J’aime la vie mais elle ne me suffit pas. J’ai besoin de la doubler, au sens où l’on double un tissu, d’une autre matière qui va la refléter et révéler sa profondeur, sa grâce et sa complexité. Cette matière, ce sont les images. Les faire naître et les assembler est une activité qui me permet d’être pleinement moi-même. Sans elles, j’ai l’impression d’étouffer. (PFR, p. 65)
En 2008, lorsque P. Claudel tourne Il y a longtemps que je t’aime, il rédige en parallèle un petit abécédaire de cette réalisation cinématographique dont le sous-titre est Petite fabrique des rêves et des réalités. À l’entrée « Livres », il y précise, non sans une certaine ambiguïté : « C’est un film d’écrivain ».
Huit ans plus tard, dans L’Arbre du pays Toraja, il entreprend pour ainsi dire un travail inverse dans lequel l’écriture conduit à rêver des images. Dans un récit où le narrateur est cinéaste, P. Claudel parvient à mêler ses deux univers dans une fiction très proche de sa vie personnelle. L’écriture lui permet un double mélange, de réalité et de fiction mais aussi de créations littéraire et cinématographique.
Partant de la réalisation d’Il y a longtemps que je t’aime, nous tenterons de repérer les interférences entre les deux univers artistiques claudéliens. De la sorte, nous soulignerons les marques littéraires du long métrage, que ce soit par allusions à des auteurs admirés ou par des procédés littéraires, intégrés ici à la création cinématographique. À l’inverse, nous rechercherons dans la narration de L’Arbre du pays Toraja les étapes cinématographiques de la construction du récit qui permettront finalement au narrateur un retour à l’écriture scénaristique. Le rôle de spectateur intime adopté régulièrement par le narrateur de L’Arbre du pays Toraja fomente la résurgence du passé, renouant le lien avec le cinéma de l’enfance ; les images retrouvées alimentent ainsi le processus créatif du narrateur. Par l’écriture nourrie de la représentation quotidienne, le narrateur parvient à retrouver la voie cinématographique ; et malgré l’indépendance des deux médias, leur intersection s’avère bien visuelle, comme nous le souffle P. Claudel : « D’une façon ou d’une autre, c’est bien l’image qui a toujours été le centre de mon travail. J’ai toujours créé des images : avec des mots, avec des couleurs – j’ai beaucoup peint jadis –, avec une caméra maintenant. Le procédé importe peu finalement. C’est le processus qui est essentiel et dont je ne peux me passer » (PFR, p. 65).
L’image n’est pas exclusive du cinéma mais fait partie de la démarche créatrice dans son ensemble, à commencer par l’écriture : « en écrivant, je pressens des choses, mais c’est plus comme à la fin [sic] c’est comme le bain révélateur, la lecture devient un bain révélateur et je vois mon cliché qui commence à sortir, je vois les contrastes et je vois la photo1 ». C’est en cela que jongler entre littérature et cinéma constitue un travail d’équilibre permanent dans l’activité créatrice de P. Claudel, dans laquelle images et mots trouvent toujours leur place : « Il se trouve que je les ai menées de front depuis mon adolescence, ce qui conduit sans doute à une schizophrénie artistique, mais dans laquelle je trouve mon équilibre entre images et mots2 ». Indépendance et connexité se confrontent néanmoins l’une à l’autre, et c’est l’étude de cette intersection qui nous intéresse, guidée par la complémentarité évoquée par Gilles Deleuze : « La rencontre de deux disciplines ne se fait pas lorsque l’une se met à réfléchir sur l’autre, mais lorsque l’une s’aperçoit qu’elle doit résoudre pour son compte et avec ses moyens propres un problème semblable à celui qui se pose aussi dans une autre » (Deleuze, 1986, p. 26).
Lorsque P. Claudel réalise Il y a longtemps que je t’aime, il ne s’agit pas de sa première expérience cinématographique. Dans sa jeunesse étudiante, il avait déjà exploré ce médium :
Mes premiers essais, c’était lorsque j’étais étudiant à Nancy dans les années 80. Il commençait alors à se mettre en place un département cinéma qui est ensuite devenu, bien plus tard, l’IECA (Institut Européen du Cinéma et de l’Audiovisuel, école rattachée à la faculté des lettres de Nancy). On était tout un groupe à bidouiller des courts-métrages avec les moyens du bord. Et déjà à cette époque, il y avait chez moi un désir de faire des longs. J’avais écrit un ou deux scénarios de longs-métrages mais que je n’avais jamais réussi à montrer. Je ne connaissais pas grand monde dans le cinéma professionnel. […] J’avais comme ça quelques contacts avec des metteurs en scène ou des comédiens mais ça n’allait pas plus loin. J’ai laissé ça de côté pendant assez longtemps, pour plus me concentrer sur mes romans. Il y a une dizaine d’années, quand j’ai commencé à publier, le cinéma est revenu vers moi par la personne d’Yves Angelo qui m’avait demandé de travailler avec lui. C’est finalement grâce à Yves que je suis revenu dans le milieu, en tant que scénariste. J’ai rencontré beaucoup de producteurs, de techniciens et, au fil des années, le désir de maîtriser complètement un film s’est accentué. Et là, il se trouve que j’avais le scénario qui me passionnait et que je n’avais envie de le redonner à personne. Et j’ai eu la chance de rencontrer des producteurs qui ont voulu le faire3.
