peut s’agir de transpositions graphiques ou photographiques, filmiques et dramatiques dues à l’auteur, à des tiers ou issues de coopérations entre plusieurs acteurs. Il peut également s’agir d’échanges intersémiotiques qui opèrent au sein même de textes signés de l’auteur seul, notamment des représentations discursives d’expériences sensorielles ou d’images picturales, et des hybridations de modèles filmiques et romanesques, ainsi que le notait naguère P. Claudel lui-même à propos d’un de ses films dans la phrase de présentation de Petite fabrique des rêves et des réalités (2008) : « Il me semble souvent que j’écris des romans comme le ferait un cinéaste, et j’ai eu le sentiment très net de réaliser mon film, Il y a longtemps que je t’aime, comme un écrivain compose un roman » (Claudel,2008, 4e de couverture).

Outre ces transpositions et échanges qui engagent différents régimes de signes, il convient de citer les lectures, traductions et adaptations en d’autres langues des récits et romans, y compris des traductions et adaptations de transpositions en d’autres médias. Les unes et les autres attestent éminemment du potentiel « relationnel » des lettres contemporaines (Viart, 2019). Il en va ainsi de La Petite Fille de Monsieur Linh(2005) : ce roman a fait l’objet d’une série de traductions et d’adaptations dramatiques en plusieurs langues, qui explorent et prolongent des formes et des motifs de l’œuvre originale, au point de constituer ce que les historiens des traductions Armin Paul Frank et Brigitte Schultze appelaient des « Kometenschweife » (Frank et Schultze, 2004, p. 71-73), des « queues de comète » qui se forment dans le sillage d’une œuvre dite originale1. Or, cette métaphore ne s’applique qu’à moitié à des adaptations qui sont le fruit d’une démarche créatrice propre, ou qui amplifient et transforment une démarche auctoriale.

Cette contribution se propose de montrer comment l’équilibre discursif entre « mots, images et rêves2 » se dénoue puis se renoue, mais différemment, au cours d’une adaptation dramatique ou plus précisément d’un projet d’adaptations en plusieurs langues de La Petite Fille de Monsieur Linh, l’un des romans les plus scénarisés de P. Claudel. Puis de se demander si, en retour, la lecture de l’original se trouve affectée, enrichie, par les interprétations dramatiques qui en ont été données.

Quelles sont pour commencer les pièces du dossier3 ? En 2005, quelques mois après l’original, paraît à Amsterdam une traduction néerlandaise sous le titre Het kleine meisje van meneer Linh ; elle est l’œuvre du traducteur attitré de P. Claudel, Manik Sarkar4. Douze ans plus tard, le 30 septembre 2017, le metteur en scène belge Guy Cassiers crée à Anvers en Belgique, sous le même titre, une adaptation du roman5. Il s’agit d’un monologue, que le paratexte du scénario présente tour à tour comme une adaptation d’après P. Claudel (« naar P. Claudel ») et comme une traduction du texte de P. Claudel (« tekst : P. Claudel »), sans toutefois se réclamer de la traduction de M. Sarkar, pourtant utilisée.

Cette première adaptation inaugure une suite de versions en d’autres langues également produites par G. Cassiers6 : en espagnol (Cassiers, 2017), en français7 (Cassiers, 2018a), en anglais (Cassiers, 2019), ainsi qu’en catalan (Cassiers, 2018b). Ce faisceau de versions forme un « projet européen », qui vise à « éveiller une conscience historique permanente dans l’Europe d’aujourd’hui8 » et qui s’attache en l’occurrence « au sort du réfugié9 ». Ce projet n’est pas aujourd’hui porté à son terme, on y reviendra.

Dans ce qui suit, nous visons à agencer trois perspectives corrélées : la première s’attache au passage du roman à ses premières adaptations en néerlandais, et compare notamment des éléments textuels de l’original avec la version mise en scène ; la deuxième se penche sur le jeu dramatique, en l’occurrence sur la conjugaison du texte avec d’autres ressources, principalement visuelles ; la troisième porte sur les relations et tensions entre les langues mises en scène dans la pièce.

