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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

La perte de l’identité

L’Enquête ne relève ni de la dystopie, ni du témoignage de l’ère totalitaire et concentrationnaire comme L’Archipel du Goulag (Alexandre Soljenitsyne, 1974), La Nuit (Élie Wiesel, 1958) ou Journal de la félicité (Nicolae Steinhardt, 1991), qui décrit la relation qui s’est installée dans la prison communiste entre le narrateur-auteur et la peur. Si, comme fiction, L’Enquête ne peut évidemment pas être mesurée à des documents réels, le roman fait cependant signe vers ces univers : il alerte sur les menaces contemporaines car il montre à quel degré l’homme « libre » peut être aveuglé et intimidé par des méthodes de répression héritées du régime totalitaire. Il manifeste ainsi la perte de l’identité de l’homme moderne, de l’homme vivant dans une société occidentale où il devient un numéro, un quelconque parfaitement manipulable.

L’Enquête, roman çà et là qualifié de « dystopique », « kafkaïen » ou « fantastique », engendre plusieurs interprétations puisqu’il décrit un univers obscur peuplé de rôles joués par chaque être humain afin de rendre la société moderne efficace en termes de productivité. Par sa référence à une réalité sociopolitique et économique liquide, mais également parce que la fiction de P. Claudel fait appel à un objet extérieur à la littérature qui est, dans son cas, la mémoire collective et les connaissances de ses lecteurs, je compare, dans la deuxième partie de cette étude, le roman à une fiction posthumaniste1.

Je mettrai en évidence l’originalité du discours de P. Claudel par rapport à d’autres romans ou essais qui traitent également du thème de la robotisation, de l’uniformisation de l’être humain et de sa relation avec la peur, en soulignant à la fois ses emprunts et ses singularités.

Pactiser avec la peur

La relation que l’être humain entretient avec la peur est vitale pour sa survie. Elle le préserve des dangers envers lesquels elle le rend méfiant et lucide. Elle contribue aussi à sa réinsertion sociétale quand celui-ci a été transformé par des expériences traumatisantes comme celles inoculées par les politiques totalitaires.

Concernant la modification apportée par la peur en tant qu’instrument idéologique sur les intellectuels passés par le bagne et la manière avec laquelle chacun des survivants réussit à pactiser avec elle, une littérature fictionnelle et critique2 impressionnante est disponible, non seulement depuis les premières années qui suivent la chute du mur de Berlin, mais dès les années 1970, avec la publication du livre d’A. Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, qui oblige à tout jamais l’intellectuel à se positionner face à l’hégémonisme idéologique communiste, mais encore avec les ouvrages traitant des années noires où le nazisme étend son ombre sur l’Europe.

Or la lecture de la plupart de ces ouvrages nous apprend que ce n’est pas la seule description brute des événements qui conduit l’être humain à activer de nouvelles ressources contre la peur, mais la représentation fictionnelle ou fantasmatique des événements qui pourraient lui advenir qui s’avère la plus prégnante à l’épreuve du temps, et la plus dense en émotions négatives. Le personnage principal de la dictature, c’est elle, la peur. Tous le disent : lisons La Nuit, Journal de la félicité, ou encore L’Archipel du Goulag pour nous en convaincre. Ces récits montrent la capacité de certains êtres humains à surmonter les épreuves, à faire preuve de « résilience », pour reprendre le concept popularisé par Boris Cyrulnik. Leurs auteurs mobilisent la fiction qui modifie le réel afin de le rendre plus acceptable, afin de se réconcilier avec les tortionnaires, avec eux-mêmes, afin de se soigner. C’est cette nouvelle relation avec la peur, qui ne connaît ni honte, ni désespoir, qui est communiquée au public. Une relation « apaisée », transformant la haine en résignation et la résignation en mode de vie.

