Une précision en guise de préambule : on entendra ici le mot « image » dans un sens non strictement visuel, en se référant par exemple aux acceptions que donnent le Robert, « reproduction ou représentation analogique (d’une personne, d’une chose) » ou le Larousse, « représentation mentale élaborée à partir d’une perception antérieure ». On s’autorisera donc à parler en termes d’ « images » des odeurs dans l’œuvre littéraire de P. Claudel, en essayant d’analyser la manière dont celles-ci participent à la construction d’un univers sensoriel et affectif. S’il est vrai, comme l’ont remarqué plusieurs critiques1, que l’intériorité de ses personnages se projette volontiers sur les paysages lorrains, sur leurs pluies, leurs brouillards, leurs canaux, il est également tentant d’analyser l’osmose qui se crée entre narrateur et odeurs. Le projet est à la fois légitimé et facilité par l’existence du recueil autobiographique de 2012 nommé Parfums, composé selon un modèle alphabétique, dont le titre même indique l’importance des sensations olfactives dans la genèse de l’écriture, et dont la richesse fournira à notre étude un matériau privilégié.
En dépit d’exceptions remarquables, telles que Baudelaire – dont Claudel cite en exergue de Parfums « Un Hémisphère dans une chevelure » (Baudelaire, 1869 p. 47-48) –, Huysmans ou Proust pour la littérature française, l’odorat joue le rôle de parent pauvre dans l’élaboration de scènes romanesques, la primauté étant généralement accordée aux sensations optiques et auditives et, dans une moindre mesure, tactiles. Son intérêt philosophique non plus n’est guère reconnu et il est même l’objet d’un certain dédain intellectuel. Cette situation souvent mentionnée par les spécialistes du sens olfactif est fort bien résumée par Annick Le Guérer, anthropologue autrice de Les Pouvoirs de l’odeur (1998) que cite Jean-Yves Laurichesse dans un article sur Claude Simon. Elle constate :
Sens ambigu, à la charnière de ceux de la distance (la vue et l’ouïe) et de ceux du contact (le goût, le toucher), sens animal, primitif, instinctuel, voluptueux, érotique, égoïste, impertinent, asocial, contraire à la liberté ; nous imposant, bon gré mal gré, les sensations les plus pénibles, inapte à l’abstraction, incapable de donner naissance à un art et encore moins de penser, impuissant à sortir du solipsisme originaire de la subjectivité. Les raisons de dénigrer l’odorat sont nombreuses. Encore faut-il y ajouter la fugacité et l’évanescence de son objet, qui rendent difficile la désignation des odeurs et fournissent un argument supplémentaire à tous ceux qui tiennent l’olfaction pour résolument inférieure. (Laurichesse, 2017, p. 302)
Cependant un mouvement s’est esquissé depuis une dizaine d’années, visant à revaloriser l’odorat, en général et plus particulièrement sur le plan esthétique. Ainsi Chantal Jaquet s’attache-t-elle à déconstruire dans Philosophie de l’odorat l’ensemble des préjugés qui affectent ce sens (Jaquet, 2010), souvent considéré comme animal, primitif, enfantin, voire « sale et immoral » (ibid., p. 53), ou encore imprécis et subjectif. Dans un autre ouvrage qu’elle a dirigé en 2015 dans la collection Classiques Garnier, qui a pour titre L’Art olfactif contemporain, elle donne la parole à différents chercheurs ou à des professionnels des métiers du nez, dont le propos permet de comprendre comment les parfums les plus divers peuvent être utilisés à des fins artistiques, grâce à différentes techniques d’odorisation, dans de nombreuses branches de la création, notamment au théâtre, comme pour la pièce Les Parfums de l’âme3 de Violaine de Carné, ou dans le cadre de performances. La littérature plus classique n’est pas absente de cette enquête, et c’est dans le sillage de ces recherches que se situe la présente tentative dont le but est de montrer comment l’olfaction met en scène chez P. Claudel la volonté d’absorber le monde. Pour ce faire, nous envisagerons la manière dont la dynamique qui affecte l’expression des parfums débouche sur la mise en scène d’un rapport à la fois intemporel et immédiat au corps vivant et mort, tout en déployant une rhétorique très personnelle des odeurs.