Une double version

Les textes d’œuvres destinées à la scène ou transformées en vue de représentations dramatiques ou filmiques ont tendance à subir des modifications, non seulement au moment de convertir le scénario en script, mais également au cours des répétitions et des versions jouées devant le public. Ce n’est évidemment pas le lieu de s’attarder aux caractéristiques générales ou théoriques du passage du texte à la scène, couramment étudiées en études dramatiques (Pavis, 2011), ni de vouloir dresser un historique, même bref, de l’adaptation contemporaine en Flandre ou en Belgique. Concentrons-nous d’emblée sur la version due à G. Cassiers. Avec Het kleine meisje van meneer Linh, ce dernier n’en est pas à son premier essai d’adaptation, bien au contraire : en 2004, il avait produit un cycle sur Marcel Proust, entre 2010 et 2012 un autre sur Robert Musil, puis des adaptations d’œuvres de Joseph Conrad (2011), de Virginia Woolf (2013), de William Shakespeare (2013-2014), de Maurice Maeterlinck (2014-2015). Ont suivi plus récemment des versions en néerlandais de Caligula d’Albert Camus (2015-2016), des Bienveillantes de Jonathan Littell (2015-2016), et même d’un film : Coup de Torchon (2019) de Bertrand Tavernier10.

Une adaptation à la scène

D’ordinaire, les adaptations de G. Cassiers qui relèvent de son projet européen greffent une œuvre existante sur un discours public d’actualité moyennant un agencement original de moyens audiovisuels et discursifs. En l’occurrence, Het kleine meisje van meneer Linh met en lumière les traumatismes provoqués par la migration forcée. La presse a fort bien accueilli la pièce de G. Cassiers, tout en signalant et quelquefois en fustigeant l’équilibre des moyens mis en œuvre – plus précisément la prééminence du récit sur le dialogue. De fait, l’adaptation se laisse ranger dans la catégorie du « théâtre-récit », selon la définition de M. Plana : « [Dans le cas du théâtre-récit], on adapte moins l’œuvre d’origine qu’on ne lui adapte la forme d’accueil (la scène) » (Plana, 2014, p. 37). Bien entendu, la critique n’a pas établi le lien avec l’œuvre originale, qui avait dès l’incipit croisé le mode narratif et le mode dramatique ou mimétique, en se donnant à lire comme une sorte de scénario narré ; notons ainsi l’usage du présent et du déictique : « C’est un vieil homme debout à l’arrière d’un bateau. Il serre dans ses bras une valise légère et un nouveau-né, plus léger encore que la valise » (PFM, p. 9).

Il convient de rappeler au surplus l’un des aléas du projet d’adaptation de G. Cassiers. Au départ, ce dernier avait imaginé un dialogue entre deux personnages, qui assuraient également une fonction narrative, à savoir Monsieur Linh et Monsieur Bark. Le désistement inopiné d’un des deux acteurs désignés11 l’a poussé à représenter les deux personnages narrateurs par un seul acteur, lequel prend donc en charge les dialogues et les récits produits par chacun. Des projections vidéos dédoublent ou réfléchissent la figure de l’acteur qui représente les deux personnages narrateurs, ainsi que dans la figure 2.

Cette configuration complexe, entièrement orale, s’enrichit toutefois d’autres énonciateurs et modalités d’expression : les propos d’autres personnages, comme ceux de l’interprète ou de l’infirmier, se trouvent projetés par écrit sur le mur de fond de la scène. La projection de ces propos assortis de la fonction de leurs énonciateurs, en l’occurrence tolk (interprète) et verpleger (infirmier), installe un dialogue souvent tendu entre les régimes de l’oral et de l’écrit, que soulignent encore des jeux de couleurs, et d’ombres et de lumières (voir plus loin). S’ajoute, enfin, l’affichage récurrent du nom de la petite fille, Sang diû, qui ne prend évidemment pas la parole, mais est couramment nommée par les personnages traducteurs.

Il est évidemment loisible de s’interroger sur les relations entre les textes du roman et de la pièce12. Au plan microtextuel, c’est-à-dire lexical et syntaxique, G. Cassiers suit assez fidèlement la traduction de Sarkar. Les modifications qui surviennent oralisent davantage le registre écrit du récit13, allongent les phrases de ce dernier en supprimant ou en modifiant des connecteurs interphrastiques14, et le cas échéant visent une stylisation sociolinguistique des dialogues : comme le néerlandais de Sarkar ne coïncide pas en tous points avec celui qui s’utilise couramment en Flandre, le metteur en scène a sans doute choisi d’opérer des ajustements lexicaux et syntaxiques destinés aux spectateurs flamands15.

