Dans L’Arbre du pays Toraja, le narrateur évoque une gravure d’Albrecht Dürer : « on y voit un jeune couple d’amoureux qui s’enlace, et derrière eux, à quelques mètres, dissimulée à demi par un arbre, la Mort qui les regarde. La représentation est édifiante, squelette, faux, et le message simple : toute beauté s’épanouit à l’ombre du danger dernier » (APT, p. 17-18). Ce « motif » de la mort dans le tableau, de la vanité, est récurrent dans les œuvres de Philippe Claudel. Ainsi dans L’Archipel du chien, il compare une tablée de pêcheurs réunis (alors que la mer a rapporté quelques jours auparavant les cadavres de trois migrants) à un tableau :
On entrait soudain de plain-pied dans la peinture d’un primitif flamand. Abondance de nourritures, boissons, rires édentés qui fendaient des faces abruties et brûlées de soleil, physiques bancals, ivresses naissantes, grosses mains noueuses, visages stupides. Le vulgaire et l’idiotie. Le boire et le manger. L’oubli de la mort, qui pourtant, quand on y regarde bien, se loge toujours quelque part dans le tableau : un crâne au pied d’un arbre, une branche en forme d’ossement, deux corbeaux, une faux posée contre une grange, un arbre nu au cœur des blés mûrs, des vers dévorant un fruit. (AC, p. 154-155)
La mort dans le tableau, « la mort dans le paysage » (Claudel, 2008), la mort dans la vie, voici un fil qui permet d’explorer quelques œuvres de P. Claudel. Fil que le narrateur de L’Arbre du pays Toraja, cinéaste,exprime aussi avec des mots, sans le secours métaphorique de la peinture : « je cherche à réfléchir sur la part que la mort occupe dans notre vie, comment nous l’intégrons à nos jours, à nos activités de vivants, à nos amours, à notre travail, et comme nous œuvrons avec ou contre elle » (APT, p. 62).
La mort en soi n’est rien, la seule expérience que l’on peut en avoir est la mort de l’autre. Pour reprendre la terminologie de Vladimir Jankélévitch (1977), la mort pour le sujet c’est la mort à la troisième personne ou mort de l’autre, la mort à la deuxième personne ou mort de l’être cher, et si mort il y a à lapremière personne, elle n’existe que par anticipation et imagination. Pour dire la mort ou le mourir, il faut des mots, des mots qui produisent des images. C’est cela que nous allons ici essayer de montrer : comment P. Claudel représente la mort dans ses œuvres, ou plus exactement la place que la mort occupe dans la vie, dans « notre » vie, devrais-je écrire. En effet, cette approche littéraire de la représentation débouche immédiatement sur un questionnement philosophique, métaphysique, voire éthique et politique car P. Claudel sait interpeller le lecteur, l’inciter à réfléchir, par la puissance de ses images mais aussi par une énonciation qui l’embarque à coup de « on » et de « nous », qui « nous » obligent à questionner notre propre vie et notre rapport aux autres et au monde. Étudier à travers ses œuvres la mort dans nos vies, c’est dessiner les contours d’un auteur engagé, impliqué (pour reprendre une terminologie plus récente1), mais peut-être avant tout et plus subtilement moraliste, qui observe ses contemporains, pointe leurs contradictions et leur implacable nudité face à la mort, qui dit notre usage du monde et plus intimement notre usage de la vie : « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie » (APT, p. 32). C’est questionner aussi la mémoire et l’oubli.
Ainsi la mort de l’autre donne lieu à plusieurs motifs qui révèlent et dénoncent notre usage du monde. Mais la mort à la deuxième personne est aussi révélatrice de cet usage de la vie. Enfin la littérature est particulièrement appropriée, à travers des mots communs, à dessiner son contrepoint, la part de vie qui occupe notre présent.
La mort de l’autre dans l’œuvre de P. Claudel n’est jamais une mort naturelle. Elle est brutale, assénée, et souvent « de masse ». Elle dit la cruauté de l’homme, son amnésie concernant les crimes de l’Histoire et son indifférence aux crimes d’aujourd’hui. P. Claudel dénonce notre mémoire oublieuse et cette faculté d’effacer la « mort » dans le tableau. Que ce soit dans des romans réalistes ou dans ce qu’on pourrait apparenter à des fables ou paraboles, on peut repérer trois déclinaisons de la mort à la troisième personne : la mort brutale, la mort de masse et la mort des autres au présent.
Le meurtre est une des modalités de la représentation de la mort : il illustre l’inhumanité dont l’homme est capable envers son prochain, il remet aussi en question la communauté et interroge sa culpabilité. C’est celui de la petite-fille Belle de jour dans Les Âmes grises. Assassinat en pleine guerre, non élucidé, sur lequel revient vingt ans plus tard le narrateur, policier qui avait participé à l’enquête. La force narrative de ce meurtre est moins dans la recherche du meurtrier que dans le portrait de cette communauté où tout le monde est coupable. Qu’est-ce qui est le plus obscène, le corps de cette petite-fille ou ce juge qui mange un œuf à quelques pas du cadavre ? Est-ce le meurtrier ou ce juge et ce colonel qui mettent à la torture deux déserteurs jusqu’à la mort et en font les coupables idéaux ? Habileté narrative qui nous fait juger plus sévèrement ces personnages que le narrateur lui-même qui tue pourtant son enfant, par trop de souffrance d’avoir perdu sa compagne. C’est la cruauté des protagonistes de L’Archipel du chien, qui accusent l’instituteur de viol afin de le faire taire pour qu’il ne dise pas ce qu’il sait sur les trois cadavres échoués : il meurt dans sa cellule.