L’une des premières caractéristiques de l’image olfactive telle qu’elle apparaît dans Parfums est le mouvement qui l’affecte. Chacun des chapitres4 de ce livre est centré autour d’une odeur qui apparaît dans le titre : ail, charbon, fumier, sapin, tilleul… mais il est rare que l’odeur surgisse dès les premières lignes. D’autres sensations la précèdent à l’intérieur du chapitre, accompagnées ou non de références culturelles. Ainsi « Brouillard » commence-t-il par une évocation visuelle, et même graphique :
Les chevaux qui dorment paraissent toujours de grands cadavres. Allongés sur le flanc, pattes tendues, ils semblent attendre la charrette de l’équarrisseur qui va les traîner jusqu’à la fosse où ils seront dépecés. Le brouillard les fait devenir fantastiques, les mangeant à demi. Je dépasse Saint-Nicolas-de-Port dont la haute basilique déchire la brume et accroche sur sa pierre blanche les rayons d’un soleil peu amène. Je songe aux reîtres de la guerre de Trente Ans, aux pendus de Jacques Callot. (P, p. 24)
L’exploration par les narines ne commence que bien plus bas, lorsque l’auteur émet l’idée que le brouillard agit « comme le couvercle d’une cocotte » en maintenant « en lui, sous lui, les odeurs de terre surprises par un automne adolescent » (ibid., p. 25). Mais cette exploration s’interrompt au bout de quelques lignes, ou plutôt se généralise lorsque, par association d’idées, l’auteur se tourne vers l’intérieur de lui-même et laisse émerger des impressions globales, visuelles, tactiles et même intellectuelles :
J’aime le brouillard car il me permet toujours d’entrer au plus profond de moi-même. En marchant au-dehors, dans une nature qui ne me livre que ses marges immédiates, quoique déjà dévorées par l’abrasion d’une gomme invisible, le monde devient une simple projection de l’âme, une hypothèse pénétrante et un peu froide. (P, p. 26)
Et c’est seulement en fin de chapitre que se développe le potentiel olfactif du brouillard, qui modifie les sensations uniformisées par l’habitude :
Ainsi la rue Hélène, qui naît presque en face de ma maison, et qui d’ordinaire offre le spectacle d’une venelle de corons étroite, dépouillée, morte de toutes ses maisons inhabitées aux fenêtres closes et aux jardinets en friche, brève coulée en pente qui file vers le muret du casino et son kiosque à musique, revêt par temps de brouillard un mystère flamand qui libère des effluves de tuiles moussues, de coke, de suint, de cordage, de pardessus de laine et de souffle fluvial […] et l’on sent ici autant que l’on voit, comme on rêve autant que l’on saisit. (ibid., p. 26-27)
J’ai abondamment cité ce chapitre, mais tous sont construits de manière analogue. Le lecteur est entraîné, grâce à un fil narratif discret, dans un entrelacs de sensations variées où le thème olfactif n’est pas toujours donné tout de suite mais émerge plus ou moins rapidement, semble se dissoudre dans des images sensorielles différentes, pour reparaître en fin de trajet et justifier après coup le titre du chapitre, un peu comme si la sensation olfactive était la matrice cachée des autres impressions sensorielles. Ce qui signifie aussi que l’odeur est mobile, mobile dans le texte qui tantôt la met en valeur tantôt l’occulte, mais aussi mobile dans la réalité décrite, parce qu’on pénètre dans son domaine, qu’on la traverse – comme c’est le cas dans ce chapitre et dans bien d’autres où l’auteur enfant circule à vélo, mobile parce qu’elle se manifeste par bouffées, explose soudain, culmine, laisse des traces imperceptibles, mobile enfin et surtout parce qu’elle déplace les contours habituels du monde, et se situe presque toujours du côté de la métaphore. Pas d’image olfactive fixe, donc, mais plutôt des travelings d’odeurs au mouvement insaisissable. L’une des modalités les plus fréquentes de ce phénomène est la dilatation : l’odeur, au début minime, se répand, envahit l’espace sensoriel. C’est pourquoi il n’est pas étonnant de la trouver associée parfois au sentiment de l’infini, sous des formes inattendues, par exemple dans ce chapitre où l’enfant s’endort, le dimanche soir, dans des draps frais, et où il respire, en même temps que le « parfum de large continent » qu’ils se sont incorporé en séchant au vent, « les immensités prussienne, russe, mandchoue, mongole et sibérienne, toutes cousues ensemble et captives pour mon égoïste bonheur » (ibid., p. 76).