Au plan macrotextuel, en revanche, les différences entre le roman et l’adaptation sont fort nombreuses et substantielles ; il ne peut être question de les relever dans le détail. Voyons d’abord la structure globale de l’œuvre. Aux 22 unités ou séquences narratives non numérotées du roman correspondent 14 scènes ou actes numérotés et titrés dans le scénario ; la représentation supprime ces indices paratextuels qu’elle remplace par de courtes pauses. Notons ensuite la réduction considérable, jusqu’à 30%, du texte16. Les coupures concernent entre autres des actions secondaires, nombre de référents (des objets, des faits, des situations, des lieux, voire des personnages), ainsi que des flashbacks qui ramènent Monsieur Linh au pays natal, ou encore des pensées, des appréhensions ou des souvenirs auxquels le narrateur du roman s’attarde plus longuement. Outre les coupures, on relèvera des permutations de détails, et notamment des faits de second plan narrés en d’autres scènes que celles qui correspondent aux séquences narratives de l’original. Enfin, le narrateur/personnages sur scène ne rend pas la totalité des propos échangés : ceux des autres énonciateurs se trouvent projetés sur le mur de fond du podium.

Il n’en demeure pas moins que c’est bien le narrateur qui constitue le centre de gravité de la pièce : seul présent sur scène, c’est à travers sa voix et son corps que transitent les voix, espoirs, et angoisses des personnages ; c’est lui qui représente le monde et les effets des événements et des situations sur les personnages, qu’il focalise, en se servant parfois du discours indirect libre. La fonction médiatrice du narrateur laisse ainsi peu de place aux descriptions, aux analyses ou aux explications, qui, certes, n’abondaient pas dans l’original.

Une scénographie de l’espace

Le travail scénographique opéré par le dramaturge G. Cassiers dans sa version néerlandaise est étonnamment riche. En contrepartie de la suppression des descriptions et autres éléments topographiques du roman17, surgit une nouvelle spatialité scénique, créée par les gestes, le décor – constitué de quelques instruments de musique, de quatre chaises, d’un pupitre et d’un écran –, ainsi que par des compositions formelles, des visages et des textes projetés sur un mur. Ces images sont quelquefois nommées et le cas échéant commentées par le narrateur, tel commentaire emprunté à la traduction du mot « grot » (grotte) affiché dans la fig. 2.

La scène visualise et matérialise ainsi l’espace clos au sein duquel évoluent les personnages, et principalement Monsieur Linh. Mais parallèlement, elle éloigne et abstrait l’univers narré et remémoré que parviennent à peine à désigner ou même évoquer les quelques indices spatiaux. Cette abstraction ne parvient toutefois pas à tempérer l’indicible du locus amoenus et du locus horribilis : tandis qu’une voix lointaine, issue d’une radio tenue par le narrateur, raconte les rêves paradisiaques que s’échangent Monsieur Linh et Monsieur Bark (pendant la projection, voir fig. 2), elle est contrebalancée par le mot « grot », dont la force symbolique convoque immanquablement l’horreur de la guerre et de ses conséquences exhibées par le dénuement de la scène et les couleurs noire et grise. Comme le note G. Cassiers, la figure de la synecdoque est au cœur de sa scénographie :

[…] un détail d’un banc suggère tout le banc, une fleur suggère un parc, un lit suggère un dortoir, une grille suggère l’institut psychiatrique… Les actes concrets (boire une tasse de café, se promener dans la ville, etc.) ne sont pas représentés physiquement, mais visuellement (par la projection d’images). (Cassiers, s. d., p. 96)

Bien entendu, on sait la synecdoque déjà présente dans le roman, et sa mise en évidence dramatique confirme en l’occurrence une autre visée du metteur en scène, qui est de prolonger sinon d’amplifier les ressources discursives offertes par l’original. On notera ainsi que la spatialité montrée et narrée se trouve enrichie de plusieurs manières dans l’adaptation dramatique, ainsi que le montrent les scènes suivantes. La première montre deux projections qui suggèrent des mouvements spatiaux : des rayures qui représentent les déambulations de Monsieur Linh en ville, puis une lumière blanche qui désigne l’impact de l’accident arrivé à ce dernier.

La seconde scène contient le passage où le narrateur raconte comment Monsieur Linh voit disparaître son pays « derrière l’horizon » (Cassiers, 2017, p. 2, 00 : 34 – 02 :22 18) : le spectateur voit apparaître sur la paroi de fond le terme « horizon » (et non une représentation visuelle d’un horizon). Or, ce terme, mobile et de taille variable, se trouve ainsi mis en relief moyennant des ressources typographiques qui s’inspirent des techniques de la bande dessinée, elles-mêmes héritières de l’expressionisme typographique : « [les mots] sont colorés d’après les émotions : ainsi, les mots en gras indiquent des ordres, les mots en grands caractères, des cris » (Cassiers, 2018, p. 3).