Parce que les hommes sont capables d’un raffinement sans bornes quand il s’agit de faire souffrir et de tuer. L’Enquête nous en donne une longue liste illustrant « la capacité de l’être humain à se surpasser dans l’imagination et l’exécution de l’horreur » (E, p. 243) :
De la simple goutte d’eau tombant de façon répétée sur le front d’un condamné au supplice de la poire d’angoisse, de celui des brodequins, de la roue, de l’écartèlement, de l’inoculation de la gangrène dans un membre sain, de l’intrusion forcée de rats vivants dans le vagin d’une suppliciée, […] l’homme ne s’est pas révélé le loup qu’on dit qu’il est pour les autres hommes, ce qui est désobligeant pour les loups qui sont des créatures réellement civilisées et socialisées, mais plus précisément l’anti-homme, comme les physiciens parlent d’anti-matière. (ibid.)
Même motif dans Inhumaines – recueil au titre éloquent – sur le mode de la farce. Dès la première nouvelle on voit le narrateur ensevelir vivants les trois hommes qu’il avait offerts à sa femme. On y torture le Père Noël :
Ma femme piquait ses testicules et sa verge avec une fourchette à escargot. Marie-Jo qui avait fait réchauffer le reste de dinde lui versait l’huile bouillante dans la bouche. Gisèle lui broyait les orteils avec le casse-noix. Quant à Dubois et Brognard, ils s’étaient mis en tête de le scalper avec le couteau à huîtres. Cela ne s’est pas révélé si simple. On veut jouer aussi. Les enfants piaffaient. Je leur ai laissé le chargeur de batterie que je venais d’aller chercher au garage. […] J’aime quand les générations se mêlent et trouvent ainsi une occupation qui les passionne et à laquelle elles peuvent s’adonner ensemble. (I, p. 49-51)
P. Claudel choque le lecteur, l’incite à réfléchir, quitte à le faire sur le mode de l’ironie.
Dans la même visée questionnante, la mort de masse parcourt les œuvres. L’inhumanité y est dénoncée ainsi que notre absence de mémoire. Le pluriel domine, comme l’idée de nombre et d’entassement, de trains et de wagons, mais aussi la figure de l’enfant mort, ou demi-mort et celle du regard ou des yeux qui accusent. La Première Guerre mondiale est convoquée : contemporaine de l’intrigue des Âmes grises, cette « boucherie mondiale » (AG, p. 29) se déroule à l’horizon du village. Elle l’est aussi à travers la terre qui garde la mémoire des massacres : ce sont les « jeunes cadavres dans les boues de Verdun et d’Argonne, et qui, sans mot dire mais les pupilles écarquillées, n’en finissent pas de mourir au creux des glaises » (MO, p. 29), image qui rappelle qu’ils sont là, sous nos pieds, fondements et fondations de notre histoire.
De même l’extermination des Juifs est évoquée sous forme d’images allusives mais probantes :
[…] surgirent de sa mémoire ce train-là et beaucoup d’autres, des dizaines, des centaines, des milliers de trains qui unissaient leurs motrices et leurs wagons emplis de voyageurs résignés ayant tous plus ou moins les traits communs de l’Enquêteur, tous ballottés, impuissants, surpris, et qui composaient, bien malgré eux, l’interminable et stupéfaite procession de l’Histoire humaine. (E, p. 248-249)
Au pluriel englobant succède l’hyperbole de « l’Histoire humaine ». Dans le recueil Inhumaines, le narrateur, après avoir enterré vivants les trois hommes offerts, précise :
Cela m’a rappelé certaines scènes de récits historiques, mais je ne suis pas parvenu à me souvenir lesquelles. Ma mémoire est exténuée. J’ai acquis cinq ordinateurs dont les disques durs ont une infinie capacité de stockage. À quoi bon se souvenir. Les machines sont là pour ça. (I, p. 11)
L’évocation des massacres passés pointe la « faute » et la défaillance de mémoire collective. P. Claudel ici fait se télescoper des images des charniers nazis et notre présent oublieux. Le rappel de ces morts de masse, où la responsabilité individuelle peut se diluer dans le collectif, ne se limite pas aux morts du passé.