D’autre part, il est fréquent que les effluves soient associés à la griserie – qui n’est, du reste, pas étrangère au sentiment d’expansion infinie. Cela paraît évident dans le cas de la « part des anges » échappée de l’alambic qui transforme les prunes en eau-de-vie, des vapeurs d’encens à l’église, ou encore, dans le chapitre intitulé « Cannabis », où le narrateur se remémore des soirées chez des amis fumeurs de joints pendant lesquelles, même s’il se contente de les rouler pour les autres sans consommer lui-même, il s’abandonne à l’atmosphère ambiante, écrivant alors :
Si je ne suis pas pratiquant, j’inhale une telle quantité de cannabis dont le parfum de tisane, d’herbe morte, de feu de friches, de médecine naturelle et de bois sec me ravit, que je n’en sors pas indemne. (ibid., p. 30)
Le même phénomène de flottement induit par les parfums, agréables ou désagréables, se produit quand il aspire des bouffées de cannelle, ce « stupéfiant licite » (ibid., p. 34), de tilleul en floraison, de lotion après-rasage paternelle ou même d’huile de moteur chaude, accentuant le côté tremblé de l’impression physique et la vibration recherchée lors de son insertion dans le texte. Mouvement encore, dynamique de l’odeur, mais cette fois dans un contexte qui rappelle que respirer un parfum, c’est inhaler, accepter à l’intérieur de soi-même un visiteur qui s’empare du corps dans sa dimension animale et en bouleverse l’état général. Ici intervient la dimension chimique de l’olfaction, c’est-à-dire le fait que des microparticules s’introduisent par les narines, soient captées par un système qui les décrypte et les transmet au cerveau, alors que dans le cas des autres sens les phénomènes impliqués ne comportent pas cette sorte de pénétration. Jacqueline Blanc-Mouchet note à ce sujet : « Contrairement à l’œil et à l’oreille dont les dimensions sont d’ordre physique (ondes, timbres, couleurs, trois dimensions, électrons…), goût et odorat sont des sens qui déchiffrent les molécules. Ils possèdent en outre une constituante subjective qui en fait des médiums mous, une esthétique peu intellectualisable et difficile à théoriser » (Blanc-Mouchet, 2015, p. 66). Quoi qu’il en soit, respirer une odeur, de gré ou quelquefois de moins bon gré, c’est devoir admettre l’intrusion de la réalité externe dans l’espace le plus intime.
C’est pourquoi l’image olfactive met profondément en jeu un rapport au corps, vécu le plus souvent sur le mode de la mémoire puisqu’il s’agit essentiellement de la remontée, spontanée ou provoquée, de souvenirs d’enfance et d’adolescence. Cependant le processus d’anamnèse demeure implicite : il n’est pas détaillé, ni même mentionné. Le passé est là de manière immédiate, le corps de l’enfant est présent sans transition dans le corps de l’adulte qui écrit, comme le suggère le choix du présent de l’indicatif pour l’ensemble des chapitres, dans une valeur qui n’est pas ici l’actualité mais l’intemporalité. La perception des odeurs abolit le temps. On le constate déjà à propos des saisons, car les odeurs ont le pouvoir de les faire émerger indistinctement, en les mêlant : les fleurs printanières de l’acacia évoquent la neige d’hiver et la cannelle cuisinée à Noël se propage toute l’année. Mais elles ont plus généralement la vertu de superposer les âges. Ainsi dans ce passage, à propos des effluves de rivière :
Ce sont alors de troublantes secondes où les géographies du présent et de la mémoire se confondent, où je n’ai plus d’âge, où l’on joue avec moi par le biais de ce sens activé, me faisant tout à la fois regretter d’être là et heureux de pouvoir, à mille lieues du lieu de ma naissance, ressaisir des fragments d’odeurs et, comme un patient archéologue le fait avec les débris de poterie, recoller le vieux quotidien rompu. (P, p. 161)