Du reste, d’autres signes graphiques exercent la même fonction. Ainsi, au moment du récit du transfert de Monsieur Linh à l’institution, apparaissent sur la paroi des lignes qui semblent correspondre au défilement rapide des images sur la rétine du personnage. Parallèlement, les mêmes lignes reviennent mais défilent plus lentement, au cours du récit de la fuite de Monsieur Linh. Comme quoi, les couleurs, les mots, les graphèmes, les images schématiques, sont censés représenter les univers oniriques et dépouillés, privés de repères, du migrant, sinon de tout migrant. Car c’est bien l’universalité de cette expérience en vérité inénarrable que veut rapporter la pièce, à la suite et à l’instar du roman.

Figure 1. L’acteur Koen De Sutter dans l’adaptation de La Petite Fille de Monsieur Linh, mis en scène par Guy Cassiers, Bourlaschouwburg, Anvers (Belgique), 30 sept. 2017. Photographie de Kurt van der Elst

Figure 2. Photographie de Kurt van der Elst.

Figure 3. Photographie de Kurt van der Elst.

Une scénographie des langues

L’outillage visuel complexe au service de la restitution de l’expérience migrante s’adjoint le recours à d’autres expériences sensorielles comme l’odeur, le goût et le son musical. Mais les ressources langagières, et notamment l’usage du plurilinguisme, méritent d’occuper une place de choix dans l’analyse de l’œuvre. Une nouvelle fois, ce plurilinguisme se greffe sur celui qui figurait déjà dans le roman, mais l’amplifie en une véritable scénographie langagière. Chez P. Claudel, le plurilinguisme réside dans l’usage récurrent d’un nombre limité de lexèmes hétérolingues et de commentaires métalinguistiques chargés de faire prendre conscience au lecteur que les propos énoncés par Monsieur Linh sont rendus en traduction par le narrateur. Certes, pareil expédient langagier n’implique pas que les autres personnages s’expriment en français, comme le signale judicieusement le narrateur : « […] [Monsieur Linh] pose une question, une seule : il demande à la jeune fille comment on dit bonjour dans la langue de ce pays » (PFM, p. 56).

L’indétermination spatio-temporelle s’étend ainsi à la langue, et le français n’est qu’un des vecteurs du langage. Voire, les vertus de ce dernier sont supérieures à celles des langues. Utilisé de manière spontanée, sans intention ou injonction particulière, le langage a le pouvoir d’inspirer la confiance, quelle que soit la langue dont il se sert, une confiance qui dépend du ton, de la voix, de la manière d’être de la personne, non des mots chargés de transmettre des informations :

Monsieur Linh attend que la voix reprenne. Sans qu’il sache le sens des mots de cet homme qui est à côté de lui depuis quelques minutes, il se rend compte qu’il aime entendre sa voix, la profondeur de cette voix, sa force grave. Peut-être d’ailleurs aime-t-il entendre cette voix parce que précisément il ne peut comprendre les mots qu’elle prononce, et qu’ainsi il est sûr qu’ils ne le blesseront pas, qu’ils ne lui diront pas ce qu’il ne veut pas entendre, qu’ils ne poseront pas de questions douloureuses, qu’ils ne viendront pas dans le passé pour l’exhumer avec violence et le jeter à ses pieds comme une dépouille sanglante. (PFM, p. 29)

À se placer, à l’inverse, au point de vue sociétal, l’usage de plusieurs langues est censé pallier la maîtrise inégale des langues par les différents personnages. Une jeune fille assure ainsi la fonction d’interprète non-professionnelle, dite « communautaire », auprès de Monsieur Linh, de l’infirmière et du médecin. Mais comme souvent, les médiations sont asymétriques et incomplètes, et ne parviennent pas à rendre la communication entièrement transparente. Le passage suivant du roman souligne une telle asymétrie en résumant un échange antérieur :

Quand elles s’apprêtent à partir, soudain, la femme du quai s’entretient longuement avec la jeune fille. Celle-ci approuve de temps à autre. Elle se tourne vers Monsieur Linh et lui dit : « Oncle, vous ne pourrez pas toujours rester ici, dans le dortoir. C’est une solution passagère. Le bureau des réfugiés va bientôt examiner votre cas, comme il le fait pour tous. Vous verrez des personnes qui vous poseront des questions, un médecin aussi. N’ayez crainte, je serai là avec vous. Ensuite, ils proposeront quelque chose de définitif et un lieu sera trouvé où vous pourrez être plus tranquille. Tout ira bien. (PFM, p. 56)

On voit bien que, réduite à sa fonction informative et cependant incapable de répondre à toutes les questions, la langue de la femme et de l’interprète est celle des autorités, certes atténuée de manière à éviter les remous ou l’émergence de nouvelles questions : celles que Monsieur Linh, et à travers lui les humains en détresse, posent et se posent tout naturellement.

