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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Entre paysage de brouillard et pays de neige : Claudel flâneur et montagnard

Paysages de brume

Meuse l’oubli (1999), par lequel j’ai découvert Philippe Claudel alors que j’enseignais précisément un cours sur l’image de la Flandre dans la littérature française, paraît dans un contexte d’intérêt renouvelé pour le symbolisme et l’esprit « fin de siècle ». À un siècle d’écart et sur toile de fond des années sida et de perte de confiance dans l’idée de progrès, cet imaginaire 19e est venu faire contrepoids au « minimalisme » façon Minuit alors à la mode dans le monde des lettres.

Tout lecteur du premier roman de Claudel ne pouvait qu’être frappé par sa densité littéraire : l’auteur travaillait non seulement sa phrase mais c’était à l’évidence aussi un grand lecteur. Baudelaire était explicitement nommé, et il n’y avait pas que lui : toute une lignée d’écrivains tournés vers la nature et le monde sensible apparaissait en transparence. Elle partait des romantiques allemands pour aller jusqu’à l’ardennais André Dhôtel, en passant par les symbolistes belges, évidemment.

Je me propose de revenir ici de manière transversale à 20 ans de compagnonnage avec les livres de Claudel à partir d’un motif central déjà dans Meuse l’oubli : celui du brouillard. Par bonds, et sans chercher à être exhaustif, je propose d’en suivre l’évolution et l’effacement progressif au profit du motif de la neige. L’enquête portera donc sur des lieux claudéliens privilégiés ; elle permettra de pointer certaines évolutions dans l’imaginaire et dans l’écriture. Ce sera l’occasion de préciser la manière dont l’auteur montre comment l’homme cherche à se connaître autant par introspection qu’en se confrontant au monde réel.

Chez Claudel, les lieux ont dès le départ été de véritables agents de la fiction. Voici Fiel, dans les Ardennes, où le protagoniste retrouve une atmosphère qui l’avait déjà enveloppé en Flandre :

Le paysage, ce matin, a rapetissé et le monde s’arrête à quelques pas de chez Madame Outsander, dans une confusion de volumes et de lignes que le regard peine à suivre. Un brouillard mêlé de givre occupe la place aux tilleuls. Les arbres sans feuilles paraissent encore plus démunis et lorsque je les regarde, il me revient cette peur de très jeune enfance qui tient du probable abandon. Madame Outsander m’avait prévenu : « Ici parfois, en hiver, le brouillard nous éloigne pour quelques jours. Rien à faire, on ne peut lutter ; d’ailleurs quant à moi, je ne cherche même pas. À quoi bon ? vous verrez cette curiosité, Monsieur : la ville n’existe plus ; comment dire ? Elle a… quitté le lieu. C’est comme si en regardant dehors, vous vous retrouviez au-dedans de vous-même. (MO, p. 75).

Pareilles pages font écho à Bruges-la-morte (1892) de Georges Rodenbach, ou à En ville morte (1906) de Frans Hellens, deux textes majeurs de l’héritage symboliste et dont le second s’attache à Gand, comme la première partie de Meuse l’oubli.

Le paysage apparaît comme un miroir de l’âme du personnage endeuillé, même lorsque le retour sur les lieux où il a connu l’amour le distrait de son chagrin. À ses débuts, Claudel personnalise volontiers les éléments naturels dans des phrases ciselées. Les arbres sont « démunis », les chemins « timides » et certains vergers « sombrent ». À travers un brouillard qui donne une dimension d’irréalité au monde, le détail se laisse deviner plus qu’il ne s’observe. Saisi prioritairement par la vue, la réalité apparaît fréquemment comme derrière un rideau, un voile. Il est sous cloche ou confiné dans une serre, pour reprendre ici l’image chère au jeune Maurice Maeterlinck qui, en 1889, signait Serres chaudes.

Nappes de brumes et nappes d’eau peuvent d’ailleurs se confondre, comme dans Quelques-uns des cent regrets (2000) : « Toute la ville semblait se rapetisser sur elle-même pour échapper à l’eau montante. Île aux toitures roses et aux murs sales, elle flottait au centre d’un bourbier grisâtre qui charriait d’inutiles roseaux arrachés par le courant, et des paquets d’herbe mimant des chevelures » (QCR, p. 50). Le rythme caractéristique de cette prose poétique est un legato, qui s’accorde parfaitement avec les sujets abordés, marqués du sceau de la mélancolie. Le gris est ainsi déjà la couleur de Claudel avant le roman qui lui assurera la célébrité en 2003. Si c’est la teinte des villes industrielles et des brumes, c’est aussi, à un autre niveau, celle qui permet le mieux de dire l’opacité du monde et la complexité de la psychologie.