Dès Meuse l’oubli, une guerre contemporaine sévit parallèlement au deuil douloureux du personnage :
C’est tout comme cette guerre qui tuait au loin de nos étreintes, dans les ultimes embrasements à l’approche de ta mort, cette guerre dont je me foutais bien : il pouvait fleurir des cadavres sur les pages des journées, cela m’était égal. Les enfants couchés au côté de leur mère, petits sarments tordus par le feu, si peu reconnaissables […] m’étaient cinématographiques. (MO, p. 23)
De même dans J’abandonne, où le narrateur évoque la guerre du Kosovo, et notamment les 76 corps déchiquetés du marché de Tuzla bombardé par les Serbes le 26 mai 1995 – « Je me souvenais des corps d’enfants, des corps adolescents déchirés par les obus » – pour conclure :« Nous ne savons plus où ranger les guerres. Nous manquons de tiroirs. Notre mémoire est une fosse où s’entassent bien trop de cadavres. Elle déborde de corps sans vie. Nous les consommons par génocides entiers à mesure que les journaux nous les apportent, et puis nous les mélangeons, nous touillons le tout, nous les confondons, ce qui est bien plus efficace que la chaux vive » (JA, p. 48). L’usage du « nous » associe le narrateur et le lecteur, et fait que le propos dépasse la narration elle-même, forçant l’écho dans la réalité et la réflexion du lecteur.
Si l’Holocauste était figuré par les trains, les wagons, le motif des migrants est tracé à travers des images de mer, de barques et de noyés. Ce sont les mendiants dans J’abandonne : « on dirait de petits morts tant ils sont blêmes malgré leur teint de pain d’épices et leurs grands cils noirs » (ibid., p. 37). Ce sont les Déplacés dans L’Enquête, euphémisme pointant nos lâchetés, dont là aussi l’image de l’enfant vient symboliser le scandale :
Il était cerné : vieux, jeunes, hommes, femmes, enfants et adolescents, collés les uns aux autres, les uns sur les autres, en d’infinies épaisseurs, en trois ou quatre couches superposées en un vivant charnier et ils le regardaient et leurs yeux écarquillés disaient leur faim atroce, leur désir de manger, leur envie de tuer aussi peut-être, pour un morceau de pain, une tranche de saucisse, une rondelle d’œuf dur. […] L’Enfant regardait l’Enquêteur. C’était un petit humain peu vivant, un presque mort en somme. (E, p. 189)
L’Arbre du pays Toraja décrit les images des réfugiés à la télévision : « une embarcation dont la structure disparaissait entièrement, à l’exception d’un mât et d’une partie de proue, sous un amoncellement de corps d’hommes, de femmes, d’enfants noirs, tous debout, serrés les uns contre les autres et fixant l’objectif de la caméra » (APT, p. 172). Dans Inhumaines, le narrateur et ses collègues en vacances se divertissent à faire couler, avec leurs bateaux, les fragiles embarcations des réfugiés :
Une barque, deux, parfois trois ou quatre. Grandes et artisanales. Longues et qui peuvent accueillir une dizaine de personnes. Sauf qu’elles en contiennent le triple. Elles débordent. Des canots pneumatiques parfois. Des enfants, des hommes, des femmes, debout les uns contre les autres. Noirs. Serrés. Tellement serrés. Tellement noirs. Des vieillards aussi. Noirs également. […] Nous regardons les corps dans l’eau. Certains coulent immédiatement. D’autres nagent. Ceux qui nagent finissent par couler aussi. Leur agonie est plus longue. (I, p. 27-28)
Ils sont au cœur de l’intrigue de L’Archipel du chien : « trois corps d’hommes noirs, simplement vêtus de tee-shirts et de pantalons de jean, les pieds nus, qui paraissaient dormir, le visage contre la grève »(AC, p. 18).
Trois corps qui « accusent » : « parmi cette communauté vivaient […] [d]es êtres qui, se sentant traqués, n’avaient pas hésité à précipiter dans les eaux de la Salive du Chien des dizaines de leurs semblables qui tous s’étaient noyés » (ibid., p. 254).
Guerre, shoah, immigration sont ramassées dans cette scène où le fils du narrateur d’Inhumaines tente en vain d’évoquer sérieusement l’Holocauste devant ses parents : « J’essaie de m’intéresser mais au fond je m’en fiche. […] Legros qui est un passionné d’Histoire m’a toujours dit que l’Holocauste est une invention de Hollywood. […] Le Juif aime voyager. Comme le Noir. L’Arabe. L’Albanais. Le Réfugié de tout poil. Bateaux. Trains. Vieille tradition » (I, p. 34-35).
P. Claudel, par ces figures et motifs, travaille à notre conscience collective, à sa manière à la fois allusive (des images de corps serrés, indifférenciés) et précise (le regard qui accuse, la figure de l’enfant) qui confond notre absence de mémoire et notre indifférence au présent. Il pourrait être la figure du narrateur de L’Archipel du chien :« Je suis certain que vous vous poserez tôt ou tard une question légitime : a-t-il été le témoin de ce qu’il nous raconte ? Je vous réponds : oui, j’en ai été le témoin. Comme vous l’avez été mais vous n’avez pas voulu voir. Vous ne voulez jamais voir. Je suis celui qui vous le rappelle. Je suis le gêneur » (AC, p. 10).
Notre usage du monde est un usage d’amnésique qu’il dénonce. Mais il y a une dimension plus intime de la mort dans l’écriture de P. Claudel, qui nourrit là aussi une basse continue dans ses récits.