La pièce adopte cette scénographie des langues et accentue en particulier la faible réactivité du personnage, en croisant sa voix avec celle du narrateur, en une sorte de discours indirect libre :

Meneer Linh wil nee zeggen, maar dan verandert hij van gedachten en vraagt het jonge meisje of hij ook sigaretten kan krijgen. Ja, hij wil wel sigaretten19.

Quant aux lacunes provoquées par les rapports d’asymétrie cités, elles se manifestent en particulier dans les cinquième et dixième scènes, où les propos de l’interprète et de l’infirmière se trouvent projetés sur la paroi du fond en une langue incompréhensible pour Monsieur Linh, comme d’ailleurs aussi pour le spectateur. Alors que le scénario rend les propos de l’infirmière en caractères grecs (« Ωε ωαρεν ονγερτ ομδατ υ νογ νιετ τερυγ ωασ », propos non traduits mais curieusement translittérés par l’interprète : « We waren ongerust omdat u nog niet terug was20 »), la projection vidéo remplace les caractères grecs par des caractères latins d’où ont cependant disparu des lettres, rendant le message caduc : « D i maa en i d lij o i g », soit « Dit is maar een tijdelijke oplossing21 » (traduction de l’interprète projetée ensuite)22.

Épilogue : un projet international

Omnis comparatio claudicat. Il y aurait méprise à vouloir s’appesantir sur les différences entre le roman, ses traductions et ses adaptations, car chacune des transpositions produit avant tout un équilibre discursif entre les deux modes, dramatique et narratif, qui étaient déjà constitutifs du roman. À la différence des conceptions traditionnelles de la traduction et de l’adaptation qui voient en elles des sortes de substituts d’un original définitif et immobile, arrêté dans sa forme et sa langue, envisageons bien plutôt ces transpositions comme des modalités de survie de cet original, plus exactement, comme l’écrivait Walter Benjamin, de son « Fortleben23 » ou vie continuée. Corrélativement, cette visée benjaminienne s’élève contre l’idée convenue selon laquelle la traduction n’aurait pas de signification, de plus-value, pour l’original lui-même : « [...] eine Übersetzung niemals, so gut sie auch sei, etwas für das Original zu bedeuten vermag » (Benjamin, 1985, p. 10). En vérité, la traduction, du moins lorsqu’elle s’en donne l’ambition, est apte à engendrer des transformations, sinon des renouvellements de l’œuvre originale, y compris de sa lecture en langue originale24. Les relectures, les traductions et les transpositions, en initiant de nouvelles voies, rapprochent davantage qu’elles ne distancent l’original des attentes lectoriales.

Ce à quoi s’évertue précisément le projet de G. Cassiers, c’est de chercher à tresser ensemble les transpositions en plusieurs langues, de les aligner parallèlement sur un modèle scénographique qui ne change guère selon les langues qui en sont les vectrices ou selon les auditoires qui en sont les destinataires. Le centre de gravité demeure à ses yeux l’œuvre de P. Claudel, dont il résume ainsi le propos et la visée, qui est évidemment en premier lieu la sienne :

La Petite Fille de Monsieur Linh est une histoire déchirante sur ceux qui perdent leur monde familier du jour au lendemain et se retrouvent dans un environnement étranger ; sur les souffrances souvent invisibles qu’infligent les traumatismes de guerre ; et sur le besoin fondamental d’amitié et de soutien qu’éprouvent tous les hommes. Le roman de Philippe Claudel, qui date de 2005, n’a rien perdu en force et en actualité, plus de dix ans après sa parution. Au contraire, dira-t-on. Plus que jamais, notre société a besoin de solidarité et d’empathie pour les souffrances d’autrui. (Cassiers, s. d., p. 96)

Vu sous cet angle, La Petite Fille de Monsieur Linh est exemplaire du vaste projet européen de G. Cassiers, car les recréations du roman de P. Claudel donnent à voir l’enjeu majeur de son action : former réseau et témoigner ainsi de manière soutenue, engagée, des tragédies humaines vécues par les migrants en Europe ; inciter le spectateur à prendre conscience et à agir en conséquence. D’un tel point de vue, il n’est pas vain de comprendre l’œuvre de P. Claudel comme un point de départ autant que comme un point d’aboutissement, entre lesquels les traductions et les adaptations forment le cortège de ce que Maurice Blanchot nommait judicieusement « la solennelle dérive des œuvres littéraires » (Blanchot, 1971, p. 70). Une dérive qui souligne la nécessité de la littérature, son pouvoir aussi, qui ne sont pas aujourd’hui ses moindres vertus.