Il est inutile de s’étendre sur le pouvoir d’évocation mémorielle des odeurs, thème bien connu dont tous les aspects se déclinent dans Parfums mais n’en épuisent pas l’originalité. Il faut cependant noter, à la suite d’Alain Corbin, que ce thème ne s’est installé que tardivement dans la conscience collective, au milieu du 18e siècle, dans la mouvance d’un changement assez général d’attitude vis-à-vis de l’environnement olfactif et tout particulièrement des odeurs pestilentielles. L’historien de la sensorialité écrit :
La novation est bien le pouvoir d’exaltation de la mémoire affective ; la quête du « signe mémoratif », selon l’expression de Rousseau ; cette brusque confrontation du passé et du présent imposée par l’odeur reconnue ; jonction imprévue qui, loin d’abolir la temporalité, fait éprouver et révèle au moi sa propre histoire. Tandis que la mode ascendante du parfum subtil confère une ampleur à l’image mémorisée de l’autre, c’est à propos de la réminiscence que s’affirme la description olfactive dans la littérature. (Corbin, 2016, p. 124-125)
Selon le même Alain Corbin, se dessine à la même époque « un mouvement esthétique qui tend à faire de l’odorat le sens générateur des grands mouvements de l’âme »(ibid., p. 125). Il n’est donc pas surprenant de voir ce sens exalté dans le cadre d’une exploration intérieure telle que la conduit Parfums. Toutefois les mouvements de l’âme ne sont pas seuls en cause. Écrire une autobiographie par les odeurs correspond également à la volonté d’inscrire le corps tout entier, à la fois celui de l’adulte qui se souvient et celui de l’enfant ou de l’adolescent, comme s’ils formaient un tout indivisible dont les sensations s’amalgament sans passer par une histoire, par un agencement chronologique, auquel se substitue ici l’ordre alphabétique qui brasse volontairement les époques et les lieux. Un tel livre comporte donc un éloge du corps, de l’animalité primitive, voire bestiale qu’on lui colle parfois comme une étiquette, mais qui s’enrichit ici des pouvoirs du rêve, de la griserie, de la subtilité, de la sagacité au sens étymologique, c’est-à-dire cette aptitude à démêler les composantes et les origines d’une odeur, par laquelle se caractérise le flair animal. Toutefois ce goût des parfums, comme le note aussi A. Corbin, correspond aussi à une exploration et à une exaltation du moi individuel, car les hommes rencontrent leur subjectivité et le reflet de leur histoire personnelle dans l’assortiment des odeurs qui les touchent. Dans un entretien mené par Pierre Bonnet, Joëlle Cauville et Marie Joqueviel-Bourjea, P. Claudel insiste sur le sentiment qui s’attache pour lui à la perception du corps propre :
Très tôt […] j’ai été étonné, au sens le plus fort du terme, par le fait que j’étais moi et pas un autre, et par le fait que j’habitais un corps, le mien, celui qu’on m’avait attribué, que j’étais un esprit qui habitait ce corps-là, qui y était enfermé, qui ne pouvait en sortir, et que ce corps m’était attaché, imposé, que je ne pouvais en changer à loisir, que j’étais en quelque sorte condamné à vivre en lui. (Bonnet et al., 2017, p. 86).
Ces propos – qui pourraient suggérer l’image d’un génie enfermé dans une bouteille, ou d’un parfum dans un flacon… – montrent à quel point l’inspiration autobiographique se greffe sur l’évidence d’une identité physique primordiale.