Il y a longtemps que je t’aime bénéficie ainsi d’une certaine maturité cinématographique, P. Claudel allant jusqu’à affirmer dans certains entretiens avoir passé plus de temps à faire des films qu’à écrire des livres4.
Créations littéraire et cinématographique sont donc menées de front bien que conservant, tout au moins en apparence, une certaine indépendance. Pour P. Claudel, chaque médium a sa fonction, et dès l’amorce créative l’un ou l’autre s’enclenche de façon naturelle : « Je sais d’emblée, lorsque j’écris, s’il s’agira d’un roman, d’une nouvelle, d’un scénario ou même d’une pièce. C’est immédiat. […] Je ne me souviens pas d’avoir commencé à écrire dans un genre, puis d’avoir varié » (Jeannelle, 2013). C’est en ce sens que l’adaptation n’a pour lui aucun intérêt puisque si chaque support a son propre rôle, en changer détruit la quintessence créative : « Je n’aime pas du tout l’idée d’adapter mes propres livres : cela me paraît être une redondance inutile, ça ne m’intéresse pas du tout. […] Parce que ce sont des livres, pas des films. C’était leur destination première, ils ont été pensés pour exister sous cette forme, et pas une autre » (ibid., p. 127).
Ce processus double mérite que nous revenions sur la théorie de la caméra stylo d’Alexandre Astruc, positionnant le cinéma sur le même plan que la littérature en tant que langage spécifique. Dans son article publié en 1948, A. Astruc parle du cinéma comme d’un langage à l’égal de la littérature :
Le cinéma est en train tout simplement de devenir un moyen d’expression, ce qu’ont été tous les autres arts avant lui, ce qu’ont été en particulier la peinture et le roman. Après avoir été successivement une attraction foraine, un divertissement analogue au théâtre de boulevard, ou un moyen de conserver les images de l’époque, il devient peu à peu un langage […] La mise en scène n’est plus un moyen d’illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture. L’auteur écrit avec la caméra comme un écrivain avec son stylo. (Astruc, 1992, p. 325-327)
S’il s’agit d’un langage à part entière, le déroulé créatif est cependant différent. Création intimiste d’un côté, le livre est écrit et lu, en général, en solitaire. Face à cette intimité, le film est en revanche une création collective qui regroupe plusieurs corps de métiers et construit un véritable spectacle dont la diffusion, habituellement, sera elle aussi collective. Pourtant ces deux modes de création sont essentiellement basés sur l’image, sa présence se révélant souvent point de départ pour le premier et dans tous les cas aboutissement pour le second. Cela implique par conséquent que l’écrivain réalisateur se situe en permanence sur une frontière qui divise et réunit à la fois. De là, le sentiment de P. Claudel de se retrouver entre ces deux univers : « Bien entendu, entre mon écriture littéraire et mon écriture scénaristique, il y a des va-et-vient : j’ai parfois le sentiment de filmer comme un écrivain ou d’écrire comme un cinéaste – je ne pourrais pas n’être que romancier ou que cinéaste » (Jeannelle, 2013, p. 130). Toutefois, il importe de distinguer texte et image :
Ce sont des dimensions qui n’ont rien à voir. Dans un roman, le langage est sa propre finalité. Au cinéma au contraire, le langage est appelé à disparaître pour donner naissance à l’image. Il est vrai cependant que j’écris toujours mes romans en voyant les scènes parce que j’ai une imagination très visuelle. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai voulu faire un film et non un roman avec Il y a longtemps que je t’aime. Il y a peu de dialogues, beaucoup de silences et de non-dits dans le film. C’est donc un travail sur l’absence de mots. (ibid.)
Cette frontière entre littérature et cinéma reste ainsi parfois très mince et donne lieu à des rencontres au sein même des créations claudéliennes. Si nous revenons à Il y a longtemps que je t’aime, sa construction sur les non-dits ne nous semble pas uniquement caractéristique du Claudel cinéaste. Souvenons-nous par exemple du Rapport de Brodeck composé de vides, de blancs, d’absences, rapport lacunaire dont nous ne connaîtrons qu’une infime partie, dans ce jeu d’équilibre du narrateur invitant le lecteur à participer à la narration. De là, la volonté de P. Claudel de concevoir un lecteur-spectateur actif qu’il convoque au sujet du film Il y a longtemps que je t’aime :
[…] c’est ce que je fais aussi dans mes romans. J’aime beaucoup solliciter l’intelligence du lecteur, ou du spectateur. Il y a des films ou des romans que je n’aime pas trop car ils me laissent trop en dehors, tout m’est expliqué, tout m’est dit et je n’ai pas à réfléchir puisque tout est là. Ce qui m’intéressait, c’était de fonctionner de manière plus impressionniste, d’arrêter des scènes avant que l’on en sache trop, avant qu’un sentiment, une émotion, ne soit développée, de façon à ce que le spectateur puisse continuer seul le chemin. Donner des signes, des indices, des morceaux de sens, mais au spectateur ensuite de compléter5.