Références

Benjamin Walter, 1985 [1923], « Die Aufgabe des Übersetzers », dans Tiedemann Rolf et Schweppenhäuser Hermann (eds), Gesammelte Schriften, Band 4.1, Frankfurt am Main, Suhrkamp.

Blanchot Maurice, « Traduire », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971.

Cassiers Guy, 2018a, La Nieta del señor Linh [adaptation en espagnol de La Petite Fille de Monsieur Linh], scénario et mise en scène de Guy Cassiers.

Cassiers Guy, 2018b, La néta del senyor Linh [adaptation en catalan de La Petite Fille de Monsieur Linh], jouée au Teatre Lliure à Barcelone, déc. 2018-mars 2020.

Cassiers Guy, 2019, Mister Linh and His Child [adaptation en anglais de La Petite Fille de Monsieur Linh], scénario et mise en scène de Guy Cassiers.

Cassiers Guy, s. d., « Note sur le spectacle », Espaces pluriels. Saison 17-18. Dossier de presse, s. l. Disponible sur : http://www.espacespluriels.fr/IMG/pdf/DP17_18.pdf [consulté le 17 juil. 2022].

Cassiers Guy et Jans Erwin, Het kleine meisje van meneer Linh [adaptation en néerlandais de La Petite Fille de Monsieur Linh], 23 sept. 2017, Anvers, Belgique [inédit].

Frank ArminPaul et Schultze Brigitte, « Historische Übersetzungsreihen I : ‘Kometenschweifstudien’ », dans Frank Armin Paul et Turk Horst (eds), 2004, Die literarische Übersetzung in Deutschland. Studien zu ihrer Kulturgeschichte in der Neuzeit, Berlin, Erich Schmidt, p. 71-73.

Pavis Patrice, 2011, La Mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, Paris, Armand Colin.

Plana Muriel, 2014, Roman, théâtre, cinéma au XXe siècle. Adaptations, hybridations et dialogue des arts, Paris, Bréal.

Rosemberg Muriel, 2016, « Spatialité du déracinement dans La petite fille de Monsieur Linh de Philippe Claudel », Annales de géographie, n°3, 2016, p. 405-417.

Tashinskiy Aleksey, 2018, Literarische Übersetzung als Universum der Differenz : mit einer analytischen Studie zu deutschen Übersetzungen des Romans Oblomov von I. A. Gončarov, Berlin, Frank & Timme.

Van der Beek Emmanuel, 2019, Aan alle kleine meisjes. Over de toneelbewerking van Het kleine meisje van meneer Linh, Louvain, KU-Leuwen [inédit en français].

Viart Dominique, 2019, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », Fabula. La recherche en littérature, 6 déc. 2019. Disponible sur : https://www.fabula.org/atelier.php?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine. [consulté le 17 juil. 2022]

Œuvres de Philippe Claudel citées

Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.

La Petite Fille de Monsieur Linh [PFM], Paris, Stock, 2005.

Het kleine meisje van meneer Linh [titre original : La Petite Fille de Monsieur Linh], traduction en néerlandais par M. Sarkar, Amsterdam, De Bezige Bij, 2005.