La « guerre » contre l’ennemi invisible provoque aujourd’hui les mêmes réactions : maîtriser la peur, c’est impossible. Elle accompagne les deux moments les plus terrifiants de notre existence, la maladie et la mort. Devant la peur, il ne reste qu’une solution : pactiser.

La peur n’est pas en conséquence liée à un régime sociopolitique : elle peut être aussi institutionnelle dans le cadre des régimes totalitaires qu’institutionnalisée par les régimes démocratiques.

L’Enquête fait hésiter entre deux formes de peur qui règnent simultanément dans le récit et modifient le personnage principal, l’Enquêteur. Cette hésitation suscite plusieurs interprétations quant à l’intrigue : est-ce la peur qui plonge la vie du personnage dans un cauchemar imaginé comme une sorte de réalité parallèle (la peur institutionnalisée que la société néolibérale peut inoculer) ou bien la peur devient-elle un personnage à part entière (la peur institutionnelle des régimes totalitaires) qui change l’être humain au plus profond de ses repères ?

Le lecteur se trouve aussi bouleversé que l’est l’Enquêteur par les expériences qu’il traverse. La ville où il doit mener son enquête paraît déserte. Pas de « véhicules » : ni « voitures », ni « motos », ni « bicyclettes ». « Rien ». « C’était comme si une sorte de couvre-feu avait interdit sur le territoire de la Ville toute forme de circulation » (E, p. 27).

On interroge l’Enquêteur sur l’obligation de détenir « une autorisation exceptionnelle ». « Couvre-feu », « autorisation exceptionnelle ». Sommes-nous dans une relation institutionnelle ou institutionnalisée avec la peur ? Au 21e siècle, la peur a changé de régime, particulièrement en Europe : de la peur face à une menace directe qui oblige l’individu à se construire tout un système de défense3, l’individu est passé à une relation avec une peur moins visible mais aussi uniformisante.

Sous le joug de la peur, l’homme ne s’appartient plus. Elle se charge en conséquence de lui créer une nouvelle identité. Dans l’« Hôtel de l’Espérance », l’Enquêteur commence à se perdre entre plusieurs moi : celui qui l’a porté dans la ville vidée et celui qui commence à l’habiter à partir du moment où il met le pied dans l’« Hôtel de l’Espérance » ; ce nouveau moi modifie son ancienne réalité au point de lui faire croire qu’« il était mort », qu’il avait déserté la vie qui était la sienne pour une nouvelle forme d’existence, moins logique.

Dans ce nouveau monde, les touristes qui occupent l’ « Hôtel de l’Espérance » ne parlent pas la même langue que lui, mangent mieux que lui, voient mieux que lui, dorment mieux que lui ; les images de son vécu se succèdent aussi vite que dans un film, on lui invente des prétextes afin de le jeter au ban de la société : avoir « détruit une serviette ainsi que son support composite de bois et de métal avec une injustifiable sauvagerie » (E, p. 63).

La peur joue un rôle perfide puisqu’elle arrive accompagnée par l’espoir (l’ « Hôtel de l’Espérance ») et par la mort (« s’il était mort »). « On ne peut rien faire à un homme qui pense que tout est perdu », écrit Steinhardt dans Journal de la félicité. Mais à un homme qui meurt de peur, on peut tout faire. C’est bien le cas de l’Enquêteur qui se laisse transformer par la peur au point qu’il ne sait plus dans quelle dimension temporelle il vit : « mais dans quel monde sommes-nous ? » (ibid., p. 65). Un monde contre lequel il oppose de la résistance durant un certain temps pour finir par renoncer : « L’Enquêteur se résigna à obéir. Il n’avait pas grand-chose à perdre. Après tout, s’il était mort, il ne pouvait pas l’être davantage, la mort étant un état qui ne souffre, pensa-t-il, aucun superlatif. On ne peut pas être très mort ou supérieurement mort. On est juste mort, un point c’est tout » (ibid., p. 102). Le verbe mourir ne se conjugue pas à tous les temps pour reprendre le constat de Danton, personnage de Stendhal dans Le Rouge et le Noir.

