[Et]cet écrivain qui, parvenu à la fin de sa vie, alors qu’il recevait une distinction internationale pour l’ensemble de son œuvre, s’excusa pour tout ce qu’il avait écrit, affirmant qu’il n’y était pour rien. (Philippe Claudel, De quelques amoureux des livres ; je souligne)
Tout début romanesque est tranchant à sa façon, ne serait-ce qu’en raison du seuil qu’il nous force à franchir du silence à la parole, du néant à l’être, du rien à l’écriture. C’est qu’à l’origine il faut sacrifier la richesse du monde des possibles au profit d’une solution qui trouvera sa légitimité par la suite. Au début de L’Ordre du discours, Michel Foucault avouait son désir « de n’avoir pas à commencer […], de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre côté du discours, sans avoir eu à considérer de l’extérieur ce qu’il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être ». Par là, le philosophe exprimait son envie de ne pas avoir à entrer « dans cet ordre hasardeux du discours », de ne « pas avoir affaire à lui dans ce qu’il a de tranchant et de décisif » (Foucault, 1971, p. 8-9). Avouer d’emblée l’angoisse que l’on éprouve à commencer est sans doute une bonne manière de la conjurer. Mais ce n’est pas l’unique.
Chez P. Claudel, il en est de l’incipit comme du roman qu’il amorce : cela varie selon la nature, le sujet et le ton de l’histoire qu’il raconte. Mais alors que certains récits, notamment les premiers, débutent au rythme d’un long fleuve tranquille, sans le moindre soubresaut (Meuse l’oubli, Le Café de L’Excelsior, Au revoir Monsieur Friant), d’autres en revanche confrontent soudain le lecteur à quelque singularité : soit une tournure insolite (Inhumaines, Le Bruit des trousseaux) ou paradoxale (L’Arbre du pays Toraja) ; soit une écriture dont l’extrême banalité (L’Enquête) ou simplicité (La Petite Fille de Monsieur Linh) en deviennent d’autant plus suspectes ; soit, enfin, un narrateur à la voix impérieuse et souveraine qui ouvre une dimension transcendante dans un univers humain, trop humain (L’Archipel du chien).
Se dérobant à toute répétition, chaque nouvel incipit de P. Claudel met ainsi en place une modalité de commencement différente où les topoï sont travaillés du dedans afin de mieux être détournés. Or, une telle démarche ne cherche aucunement à « faire original » à tout prix et à la moindre occasion, mais répond plutôt à une idée de l’écriture où tout découle dans une certaine mesure de la phrase d’attaque, selon une conception musicale que l’on retrouve chez des écrivains comme Aragon (1969, p. 90) ou Pierre Michon (2010, p. 61-62). Ainsi, dans « Château Süskind », un écrivain, lassé d’attendre « que la petite mélodie revienne, et que la première phrase se déroule » (CM, p. 49), part à la rencontre de l’auteur du Parfum. Cinq ans auparavant, P. Claudel avait déjà énoncé cette vision inaugurale dans un autre récit, intitulé « Roman », inclus dans Les Petites Mécaniques, où il était question d’un clochard qui survivait en écrivant de petits romans « aiguisés comme des lames […], vraiment tranchants » où tout s’enchaîne dès qu’il « lance le premier mot, au hasard » (PM, p. 124). « Autoportrait de l’artiste en clodo », ce récit illustre la nature même de l’écriture au couteau qui, dès l’incipit, caractérise bien des romans de P. Claudel, notamment Les Âmes grises, publié la même année, dont le premier paragraphe énonce de manière péremptoire l’embarras que l’on éprouve à se mettre à dire, surtout ce qui ne peut se dire :
Je ne sais pas trop par où commencer. C’est bien difficile. Il y a tout ce temps parti, que les mots ne reprendront jamais, et les visages aussi, les sourires, les plaies. Mais il faut tout de même que j’essaie de dire. De dire ce qui depuis vingt ans me travaille le cœur. Les remords et les grandes questions. Il faut que j’ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien. (AG, p. 11)
L’écriture au couteau est ici une opération chirurgicale ou plutôt, en l’occurrence, une autopsie cherchant à extirper la vérité, à montrer le mal dans toute sa lumière, même si cela semble ne plus servir à rien. Or, l’expression convient parfaitement pour décrire l’incipit de son roman suivant, même si aucune arme n’y est évoquée. En effet, Le Rapport de Brodeck, dont le lien avec Les Âmes grises est manifeste, s’ouvre au couteau, avec une phrase en apparence convenue, mais qui entaille la feuille et le livre dans toute sa longueur, qui entame le roman au double sens du mot : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». C’est à l’étude de cet incipit, peut-être le plus riche et dense de tous les romans de P. Claudel, que l’on s’attachera dans les pages qui vont suivre.
Sans doute la principale fonction de l’incipit consiste-t-elle à susciter le désir de continuer à lire, comme un appât avec lequel retenir le lecteur (Del Lungo, 2003, p. 135). Le début est un lieu piégé, un espace où l’on braconne à la nasse, où l’on pêche à la ligne. Simon Leys avait choisi justement cette image pour questionner certains écrivains qui ont appris à concocter des débuts ingénieux incitant le lecteur à acheter leur livre, « un peu comme un pêcheur au lancer aguiche une truite avec sa mouche ». C’est que l’appât est souvent artificiel et que l’on s’en aperçoit à ce qu’il n’y a pas moyen de lire la suite, à ce que le romancier astucieux, malgré tous ses efforts, « ne réussit pas à amener le poisson sur la berge ». En fait, dans sa roublardise même, ce genre de phrases initiales pourrait bien être « à la vraie littérature ce qu’une mouche artificielle est à un insecte authentique : juste un peu trop brillante et, en fin de compte, irrémédiablement indigeste » (Leys, 2001, p. 12).