La mort à la deuxième personne touche des êtres proches, amour, enfant, ami, et n’est jamais naturelle. Elle provoque le chagrin, le deuil souvent impossible, interroge aussi la mémoire et l’oubli, et surtout elle est une forme de « révélation », traduite par plusieurs images : la nudité, l’eau qui dit le temps qui passe, le cimetière qui manifeste à la fois la présence et l’absence. Car, comme pour la mort des autres, la mort de l’être cher « est dans le paysage et nous ne la voyons pas ». Elle conduit enfin les personnages à envisager leur propre mort, voire à la souhaiter.
La figure de la compagne perdue est récurrente : celle du narrateur de J’abandonne est morte en couches, tout comme celle du narrateur des Âmes grises. Celle du narrateur de Meuse l’oubli est morte de maladie. Mais ce peut être aussi l’enfant : dans J’abandonne, le narrateur chargé d’annoncer la mort d’un proche à sa famille et de la convaincre d’accepter le don d’organe, reçoit une femme dont la fille vient de mourir dans un accident. Mortes aussi Belle de jour, la fille de l’aubergiste dans Les Âmes grises, Agathe, l’enfant mort-née dans L’Arbre du pays Toraja. La mort est souvent féminine. C’est aussi la mort d’un cancer de l’ami Eugène, dans ce même récit. La maladie est propre à illustrer cette « mort dans la vie », traquée par l’auteur. Dans Meuse l’oubli : « Paule nourrissait une maladie dans son ventre, là-même où jamais aucun enfant n’était venu, et le médecin m’avait dessiné du doigt la maladie de Paule sur le glacis bleuté d’une radiographie dont les cernes opaques faisaient songer à des îles endeuillées de récifs » (MO, p. 99) et ses derniers jours sont décrits à l’aune d’une vie rongée par la mort : « Le mal ôtait les chairs avec avidité, de jour en jour » (ibid.).
Dans L’Arbre du pays Toraja, le cancer, « [u]ne sale maladie qui a pourtant un joli nom » (APT, p. 20-21), est personnifié avec un humour noir qui était totalement absent des premiers récits. Ainsi le narrateur associe le mot « oncologue » « au domaine des fruits de mer, à la pêche à pied en juin sur une plage bretonne, un peu fraîche, aux violentes senteurs d’iode et de varech. Oui, pour moi, un oncologue est un retraité solitaire, peut-être veuf, qui profite de son temps désormais constamment libre pour parcourir chaussé de bottes en caoutchouc jaune par temps de marée basse les étendues sableuses […] » (ibid.). Il personnifie le cancer en le qualifiant de « vieux professionnel qui a fait son travail avec méthode. Un tueur à gages aguerri » (APT, p. 25) ou le compare à un insecte tout aussi méthodique : « Je me le figurais sous l’aspect d’un de ces insectes xylophages, persévérants et butés, qui rongent les poutres des maisons, espérant ainsi les faire s’écrouler » (ibid., p. 77), autant d’images renvoyant à une mort en marche qui ronge la vie. Eugène joue à sa manière avec cette mort dans le tableau : « Et comme pour faire un peu plus le malin, il fit composer par l’artiste flamand Wim Delvoye une sorte de vanité grâce à laquelle il allait pouvoir méditer à loisir : sur un mur de son bureau, trois clichés photographiques encadrés montraient la tache sur son poumon, petite noix d’un noir mat, anodine et désormais disparue » (APT, p. 49). Comme la radio de Paule, le signe de la mort dans l’image.
Cette mort brutale du proche aimé est source de chagrin : nombre de personnages sont des endeuillés, cherchant l’oubli ou son contraire, garder la mémoire vive.
L’eau, sous diverses formes, est souvent convoquée pour dire la peine et le caractère irréversible de la mort. Le narrateur de Meuse l’oubli explique : « Je promène dans Feil l’ombre de Paule et mes regrets. La rue principale, en pente, chute vers la Meuse et s’encaisse dans un goulet. Elle râpe mes plus sourdes tempérances. Ici, ma douleur convient au granit des trottoirs et au brouillard du fleuve » (MO, p. 33). Fleuve qui semble abriter les morts : « En me levant, mais je me suis bien gardé de le faire, j’aurais pu voir, de cela j’en suis sûr, une ville déserte au-dehors, et des morts, des morts en cohorte, des morts qui n’en finissent pas de mourir marcher sous des linges en lambeaux et rentrer, processionnaires, dans le fleuve en furie » (ibid., p. 61-62).
Dans LesÂmes grises, le narrateur vient d’évoquer le corps de Belle de jour, sous une couverture mouillée : « Le canal continuait à filer son eau rapide. Je me suis souvenu alors d’une formule grecque, sans trop me la rappeler, mais qui parlait de temps et d’eau courante, quelques mots simples qui disaient tout de la vie et surtout faisaient bien comprendre que jamais on ne pouvait la remonter, la vie. Quoi qu’on fasse » (AG, p. 111).