L’Enquêteur joue ainsi sur deux tableaux : rêve et réalité ; mort et vie. Ce « bagne » l’épuise. Avant de rejoindre la prison, Stendhal, É. Wiesel ou A. Soljenitsyne dorment et mangent. Ils sont des êtres humains. Pendant leur incarcération, la bataille pour rester des hommes, alors qu’ils sont privés de toutes les nécessités primaires, les déshumanise. Leur intériorité change de la même manière que leur aspect extérieur. La peur, injectée à doses progressives, transforme ainsi É. Wiesel en un « cadavre » qui marche parmi « des corps raidis, des bûches de bois » (Wiesel, 2007). Un Enquêteur « vieux et voûté », avec son « pantalon » déchiré, ses chaussures qui ressemblaient à des « morceaux de charpie brunâtre », la semelle décollée, « les loques […] chiffonnées, salies, déchirées » (E, p. 151) ne fait pas plus rutilant qu’un condamné au bagne du régime communiste ou un prisonnier des camps de concentration nazis.

L’Enquêteur, qui descend dans la ville pour enquêter sur les suicides dans l’Entreprise, est lui-même poussé par ses tortionnaires invisibles à se suicider. Faut-il prier pour le « vainqueur » ou pour le « vaincu » ? Cependant, qui est le « vainqueur » et qui est le « vaincu » ? Prions pour le tortionnaire, mais il est invisible. Il est surtout partout. Prions, sinon, pour le « vaincu », mais nous ne savons pas lequel c’est.

Contre la peur, L’Enquêteur trouve deux armes : le rire et l’ignorance. Il essaie les deux dans des gestes proches de la folie. Mais la peur lui invente un tout autre destin. Celui qui a expérimenté la peur sait que personne ne ressort jamais indemne de la guerre menée incessamment contre elle. Déguisé en femme, comme pour se fabriquer une nouvelle identité, l’Enquêteur sort par la porte de l’« Hôtel de l’Espérance » complètement transformé : « Il en était certain. Il n’était plus simplement un personnage falot, faible et fade, chahuté par une suite d’événements auxquels il ne comprenait rien. Il n’était plus seulement l’Enquêteur. Il devenait un héros » (E, p. 172). Ceux qui ont survécu au bagne sont devenus des héros. Steinhardt, Wiesel, Soljenitsyne.

Changer de réel

La nouvelle réalité, celle de l’Enquêteur héros, n’est pas peuplée par les mêmes personnages. La nouvelle Foule est un « entassement des corps », « habillés pauvrement », avec les « mêmes traits physiques […] nez prononcé, teint olivâtre ou carrément pain d’épice, cheveux sombres et bouclés, yeux cernés de mauve… » (E, p. 175), d’une « maigreur inhumaine », morts de faim, « collés les uns aux autres, les uns sur les autres » (ibid., p. 181). Ce sont les « Déplacés », les différents, tous pareils, très nombreux, qui encombrent, qui évoquent les images des rescapés des camps de concentration nazis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Dans cette nouvelle réalité, le petit-déjeuner qu’on sert à l’Enquêteur est très riche. Il est le héros, mais aussi le Témoin de ce monde de haillons et de fantômes. Après avoir été affamé, privé de tous ses droits, l’Enquêteur se voit offrir de nouveau des droits dignes d’un être humain. Il peut manger à sa faim. La Foule le respecte puisqu’il devient le Tortionnaire recruté par le nouveau régime. Il se sent « métamorphosé en monstre, en bête violente » (ibid., p. 190) qui doit justifier son nouveau rôle. L’Enquêteur est donc tortionnaire et victime en même temps. Un tortionnaire est fabriqué par le régime auquel il doit respect et obéissance. Ses gestes sont surveillés par « toute une équipe d’hommes en blanc, des Scientifiques, des Censeurs, des Juges, des Arbitres… » (ibid., p. 196). Rien n’est laissé au hasard. L’Enquêteur-tortionnaire doit au régime son droit de dormir, de se laver et de bien se nourrir. En échange de cela, il est prêt à enquêter sur les Suicidés morts à cause du gaz.