Les Âmes grises (2003) confirment, chacun s’en doute, l’importance du brouillard. Le roman en est nappé et son importance est soulignée par la référence manifeste à l’univers de brumes de Georges Simenon. L’évocation de la brume permet tantôt de travailler les jeux de lumières : « Le soleil maintenant avait percé la brume et faisait ruisseler le givre » (AG, p. 108), tantôt de saisir le paysage dans un mouvement lent : celui de la brume « s’envelopp[ant] sur elle-même » (ibid., p. 38). Il serait possible de multiplier les exemples, mais l’on se contentera ici de souligner qu’à travers le motif, ce roman continue à exprimer sa dette envers l’héritage symboliste, qui implique une personnification des éléments naturels : « Le soleil se tassait dans son manteau de brouillard qui s’effilochait de plus en plus » (ibid., p. 19)

Moins de lumière… artificielle

Peintre de grisailles, Claudel exprime dès le tournant du siècle une méfiance envers les couleurs chatoyantes des chromos, qui relèvent selon lui du trompe-l’œil. J’abandonne (2000) l’exprime ainsi :

Tu regardais des livres de fausses images qui présentent un monde de rires, d’animaux joyeux, de fermiers rebondis qui vont aux champs sur des tracteurs vernis, par les chemins d’une campagne douce et verte cousue de pâquerettes et de rossignols, autant de mensonges que tu ignores encore tandis que je te laisserai pour grandir des sols rongés de pesticides et des forêts en ruine. (JA, p. 35-36)

Au détour d’une phrase, et à une époque où la prise de conscience écologique n’avait pas encore trouvé à s’exprimer ouvertement en littérature, Claudel s’ingénie à lever le voile trompeur des apparences pour pointer dans la direction des atteintes que l’homme fait subir à l’environnement. La suspicion ne frappe pas uniquement les représentations idéalisées de la nature campagnarde. L’auteur soulignera avec plus d’âpreté encore la fausseté des images d’une nature sauvage idéalisée par les « posters punaisés au mur ». J’abandonne fait surgir ceux d’une chambre d’hôpital :

Je ne sais pas s’ils existent vraiment ces lacs aux eaux trop bleues, aux rochers trop hauts et trop massifs surmontés d’une neige trop blanche pour être vraiment réelle. Je me suis dit qu’il ne me restait plus que cela, ce simulacre de nature, à opposer dans mon esprit à toutes les salissures du monde. (JA, p. 62)

Un des livres de Claudel les plus dignes d’intérêt, Le Bruit des trousseaux (2002), qui revient sur des ateliers d’écriture donnés en prison, nous montre ces mêmes affiches dans une cellule faisant office de salle de classe : « Au mur, des vieux livres, des posters qui représentaient des marguerites, des jeunes filles dans les champs, une montagne canadienne » (BT, p. 53).

Hôpitaux, prisons, c’est dans les lieux dont les occupants sont le plus privés de nature, que celle-ci s’affiche dans sa plus grande artificialité. Stricts équivalents graphiques de la littérature d’évasion, Claudel tient ces simulacres en suspicion. L’on ne s’étonnera donc pas qu’Inhumaines (2017), qui fait le choix des univers décalés et de l’écriture ironique, s’amuse à donner vie à ces tableaux idéalisés. « Mariage pour tous » suit un personnage qui a épousé une ourse et fait voir à ses collègues de bureau les photographies de son voyage de noces : « Les grands parcs américains. Yosemite. Yellowstone. Colorado. Montagnes et forêts. Lacs aussi. On voyait son épouse pêcher le saumon. Faire la sieste. Monter aux arbres. Fouiller les poubelles du camping » (I, p. 23). L’absurdité de la donnée souligne l’artificialité : les univers « sauvages » sont des lieux de tourisme de masse et des réserves à clichés – au mauvais sens du terme – obtenus par un cadrage aussi habile que trompeur.

Chez Claudel, les paysages de brouillard se situent à l’opposé du kitsch des posters : ils permettent de peindre les jeux de lumières les plus riches. L’éclairage privilégié par Claudel est celui du matin ou du soir. L’on trouve ainsi dans Les Petites Mécaniques (2002), à côté de délicates petites marines, des belles vues sur la ville en fin de journée : « quand tous les nuages du crépuscule ont reflué vers les montagnes, et que ne demeure sur la ville qu’une poussière de brume » (p. 112).