P. Claudel, lui, s’y connaît aussi bien en matière de pêche que d’écriture. Il a appris depuis son enfance à dénicher les meilleurs asticots sur les berges du canal de Dombasle, il sait parfaitement relever la ligne, ferrer la truite argentée ou le gardon aux nageoires rousses, les ramener lentement vers le bord sans à-coup et même, parfois, les remettre à l’eau pour le plaisir de les voir frétiller avant de s’enfuir et peut-être revenir un jour piquer à son hameçon. Il existe même à ses yeux plus d’un rapport entre l’écriture et la pêche :
J’ai passé des saisons entières à pêcher dans les rivières, les lacs et les étangs, espérant ramener à la pleine lumière du jour les mystères d’écailles, à l’œil étonné et au corps frétillant. […] La pêche et l’écriture ont dans mon esprit des points communs : on lance des filets, des lignes, espérant ramener des biens précieux. On écrit des phrases tendues comme autant de pièges pour capturer des sens et des émotions. Dans les deux activités, l’affrontement avec l’immense et l’inconnu. Dans les deux activités, le frisson et la liberté grande. Dans les deux activités, la passion et l’humanité. Aussi, lorsqu’on m’a proposé d’écrire une nouvelle sur l’univers de la pêche et des hommes qui en font métier, je n’ai pas eu à m’interroger longuement : occasion m’était enfin donnée de me servir des mots pour dire des gestes et un monde que j’admire1.
La nouvelle que mentionne ici P. Claudel n’est autre que « Rature » où il évoque en une cinquantaine de pages la vie éprouvante et émouvante de l’équipage d’un bateau de pêche, de ces travailleurs de la mer. Le titre en dit déjà long : il désigne le bateau, mais aussi son patron avec lequel il ne fait qu’un, à qui jadis la maîtresse avait donné ce surnom parce qu’en faisant ses lignes d’écriture à l’école il ne parvenait qu’à griffonner la page : « Il avait continué à gribouiller. Et gribouillait toujours. Barrait. Reprenait. Recommençait. Raturait. À ne plus pouvoir se relire. Une écriture de tempête. De gros temps. Marine pour tout dire » (R, p. 16). Justement le genre d’écriture qui ouvre ce récit même :
C’est toujours la même chose quand on s’approche. Quand on s’approche vraiment d’elle. On est attiré. Aspiré. C’est comme une chute. Ou une étreinte. On ne contrôle plus rien. On se laisse aller. Dans son vertige. Elle est là. On sait qu’elle est là. Immense. Intense. Les hommes à côté d’elle sont si peu de chose. Les vies pas davantage. On la sent qui palpite. Qui cogne. Qui hurle. Qui charme. Puissante. Nourricière. Mortelle. Enjôleuse. Caressante. On frémit. On la respire. On ferme les yeux. On s’abandonne. On a beau la fuir parfois. On y revient. Toujours. Elle vous possède. (ibid., p. 13)
Une écriture marine, prenante, où l’on ressent le ressac, le va-et-vient inlassable des vagues, mais aussi celui de l’aiguille avec laquelle la femme de Rature, jour après jour, ramende à terre les filets usés. Une écriture où l’on entend aussi l’air de Melville, lui qui avait su écrire un incipit à la hauteur de son chef-d’œuvre, un incipit à la lame tranchante : « Call me Ishmael ». Tout pêcheur, en effet, sait qu’il ne peut se passer d’un bon couteau.
Avant de dénoter le début d’une œuvre, le mot « amorce » désignait déjà l’appât que l’on fixait au bout de la ligne pour attirer le poisson et l’inciter à mordre. Depuis bien longtemps, donc, le lien entre le commencement d’un récit et le leurre va de soi pour les romanciers. Aussi, ne s’étonnera-t-on pas que P. Claudel ait amorcé Le Rapport de Brodeck avec le remords de son narrateur de n’avoir pas pu duper son inquiète mémoire :
Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien.
Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache.
Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu’elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer.
Mais les autres m’ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m’ont-ils dit, tu as fait des études ». (RB, p. 11)
Immédiatement, on sent que Brodeck est ligoté de la tête aux pieds, mais on pressent aussi qu’en commençant à lire on vient d’être pris également comme une fouine dans un piège. La phrase d’attaque est justement un magnifique exemple de ces « phrases tendues comme autant de pièges pour capturer des sens et des émotions » qu’appelait de ses vœux P. Claudel, des mots qui ouvrent Le Rapport de Brodeck de manière faussement conventionnelle, en reprenant à première vue un modèle inaugural qui depuis des siècles avait fait ses preuves, du roman picaresque au roman d’aventures. À l’instar de bien d’autres récits à la première personne, celui de Brodeck débute en révélant son nom (« Je m’appelle Brodeck »), mais l’impression de confiance qu’apporte d’abord l’affirmation de son identité disparaît sur le champ, comme flétrie par une deuxième assertion bien plus singulière qui confère à la première l’allure d’un aveu (« je n’y suis pour rien »), à moins qu’elle ne se rapporte à ce qui suit. Le doute s’empare des premiers mots, le discours devient suspect et problématique, s’écarte du chemin convenu où il semblait nous inviter à pénétrer. P. Claudel s’inscrit ainsi dans le sillage de romanciers comme Cervantès, Melville ou Camus qui, tout en assurant la lisibilité de leur première phrase, n’ont pas manqué d’y glisser un écart rendant l’ouverture romanesque insolite et troublante : les débuts de Don Quichotte, de Moby Dick ou de La Peste montrent une entaille qui nous invite à jeter un regard autre, anamorphique, sur la narration elle-même. Il en va de même pour la première phrase du Rapport de Brodeck.