En outre, la comparaison avec le travail patient de l’archéologue, dans le passage cité plus haut, débouche, à travers la formule « recoller le vieux quotidien rompu », sur un autre éloge, celui du quotidien. Car les odeurs sélectionnées par les différents chapitres, si l’on en dresse la liste, n’ont pas toujours le caractère noble et délicat que suggère habituellement le mot « parfum » : aux côtés de senteurs arborées comme celles de l’acacia, du tilleul ou du sapin, bucoliques comme celles du chaume, des ombellifères et de la pluie d’orage, pittoresques comme celles des marchés exotiques, délicieuses comme la torréfaction du café, charnelles comme celles de l’enfant qui dort ou du sexe féminin, le recueil de P. Claudel s’élabore volontiers autour d’autres émanations plus triviales, au moins en apparence, qu’énumère la table des matières : charbon, charogne, chou, fumier, pissotières, remugle, station d’épuration des eaux. Les odeurs organiques sont présentes et assumées comme telles, avec une jouissance qui ne se dissimule pas :
Tous les deux ans, au mois de mars, mon père achète un tombereau de fumier à Robert Domgin, un paysan de Sommerviller qui vient en assurer la livraison lui-même, déversant la matière dans le talus qui jouxte notre maison. L’avalanche noire glisse dans un bruit soyeux de froissement souple et s’immobilise, fumante. Pendant quelques jours, notre maison s’encrasse des odeurs animales d’urine, d’excréments et de paille fermentée. […] J’ouvre grand la fenêtre pour que l’odeur puissante entre dans toutes les pièces. (P, p. 97)
Puis, un peu plus bas dans le même chapitre, une fois que le fumier a été enfoui dans le sol :
On est au-dessus d’un ventre digérant, sans bruit, un repas considérable. Et, tandis que je tends à mon père un grand mouchoir à carreaux pour qu’il s’essuie le front, et que je savoure cette complicité d’hommes qui en ces instants nous unit, je ne serais pas plus surpris que cela d’entendre un rot souterrain, grave, comme un remerciement à nous adressé par des divinités telluriques, coprophages et repues. (ibid., p. 98)
Les images de digestion et d’excréments ne sont pas atténuées, elles ne se cachent pas derrière le voile de distanciation qui les accompagne souvent, au contraire elles s’imposent de manière triomphante, à travers un lexique direct, et dans le même temps se voient en quelque sorte transsubstantiées dans un langage qui devient celui du mythe, ou d’une mystique. À sa manière P. Claudel, refusant le diktat de la propreté, mène ainsi une lutte contre la tentation contemporaine de l’hygiénisme, contre une vision désincarnée du corps qui le réduirait à un dessin abstrait ou, dans le meilleur des cas, au support bien lavé d’émotions érotiques. Et il le fait en termes vigoureux :
Nous traquons les odeurs, celles de nos corps, celles de nos villes, comme de hauts délinquants qui nous rappelleraient trop que nous produisons des humeurs et qu’elles empestent. Gamin, j’entre dans une pissotière et cela pue. Je n’en suis pas surpris, ni gêné. J’y vois un miroir d’un genre particulier, à peine déformant. (ibid., p. 140)
C’est à la rencontre de l’humain, dans sa matérialité brute, à la rencontre du semblable et du frère, que nous invite l’odeur.
Même quand le rapport aux fonctions organiques n’est pas souligné aussi expressément, le goût de la matière humble, modeste, a priori insignifiante, infra-ordinaire, s’exprime dans des descriptions que l’on pourrait assimiler à des natures mortes olfactives, par exemple dans le passage où il est question des douches collectives après les entraînements de foot, où l’auteur écrit : « Soudain il fait chaud mais malgré les parfums de propre demeure toujours le fond ancien qui est la marque véritable du lieu, une odeur mate de froid humide et de carrelage, de vieux bâtiment souffreteux, de joints attaqués par la lèpre des moisissures, et de buée sucrée » (P, p. 73). Une impression analogue se dégage des pages où il étale comme sur une toile les odeurs de nourriture ou y vaporise les effluves de produits de toilette bon marché, shampooing ou lotion après-rasage. Il fabrique ainsi des compositions souvent polysensorielles où triomphe la matière, mais souvent, ce qui leur permet d’échapper à l’immobilité figée de la nature morte, c’est le mouvement dont il était question plus haut, la faculté pour les odeurs de s’étaler comme des nappes ou de se déformer comme des nuages.
Image mouvante, cinétique, image plébéienne et concrète, le rendu littéraire de l’odeur est aussi image rhétorique. Claudel se heurte, pour en transmettre les nuances, à un obstacle qu’ont noté les philosophes et, derrière eux, les chercheurs intéressés par le thème olfactif. S’il est mal aimé parmi nos cinq sens, l’odorat est aussi, assez logiquement, mal doté sur le plan linguistique. Chantal Jaquet remarque ainsi :
L’appel à un imaginaire fondé sur le mobilisme des odeurs reste toutefois en grande partie lettre morte tant les impressions olfactives ont du mal à être exprimées par le langage, incapable le plus souvent de rendre la subtilité de leurs nuances et dépourvu de mots adéquats pour les nommer. (Jaquet, 2010, p. 129-130).