L’auteur semble penser que le soleil de midi ne permet pas d’entrer réellement dans le paysage. Dans ces moments, la description se fait laconique : « Un soleil plein embrasait les torchis des maisons » (PM, p. 39), comme si un éclairage trop violent venait ôter toute profondeur à la scène. Dès lors qu’ils sont trop lumineux, les couchers de soleil eux-mêmes semblent résister : « Les soirs, lorsqu’il fait beau, le soleil lance ses derniers rayons sur ces dards de métal qui soudain éclatent d’une lumière éblouissante : c’est un spectacle grandiose » (ibid., p. 133). Alors que Claudel évite habituellement de qualifier la nature de ses brumes et de ses brouillards, invitant ses lecteurs à déterminer eux-mêmes la spécificité de la beauté, il se résout ici à qualifier la scène de « grandiose ».

Peu désireux de saisir des paysages en pleine lumière, l’auteur a continué jusqu’aux Âmes grises à faire résonner un héritage symboliste, marqué par une prédilection pour les brouillards et les lumières tamisées. Mais ce roman majeur explore aussi un nouveau registre. Claudel s’y montre en effet observateur beaucoup plus attentif du monde naturel. Celui-ci est saisi pour lui-même :

Des fouines s’étaient battues. Leurs pattes tout en griffes avaient laissé des calligraphies, des arabesques, de [sic] mots de fou sur le manteau de neige. Leur ventre aussi faisant comme des coulées, des sentes légères qui s’éloignaient, se croisaient, se fondaient l’une à l’autre pour diverger de nouveau et s’interrompre, comme si soudain, au bout des jeux, les deux bestioles en un clin d’œil s’étaient envolées dans le ciel. (AG, p. 125-126)

C’est une autre façon qui s’exprime ici, assez différente de l’écriture artiste à laquelle Claudel avait habitué ses lecteurs et que l’on retrouve toujours quand Les Âmes grises évoque d’autres traces : « Elle venait contre les carreaux et paraissait écrire sur la vitre des lettres qui à peine tracées fondaient et coulaient en lignes rapides, comme des larmes sur une joue absente » (AG, p. 142). Prenant appui sur le visage qui vient d’apparaître, l’écriture travaillera l’image jusqu’à personnifier la journée du lendemain et lui donner une tête de « théâtreuse après l’orgie » (ibid.).

Le Rapport de Brodeck (2007) continue à faire une place à l’opacité et à la brume, mais un décor de montagne s’étant substitué à celui des villes du Nord, la verticalité s’invite dans le paysage. L’on voit maintenant des « pans de brume que la brise du sud arrache par les matinées d’avril aux crêtes de nos montagnes » (RB, p. 130). Brumes et brouillards n’apparaissent d’ailleurs plus comme des métaphores pour dire, au-delà de leur place dans le paysage, une réalité psychologique. Il est d’ailleurs permis de lire la fin du roman comme une espèce d’adieu à un motif longtemps dominant. C’est en effet l’absence d’une couverture nuageuse quelconque qui permet à Brodeck de constater la disparition du village : « J’ai eu beau regarder. Je n’ai rien vu. Il n’y avait pourtant pas de brouillard, pas de nuages, pas de brume » (RB, p. 375). Le motif de « la ville [qui] n’existe plus [qui] a… quitté le lieu » (cf. supra), surgi dans Meuse l’oubli, est repris ici mais en l’absence de toute brume.

L’Enquête (2010), qui s’écrit sur le mode du conte, fera certes encore surgir ponctuellement et comme en miniature les motifs anciens : la prédilection pour les brumes et la méfiance envers un éclairage de midi. Y coule notamment « un canal enrubanné d’un brouillard lumineux dont les parties les plus denses, compactes comme de l’étoupe, s’accrocheraient aux branches blondes de vieux peuplier » (E, p. 201). Plus tard, une lumière écrasante frappera le personnage, l’empêchant de voir : « Le soleil entra comme l’eau s’échappe d’une vanne soudain libérée. Cette lumière, ce n’était donc que le soleil, le soleil qui le frappait de plein fouet » (E, p. 244). Mais l’on ne s’arrêtera pas ici à ce roman, qui s’inscrit dans un registre qui n’est pas réaliste et où le traitement de la brume et plus encore de la neige relève d’un positionnement narratif radicalement différent.

Malgré les résurgences ultérieures du motif, une page a été tournée : le brouillard n’est plus le filtre à travers lequel la réalité est prioritairement observée. Ainsi lorsque dans Parfums (2012) Claudel soutiendra : « J’aime le brouillard car il me permet toujours d’entrer au plus profond de moi-même » (P, p. 35), il me semble parler – littérairement du moins – pour une partie de son œuvre seulement. Celle des débuts surtout, marquée par l’introspection. Une autre part de lui-même s’est en effet révélée à travers l’expérience du monde.