Le chagrin s’incarne également dans la visite impérieuse au cimetière, lieu qui a pour corollaire l’image de la terre : terre qui ensevelit, recouvre, terre bienfaisante aussi. Ainsi Paule est imaginée : « Paule était dans l’absence, sujette du retrait et de l’ombre, livrée à la terreuse opacité du cimetière de Minelseen, aux petits animaux, au peuple gîté dans les marnes, déjà peut-être démembrée dans l’entrelacs des racines qui se glissaient vers sa bouche et sa gorge, rongée ma Paule… » (MO, p. 17). Et pourtant qui est sous la terre ? Y a-t-il quelqu’un comme le rappelle la fille d’Eugène se justifiant auprès du narrateur de l’absence d’une belle pierre tombale ? « Tu serais plus content avec une belle tombe ? Une belle mort, un beau mort, un beau monument ? Ça ferait moins nu ? Tu aurais moins froid, c’est ça ? […] Laisse Papa là où il est, c’est-à-dire nulle part » (APT, p. 96).
C’est enfin la question de la mémoire et de l’oubli, du « travail du deuil », si cette expression n’était pas galvaudée. Les endeuillés sortent rarement de leur chagrin : le narrateur des Âmes grises, vingt ans après, ne s’est jamais consolé de la perte de Clémence. L’incertitude persiste pour celui de J’abandonne. Celui de Meuse l’oubli semble accepter « d’oublier Paule » : en témoigne le geste symbolique, qui fait référence au titre, de jeter ses lettres dans le fleuve. Peut-on oublier, le faut-il ? En guise de réponse, la fin en forme de maxime de ce passage où le narrateur imagine les mains de Destinat autour du cou de Belle de jour :
[J]e me dis que Destinat n’étranglait pas une enfant, mais un souvenir, une souffrance, que soudain dans ses mains, sous ses doigts, c’était le fantôme de Clélis, et celui de Lysia Verhareine, à qui il tentait de tordre le cou pour s’en débarrasser à jamais, pour ne plus les voir, ne plus les entendre, ne plus les approcher dans ses nuits sans jamais pouvoir les atteindre, ne plus les aimer en vain. Il est si difficile de tuer les morts. De les faire disparaître. (AG, p. 273-274)
« Tuer ses morts » dit aussi bien l’impossible oubli que la culpabilité d’oublier. La mort de l’autre provoque un cataclysme. Comment est-il figuré et comment amène-t-il le personnage à envisager sa propre mort ?
Le personnage touché par la mort d’un proche, profondément affecté par le chagrin, est confronté à cette mort présente mais qu’il ne voyait pas. Cette révélation est traduite par des images comme celle, récurrente, de la nudité, qui dépouille l’individu et le laisse vulnérable : l’envie de mourir à son tour, ou plus communément, la perspective de sa propre mort qui l’étreint.
Le narrateur de J’abandonne constate : « L’annonce de la mort nous fait redevenir nous-mêmes, simplement. Elle gomme la patine d’artifices dont nous nous couvrons et qui nous sert à avancer masqués. La mort de ceux que nous aimons nous dénude » (JA, p. 39). L’image de la vulnérabilité est présente aussi dans cette comparaison murmurée par Eugène mourant à l’oreille du narrateur : « ‘‘La mort fait de nous tous des enfants’’ » (APT, p. 26).
Cela vaut pour le mourant et pour celui qui le perd. La mort semble porteuse d’une vérité intime : « La mort est le couperet des bouquets d’aubépines. C’est la première vérité mais elle arrive trop tard : elle ne peut nous enseigner que de vilaines choses » (JA, p. 57), pense le narrateur de J’abandonne en observant la femme qui est devant lui. La mort permettrait d’accéder à une forme d’authenticité, semble suggérer l’auteur à travers les tournures impersonnelles et généralisantes.
Cette proximité avec la mort de l’autre et le chagrin provoquent le désir de mourir. Le narrateur des Âmes grises explique dans les dernières lignes à sa femme adressées, qu’il est allé décrocher la vieille carabine, car il est temps de la rejoindre. La tentation du suicide hante le narrateur de J’abandonne que l’on suit tout une journée, après qu’il a laissé au matin sa petite fille en se disant qu’il ne la reverrait plus. C’est l’Enquêteur, désespéré, qui l’envisage, alors qu’il est justement là pour enquêter sur des suicides : « Il aurait aimé ne plus être. Oui, disparaître. Comme les désirs humains parfois sont étranges. Alors même que les hommes redoutent la mort, ils l’envisagent souvent comme une solution à tous leurs problèmes, sans même se rendre compte qu’elle ne résout rien » (E, p. 176).