Normalement, le nom, le lieu et la date de naissance du héros sont offerts au tout début comme des signes de crédibilité à l’adresse du lecteur, un ensemble d’attributs qui, au dire de Charles Grivel, « porte le sens de la positivité et vraisemblabilise l’événement » (Grivel, 1973, p. 93). Or, il arrive, comme dans le cas qui nous occupe, que l’événement qui aimante le roman soit précédé et doublé d’un autre événement de nature verbale, comme si le texte se retournait sur lui-même. Au fond, tout incipit déviant contient un événement qui déclenche le livre, mais « un événement de langue pour mettre le texte en branle, via l’auteur d’abord, le lecteur ensuite » (Leclair, 2019, p. 51). Il existe justement une catégorie grammaticale, le pronom, qui transforme le langage en discours, et dont le rôle consiste à montrer le discours même, son avoir-lieu, pour reprendre l’expression de Giorgio Agamben : les pronoms indiquent que le langage a lieu, « ils permettent ainsi de se référer, avant le monde même des significations, à l’événement de langage à l’intérieur duquel seulement quelque chose peut être signifié » (Agamben, 1997, p. 73).
Événement de langage d’autant plus manifeste s’il s’agit d’un événement négatif car, comme l’a bien montré Anne Carson, « a negative is a verbal event » (Carson, 1999, p. 102). La négation énonce même, selon elle, une image plus pleine de la réalité dès l’instant où elle requiert la collusion entre ce qui est présent et absent sur l’écran de l’imagination. Le début du Rapport de Brodeck apparaît ainsi comme un événement verbal élevé au carré. Dans l’alexandrin que constitue l’incipit proprement dit, le premier hémistiche se veut assertif et positif (« Je m’appelle Brodeck »), mais il est aussitôt entravé par le deuxième hémistiche (« et je n’y suis pour rien »), dont l’émergence instaure la négativité même au sein du roman. L’identité du narrateur souffre dès son apparition une césure, un coup de couteau en plein ventre.
L’événement verbal qui ouvre le roman est l’image spéculaire de l’événement létal qu’il raconte et vers lequel il se dirige page à page. Le lynchage – ou, pour mieux dire, ses circonstances et son origine – dont a été victime l’Anderer, cet étranger venu de nulle part, constitue le sujet du rapport que les assassins eux-mêmes ont bizarrement forcé Brodeck à écrire. Mais dans l’autre rapport, celui-là intime, secret à tous les habitants de ce bourg du fin fond de l’Europe, dans cette confession adressée à personne et à tout un chacun, qui n’est autre que le roman que nous lisons, Brodeck s’aperçoit bien vite qu’il a du mal à désigner ce qui est arrivé et qu’il lui faut partant prendre toutes les précautions de langage : « je ne sais pas comment dire, disons l’événement, ou le drame, ou l’incident. À moins que je dise l’Ereigniës. Ereigniës, c’est un mot curieux, plein de brumes, fantomatique, et qui signifie à peu près “la chose qui s’est passée” ». Si le chroniqueur choisit finalement ce mot dialectal « pour qualifier l’inqualifiable », c’est parce que le patois du village « est une langue sans en être une, mais qui épouse si parfaitement les peaux, les souffles et les âmes de ceux qui habitent ici » (RB, p. 13). Dialecte, ceci dit en passant, qui n’est pas sans évoquer la langue que parlaient les Yahoos dont un missionnaire écossais avait décrit les mœurs dans Le Rapport de Brodie. Dans cette célèbre nouvelle de Borges, le voyageur presbytérien rapportait que dans la langue des hommes-singes chaque mot monosyllabique correspondait à une idée générale définie par le contexte ou le visage. Prononcé d’une façon ou d’une autre, un mot pouvait dire une chose ou son contraire (Borges, 1989, p. 454). Or, dans le patois du village de Brodeck – là où être poète ou artiste n’est guère plus sûr que chez les Yahoos –, les mots peuvent signifier aussi plusieurs choses selon leur contexte, car « le dialecte est comme un tissu souple : on peut l’étendre en tous sens » (RB, p. 210). Lors du premier événement, la fête de bienvenue en l’honneur de l’Anderer, on avait écrit sur une large banderole tendue au-dessus de l’estrade une phrase lourde d’ambiguïtés, qui en disait long sur la funeste destinée du nouvel arrivant :
« Wi sund vroh wen neu kamme » peut signifier « Nous sommes heureux quand une personne arrive ». Mais cela peut aussi dire « Nous sommes heureux quand il arrive du nouveau », ce qui n’est déjà plus la même chose. Le plus curieux, c’est que « vroh » a deux sens selon le contexte dans lequel on l’emploie, celui de « content », d’ « heureux », mais aussi celui d’ « attentif », de « vigilant », et alors, si on privilégie ce second sens, on se retrouve avec une phrase bizarre et inquiétante, que personne sur le coup n’a remarquée, mais qui n’a cessé de résonner ensuite dans ma tête, une sorte d’avertissement qui contient déjà dans son ventre un petit lot de menaces, comme un poing qu’on lève, une lame de couteau qu’on agite un peu et qui brille dans le soleil. (RB, p. 210)
Une phrase tranchante et éclatante, qui retentit du début jusqu’à la fin ; une phrase curieuse, équivoque et polysémique, qui admet plusieurs lectures à la fois, qui désigne le présent burlesque tout en préfigurant le sombre avenir ; une phrase, enfin, dont la première version française produit un alexandrin, à l’instar de l’ du Rapport de Brodeck auquel elle se rapporte.