La neige persistante

Avec Le Rapport de Brodeck un nouveau motif s’est invité : celui de la neige persistante. Au lieu de fondre, les traces demeurent : « [P]ersonne n’avait fait la trace et l’épaisseur de la neige sitôt que j’avais dépassé la limite des feuillus pour pénétrer dans les grandes sapinières était telle que je m’enfonçais jusqu’aux genoux »(RB, p. 114). Nous sommes loin de la neige molle des villes du début de l’œuvre : maintenant, « il y a des traces, des traces de pas dans la neige »(ibid., p. 251). Revenant sur ce roman dans Le Lieu essentiel (2017), Claudel soulignera d’ailleurs l’importance que les traces ont pour lui : « J’ai toujours été sensible aux traces, à la notion de trace. À la mémoire que les lieux conservent en eux, malgré les hommes, malgré le temps » (LE, p. 85). La trace, c’est ce qui témoigne qu’un corps s’est inscrit dans un lieu.

S’il arrive toujours que le paysage soit observé à distance, sous ce soleil rasant caractéristique qui fait que « la lumière soulève les choses » (RB, p. 68), l’on constate que les personnages se confrontent maintenant aux lieux. Le flâneur a fait place au marcheur, qui fait l’expérience concrète d’un monde naturel dans lequel les déplacements demandent des efforts. Claudel a toujours été un écrivain du monde sensible mais à mesure que l’œuvre avance, il fait sentir le monde de plus près.

Les différents règnes sont invités : minéral, végétal et animal. Pour s’en tenir au dernier, l’on observe que dans Le Rapport de Brodeck le renard est d’abord un animal réel. À la fin du récit le narrateur en croise un sous la lumière de l’aube :

[U]n renard, un très beau et très vieux renard, autant que j’ai pu en juger, qui a pris la pose, a tourné sa tête vers moi, m’a regardé longuement, et puis, d’un bond souple et gracieux, a disparu dans les genêts. (RB, p. 374)

L’observation de la nature se fait minutieuse. Le paysage est devenu lieu, un endroit concret où s’inscrivent les histoires des hommes et des animaux et dont on éprouve la matérialité à travers l’ensemble des sens. L’écriture s’est dépouillée et s’efforce de dire le monde naturel au plus près.

Faut-il voir dans cette nouvelle esthétique l’influence de nouvelles lectures ? Peut-être. Celle de Mario Rigoni Stern semble avoir été déterminante, qui pose sur la nature un regard très différent de celui d’André Dhôtel. Le fait que Claudel a renoué avec l’alpinisme, qu’il avait abandonné pendant une dizaine d’années, a également pu jouer. Lectures et pratique de la montagne ont d’ailleurs pu se conforter mutuellement pour pousser l’auteur vers une écriture différente. La recherche de simplicité est maintenant première, comme en témoigne une belle lettre imaginaire adressée par Claudel à l’auteur des Sentiers sous la neige (2000). Disant l’admiration qu’il porte à un écrivain qu’il considère comme son maître, il précise la manière dont le charme de ses livres opère :

C’est comme faire jouer la mélodie du monde, c’est comme boire de nouveau à la source d’une humanité simple, c’est comme de poser de nouveau le pied sur un sentier qu’on sait bordé de belles fleurs et qui va nous conduire, le long de certains précipices, vers une aube dont on goûtera toutes les nuances et toutes les promesses1.

La trace, une fois encore, qui témoigne d’un passage. Si Claudel est comme Rigoni Stern un conteur exceptionnel, le lecteur ne connaît jamais d’avance ni l’univers ni le ton qui sera privilégié. Bien malin le lecteur qui, privé d’indications para-textuelles, attribuerait Meuse l’oubli, Le Rapport de Brodeck,L’Enquête et Inhumaines au même auteur. Si pour Rigoni Stern être soi-même en littérature signifie faire entendre une voix immédiatement reconnaissable, cela signifie pour Claudel ne jamais être identique d’un livre à l’autre.

Il apparaît néanmoins que plus le temps passe, plus l’écrivain se montre attentif à la texture du monde et relègue au second plan la portée symbolique de ses histoires. Plus exactement sans doute : Claudel semble avoir choisi de développer sa production selon deux veines différentes. La première s’attache au monde concret, la seconde privilégie le mode allégorique, parfois en appelant la satire en renfort. Soit, dans la production plus récente, d’un côté Parfums et L’Arbre du pays Toraja, de l’autre Inhumaines et L’Archipel du chien.

Du livre au monde et retour

Conformément au motif qui nous a servi de point de départ, c’est la première veine que nous privilégions ici. Elle plonge ses racines chez un Claudel qui tôt déjà avait mis l’accent sur le bonheur particulier qui peut naître au contact de la nature, quand tous les sens sont conviés. Les Petites Mécaniques mettaient en scène un ancien brigand devenu marchand qui éprouve la plénitude du monde au moment même où il va se faire assassiner :

[Maître Colin] respira longuement, très longuement, une dernière fois, les parfums de chèvrefeuille sauvage et d’herbe humide que le soir liait dans un tourbillon doux et frais.