Le narrateur de L’Arbre du pays Toraja en rêve quotidiennement et violemment :
Je tiens dans une main un révolver. Très vite, sans réfléchir, je glisse le canon dans ma bouche et tire. […] Je me suicide et je me réveille. Je me réveille après la détonation mais avant que la balle ne me fracasse le crâne. La journée peut enfin commencer. Ce n’est jamais effrayant ou tragique. Ce n’est pas un cauchemar. C’est une mise en route. C’est la vie. (APT, p. 152-153)
Déclinaison de la manière dont la mort habite nos vies. Ce même narrateur s’aperçoit que la mort est tout autour de lui : « Depuis quelques années, la mort m’encercle. Elle cherche à m’enclore. À s’approcher au plus près de moi. Afin de me tâter un peu. Pour me faire comprendre que je vieillis ? Qu’il faut que je m’attende à elle ? » (APT, p. 17). On ne peut que mettre en parallèle ce narrateur hanté par la phrase de Montaigne, « philosopher c’est apprendre à mourir », et celui d’Inhumaines qui convie des philosophes, sortes de vagabonds ramassés dans la rue, et leur demande : « Expliquez-moi la vie. Expliquez-moi la mort ». Ils répondent : « Nous sommes des êtres de passage. La plupart de nos problèmes viennent de là. Nous refusons notre condition transitoire. Nous faisons comme si la vie était une étendue que nous pouvons démesurément agrandir et comme si notre corps devenait le lieu immense et unique » (I, p. 128).
Ainsi la perte de l’être cher, source de chagrin inconsolable, de mise à nu et de révélation, conduit à des questionnements sur la mort et sur la vie. Deux faces d’une même pièce, d’un même mot peut-être : « ce sont les mêmes mots qui disent le plaisir, le monde des joies, des travaux et des futilités, les mêmes mots qui servent aussi à cerner le dépassement et la fin du chemin, l’absence infinie » (MO, p. 98). Voyons comment la littérature fait en même temps jaillir en contrepoint des mots de la mort, ceux de la vie.
Cette présence de la mort dans la vie, ombre menaçante, met aussi en relief la vie et les images qui l’expriment. Point et contrepoint pourrait-on dire, en prenant à la lettre la définition de ce terme qui désigne « une forme de musique opposée au plain-chant monodique où l’on groupe autour d’une figure principale des parties secondaires qui s’unissent dans diverses combinaisons harmoniques2 ». Contiguïté de la mort et de la vie, que le narrateur de Meuse l’oubli a découverte très tôt : « Grandir en face d’un cimetière, ainsi que je l’ai fait, ne permet pas mieux d’accepter la mort. Tout juste peut-on comprendre assez tôt que la terre a deux visages, une sorte d’endroit plaisant, fait de fleurs et de beaux marbres, et un étrange envers d’où rien ne surgit plus » (MO, p. 92). À l’image du cimetière évoqué dans L’Arbre du pays Toraja :« Nous sommes le 2 novembre, jour des défunts dans la tradition chrétienne. Pour le cimetière qui se trouvait face à la maison où j’ai grandi, de l’autre côté de la route, c’était le plus beau et le plus vivant des jours de l’année » (APT, p. 205).
Pour décrire ce contrepoint de la mort, les fleurs, les femmes et la littérature nourrissent l’imaginaire de l’auteur.
Les personnages féminins des Âmes grises portent des noms de fleurs : Belle de jour, Lysia, l’institutrice, Clélis l’épouse du juge Destinat. Dans cette atmosphère de guerre, de boue, de meurtre, elles incarnent la vie et la beauté de la vie même si elle est massacrée. Ce motif est repris lors de la soirée passée par le narrateur chez le père Lurant où le curé lui parle de ses fleurs avec passion :
Je ne savais pas qu’on pouvait parler des hommes rien qu’en parlant de fleurs, sans jamais prononcer les mots d’homme, de destin, de mort, de fin et de perte. […] Il me dit les anthémis, les hellébores, les pétunias, les œillets de poète, les œillets mignardises, les anémones crochues, […] les fleurs qui ne vivent qu’une saison, celles qui reviennent d’année en année, celles qui ne s’ouvrent que le soir et s’évanouissent au matin, celles qui resplendissent de l’aube au crépuscule, épanouissant leurs corolles fines de liseron rose ou parme, et qui la nuit venue se ferment brutalement, comme si une main violente avait serré leurs pétales de velours, à les étouffer. Le curé avait parlé de ces fleurs-là sur un autre ton que les autres. Plus un ton de curé. Plus un ton d’horticulteur. Un ton d’homme plein de misère et de blessures. (AG, p. 165)
Même dans L’Enquête, ces images interviennent. À la fin du récit, l’Ombre (de la mort ?) donne à l’Enquêteur la possibilité de pouvoir « rêver », de voir défiler des images de bonheur, alors qu’il est proche de la mort : « Alors, sans qu’il sût pourquoi, l’Enquêteur songea aux lilas et à leur parfum. Il vit distinctement les fleurs en grappes mauves qui ployaient dans un printemps lointain au creux d’une matinée de mai, et il respira leur odeur violente et douce » (E, p. 279-280).