  • 1 Pour une présentation de ce concept, voir Tashinskiy, 2018, p. 131-132.
  • 2 L’expression est reprise à l’argumentaire du colloque.
  • 3 Ces pièces sont référencées en fin d’article.
  • 4 Sarkar est également un auteur de récits brefs en néerlandais, disponibles sur : http://www.manik.nl/ [consulté le 17 juil. 2022].
  • 5 Le Toneelhuis (Maison du théâtre) est une compagnie théâtrale flamande dirigée, sur le plan artistique, par G. Cassiers (depuis 2006). Pour l’adaptation néerlandaise, G. Cassiers s’est assuré le concours du dramaturge flamand Erwin Jans.
  • 6 D’autres versions dramatiques monologiques ont paru à la même époque ; ainsi, celle de Sylvie Dorliat, jouée au Havre et à Paris en 2017, puis reprise en 2019. Disponibles sur : http://asso-maisondelaculture.fr/il-ny-a-pas-que-les-mots/ et https://www.ticketac.com/spectacles/la-petite-fille-de-monsieur-linh-theatre-de-lepee-de-bois.htm#decouvrir. [consultés le 17 juil. 2022].
  • 7 La pièce a été programmée (puis annulée suite au coronavirus) du 15 mai 2018 au 15 mai 2020. Disponible sur : https://www.toneelhuis.be/fr/programme/la-petite-fille-de-monsieur-linh [consulté le 17 juil. 2022]. G. Cassiers présente sa version comme une « recréation internationale » (internationale hercreatie), qui conserve son rapport à l’original (« Texte : Philippe Claudel », bien que le scénario utilise l’expression « d’après Philippe Claudel »). On notera que Cassiers ne cite ni sa propre adaptation en néerlandais, ni la traduction de Sarkar (Cassiers, 2018a).
  • 8 « The Little project» [article, en ligne]. Disponible sur : https://www.toneelhuis.be/fr/projects/the-littell-project/ [consulté le 17 juil. 2022].
  • 9 « Guy Cassiers » [article, en ligne]. Disponible sur : https://www.toneelhuis.be/fr/createurs/guy-cassiers/ [consulté le 17 juil. 2022].
  • 10 Pour plus d’informations, voir le site du Toneelhuis : https://www.toneelhuis.be/fr/a-propos-de-toneelhuis/mission [consulté le 17 juil. 2022].
  • 11 « Recensie Het kleine meisje van meneer Lin » [article, en ligne]. Disponible sur : https://www.concertnews.be/recensietonen.php?id=3559&kop=Het%20kleine%20meisje%20van%20meneer%20Linh&waar=Bourla%20Antwerpen [consulté le 17 juil. 2022].
  • 12 À noter que la version française livrée plus tard (2018) par G. Cassiers s’appuie non sur l’adaptation néerlandaise mais sur le texte original de Claudel. Citons en guise d’exemple l’indice paratextuel suivant qui figure au début du scénario : « Souligné : texte modifié (pas identique au livre, mais vérifié par une traductrice) » (Cassiers, 2017, p. 4). Lisons donc : texte modifié par rapport au texte original (livre) et vérifié par une traductrice familière de la langue française. Exemple : « Elle contient une photographie et un sac de toile dans lequel l’homme a glissé une poignée de terre » (Cassiers, 2017, p. 5) vs « […] elle ne contient que des vêtements usagés, une photographie que la lumière du soleil a presque entièrement effacée, et un sac de toile dans lequel le vieil homme a glissé une poignée de terre » (PFM, p. 10).
  • 13 Ainsi, la traduction : « Buiten adem bereikte hij het rijstveld » (p. 10) ; version orale : « Buiten adem kwam hij aan bij het rijstveld ».Texte original : « Il est arrivé essoufflé près de la rizière » (PFM, p. 13).
  • 14 Ainsi, la traduction : « Voorzichtig legt hij het kind op de grond, haalt de matras van de bedbodem en legt die op de vloer. Dan legt hij het kind erop. Uiteindelijk gaat hij naast haar liggen » (p. 13) ; version orale : « Voorzichtig legt hij het kind op de grond, haalt de matras van de bedbodem, legt die op de vloer en legt daar het kind op en uiteindelijk gaat hij naast haar liggen ». Texte original : « Il pose délicatement l’enfant à terre, enlève le matelas du sommier, le place à même le sol. Il couche l’enfant sur le matelas. Enfin, il s’allonge à côté d’elle » (PFM, p. 16).
  • 15 Ainsi la traduction : « “Ja, dat weet ik nog,” zegt de man. “Tao-laï, zo heet u. Ik heet Bark, dat heb ik u ook al verteld” » (p. 38) ; version orale : “Ja, dat weet ik wel, Tao-laï dat is uwe naam en mijne naam is Bark, dat heb ik u verteld” ». Texte original : « Oui, je me souviens, dit l’homme, Tao-laï, c’est votre nom. Moi c’est Bark, je vous l’ai déjà dit aussi » (PFM, p. 47).
  • 16 Comptage en mots ou en signes (voir Van der Beek, 2019, p. 12).
  • 17 Voir Rosemberg, 2016, p. 405-417.
  • 18 Cette numérotation s’applique à une captation inédite de la première de la pièce.
  • 19 Traduction : « Monsieur Linh veut dire non, mais il change d’avis et demande à la jeune fille s’il peut également avoir des cigarettes. Oui, il veut des cigarettes. » Texte original : « Monsieur Linh s’apprête à dire non, mais il se ravise et demande à la jeune fille s’il a droit à des cigarettes. Oui, il voudrait bien des cigarettes » (PFM, p. 55).
  • 20 Traduction : « Nous étions inquiets parce que vous n’étiez pas encore de retour. » Texte original : « Elles étaient inquiètes de ne pas le voir rentrer » (ibid.). 
  • 21 Traduction : « Ceci n’est qu’une solution temporaire. » Texte original : « C’est une solution passagère » (PFM, p. 56).
  • 22 On notera cependant que la version française, par exemple, rend les propos originaux en grec moderne, comme dans l’exemple suivant : Infirmière : « Θείος, δεν θα είναι εκκινήσιμο να μείνω εδώ στον κοιτώνα για πάντα. Ltείναι μια προσωρινή λύση » ; Interprète : « Oncle, vous ne pourrez pas toujours rester ici, dans le dortoir. C’est une solution passagère ».
  • 23 À distinguer de « Nachleben », terme utilisé par M. Joqueviel-Bourjea (voir supra).
  • 24 « Denn in seinem Fortleben, das so nicht heißen dürfte, wenn es nicht Wandlung und Erneuerung des Lebendigen wäre, ändert sich das Original » (ibid., p. 12).
  • Références