On caractérise souvent l’écriture de P. Claudel par la transparence et la limpidité de son style, mais il existe sous la nappe que conforment ses phrases un remous incessant à la mesure de l’univers redoutable qu’il décrit. En fait, de son discours on pourrait dire ce que Roland Barthes avait écrit dans Le Plaisir du texte de celui de Flaubert, qu’en dépit de sa grande lisibilité il « est en sous-main l’un des plus fous qu’on puisse imaginer : toute la petite monnaie logique est dans les interstices » (Barthes, 1973, p. 18). La première phrase du Rapport de Brodeck est un exemple emblématique de cette écriture presque intenable, où la narrativité est déconstruite tout en demeurant parfaitement lisible. Emporté par le cours incessant des mots, le lecteur, vite absorbé par ce qu’on lui raconte, ne saurait prêter qu’une attention fugitive à la petite monnaie qui remue dans les profondeurs. Et pourtant, malgré son apparente familiarité, cette phrase initiale est grosse de sens et d’ambiguïté : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». L’événement verbal qui met en branle ici la langue est minuscule, rien qu’une lettre, et son usage est tellement commun en français qu’on ne fait guère attention à son jeu singulier et à sa portée. Or ce « y » initial, à quoi se rapporte-t-il ?
Il paraît que Newton, quand on lui demandait comment il était arrivé à faire ses découvertes, avait coutume de répondre : « En y pensant toujours ». Il voulait sans doute dire par là qu’il fallait à tout chercheur réfléchir sans cesse, mais le philosophe Georges Canguilhem ne pouvait éviter de se demander à ce propos : « Quel sens faut-il reconnaître à ce y ? Quelle est cette situation de pensée où l’on vise ce qu’on ne voit pas ? » (Canguilhem, 1993, p. 21). Certes, le « y » de Brodeck recouvre un univers moins vaste et ambitieux, mais il est tout aussi vague et même plus ambivalent. De prime abord, le pronom adverbial vise l’événement ou la succession d’événements qu’il se dispose à raconter en aval, cet Ereigniës dont il refuse d’endosser la moindre responsabilité, ainsi que semble le confirmer sa troisième phrase (« Moi, je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer… »). Mais une telle tournure initiale laisse planer le doute, un peu comme si Brodeck cherchait à se persuader de son innocence. Un peu même comme quand Jean Valjean, ayant appris qu’on allait condamner un innocent à sa place, cherchait à se convaincre de ne surtout pas révéler son vrai nom, en se disant : « Et tout cela s’est fait sans moi ! Et je n’y suis pour rien ! » (Hugo, 1995, p. 307). Il y a aussi une ironie bien amère à voir Brodeck ouvrir son récit en se servant d’une tournure, comme nous l’apprendrons plus tard, que Schloss lui avait déjà adressée auparavant et qui, venant de ce misérable aubergiste, s’avérait on ne peut plus abjecte : « J’ai toujours regretté ce qui t’est arrivé Brodeck, je te le jure, et je n’y étais pour rien, tu peux me croire… Quant à ce qu’ils ont fait à ta femme… Mon Dieu… » (RB, p. 187). Une formule qui, sans doute à son insu, a bien pu se faufiler dans l’esprit de Brodeck comme une fouine pour lui revenir à la mémoire au moment d’amorcer son récit.
Quoi qu’il en soit, le « y » a d’abord l’air de se rapporter à l’ensemble des événements que Brodeck nous racontera par la suite, à la manière du fameux « ça » du Voyage au bout de la nuit – aux dires de P. Claudel, sans doute le meilleur roman du XXe siècle – qui anticipe sur l’ensemble du récit : « Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganache qui m’a fait parler » (Céline, 1932, p. 7). Le pronom adverbial de Brodeck semble avoir la même valeur totalisante que le démonstratif qui ouvre le discours de Bardamu, dont on peut d’ailleurs entendre la petite musique dans la première page du roman de P. Claudel : « Je n’y suis pour rien […] Je tiens à le dire. […] Moi je n’ai rien fait […] j’aurais aimé ne jamais en parler […] Mais les autres m’ont forcé ». Au tout début était le silence, le rien, jusqu’à ce que les autres poussent le narrateur à parler et à écrire, qu’il s’agisse d’un carabin ou d’une meute de lâches.
Le roman de P. Claudel commence sous le signe de la négation, du rien, avec ce vierge vers solitaire qui coupe l’écume dans toute sa blancheur. Faisons donc appel à Mallarmé, ce maître de l’esthétique négative, qui avait déjà assuré qu’ « un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant » (Scherer, 1957, p. 181). Un roman débute, en effet, souvent avant le récit même. C’est bien ce qui arrive dans Le Rapport de Brodeck, dont l’incipit pourrait être considéré comme l’aboutissement du seuil. En effet, la lecture de la dédicace de ce roman prépare en douce l’entrée en matière, son thème et sa mélodie :
Pour celles et ceux
qui pensent n’être rien.