Mais une question demeure : qui veut changer à ce point les repères de l’Enquêteur ? Dans ce roman qui alterne la voix du narrateur avec la voix du personnage principal, chacune des deux offre au lecteur sa propre explication. Les deux sont cohérentes et pointent vers la même conclusion. La voix du narrateur tombe comme une sentence finale : « Dans bien des guerres et dans d’autres circonstances moins extrêmes, on a testé la faculté de résistance de l’homme en le soumettant à des épreuves physiques ou mentales dont le raffinement, de siècle en siècle, n’a pas démenti la capacité de l’être humain à se surpasser dans l’imagination et l’exécution de l’horreur » (ibid., p. 234). Celle de l’Enquêteur confirme la conclusion du narrateur :

Je ne pense pas, on pense à travers moi, ou plutôt on me pense […] On me place et me déplace, on m’interdit de traverser une rue, ensuite on m’ouvre le chemin, on me sourit, on m’étreint, on me réchauffe pour me précipiter, à la minute suivante, contre un mur4. On lave mon cerveau à grands coups de pluie et de neige, de froid et de chaud, on m’affame, on m’assoiffe, on me gave de nourriture, on me fait vomir, on m’humilie en me faisant porter n’importe quel vêtement, on m’empêche de me laver, on m’emmure dans une chambre, on m’écoute patiemment pour m’abandonner plus vite à mon sort. (E, p. 236-237)

L’alternance de réalités ne fait que détraquer l’Enquêteur qui est assez réactif à des stimuliextérieurs. Sans trop hésiter, contrairement à l’âne de Buridan qui se condamne à mourir de faim, l’Enquêteur choisit la liberté de satisfaire ses besoins en devenant ainsi prisonnier du régime. Comme Norbert Wiener qui avait imaginé dans une ébauche de roman5 des humains vivants dans des cellules fermées, entourées d’écrans (référence au Lebensraum donc au nazisme), l’Enquêteur se voit finalement emprisonné dans un container. C’est son double, son passé qui se trouve en définitive dans ce container. Le nouvel Enquêteur reste à l’extérieur. Un dialogue entre les deux, l’actuel et l’ancien, les deux répondant au même nom, se lit au début. Ensuite, l’ancien Enquêteur se multiplie. Dans chaque boîte respire un homme dépourvu de sa condition humaine, « chahuté, malmené, qu’on avait laissé espérer, auquel on avait fait croire qu’il avait une mission à remplir, un rôle à jouer, une place pour exister, qu’on avait fait tourner en bourrique, humilié, rabaissé, auquel on avait désigné la fragilité de sa condition… » (E, p. 262).

La boîte est le sarcophage que chacun d’entre nous finit par occuper. L’Enquêteur est suivi par son Ombre, par son Fossoyeur. Chaque destin humain se multiplie et se conclut de la même manière. Chacun dans sa boîte. Mais l’Enquêteur est-il bien mort ? La fatigue physique et l’épuisement nerveux des bagnards les amènent à confondre la vie et la non-vie. La ligne entre les deux états devient ainsi très fine. Elle est traversée par l’indifférence du corps et de la psyché abîmée. L’angoisse de l’Enquêteur est si fortement décrite par le narrateur que tout lecteur plonge avec lui dans le tourbillon des événements qui lui arrivent, qui font autant chavirer le personnage principal que le lecteur.

Uniformisation, robotisation, surveillance 

Si la relation avec la peur qui déshumanise l’être humain est un thème majeur du roman de P. Claudel, un autre thème est celui de la robotisation de l’être humain, de son uniformisation.