Et c’est pendant ce fragile battement du temps où Colin s’abandonnait tout entier à la douceur de la vie, dans la pleine conscience de son achèvement, que le jeune étranger choisit de se retourner et de trancher, avec l’éclair aveuglant de son couteau, la gorge du marchand. (PM, p. 42-43)

La conscience d’une mort imminente n’empêche pas le personnage de ressentir pleinement ce que le contact avec la nature lui offre. Des notations semblables, qui insistent sur le bonheur des sens, se multiplient dans Parfums (2012). Malgré ce qu’indique le titre, ce recueil ne s’en tient d’ailleurs pas qu’aux odeurs : « Entre des nuages aux ventres blancs et ronds, les alouettes leur répondent. On se prend à rêver au gargouillis d’une source. On guette les boqueteaux au loin qui ressemblent à de grands moutons bleus couchés sur le flanc, du côté de Saint-Jean. On respire à plein nez » (P, p. 115). Tous les sens sont conviés dès lors qu’il s’agit de faire revivre des moments-clés de l’existence.

Ce sentiment d’appartenance au monde, Claudel le fait remonter à son enfance, qu’il précise avoir passée dans « un éblouissement permanent » :

[L]a nature accompagne chacune de mes métamorphoses en me délivrant un secret. Secret des oiseaux, des poissons, des rongeurs, des fleurs, des arbres, des roches, des eaux. Secret des jours et des saisons, des nuages, des météores, des brouillards et des constellations. Il y a tant à apprendre et à recevoir. J’absorbe. Les yeux fermés, je marche dans le pré en jachère. (P, p. 140-141)

Au lieu de ce rythme de phrase lent qui caractérisait Meuse l’oubli, Claudel privilégie maintenant le staccato, mieux à même de dire simultanément la multiplicité des impressions sensorielles. La parataxe et les listes ne sont pas rares et ces procédés sont utilisés même pour évoquer la lenteur : « Nos pieds nus sur le bord du barrage, nous surplombons la chute, petits gars heureux dans le fracas des flots. […] La Meurthe s’écoule en amont comme un boa repu, lent, obèse, étalé entre les flancs de la Digue et l’Île aux Corbeaux. Profonde » (P, p. 174). L’enfance est l’époque de la prise de conscience de la nature par le corps, lors de pique-niques en famille où il est permis au garçon de se salir : « Je caresse le tronc des sapins. Mes paumes se poissent d’une résine qui ressemble à des larmes » (ibid., p. 183).

Parfums fait sentir l’expérience immédiate du monde, et les joies qu’elle procure à l’enfant, mais le livre n’en reste pas là. Claudel nourrit en effet ses souvenirs d’un savoir accumulé à l’âge adulte. On le vérifie parfaitement dans la section qui prend pour ancrage un tilleul centenaire faisant face à sa maison :

Je grandis à l’ombre de son corps ramifié, ample et seigneurial, dans l’admiration de son arborescence tortueuse, décharnée, bruegelienne ou romantique durant les mois d’hiver, feuillue, mousseuse, bruissante des milliers de cris d’oiseaux qui viennent s’y poursuivre, s’y aimer ou y cacher leurs nids durant la belle saison. (ibid., p. 201-202)

Si l’observation directe et des souvenirs personnels nourrissent le texte – odeurs de pollen, chasse aux hannetons –, l’arbre est aussi l’occasion de faire résonner le monde de l’art. Bruegel apparaît dans la phrase citée, mais la page enchaînera avec le Baudelaire d’« Harmonie du soir » avant de profiter d’un jeu de lumière trompeur pour faire surgir l’univers pictural de Magritte et de Delvaux. L’écrivain nous rappelle qu’après la découverte « naïve » de la nature à l’époque de la petite enfance, l’expérience du monde est toujours médiatisée par un savoir, personnel ou collectif. Nous chargeons les lieux de souvenirs, de savoir et de lectures qui viennent rendre la réalité plus précieuse. Faire voir le tilleul à travers Bruegel, Baudelaire ou les surréalistes belges, c’est lui imposer des marques supplémentaires, qui viennent s’ajouter à celles laissées par les animaux ou les tempêtes. Il suffit de lire « Tilleul » en regard de la section que Mario Rigoni Stern consacre au tilleul de son propre jardin dans Arbres en liberté (1991) pour comprendre comment, par le jeu de textes qui se répondent à distance, les couches de sens successives viennent donner plus de prix aux arbres.