    Benjamin Walter, 1985 [1923], « Die Aufgabe des Übersetzers », dans Tiedemann Rolf et Schweppenhäuser Hermann (eds), Gesammelte Schriften, Band 4.1, Frankfurt am Main, Suhrkamp.
    Blanchot Maurice, « Traduire », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971.
    Cassiers Guy, 2018a, La Nieta del señor Linh [adaptation en espagnol de La Petite Fille de Monsieur Linh], scénario et mise en scène de Guy Cassiers.
    Cassiers Guy, 2018b, La néta del senyor Linh [adaptation en catalan de La Petite Fille de Monsieur Linh], jouée au Teatre Lliure à Barcelone, déc. 2018-mars 2020.
    Cassiers Guy, 2019, Mister Linh and His Child [adaptation en anglais de La Petite Fille de Monsieur Linh], scénario et mise en scène de Guy Cassiers.
    Cassiers Guy, s. d., « Note sur le spectacle », Espaces pluriels. Saison 17-18. Dossier de presse, s. l. Disponible sur : http://www.espacespluriels.fr/IMG/pdf/DP17_18.pdf [consulté le 17 juil. 2022].
    Cassiers Guy et Jans Erwin, Het kleine meisje van meneer Linh [adaptation en néerlandais de La Petite Fille de Monsieur Linh], 23 sept. 2017, Anvers, Belgique [inédit].
    Frank ArminPaul et Schultze Brigitte, « Historische Übersetzungsreihen I : ‘Kometenschweifstudien’ », dans Frank Armin Paul et Turk Horst (eds), 2004, Die literarische Übersetzung in Deutschland. Studien zu ihrer Kulturgeschichte in der Neuzeit, Berlin, Erich Schmidt, p. 71-73.
    Pavis Patrice, 2011, La Mise en scène contemporaine : origines, tendances, perspectives, Paris, Armand Colin.
    Plana Muriel, 2014, Roman, théâtre, cinéma au XXe siècle. Adaptations, hybridations et dialogue des arts, Paris, Bréal.
    Rosemberg Muriel, 2016, « Spatialité du déracinement dans La petite fille de Monsieur Linh de Philippe Claudel », Annales de géographie, n°3, 2016, p. 405-417.
    Tashinskiy Aleksey, 2018, Literarische Übersetzung als Universum der Differenz : mit einer analytischen Studie zu deutschen Übersetzungen des Romans Oblomov von I. A. Gončarov, Berlin, Frank & Timme.
    Van der Beek Emmanuel, 2019, Aan alle kleine meisjes. Over de toneelbewerking van Het kleine meisje van meneer Linh, Louvain, KU-Leuwen [inédit en français].
    Viart Dominique, 2019, « Comment nommer la littérature contemporaine ? », Fabula. La recherche en littérature, 6 déc. 2019. Disponible sur : https://www.fabula.org/atelier.php?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine. [consulté le 17 juil. 2022]
    Œuvres de Philippe Claudel citées
    Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
    La Petite Fille de Monsieur Linh [PFM], Paris, Stock, 2005.
    Het kleine meisje van meneer Linh [titre original : La Petite Fille de Monsieur Linh], traduction en néerlandais par M. Sarkar, Amsterdam, De Bezige Bij, 2005.