L’uniformatisation, la robotisation et la surveillance voyagent d’une idéologie à l’autre puisque tant les régimes totalitaires que libéraux se rapportent en permanence à la Technique. Les idéologies en -isme partagent en effet la conception d’un homme privé de sa capacité à réfléchir, qui doit se comporter d’une manière parfaitement standardisée, prévisible et qui est donc manipulable. Les personnages, dans L’Enquête, ne portent pas de noms mais des étiquettes, en fonction de leur « apport » au bon fonctionnement du mécanisme sociétal : l’Enquêteur, la Géante, le Policier, le Guide, le Veilleur, le Serveur, le Garde, le Responsable, le Vigile, le Fondateur, le Fossoyeur, les Suicidés… L’identité de chacun est inutile. Elle est donc retirée par le mépris que la société a pour les individualités. A contrario, la société honore la Foule et la collectivité que rien ne détourne de son programme quotidien, silencieux, qu’elle répète comme une machine6… La Foule est compacte, « muette » dans sa tâche. Elle interdit aux « différents » de faire autrement, de dérouler un programme autre que celui pour lequel, elle, la Foule, a été programmée7. L’Enquêteur même devient un numéro, une non-personne, suite aux traitements qu’il subit de la part d’un décideur invisible.

Trois caractéristiques sont décelables dans la fiction contemporaine de P. Claudel: uniformatisation des comportements, robotisation (la mécanisation de l’homme qui devient un simple produit comme ceux que la machine est en charge de fabriquer depuis la révolution industrielle) et surveillance grâce à des techniques de contrôles communes tant aux politiques totalitaires qu’aux politiques néolibérales. Les trois particularités définissent évidemment le genre dystopique, mais aussi une catégorie à part de la fiction contemporaine française que j’ai identifiée sous le nom de « fiction posthumaniste ». C’est surtout la cohérence thématique qui me pousse à comparer le roman de P. Claudel avec la fiction posthumaniste, qui se caractérise par des dimensions critiques et spéculatives.

De fait, L’Enquête entretient avec cette forme littéraire en devenir (plus d’une trentaine de romans parus en France à ce jour) un certain nombre de similitudes, mais aussi de différences notables, qui l’apparentent à cette forme générique sans pourtant l’y inscrire totalement. Comme les écrivains inquiets des projets et des avancées transhumanistes, P. Claudel, certes plus marqué par les errements totalitaires du passé mais soucieux aussi des totalitarismes qui menacent, se positionne avant tout vis-à-vis d’un savoir extérieur à la littérature dont il fait la critique et par rapport auquel il bâtit sa réflexion (Viart, 2015).

Toutefois, construit autour de l’idée de la remise en question de l’autonomie de l’individu, ce roman accorde à la part narrative un rôle prépondérant, ce qui n’est pas vraiment le cas des fictions posthumanistes où domine la part discursive. C’est que les écrivains posthumanistes ont à cœur d’expliciter les dangers auxquels nous exposent les manipulations physiques et génétiques, l’intelligence artificielle et autres algorithmes manipulateurs, tandis que P. Claudel n’explique pas : il se contente de raconter et suscite, par allusion, les connaissances historiques et les imaginaires de ses lecteurs. Il fait confiance à ses lecteurs pour replacer derrière les éléments de ses fictions des réalités avérées. Et sans doute est-il d’autant plus efficace que plane alors une menace plus incertaine, moins identifiable, plus obscure – plus propice à susciter l’inquiétude.

Mais, même si l’Enquêteur n’est pas un être pucé et modifié génétiquement comme les personnages qui peuplent la fiction posthumaniste, il est comme eux un cobaye, un manipulé. Et la fiction de P. Claudel recourt de même au complot, au noir et au macabre afin de faire la critique de la société contemporaine.