Pour ma femme et ma fille,
sans lesquelles je ne serais pas grand-chose.
Dédicace double ou, plus exactement, en deux temps, où le destinataire collectif et qui se croit insignifiant, auquel bien des lecteurs sont invités à s’identifier, est aussitôt relayé par ces deux autres destinataires irremplaçables, ces deux êtres qui ont le pouvoir de parfaire l’auteur. Tout est déjà là : l’être et le néant, l’individu et les autres, le je et le nous. Brodeck aussi est déjà là en creux, lui qui devait réaliser un voyage vertigineux « vers la négation de [sa] propre personne » (RB, p. 287) ; lui qui racontera plus tard avoir vu à l’entrée du camp de concentration ce que personne ne devrait jamais voir : un homme pendu portant sur la poitrine une pancarte qui disait « Ich bin nichts », « Je ne suis rien » (p. 84) ; lui, enfin, qui reviendra de ce pays « de la négation de toute humanité » (p. 375) et parviendra, tel un double de son auteur, à être ce qu’il est grâce à son Émélia et sa Poupchette. Oui, dans un sens, Brodeck, c’est lui, P. Claudel, mais c’est aussi un autre écrivain, auteur justement de l’épigraphe qui apparaît à la page suivante :
Je ne suis rien, je le sais,
mais je compose mon rien
avec un petit morceau de tout.
Cette phrase, extraite de la lettre 28 du Rhin (Hugo, 1906, p. 312), bouclait un passage où le poète manifestait son plaisir à étudier et parcourir le grand livre de la nature aux alentours du fleuve qui est l’expression emblématique de la frontière, et sur ce point Brodeck lui ressemble bien, car il aime se promener en pleine nature et fait même l’étude de la faune et de la flore de la région pour consigner ses découvertes dans des rapports qu’il envoie régulièrement à la Capitale. C’est cet amour pour la nature, presque unique source de bonheur dans le récit, qui le rapproche d’ailleurs de l’Anderer, qui fait dire même à celui-ci qu’ils se ressemblent, l’étranger étant également « un amateur de paysages, de figures et de portraits » (RB, p. 117).
Mais, bien que naturaliste et sans doute ethnologue à ses heures, l’Anderer apparaît dès son arrivée comme un être singulier, aussi burlesque qu’inquiétant. Il deviendra, comme avant lui Brodeck, la victime expiatoire qu’il faut sacrifier pour que la communauté retrouve la paix. C’est qu’il s’agit d’un clown tragique : avec son costume d’un autre siècle, son air de vieux comédien, toute sa quincaillerie sur la bedaine, son mutisme opiniâtre, ses grosses joues et son chapeau melon, on le prendrait volontiers pour un Hardy qui aurait perdu son Laurel. Schloss, en le voyant pour la première fois, avait bien raison de se demander de quel cirque il était sorti. Or, il partage précisément avec Brodeck certains traits du pitre. Comme l’a signalé Jean Starobinski, arrivé de nulle part, passeur des frontières interdites, l’entrée en scène du clown est toujours spectaculaire : « Tout vrai clown surgit d’un autre espace, d’un autre univers : son entrée doit figurer un franchissement des limites du réel, et, même dans la plus grande jovialité, il doit nous apparaître comme un revenant » (Starobinski, 1970, p. 34). C’est bien là aussi le portrait craché de Brodeck, lui qui est revenu de l’enfer, lui qui franchit avec éclat la frontière entre le silence et la parole, entre le néant et l’être en annonçant son nom.
Si l’Anderer vient d’on ne sait où, Brodeck, lui, revient de loin. Il n’est donc pas étonnant qu’il reconnaisse chez l’Autre une sorte de Doppelgänger : « pour moi, il a toujours été De Anderer – l’Autre –, peut-être parce qu’en plus d’arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien : parfois même, je dois l’avouer, j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi » (RB, p. 12). L’un et l’autre accomplissent justement le rôle que Starobinski attribue au clown de « révélateur qui porte la condition humaine à l’amère conscience d’elle-même » (Starobinski, 1970, p. 105). Brodeck avec sa machine à écrire, l’Anderer avec ses pinceaux. Les portraits des villageois que ce dernier a peints décèlent ce qui était caché au fond de la mémoire, ces actes et événements misérables que l’on croyait enterrés à jamais ; chaque tableau agit à la façon d’un négatif qui pendant son exposition révèle au modèle son âme monstrueuse et authentique. De son côté, Brodeck cherchera à déceler la vérité qui se cache sous les noms : « C’est très bizarre les noms. Parfois on ne connaît rien d’eux et on les dit sans cesse. C’est un peu comme les êtres au fond, ceux justement que l’on croise durant des années, mais qu’on ne connaît jamais, et qui se révèlent un jour, sous nos yeux, comme jamais on ne les aurait crus capables d’être » (RB, p. 71-72). À commencer par son propre nom, Brodeck. Mais alors que personne ne saura jamais celui de l’Anderer, le narrateur, sans doute pour ne pas sombrer comme lui dans l’oubli, pour ne pas retourner dans l’anonymat absolu du camp, s’évertuera à dire le sien du début à la fin.
« Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». La phrase d’attaque reprend donc en écho la double dédicace et l’épigraphe hugolienne du Rhin composées d’un rien fécond, elle recompose ces éclats de néant qui traînaient sur le seuil du roman. Puisque le texte même nous y engage, il n’est donc pas défendu de chercher le référent du « y » en amont, de le rapporter au nom dont fait aveu le narrateur et auquel il est rattaché grâce à une conjonction presque aussi brève. Ce qui reviendrait à dire : je ne suis pas responsable de m’appeler Brodeck, de porter ce nom. Mais la phrase ne serait-elle pas alors un peu incongrue ? Pourquoi devrait-on se sentir coupable de s’appeler d’une façon quelconque, quand on n’a pas choisi soi-même son patronyme, quand on le porte parce qu’il nous a été donné en héritage par d’autres ? C’est, hélas, un raisonnement tout aussi saugrenu qui a servi à exterminer des millions d’êtres humains pendant cette période de l’histoire que P. Claudel évoque dans son roman sur le mode de la parabole. Un nom, ça n’a rien de gratuit dans certaines circonstances. S’appeler Cohen ou Roth, comme chacun sait, revenait sous le nazisme à porter une marque qui vous identifiait comme un insigne brodé sur les vêtements. S’appeler Brodeck aussi, là, dans ce pays d’une inquiétante familiarité, unheimlich.
Mieux que quiconque le narrateur sait combien le propre sort peut dépendre d’un nom. Lors de la journée où la persécution de Fremdër avait commencé à la Capitale, où il faisait ses études, Brodeck avait attiré l’attention de l’une des nombreuses bandes criminelles en essayant timidement de défendre un vieillard. C’est l’un de ses camarades de classe qui avait évité le pire en disant aux autres qu’il le connaissait : « il s’appelle Brodeck » (RB, p. 240). Mais cela n’avait fait qu’éveiller les soupçons du reste : « Brodeck, Brodeck…, reprit celui qui paraissait être le chef, un vrai nom de Fremdër ! Et regardez son nez à cette crevure ! » (ibid., p. 240-241). Pour cette fois, il s’en était sorti grâce à l’insistance de son camarade, mais de retour au village il n’allait pas avoir la même chance.
Lorsque le capitaine Adolf Buller, qui avait campé avec une centaine de soldats au beau milieu du bourg, avait réclamé au maire la participation du village à l’entreprise de purification générale, celui-ci et six autres notables avaient écrit les noms des voisins qu’il fallait sacrifier. Tous les petits papiers que l’on avait sortis du chapeau portaient les mêmes noms : Frippman et Brodeck. De ces deux victimes expiatoires, seul Brodeck reviendrait finalement du camp de concentration où on allait les conduire parce qu’ils possédaient « des noms, des visages ou des croyances qui n’étaient pas comme ceux des autres » (ibid., p. 27). Brodeck, ce nom qui avait scellé son destin, avait été pendant son absence gravé sur le monument construit à la mémoire des victimes de la guerre, mais à son retour le cantonnier avait dû l’effacer : « il a eu beaucoup de mal. C’est toujours très délicat de supprimer ce qui est inscrit sur la pierre. Sur le monument, j’arrive ainsi encore à lire mon prénom » (ibid., p. 39-40). Ce prénom que jamais nous ne connaîtrons, que Brodeck avait omis de l’incipit qu’il avait composé en manière d’épitaphe.
« Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». Inscrite sur cette espèce de mausolée qu’est son récit, la phrase en dit long sur son sort, elle proclame le nom qu’on lui avait volé en entrant au camp, là où on l’appelait Chien Brodeck, l’homme merde ou simplement Fremdër, comme tous les autres : « Nous étions tous des Fremdër. Ce nom d’ailleurs était devenu notre nom. Les soldats ne nous appelaient plus que comme cela, indistinctement. Peu à peu, nous n’existions déjà plus comme individus. Nous portions tous le même nom, et nous devions obéir à ce nom qui n’en était pas un » (ibid., p. 306). Ils étaient entrés dans « ce grand rien » (ibid., p. 307) vers lequel on les avait promenés à grands coups de trique dès leur arrivée. Clamer son nom dès le début, cela revient donc à revendiquer l’être qui avait été coupé de son corps, qui avait été laminé en un signe vide et collectif. Brodeck n’ignore pas qu’il restera « toujours quelque part Chien Brodeck » (ibid., p. 319), mais en prononçant son nom il voudrait ressusciter sa véritable identité, tout en espérant la préserver de l’oubli. C’est d’ailleurs la première phrase qu’il prononcera après sa libération, en s’adressant au vieillard – ce juste sorti tout droit des Misérables – qui lui sauvera la vie, en lui offrant un repas et un lit aux « draps brodés » (ibid., p. 100) : « Je m’appelle Brodeck ». Ce seront aussi les derniers mots qu’il dira à notre attention en manière de prière au moment d’évoquer son départ :
C’était comme si le paysage et tout ce qu’il avait contenu s’étaient effacés derrière mes pas. Comme si à mesure que j’avançais, on avait démonté le décor, plié les toiles peintes, éteint les lumières. Mais de cela, moi, Brodeck, je ne suis pas responsable. De cette disparition, je ne suis pas coupable. Je ne l’ai pas provoquée. Je ne l’ai pas souhaitée. Je le jure.
Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien.
Brodeck, c’est mon nom.
Brodeck.
De grâce, souvenez-vous.