La fréquentation des livres marque profondément l’imaginaire de Claudel. C’est à l’époque de l’adolescence déjà, dans l’odeur de remugle de la bibliothèque municipale de Lunéville, qu’il a trouvé sa place :

[J]’entre dans un pays, celui de la fiction et de ses mille sentiers, que je n’ai depuis jamais vraiment quitté. Je suis comme les livres. Je suis dans les livres. C’est le lieu où j’habite, lecteur et artisan, et qui me définit le mieux. (P, p. 170)

L’image utilisée, celle du sentier, est révélatrice : il suggère un lien profond entre l’expérience de la lecture et de l’écriture et celle d’un lieu, terme qui revient d’ailleurs dans le passage cité. Claudel le montre bien lorsque dans Parfums il se met en scène écrivant dans la chambre mansardée qui a été la sienne et où, à côté des plaisirs du corps, il a découvert le cinéma et s’est mis à l’écriture : « Lambris de sapin aux murs et au plafond, bureau fait dans la même essence, moquette verte au sol. J’aime cet endroit. Il évoque les refuges en montagne qui me font rêver et que je fréquenterai plus tard » (P, p. 131).

Il existe un lien puissant entre l’expérience du livre et celle du monde : l’une conduit à l’autre, qui ramène à la première, dans un va-et-vient incessant. Interne au lycée Bichat, Claudel passait les mercredis pluvieux dans la bibliothèque municipale qui disposait d’un important fonds de littérature de montagne : « J’ai dévoré tout ce que j’ai pu dans ce domaine, avec un appétit incroyable » (LE, p. 25-26). C’est pour retrouver le monde découvert dans des livres d’alpinistes comme Gaston Rébuffat, Lionel Terray ou René Desmaison que Claudel part dans les Alpes. Voici comment il raconte une de ses premières incursions en montagne :

Je suis d’abord monté au refuge de l’Envers des Aiguilles, car je voulais découvrir la réalité de ces aiguilles de Chamonix sur leur versant Mer de Glace que je ne connaissais que par les livres et les images. J’ai été émerveillé. Et le refuge correspondait à ceux que j’avais pu découvrir dans mes lectures. (LE, p. 44)

Ainsi, si Claudel est un grand lecteur, doté d’une curiosité et d’un enthousiasme pour les écritures les plus diverses, il semblerait malgré tout que la littérature de la nature occupe chez lui une place de choix. Cet univers nourrit son imaginaire en profondeur. À côté de Mario Rigoni Stern, il faudrait nommer au moins Julien Gracq, Jean Giono, Charles Ferdinand Ramuz, Edward Abbey, Jim Harrisson, André Dhôtel, Roger Frison-Roche et Ismaïl Kadaré, L’Ascension (1975) de Ludwig Holh, Les Carnets de solitude (1979) de Nicolas Jaeger, D’après nature (1988) de Winfred G. Sebald. Et plus près de nous : Paolo Rumiz, Paolo Cognetti et l’immense Journal intime d’un pays (2011) de Maurice Chappaz. D’autres encore, certainement, dont les noms apparaissent ponctuellement dans l’œuvre ou dans des entretiens, et qui forment l’arrière-plan privilégié avec lequel l’œuvre entre en résonance.

Il est clair qu’avec l’exploration personnelle d’un pays, confortée par une bibliothèque ouverte sur l’environnement naturel et sur la montagne en particulier, on est loin de l’univers symboliste des débuts. Campagnes de l’enfance ou perspectives enneigées de l’âge adulte, le grand air est venu remplacer l’univers ouaté de brume.

Haute et moyenne montagnes

C’est avec L’Arbre du pays Toraja (2016) que la montagne et l’alpinisme s’invitent le plus explicitement. Dans un passage qui analyse comment la pratique de l’escalade condense les « sentiments humains qui portent et justifient nos vies », il est légitime de penser que le narrateur parle pour l’auteur :

Les efforts […] laissent indifférents les masses considérables de glace et de pierre parmi lesquelles nos corps souffrent, nos doigts s’écorchent, nos lèvres se craquellent et nos yeux brûlent. L’alpinisme est une leçon rugueuse de philosophie. Mais il y a aussi dans le sentiment qui étreint celui qui arrive enfin en haut de la voie qu’il a tracée, et contemple à ses pieds le monde d’où il vient et vers lequel très vite il lui faudra redescendre, une joie qui ne comporte aucune paille, aucun défaut. (APT, p. 39)

Force est de constater que si le brouillard des villes permettait à Claudel d’entrer en lui-même, ce sont les sommets enneigés qui le mettent en mesure de faire corps avec le monde. Le souvenir laissé par ses premières courses ne laisse aucun doute à ce sujet : « J’avais l’impression que mes sens étaient décuplés. Je vibrais à l’unisson de l’univers dans lequel j’évoluais » (LE, p. 49).