En France, se déploie dans la fiction une critique acerbe de la technoscience8. Le roman de P. Claudel comme les fictions posthumanistes s’opposent au dualisme excessif entre un sujet humain autonome et un sujet non-humain (une espèce inférieure à l’homme). Par tout ce qu’il subit, l’Enquêteur, dépourvu de sa condition humaine, confirme la relation douteuse que certains écrivains français contemporains9 entretiennent avec la Technique. P. Claudel dépeint ce monde fictionnel alternatif par des traits parfois grotesques, justement pour attirer l’attention des lecteurs sur la déshumanisation qu’ils subissent en tant qu’individus de la part d’une société dirigée par la logique de la performance. En définitive, rien n’a changé depuis le début du 20e siècle. L’être humain continue d’être un prototype uniformisé, standardisé, tout juste sorti de la production en série inaugurée par Ford, reprise sur un ton comique par Charlie Chaplin dans le film Les Temps modernes (1936) et amplifiée suite au processus de déshumanisation subi par l’homme (les deux guerres mondiales, la Shoah, le Goulag), qui transforme celui-ci en simple numéro. L’homme continue d’être un golem puisqu’il continue à perdre une singularité déjà mise à mal avec la révolution industrielle, perte accrue par les régimes totalitaires, aujourd’hui par la cybernétique (la vie en réseaux) et par le phénomène transhumaniste.

L’Enquête ne se situe certes pas dans un avenir proximal comme la fiction posthumaniste, mais dans un présent perpétuel, celui d’une menace latente, d’un retour cauchemardesque de l’Histoire. À ce titre seulement, le roman ne peut être considéré comme fiction posthumaniste. Il n’en alerte pas moins sur un travers majeur des sociétés humaines : celui de leur propension à la déshumanisation. Il alerte en conséquence sur la nature « liquide », désincarnée de l’individu, qui peut donc être modifiée au sens propre du terme (fiction posthumaniste) ou au sens figuré (L’Enquête), et sur une nouvelle organisation sociale en réseaux, qui permet une meilleure surveillance – un peu sur le modèle du panoptique –, garantissant une uniformisation des modes d’interactions.

***

La fiction de P. Claudel partage, avec les fictions posthumanistes, la pratique qui consiste à importer le réel dans la fiction, ou plus exactement à fictionnaliser des potentialités inquiétantes du réel. L’Enquêteur est un pion manipulé par le système social, une « non-personne » à la manière de la « non-personne » qui constitue le personnage principal des romans posthumanistes de Camille Espedite, Cosmétique du chaos, ou de Gaëlle Obiégly, Une chose sérieuse, un être manipulé comme Gustave Meyer dans le roman de Pierre Assouline, Golem, un cobaye comme Christian Sitel dans Un dissidentde François-Régis de Guényveau. La société demande à l’être uniforme qu’est l’Enquêteur (peu importe son sexe10) d’être performant et assujetti. Le roman de P. Claudel nous présente la manière de façonner cet « homme nouveau » qui passe par différentes formes de contrôle. La peur s’en charge.

Néanmoins, celui qui enquête sur les suicides qui surviennent au sein de l’Entreprise ne se soumet-il pas tout simplement au modèle de l’entreprise à l’ère libérale ? Je pense ici à la notion d’entreprise que Pierre Dardot et Christian Laval utilisent pour désigner « le nom que l’on doit donner au gouvernement de soi à l’âge libéral » (Dardot et Laval, 2009). Ils reprennent ainsi l’idée de Michel Foucault selon laquelle les « unités de base » de l’organisation humaine, comme la propriété privée ou la gestion d’une maison individuelle, ressembleraient à une « forme d’entreprise » : « C’est cette démultiplication de la forme ‘‘entreprise’’ à l’intérieur du corps social qui constitue, je crois, l’enjeu de la politique néolibérale. Il s’agit de faire du marché, de la concurrence, et par conséquent de l’entreprise, ce qu’on pourrait appeler la puissance informante de la société » (Foucault, 2004). L’entreprise représente le modèle de l’organisation de la société libérale qui conserve le même rapport d’assujettissement de l’individu que l’idéologie totalitaire, malgré la mutation des méthodes utilisées pour uniformiser et manipuler l’être humain. Ce faisant, le roman de P. Claudel fait appel à notre mémoire collective : celle qui se souvient de la fabrication de l’« homme nouveau ».