Malgré des variations selon les langues observées et une relative richesse du français, le lexique de l’odorat est en général indigent si on le compare à celui dont dispose l’expression des autres sensations. Selon Paul Faure, qui a travaillé sur les parfums dans l’Antiquité,
[t]out au plus distinguons-nous grossièrement quelques saveurs et quelques odeurs élémentaires : d’un côté le salé, l’amer, le sucré […], sensations pour lesquelles existent sur la langue des récepteurs distincts ; d’un autre côté, ce qui sent bon et ce qui sent mauvais, sensations purement subjectives et dont les registres varient d’un individu à l’autre. Il a fallu toute la science des physiologistes et des chimistes modernes pour nous apprendre cinq types principaux de parfums : les fleuris ou éthérés, les fruités, les boisés, les fauves (cuir et chair), les épicés. (Faure, 1987, p. 11-12).
Du reste, la sensation olfactive ne dispose pas d’un verbe spécifique pour la désigner, puisqu’on parle de « sentir » une odeur, en utilisant un verbe très général également employé pour évoquer des impressions de diverses natures. La pénurie de termes adéquats et précis conduit tout naturellement l’écriture littéraire à emprunter le lexique dévolu aux autres sens, quelquefois dans un esprit volontairement synesthésique (tout le monde a en tête les parfums « frais comme des chairs d’enfant / doux comme des hautbois, verts comme les prairies » (Baudelaire, 1857, p. 19-20), quelquefois par pure nécessité, parce qu’il n’y a pas d’autre solution. Chez Claudel, en plus de ce recours presque constant à un brassage des lexiques sensoriels, les méthodes employées pour suggérer la subtilité d’une odeur sont principalement :
l’énumération, très fréquente, qui procède en saturant l’imagination et renforce la plénitude des parfums : par exemple, « Il y a une odeur de graisse animale, de camphre, de menthol, d’arnica et de génépi » (P, p. 72), ou bien, à l’intérieur d’une droguerie, « [l]es mastics gras sentent le beurre, l’ammoniaque, le sexe peu lavé, les savons liquides, onctueux comme des ruisseaux de miel de sapin, démentent leur nature visqueuse en l’allégeant de notes citronnées » (ibid., p. 79). Cette façon d’aborder les odeurs d’après leurs origines diverses, voire hétéroclites, met l’accent sur leur complexité, même quand elles sont banales, tant et si bien que leur image finit par ressembler à celle des compositions qu’élaborent les « nez » qui travaillent pour l’industrie (ou l’artisanat) de la mode en vue de fabriquer des parfums précieux ;
le recours à un lexique affectif : ainsi, le tabac des Gitanes, dans le chapitre qui traite de leurs mérites comparés avec celui des Gauloises, « dégage une fumée qui me paraît plus dure, plus agressive, moins nonchalante, resserrée et un peu sèche, presque hautaine pour tout dire, en regard de la plantureuse bonhomie, de l’aspect brut et sympathiquement grossier des Gauloises » (ibid., p. 101). Cette fois c’est toute la gamme des émotions, des sentiments, des caractères au sens psychologique du terme, qui se déploie pour pallier l’absence de termes spécifiquement olfactifs ;
l’extension « culturelle », qui rend aux odeurs leur histoire et leur géographie, par le jeu de toutes les connotations qu’elles engendrent, de toutes les références picturales ou littéraires qui les habitent. Ce jeu permet lui aussi, en élargissant la donne, d’échapper à l’étroitesse du lexique disponible. On ne peut ici multiplier les exemples, car le texte de Claudel est truffé de renvois intertextuels. On se contentera d’en proposer un, dans le prolongement du passage déjà cité à propos de l’infini des draps frais et qui, cumulant les procédés mentionnés ci-dessus, c’est-à-dire la polysensorialité, l’énumération, la psychologisation, l’ouverture esthétique, s’achève ainsi :
Ce n’est pas seulement une odeur de linge lavé, propre, que je hume, mais bien celle d’une géographie de terre et de vent, sauvage et ample, étendue d’une infinité de contes, de fables, de chants, d’images que j’ai lus et regardés, et qui font de moi, sous les toits, dans les premiers pas du sommeil, dans ce lit tendu de ses draps nouveaux que mes grand-mères et grands-tantes ont parés jadis de fleurs, de courbes et d’arabesques avec leurs patientes aiguilles, un voyageur céleste et rassuré, un être vulnérable qui se sait pour un temps entouré et heureux. (ibid., p. 76)
C’est pourquoi, même si les chapitres sont souvent construits selon un modèle narratif, l’écriture des odeurs relève fondamentalement de la poésie, selon un modèle génétique que note M. Joqueviel-Bourjea (2017, p. 54) lorsqu’elle écrit : « La poésie, dans cette œuvre narrative, est le point aveugle d’où sourd l’écriture, sa part, non pas maudite, mais secrète, celle qui précède toute histoire, toute mise en récit ».