De Meuse l’oubli à L’Arbre du pays Toraja, la perspective a changé, et l’on peut en prendre la mesure à partir d’un commentaire que l’auteur développe dans Le Lieu essentiel, lorsqu’avec les acquis de sa formation universitaire, il revient sur la jeunesse paysanne de son père. Rappelant que pour sa thèse de doctorat il avait été amené à étudier la notion d’ « invention du paysage », Claudel rappelle les travaux d’Augustin Berque,

qui distingue le « pays » et le « paysage » : le paysan voit un pays. Il ne développe aucun lien esthétique avec la terre. Il scrute le lieu et se demande ce qu’il pourra lui rapporter, et comment il pourra le lui rapporter, et au prix de quels efforts. Or, celui qui contemple un paysage ne voit pas la même chose. La notion de paysage dépasse la rentabilité du lieu pour instaurer un rapport esthétique entre le lieu et celui qui l’observe, relation qui va procurer des émotions et non des gains. (ibid., p. 17)

Sans entrer ici dans le détail de la pensée développée par Berque, l’on s’accordera pour reconnaître que le premier Claudel plaçait ses personnages devant des paysages. Le monde était contemplé à distance par des êtres qui ne s’y confrontaient pas à travers un effort physique. Pour autant, les paysages de brumes et les brouillards ne se résumaient pas à une simple toile de fond : c’étaient déjà des lieux essentiels où des sentiments forts prenaient naissance.

Mais la montagne et la pratique de l’alpinisme, telles qu’elles apparaissent tant dans les romans que dans des textes autobiographiques, instaurent un rapport différent au lieu. La nature, qu’elle soit campagnarde ou montagnarde, est arpentée par les personnages, pas seulement regardée de loin. Même si étreindre un arbre n’écorche pas les doigts comme une roche que l’on escalade, le corps participe dorénavant à la prise de contact avec le monde concret.

Le montagnard entretient assurément un rapport de loisir avec la nature mais, contrairement à celui du touriste dans un parc national aux États-Unis, celui-ci implique la participation d’un grand nombre de sens. Le rapport au monde ne s’arrête pas à la vue mais peut aller jusqu’à exiger une souffrance, précisément cette « leçon rugueuse » (cf. supra) à laquelle l’écrivain fait allusion. De ce fait, elle rapproche l’alpiniste du paysan. Les grands grimpeurs ne tirent certes pas un profit matériel de leur activité, mais les guides gagnent leur vie et les plus doués tirent renommée de leurs exploits, qui sont monnayables. À quoi s’ajoute, de l’autre côté de la comparaison, que si le paysan ne développe en effet pas un lien esthétique avec le paysage, cela ne signifie pas pour autant que son travail n’implique pas une charge d’émotion importante. D’autant que la répétition de gestes identiques dans les mêmes lieux, que Claudel valorise – « On enchaîne les mêmes gestes que ceux que Gaston [Rébuffat] a imaginés des décennies plus tôt » (LE, p. 69) – se retrouve aussi dans le travail de la terre, et explique d’ailleurs en grande partie l’attachement aux parcelles cultivées depuis de nombreuses générations par les mêmes familles.

L’alpinisme en haute montagne, mais surtout la randonnée ou la chasse en moyenne montagne, activités vers lesquelles, l’âge venant, Claudel incline davantage, occupent une place intermédiaire entre l’amateur de points de vue et le paysan. Pour le romancier, mettre en scène des personnages dans ce genre d’environnement naturel permet de faire une place plus grande aux impressions sensorielles. Revenant sur L’Arbre du pays Toraja, Claudel constate : « J’avais aussi envie d’une écriture du sensible et je me suis plu à parler des odeurs, des bruits, des saveurs, des sensations que la nature de moyenne montagne peut procurer » (LE, p. 85). Cette préférence se constatait déjà dans Le Rapport de Brodeck qui privilégiait des espaces « où la marque des hommes, bergers, agriculteurs, éleveurs, forestiers, est visible, et où flore et faune sont très diversifiées » (ibid., p. 91).