Les interrogations autour des règles imposées à l’être humain dans les deux types de sociétés, totalitaire et libérale, se heurtent forcément au même constat : le désir d’obtenir un individu asservi qui contribue à augmenter le bon fonctionnement de la mégamachine (Mumford, 1973-1974 ; Scheidler, 2020). Le fonctionnement alternatif de l’individu intégré à un modèle sociétal est relégué au fictionnement dont L’Enquête est un très bel exemple.

Références

Assouline Pierre, 2016, Golem, Paris, Gallimard.

Cassou-Noguès Pierre, 2020, Virusland, Paris, Cerf.

Clair Jean (dir.), 2008, Les Années 1930. La fabrique de « L’Homme nouveau », Paris, Gallimard.

Descartes René, 1965 [1637], Discours de la méthode, 5e partie, Ch. Adam et P. Tannery (éd.), Paris, Vrin.

Ducrozet Pierre, 2017, L’Invention des corps, Arles, Actes sud.

Ducrozet Pierre, 2020, Le Grand Vertige, Arles, Actes sud.

Espedite Camille, 2020, Cosmétique du chaos, Arles, Actes sud.

Dardot Pierre et Laval Christian, 2009, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte.

Foucault Michel, 2004, Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard.

Guényveau François-Régis (de), 2017, Un dissident, Paris, Albin Michel.

Maftéi Mara Magda (dir.), 2021, Revue des sciences humaines : « Transhumanisme et Fiction posthumanistes », n° 341, mars.

Makarenko Anton Semionovitch, 2013a [1938], Les Drapeaux sur les tours, Bruxelles, Aden Belgique, collection « Fonds rouge ».

Makarenko Anton Semionovitch, 2013b [1935], Le Poème pédagogique, Bruxelles, Aden Belgique, collection « Fonds rouge ».

Matard-Bonucci Marie-Anne et Milza Pierre (dirs), 2004, L’Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945). Entre dictature et totalitarisme, Paris, Fayard.

Mumford Lewis, 1973-1974, Le Mythe de la machine, traduit de l’anglais (États-Unis) par L. Dilé, t. 1 et 2, Paris, Fayard.

Obiégly Gaëlle, 2019, Une chose sérieuse, Paris, Éditions Verticales.

Santillana Giorgio (de),2020,« Wiener’s Whodunit »,Georgiode Santillana’s Papers, Cambridge MA, Massachusetts Institute of Technology, Distinctive Collections.

Scheidler Fabien, 2020, La Fin de la mégamachine, Paris, Le Seuil.

Sender Elena, 2015, Surtout ne mens pas, Paris, XO Éditions.

SteinhardtNicolae, 2021, Journal de la félicité, traduit du russe par M. Le Nir, Apostolia.

Trotsky Léon, 1924 [1964], Littérature et révolution, traduit du russe par P. Frank et C. Ligny, Paris, Julliard.

Viart Dominique, 2015, « Le scrupule esthétique : que devient la réflexivité dans les fictions contemporaines ? », Studi Francesi, 177 (LIX-III),.

Wiesel Élie, La Nuit, 2007 [1958], Paris, Éditions de Minuit.

Œuvre de Philippe Claudel citée

L’Enquête [E], Paris, Stock, 2010.