Brodeck. (ibid., p. 401)
Le récit se replie sur lui-même, comme si l’on cherchait à cicatriser la plaie. Mais si Brodeck reprend la phrase initiale, il la dépouille peu à peu de tout jusqu’à ne garder que l’essentiel, ce nom qui restera à jamais dans notre mémoire. Cette mue est l’expression de la transfiguration qui s’est accomplie en lui tout au long et par l’intermédiaire de son récit. Parce qu’il s’est montré au bout du compte capable de dire l’indicible, de tisser avec autant d’adresse que de sensibilité les mots entre eux, il se sait désormais autorisé à clamer son nom sur tous les toits. Ce nom qu’il donne aussi à Poupchette, elle qui est sa fille adorée, même si née de la violence collective et abominable.
L’incipit du Rapport de Brodeck peut donc être lu aussi bien en amont qu’en aval. Dans sa simplicité même, la première ligne amorce un mouvement de va-et-vient qui n’est autre que celui qui caractérise la narration subséquente, cette composition filandreuse dont Brodeck s’excuse lui-même en alléguant qu’il n’est pas conteur : « Ce récit, si jamais il est lu, le prouve assez, où je ne cesse d’aller vers l’avant, de revenir, de sauter le fil du temps comme une haie, de me perdre sur les côtés, de taire peut-être, sans le faire exprès, l’essentiel » (ibid., p. 142). Le narrateur se voit plutôt comme un rhapsode, comme quelqu’un qui coud des chants, selon l’étymologie du mot. Car Brodeck, on l’aura compris, c’est celui qui brode des phrases.
Les broderies abondent dans Le Rapport de Brodeck. L’Anderer lui-même porte dès son arrivée des « vêtements brodés » (ibid., p. 25) et éponge son visage rond « avec un mouchoir brodé d’un illisible monogramme » (ibid., p. 116). Même les initiales de son nom resteront ainsi un mystère grâce à l’adresse d’une brodeuse inconnue. C’est justement le métier de la femme de Brodeck, Émélia, qui était « arrivée dans la ville un an plus tôt, avec pour seul trésor ses deux mains qui savaient faire des broderies délicates, des points complexes, des dentelles fragiles comme des fils de givre » (ibid., p. 231). Au village, Émélia continuera à exercer son art jusqu’au moment où Brodeck sera déporté, alors elle « n’aura plus de broderies à effectuer », car on l’évitera comme si elle avait « eu une sorte de peste » (ibid., p. 307). La comparaison n’est pas gratuite, car Brodeck avait lu jadis à la bibliothèque une étude sur la propagation de ce fléau à travers les âges dont les illustrations l’avaient fasciné. Pendant qu’il consultait l’ouvrage, une autre peste, idéologique celle-là, avait commencé à envahir les rues de la Capitale, sans qu’Émélia s’en rende compte, absorbée comme elle l’était par ses broderies ; depuis deux jours, en effet, elle travaillait sans relâche avec une autre brodeuse pour terminer la nappe du trousseau d’une mariée qu’on leur avait commandée : « Émélia et son amie avaient semé des centaines de petits lys mêlés à de grandes étoiles, et lorsque je les vis ces étoiles, je sentis mon corps s’engourdir » (p. 251). Des étoiles brodées qui glacent le sang, qui resteront à jamais empestées.
C’est l’autre femme de sa vie, sa mère adoptive, Fédorine, qui parachève la métaphore textile. Véritable Mère l’Oie, elle a le don de raconter des contes de fées étincelants dans une langue magique, le tibershoï, réconfortant de sa voix et de sa présence ceux qui l’entourent : « elle ravaude les histoires et les souvenirs, elle fait des tapisseries avec des songes très usés » (p. 28). Quand elle rêve, elle parle même « un babil étrange, cousu dans plusieurs langues » (p. 34). Quand Frippman était arrivé au village dix ans plus tôt, il baragouinait justement « quelques mots du dialecte cousus avec la vieille langue que m’avait transmise Fédorine » (p. 294). Mais, outre la langue, elle avait appris aussi à Brodeck l’art de coudre des histoires à force de lui en raconter. Aussi, songeant aux rapports entre son histoire particulière et l’Histoire-majuscule, ne peut-il s’empêcher un jour de se demander si celle-ci ne serait pas également un prodigieux patchwork :
L’Histoire serait-elle une vérité majeure faite de millions de mensonges individuels cousus les uns aux autres, comme ces vieilles couvertures que fabriquait Fédorine, pour nous nourrir lorsque j’étais enfant, et qui paraissaient neuves et splendides, dans leur arc-en-ciel de couleurs, alors qu’elles étaient constituées de rebuts de tissu, de formes disparates, de laines de qualités incertaines, de provenances inconnues ? (p. 384-385)
C’est d’ailleurs l’image dont il se servira pour justifier face à ses tortionnaires la lenteur qu’il met à écrire son rapport : « J’ai répondu qu’écrire ce genre de rapport ne m’était pas naturel, que je peinais à trouver le ton et les mots, qu’il était bien difficile de coudre les témoignages, d’établir un portrait juste, de saisir la vérité de ce qui s’était déroulé durant les derniers mois » (p. 165-166). Nul besoin n’est de multiplier davantage les exemples ; la couture et la broderie, métaphores par excellence du travail de l’écrivain, apparaissent dans le roman comme des images emblématiques de l’écriture de Brodeck. Du reste, lui-même met l’accent sur le symbolisme de son nom quand, se disposant à raconter l’arrivée fabuleuse de l’Anderer, il cherche à rassurer les méfiants qui pensent « que je décris des craintes d’un autre temps ou que je brode un roman » (p. 130).