Mais, pour en revenir à l’idée d’une Nature morte, et terminer ainsi ce parcours des odeurs qui frémissent dans Parfums, il faudrait souligner maintenant ce qui nous semble essentiel, et montrer comment ce parcours ébauche peu à peu les linéaments d’une Vanité, où l’odorat ne se contenterait pas d’être représenté, comme sur les tableaux du 17e siècle, par une pipe ou une corbeille de fruits mûrs, mais occuperait, de ses fantasmagories mouvantes, l’essentiel de l’espace. La mort est omniprésente dans le recueil où même le chaume de la fin de juillet évoque « un crâne aux cheveux coupés ras » (P, p. 51). Elle se manifeste sous différentes formes, y compris la plus crue, celle du cadavre, dans le chapitre « Charogne », où il est question de « corps gonflés, gaz, humeurs suintantes », et où « le vivant honteux s’est réfugié dans la puanteur. Sa dernière résidence » (ibid., p. 50). Mais elle fait souvent intrusion de manière détournée, presque fuyante, insaisissable. Dans ce même passage consacré à la découverte dans un sous-bois de carcasses en décomposition, les restes de la bête crevée au fond des buissons échappent souvent à ceux qui recherchent la source de la puanteur, et il ne reste d’eux qu’un « souvenir violent » (ibid.). De manière analogue, l’odeur de la mort au cimetière n’est pas celle qui émane des tombeaux, mais se voit transférée sur les végétaux jetés aux pourrissoirs, autrement dit les monceaux de fleurs fanées jetées à la benne à ordures lorsque les familles les ont retirées des tombes qu’elles ornaient. Parfois l’évocation macabre s’introduit de manière latérale, par exemple lorsque l’enfant enivré par le parfum des fleurs d’acacia passe en rentrant chez lui devant les abattoirs où pendent des bœufs au bout des crochets. Parfois encore l’idée de la mort se faufile à travers les images de la terre, ainsi dans la cave des tantes de Saint-Blaise, où le sol est perçu comme « remué par la pelle d’un fossoyeur » tandis que l’enfant reçoit au visage son « haleine de puits, lourde, collante, empêtrée de glaise et de boue » (ibid., p. 39). Un chapitre du reste s’intitule « Terre », et tourne presque entièrement autour du désir de creuser, de fouir et de s’enfouir, qui aboutit à celui d’être enterré dans le sol du pays d’enfance, au besoin de retourner à la terre, « noire et qui sent le maraîchage et la bonne humidité » (ibid., p. 185). Anne Strasser établit à ce sujet un rapport entre l’écriture et l’intérêt pour les fosses : « ainsi il y aurait un lien de l’écriture à la terre, cette terre qui le fascine, poudreuse et noire, où il aime tant s’enfouir. Ex-humer, in-humer, sortir de terre ou ensevelir » (Strasser, 2015, p. 19). En somme la mort joue un rôle important dans le monde olfactif, mais, loin de s’associer exclusivement à des relents répugnants, elle y répand une atmosphère dense, épaisse, et pour tout dire puissamment vivante. En revanche, c’est plutôt le caractère inodore, ou trop bien désodorisé, de certains lieux, tels que les chambres d’hôtel, les salons funéraires ou les prisons, qui les frappe d’inexistence. Le passage consacré aux chambres d’hôtel s’achève ainsi sur une sorte de memento mori désenchanté lorsque l’écrivain le clôture par cette phrase : « Son parfum véritable, c’est celui de notre brièveté et de notre inconsistance » (P, p. 43). Le ton est là celui du moraliste, et le lexique abstrait entraîne le lecteur loin des senteurs incarnées. L’absence ou simplement l’assourdissement des odeurs empêche les images de se condenser, de bouger, de vivre. Mieux vaut le miasme que l’antiseptique.