Entrer en soi-même

Même s’il est manifeste que le paysage de brouillard a fait place au pays de neige, il serait erroné de penser pouvoir résumer l’œuvre de Claudel à travers cette simple opposition. L’essentiel réside en effet dans une écriture des sens mise au service de la connaissance de soi. Celle-ci peut passer par l’introspection, c’est ce à quoi invite le paysage de brumes clos sur lui-même. L’importance attachée à l’analyse de soi conduisait Claudel à déclarer qu’il aimait le brouillard, celui qui baigne ses premiers romans, parce que cette atmosphère particulière lui permettait précisément « d’entrer au plus profond de [lui]-même » (P, p. 35 ; je souligne). Mais son œuvre ultérieure témoigne aussi du fait que l’on ne se connaît vraiment qu’en faisant l’expérience du monde à travers le corps. Pour le Claudel de la maturité, c’est là l’enseignement du pays de neige :

Quand on marche, on se dépouille, on rentre en soi-même, on prend la mesure de la terre, et on se mesure. J’ai découvert il y a peu la chasse. Cette activité que je ne connaissais pas et qui me faisait rêver depuis l’enfance me procure des sensations presque comparables. (LE, p. 78 ; je souligne)

Des sensations, donc : à éprouver et à écrire. À une époque où la chasse n’a pas bonne presse, l’on est en droit de se demander si le choix de cette activité ne doit pas beaucoup à la lecture de Mario Rigoni Stern, chasseur lui-même, auteur de pages exceptionnelles sur la traque du coq de bruyère et qui défend cette activité qu’il veut respectueuse de la nature contre ses détracteurs.

Si 342 heures dans les Grandes Jorasses (1973) de René Desmaison, grand alpiniste mais dont les qualités littéraires ne sont pas avérées, a pu pousser Claudel à pratiquer l’escalade, il y aurait quelques excuses à décrocher le carnier et à mettre le fusil en bandoulière après avoir lu Mario Rigoni Stern. Quoi qu’il en soit des influences, il demeure que pour Claudel l’aller-retour entre la littérature et la vie constitue une constante. Raconter des histoires prises dans la matérialité du monde est pour l’auteur une façon de préciser, de prolonger, de ressaisir ces sensations que nous procure la nature, y compris les plus fugitives. Ce sont elles qui permettent à l’homme de se trouver lui-même.

L’œuvre de Philippe Claudel témoigne avec constance d’un attachement au monde sensible. La terre et ses différents paysages occupent une place centrale dans ses écrits, et tous les personnages et narrateurs claudéliens entretiennent avec eux des rapports essentiels qui les nourrissent et orientent leurs quêtes. Le monde n’est pas vu comme un simple décor ; ceux qui le parcourent et l’observent cherchent à le saisir, à percer son mystère, mais plus encore à y reconquérir une part perdue d’eux-mêmes. Certains endroits plus que d’autres rendent possibles ces retrouvailles et les personnages ne cessent de les hanter, tandis que l’auteur les assemble au sein des textes et produit ainsi sa propre géographie2.

Références

Meuse l’oubli [MO], Paris, Balland, 1999.

Quelques-uns des cent regrets [QCR], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.

Les Âmes grises [AG], Paris, Stock, 2016.

J’abandonne [JA], Paris, Balland, 2000.

Le Bruit des trousseaux [BT], Paris, Stock, 2002.

Inhumaines [I], Paris, Stock, 2017.

Les Petites Mécaniques [PM], Paris, Mercure de France, 2003.

Le Rapport de Brodeck [RB], Paris, Le Livre de poche, 2010.

L’Enquête [E], Paris, Stock, 2010.

Parfums [P], Paris, Stock, 2012.

Le Lieu essentiel [LE], Paris, Arthaud, collection « Versant intime », 2018.

L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.

  • 1 « Briefgeheim » (lettre de Philippe Claudel à Mario Rigoni Stern), De Standaard,19 juin 2015 [article, en ligne, accès réservé aux abonnés, en néerlandais]. Disponible sur : https://www.standaard.be/cnt/dmf20150618_01737669 [consulté le 12 juil. 2022].
  • 2Claudel Philippe, « Géographies d’André Hardellet », thèse de doctorat en littérature française, Université de Lorraine, résumé. Disponible sur : https://hal.univ-lorraine.fr/tel-01776215 [consulté le 12 juil. 2022]. Le nom de Claudel a évidemment été substitué à celui d’A. Hardellet.
  • Références

    Meuse l’oubli [MO], Paris, Balland, 1999.
    Quelques-uns des cent regrets [QCR], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.
    Les Âmes grises [AG], Paris, Stock, 2016.
    J’abandonne [JA], Paris, Balland, 2000.
    Le Bruit des trousseaux [BT], Paris, Stock, 2002.
    Inhumaines [I], Paris, Stock, 2017.
    Les Petites Mécaniques [PM], Paris, Mercure de France, 2003.
    Le Rapport de Brodeck [RB], Paris, Le Livre de poche, 2010.
    L’Enquête [E], Paris, Stock, 2010.
    Parfums [P], Paris, Stock, 2012.
    Le Lieu essentiel [LE], Paris, Arthaud, collection « Versant intime », 2018.
    L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.