Le mari de la brodeuse connaît son métier. Celui de sa femme et le sien. En l’occurrence, cela revient au même. Dès la première phrase il a montré le plus grand soin à coudre les mots entre eux, à couvrir les pages de filigranes, à faire des points complexes, à broder un monogramme illisible, à confectionner avec de belles lettres des dentelles fragiles comme des fils de givre. Tout en cousant, ravaudant et brodant, tout en passant et repassant l’aiguille, en se servant plutôt de sa machine, il rapporte à ses possibles lecteurs comment il s’y prend et tout le mal qu’il se donne pour accomplir son ouvrage. Son incipit est un petit prodige : janiculaire, il regarde à la fois en avant et en arrière, et ce faisant il renferme toute l’histoire qu’il se dispose à raconter, la grande et la petite, la sienne et celle des autres, celle de ceux qui l’ont poussé à écrire, mais aussi celle de ceux qui n’ont pas eu droit à la parole, de sorte que dans son extrême densité ce début fait songer à ces masses stellaires qui par leur extraordinaire force d’attraction absorbent même la lumière.
Au commencement il n’y avait rien, rien qu’un nom et un exposé à développer. Dans ce roman de l’écriture et de l’écrivain qu’est Le Rapport de Brodeck, tout découle du début et y revient sans cesse, comme si le récit ne faisait que déployer ce qu’il renfermait en puissance. Aussi, ne pourrait-on pas voir dans ce livre une illustration de l’écriture même de P. Claudel, de sa propre démarche d’écrivain ? N’a-t-il pas déclaré dans Jean-Bark que « [t]out est dans le titre souvent. À la rigueur la première phrase. Après, on étire, on délaie. On se répète » (JB, p. 65) ? Une écriture que l’on n’hésitera pas alors à qualifier d’embryonnaire, qui trouve son expression symbolique dans le manuscrit même du rapport secret que Brodeck écrit et que nous lisons ; ces pages qu’il cache et met à l’abri contre le ventre d’Émélia, à l’endroit même où, comme il aime le remarquer, sa fille avait poussé : « Je me dis que Poupchette a grandi dans le ventre d’Émélia, et que l’histoire que j’écris, elle aussi en quelque sorte vient de son ventre. Ce parallèle me plaît et me donne du courage » (RB, p. 323). Or, si écrire revient à développer une cellule, une phrase germinative composée de deux hémistiches, grosse de promesses, l’écrivain ne saurait pour sa part avancer qu’à condition de ne pas perdre de vue son point de départ. L’écriture s’apparente alors à la lecture, elle en est comme une variante.
Dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, Aragon avouait qu’il n’avait vraiment écrit aucun de ses romans, car il s’était limité à les lire : « Mes romans, à partir de la première phrase, du geste d’échangeur qu’elle a comme par hasard, j’ai toujours été devant eux dans l’état d’innocence d’un lecteur » (Aragon, 1969, p. 43). Cette conception romanesque n’est pas étrangère à P. Claudel, pour qui l’écriture est aussi une modalité de la lecture. Peu après la parution du Rapport de Brodeck, il expliquait ainsi comment il avait écrit son roman : « Lorsque j’ai entamé la rédaction, je ne savais pas comment l’histoire se terminerait. J’écris comme un lecteur lit : en tournant les pages, sans connaître la suite à l’avance. Sinon, ce ne serait pas drôle2 ! » La lecture de la phrase initiale prend alors une importance décisive :
Je travaille d’une façon intuitive et compulsive. Je ne sais jamais ce qui va venir après. Je me vois plus comme un lecteur écrivant que comme un écrivain. J’ai commencé Le Rapport de Brodeck à partir de la première phrase du livre qui m’est venue pendant un rêve : « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. » Elle était riche et prometteuse. (ibid.)
L’incipit s’impose à l’esprit par sa valeur prégnante et l’écrivain se doit alors d’agir comme s’il était le lecteur de son œuvre. Borges affirmait qu’il n’était pas sûr d’être un bon écrivain, mais qu’il croyait « être un excellent lecteur ou, en tout cas, un lecteur sensible et reconnaissant » (Borges, 2011, p. 259). Ce que l’auteur du Rapport de Brodie n’a cessé de répéter dans ses écrits, ce qu’il dit indirectement ici, c’est que l’écriture est une activité qui s’apparente bien plus à la lecture que ce qu’on est porté à croire d’habitude. Comme bien d’autres romanciers, mais qui n’en font pas souvent l’aveu, P. Claudel écrit en se lisant, avance en revenant sur ses propres traces, sans jamais cesser d’observer avec curiosité cette phrase primordiale d’où tout le reste émane, qui semble être venue de nulle part, comme s’il n’y était pour rien.
Œuvres de Philippe Claudel citées
Les Petites Mécaniques [PM], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2004.
Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.
Le Rapport de Brodeck [RB], Paris, Stock, 2007.
Chronique monégasque [CM], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2008.
Jean-Bark [JB], Paris, Stock, 2013.
De quelques amoureux des livres, Le Bouscat, Finitude, 2015.
Rature [R], Paris, Les gros mots-Pavillon France, 2018. Disponible sur : https://www.pavillonfrance.fr/sites/default/themes/pavillonfrance/ [consulté le 12 juil. 2022]