On pourrait ici évoquer le prêtre de L’Archipel du chien. Il n’est pas familier des fleurs, comme celui des Âmes grises, mais il semble trouver le même secours dans les abeilles :
J’ai beaucoup appris d’elles, et le miracle du miel continue toujours à m’éblouir. […] Penser que la besogne répétée de milliers d’insectes, qu’on pourrait écraser entre deux doigts, le pollen des fleurs se mue en ce nectar blond qui adoucit la vie, et qui résume en lui toutes les odeurs de la terre, les parfums des plantes et ceux des vents, voilà qui me conforte dans l’idée que Dieu existe, même si aujourd’hui bien des hommes tentent de nous convaincre du contraire ou essaient de nous en imposer un autre, par le feu, les égorgements, les bombes et le sang. (AC, p. 58-59)
La nature, fleurs, abeilles, viennent en contrepoint de la mort et de la cruauté des hommes.
Des fleurs aux femmes, il y a peu, comme le suggère le personnage du prêtre de L’Archipel du chien aussi fasciné par les abeilles que par les longues jambes des femmes pratiquant le saut en hauteur :
Sans doute dans le Paradis auquel il croyait encore un peu y a-t-il une place dévolue aux épreuves féminines de saut en hauteur, une courbe de stade près de laquelle il se tient dans les gradins, en compagnie de quelques abeilles admirant pour l’éternité les jambes fines et la taille légère de jeunes femmes envolées trop tôt, et qui tentent, dans un gracieux et sensuel mouvement cambré, de basculer au-dessus de la mort pour rejoindre la vie ? (AC, p. 273)
Les figures de Paule dans Meuse l’oubli et de Clémence dans Les Âmes grises incarnent la douceur, la gaieté, la puissance de l’amour. Rien de très original, si ce n’est qu’elles l’incarnent à la hauteur de leur perte et sans en être dissociées. Tout comme les autres personnages féminins, Belle de jour, Lysia et Clélis.Quand les narrateurs disent leur beauté, ils désignent du même mouvement et des mêmes mots leur douloureuse absence. Ainsi à la fin des Âmes grises, le narrateur évoque un souvenir partagé avec Clémence :
Nous étions sur le pont et nous regardions la rivière. Ce courant, tu me disais, c’est notre vie qui passe, regarde comme elle va loin, regarde comme elle est belle, là, entre les fleurs de nénuphar, les algues aux cheveux longs, les berges de terre glaise. […] Puis, sans que je m’y attende, tu t’es tournée vers moi, m’as souri, et tu m’as embrassé. C’était la première fois. L’eau courait sous le pont. Le monde avait l’éclat des beaux dimanches. Le temps s’est arrêté. (AG, p. 283)
C’est le parfum d’orange qui s’échappe des lèvres d’Elena : « Je l’associais à un certain bonheur. Une arrière-saison. Cette arrière-saison amalfitaine où tout me paraissait avoir atteint un équilibre dans ma vie » (APT, p. 63). C’est le corps jeune d’Elena qui, après l’amour, fait ressembler le sien à celui d’un gisant : « je ne pouvais m’empêcher de songer qu’elle s’endormait sur la mort, que j’étais un gisant mais qu’elle ne le savait pas encore » (ibid., p. 98). Ou les gisants de Maurizio Cattelan qui captent le regard du narrateur alors qu’Elena s’en moque :
Mon regard allait des corps de marbre à celui d’Elena à sa fenêtre. Je revenais vers les gisants. Je passais du vivant au non vivant. Je me disais que ma place à cet instant était au juste milieu de ces deux pôles. J’aurais voulu toucher les corps ou m’allonger près d’eux, soulever un drap de marbre blanc et me glisser sous lui. Faire ce geste rêvé et impossible. Mais Elena s’est alors retournée et m’a souri. (ibid., p. 105)
Les femmes « ramènent » à la vie : « Laquelle des deux, d’Elena ou de Florence, me faisait être le plus vivant ? » (ibid., p. 99). Dans J’abandonne, c’est la femme qui a perdu sa fille qui fait renoncer le narrateur au suicide : « Il me faut vivre, pour toi. Voilà longtemps que cette femme me le dit sans le savoir, et sans un mot. Elle me donne bien plus que je ne peux lui rendre. Je ne peux lui redonner sa fille » (JA, p. 109).
Si les fleurs et les femmes apportent le contrepoint de la vie à la mort dans le paysage, les mots et la littérature ont aussi ce pouvoir.