Plus généralement, les livres de P. Claudel ont souvent pour point d’ancrage la présence insistante d’un ou de plusieurs cadavres, même si l’odeur de la décomposition n’y est pas directement évoquée. C’est le cas, de façons fort différentes, pour Meuse l’oubli (1999), tombeau de la femme aimée, pour J’abandonne (2000), qui tourne autour du prélèvement d’organes sur des corps accidentés, pour Les Âmes grises (2003) où la dépouille d’une fillette est trouvée sur le bord d’un canal, pour L’Archipel du chien (2018) qui commence avec la découverte de trois noyés sur une plage ou, deux ans plus tôt, pour L’Arbre du pays Toraja (2016), livre consacré par le narrateur à la mémoire d’un ami mort, où une coutume de l’île de Sulawesi métaphorise la conservation de la mémoire. On y enferme dans le tronc de certains arbres le corps des enfants morts en bas âge, qui peu à peu se fond dans leur linceul d’écorce et monte vers le ciel au fur et à mesure que les arbres croissent. Cette coutume, chez un peuple entièrement préoccupé par la mort, pérennise la mémoire des disparus en l’inscrivant dans une matière vivante et concrète. Parfums, à sa manière, participe de la même tension entre l’éloge multiple de la vie et l’empire de la mort.
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Au cours de cette analyse, on a laissé de côté la présence, dans le recueil, des saveurs qui fréquemment se combinent aux odeurs dont parfois elles se distinguent à peine. Le goût et l’odorat ont partie liée, de par leur fonctionnement chimique et de par la proximité anatomique des organes qui les perçoivent. En outre ces deux sens ont en commun un mécanisme d’absorption du monde : il s’agit de s’emplir, de se pénétrer d’une odeur ou d’une saveur, de s’en enivrer, puis de l’intérioriser ou de l’éliminer. Mais la saveur réfère à une ingestion physique dont chacun connaît le fonctionnement et l’aboutissement trivial, qu’il s’agisse de l’ail et du bifteck (P, p. 13-14), du lard frit (p. 113), du Munster (p. 129), de la sauce tomate (p. 169). Cependant, qu’advient-il des odeurs aspirées, intériorisées, oubliées et retrouvées, mais jamais ouvertement excrétées ? La réponse est simple et nous tiendra lieu de conclusion : l’écriture les prend en charge et c’est en ce point que se joignent les thématiques précédemment développées. L’enfant, ouvrant dans le chapitre intitulé « Caves » les armoires de ses mornes grand-tantes Thirion, y découvre, sous forme de vieux vêtements et de photographies, un « musée des vies défuntes » qui lui paraît « un livre sans alphabet » (ibid., p. 38). Et ajoute :
Je sens obscurément qu’il me faudra un jour le composer et l’écrire. On permet à l’enfant que je suis de respirer ces odeurs de pollens morts, de laines veuves et de linges orphelins pour qu’un jour il les relie dans une trame et ressuscite des vies perdues au fil des guerres, des maladies et des accidents. Les chambres, les greniers, les lieux de hauteur deviennent des thrènes murmurants tandis que la cave, bas-ventre tout en longueur de cette maison immense, est un poème des Enfers. (ibid., p. 38)
L’enfant absorbe les odeurs du monde et le monde des odeurs l’absorbe comme un ventre. Mais une résurrection surviendra : la perception des effluves du passé, loin de tomber aux oubliettes, préfigure l’essor des images et l’écriture de la fiction par l’écrivain futur. L’être disparu renaît dans les frondaisons de l’arbre.
Œuvre de Philippe Claudel citée
Parfums, Paris, Stock, 2012.