  • 1 Voir Maftéi, 2021. La fiction posthumaniste s’attache à façonner la figure du posthumain, c’est-à-dire un « nouvel homme nouveau » qui prolonge d’une certaine manière la dimension fictionnelle de l’ « homme nouveau » fabriqué par les régimes totalitaires. La fiction posthumaniste, qui s’inscrit dans la littérature contemporaine, sur-fictionnalise des données actuelles véhiculées par le transhumanisme. Elle porte sur la critique du présent et dessine les contours d’un avenir proche. Elle est de ce fait spéculative et critique en même temps.
  • 2 Pour ce qui est de la littérature critique, voir Clair, 2008 ; Matard-Bonucci et Milza, 2004.
  • 3 Les régimes totalitaires mis en place suite à la soviétisation des pays d’Europe de l’Est recrutaient leurs tortionnaires et leurs mouchards parmi la population. N’importe quel citoyen pouvait, contre un certain nombre d’avantages, servir le communisme et dénoncer ainsi ses amis, ses voisins, ses collègues. Les bourreaux étaient mêlés à ceux qui refusaient de pactiser avec le régime. Ce système enracina le règne de la peur face à l’inconnu. On pouvait inviter à dîner un ennemi sans le savoir… Mais dans le doute, la peur déclenchée par cet ennemi invisible s’est installée comme une épaisse couche de neige suffocante.
  • 4 Cette description m’évoque plutôt les moyens de fabrication de « l’homme nouveau » communiste, qui ne sont pas similaires à ceux du fascisme. L’un des fondateurs de la pédagogie communiste, Anton Semionovitch Makarenko, relate dans ses ouvrages Les Drapeaux sur les tours (écrit en 1938) et Le Poème pédagogique (écrit entre 1925 et 1935), l’importance de la rééducation de la collectivité qui ne manque pas de faire usage des travaux forcés, de méthodes éducatives dures (tortures physiques et psychiques), afin de faire fonctionner le modèle de « l’homme nouveau », utilisé ensuite dans tous les pays communistes occupés par les bolcheviques, mais aussi dans la Chine de Mao Zedong. La rééducation dans la conception bolchevique est vitale pour l’obtention d’un « nouvel homme ». Tout citoyen peut et doit être transformé, comme l’écrit Léon Trotsky en 1924 dans Littérature et révolution.
  • 5 Santillana et Cassou-Noguès, 2020.
  • 6 La machine réduit la pluralité des données héréditaires de l’homme à une donnée informationnelle au résultat unique : l’uniformisation. C’est, d’ailleurs, la conception qu’a René Descartes du corps humain quand il fait référence à la mécanisation de l’être humain et compare son corps à un automate : « […] ce qui ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire […] car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles » (Descartes [1637], 1965, p. 55-56).
  • 7 La Foule remplit la rue comme un torrent. Pour passer de l’autre côté de la rue, l’Enquêteur doit déployer une énergie folle : « Il battit des mains, il agrippa, griffa, empoigna, sépara, hurla, cria, apostropha, gémit, supplia, s’humilia même » (E, p. 76).
  • 8 « Je ne supporte pas l’informatique […] L’informatique déshumanise les rapports », lance le Policier à l’Enquêteur (E, p. 68).
  • 9 Des auteurs représentatifs de la fiction posthumaniste : Pierre Assouline (Golem, 2016) ; Gaëlle Obiégly (Une chose sérieuse, 2019) ; Pierre Ducrozet (L’Invention des corps, 2017) et Le Grand Vertige (2020) ; Elena Sender (Surtout ne mens pas, 2015).
  • 10 On déguise l’Enquêteur en femme aussi.
  • Références

    Assouline Pierre, 2016, Golem, Paris, Gallimard.
    Cassou-Noguès Pierre, 2020, Virusland, Paris, Cerf.
    Clair Jean (dir.), 2008, Les Années 1930. La fabrique de « L’Homme nouveau », Paris, Gallimard.
    Descartes René, 1965 [1637], Discours de la méthode, 5e partie, Ch. Adam et P. Tannery (éd.), Paris, Vrin.
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