L’écriture relie les vivants aux morts : longue supplique écrite par le narrateur des Âmes grises à Clémence et qu’on imagine constituer le récit qu’on lit, cahiers noircis par le narrateur de Meuse l’oubli, où il dit son chagrin. L’écriture semble maintenir vivant le défunt ou à défaut maintenir vivant le lien. Mais cette écriture est aussi ce qui permet l’oubli. Les cahiers Conquérant sont jetés dans la Meuse, signe qu’il faut bien recommencer à vivre. De même une métaphore de l’écriture accompagne les tentatives d’oubli du narrateur de J’abandonne :
J’ai inventé un art de l’oubli à mon seul usage. J’ai déchiré chaque minute des souvenirs tandis que tu dormais, tandis que tu riais, comme autant de petits papiers inutiles qui encombraient ma mémoire. Sur chacun de ces petits papiers, j’ai écrit une minute de la vie de ta mère, une seconde, ou bien un sourire, une fausse colère, un regard, un baiser, une caresse, un mot. J’ai écrit tout cela avec une patience qui m’a coûté un effort infini, et j’ai déchiré en moi-même ces lambeaux de vie, afin de ne plus souffrir, afin de faire disparaître en moi son visage, comme j’ai fait disparaître dans l’appartement toutes les photographies. (JA, p. 69-70)
La littérature est aussi ce qui tire vers la vie : « je mesurais, en ce jour de froid de février, […] combien la littérature peut compter parfois plus que la vie, et aussi combien la littérature parvient à rendre la vie plus vivante, à la réanimer, à chasser en elle, et pour un temps donné, hélas, ce qui la ronge, la mine et la détruit »(APT, p. 134-135). S’y jouent la vie et la mort, comme l’illustre la symbolique de la fin de L’Arbre du pays Toraja :
Eugène est là, dans les pages, les lignes, ou entre elles. Le récit est sa chambre plutôt que son tombeau. Et Ninon a raison : peu importe que la dalle de son monument soit simple ciment et qu’elle s’effrite au fil des mois. Eugène n’est plus en dessous. Il est ici. Le texte est devenu l’arbre du pays Toraja. (ibid., p. 142)
Cet arbre où l’on met le corps des enfants morts dans leurs premiers mois :
Une cavité est sculptée à même le tronc de l’arbre. On y dépose le petit mort emmailloté d’un linceul. On ferme la tombe ligneuse par un entrelacs de branchages et de tissus. Au fil des ans, lentement, la chair de l’arbre se referme, gardant le corps de l’enfant dans son grand corps à lui, sous son écorce ressoudée. […] Nous enterrons nos morts. Nous les brûlons aussi. Jamais nous n’aurions songé à les confier aux arbres. […] Dans notre monde, nous gommons désormais la présence de la mort. Les Torajas en font le point focal du leur. Qui donc est dans le vrai ? (APT, p. 11)
Le livre sur Eugène est cet arbre qui garde en son cœur l’enfant mort ou encore ce Transi du sculpteur Ligier Richier de l’église Saint-Étienne de Bar-le-Duc qui « figure un mort présenté debout, partiellement encore revêtu de l’habit du vivant, chair, cheveux, tendons, qui dit bien ce que nous fûmes et ce que nous serons, et dont le corps perdu, recueilli dans la finesse du marbre évidé par l’artiste, témoigne tout à la fois de notre disparition mais aussi de l’amour de ceux qui nous survivent » (APT, p. 208).
Ainsi, fleurs, femmes, écriture parviennent à dire la vie et la mort, à les tenir ensemble, à désigner dans l’une l’empreinte de l’autre. Mais elles sont résolument du côté de ce qui éclaire la vie, de ce qui la rend plus « vivante », même s’il faut pour s’en convaincre éprouver leur absence.
J’ai intitulé cet article « Mort l’oubli » et nous pouvons à présent le décliner. P. Claudel, à travers les images évoquant les morts et crimes de masse, dénonce notre mémoire oublieuse, notre si grande faculté d’oubli, décuplée aujourd’hui par les moyens technologiques auxquels nous confions le passé. Il dénonce l’oubli de notre responsabilité en tant qu’individus à l’égard de la communauté et plus généralement des autres hommes : il fait se succéder sous nos yeux ces « déplacés » de toutes sortes, nombreux, serrés et oubliés. C’est aussi l’impossible oubli de l’être perdu, le chagrin inconsolable, la prise de conscience que la mort est dans le tableau, la mort est dans la vie.
« Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon4 », pourrait-on écrire. Il y a ceux qui rejoignent cette communauté de femmes et d’hommes, qui comme le narrateur et Eugène, se soucient « du temps et de la vie, des nœuds et des boucles, des visages qui glissent et s’estompent, des voix qui résonnent et des souvenirs blessés qui jamais ne parviennent à s’apaiser ni à s’évanouir » (APT, p. 35) et qui acceptent, comme les Torajas, de mieux intégrer la mort « dans le déroulé de nos jours » (ibid., p. 18).
Ainsi, lire les récits de P. Claudel, c’est éprouver combien la littérature peut exprimer à la fois l’intensité du présent et la tristesse du temps qui passe, la force de l’amour (amoureux ou filial) et sa déchirante absence, c’est mesurer, et dans le même mouvement, nous le rappeler, combien nous « oublions notre condition transitoire sous l’œil de celle qui ne l’oubliera pas » (ibid.).
Œuvres de Philippe Claudel citées
Meuse l’oubli [MO], Paris, Balland, 1999.
J’abandonne [JA], Paris, Gallimard, cssssollection « Folio », 2002.
Les Petites Mécaniques [PM], Paris, Mercure de France, 2003.
Les Âmes grises [AG], Paris, Stock, 2003.
La Mort dans le paysage, avec une photographie de Nicolas Matula, Baumes-les-Dames, Æncrages & Co, collection « Phoenix », 2008.
L’Enquête [E], Paris, Le Livre de poche, 2012.
L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.
L’Archipel du chien [AC], Paris, Stock, 2018.
Inhumaines [I], Paris, Le Livre de poche, 2018.