Le lien qui unit ce long métrage à la littérature opère jusque dans la construction elle-même. Tel un jeu instauré dans la réalisation du film comme dans l’écriture de Petite fabrique des rêves et des réalités, la littérature ne disparaît à aucun moment de ce que P. Claudel désigne lui-même comme « un ensemble hybride, où scénario, film et commentaire prolongent et déjouent à la fois les attendus traditionnels entre littérature et cinéma » (Jeannelle, 2013, p. 125). Mais plus qu’un jeu, il s’agit peut-être pour l’auteur d’une volonté de clarifier son double processus créatif, sa démarche d’écrivain-cinéaste : « il me semble aujourd’hui, grâce à ce petit livre qui peut se lire aussi comme une autobiographie fragmentée, tendre encore davantage la corde sur laquelle j’essaie de cheminer, depuis bien longtemps déjà » (PFR, p. 73).
La littérature, très présente dans le film par des références précises à certains auteurs, mais aussi dans la construction des non-dits comme nous venons de le signaler, renvoie à d’autres facettes de P. Claudel, celle de l’écrivain mais encore celle de lecteur : « je voulais un peu témoigner de l’importance que les livres peuvent avoir dans les vies. Je suis toujours un peu triste face à des gens qui ne lisent pas, je me dis qu’il leur manque quelque chose dans la vie6 ». Dans la subtilité des chassés-croisés, nous découvrons à l’entrée « Livres » de ce petit abécédaire complémentaire du long métrage une allusion à la littérature, ambiguë quoique claire : « C’est un film d’écrivain dans le sens où il montre l’importance que les livres peuvent avoir dans nos vies. Les livres, comme la maison, sont des personnages essentiels du film. Ils y tiennent un rôle essentiel. On les voit presque partout » (PFR, p. 72).
Plus loin dans cette même entrée, nous retrouvons un auteur cher à P. Claudel qui s’est immiscé au sein de l’histoire : « Michel évoque devant Juliette le dernier roman de Giono dans lequel un personnage muré dans son silence est surnommé l’absente. Il ne cite pas le titre du livre, L’Iris de Suse, mais on le retrouve dans une séquence finale : c’est le livre dont Juliette termine la lecture, apaisée, sur un banc du parc » (ibid., p. 73). Jean Giono est intégré au film grâce à la lecture de L’Iris de Suse par Juliette, mais aussi par l’absence de dialogues, par les nombreux silences, par les non-dits mentionnés auparavant dont J. Giono était le maître – le choix de L’Iris de Suse n’étant certainement pas dû au hasard, son titre original, L’Invention du zéro, tout comme le personnage de l’Absente, renvoyant à ces silences, ces absences, ces blancs, à la pureté du zéro. Rappelons par ailleurs que c’est aussi au sujet d’une des chroniques romanesques de J. Giono, Un Roi sans divertissement, que Robert Ricatte affirma que les espaces temporels absents dans la narration gionienne pouvaient articuler une partie de l’intrigue :
[…] pour Un roi sans divertissement, l’année d’absence qui sépare l’exécution de M. V. par Langlois et le retour de celui-ci au village : pourquoi revenir s’installer sur les lieux d’un drame qui devrait maintenant lui être étranger ? C’est en fait durant cette absence que Langlois reprend à son compte le mal profond qui a mené M. V. au crime. Il arrive donc que tout le sens d’un livre s’articule sur une de ces périodes blanches où, semble-t-il, rien ne se passe. (Ricatte, 1982)
J. Giono est donc de toute évidence présent dans la construction d’Il y a longtemps que je t’aime et constitue ainsi un deuxième niveau de renvoi littéraire au sein de la genèse créative de P. Claudel.
Finalement, pour revenir à d’autres référents frontaliers entre littérature et cinéma, la publication de Petite fabrique des rêves et des réalités après le film n’a-t-elle qu’une fonction ludique, comme l’affirme P. Claudel, consistant à déjouer « les attendus traditionnels entre littérature et cinéma » (Jeannelle, 2013, p. 125), ou faut-il rapprocher cette démarche de celle de Jean-Luc Godard visant à parachever un processus créatif en y intégrant films et écrits en quête d’une forme de complétude ?
Le livre est ce qui restera après, car le livre restera plus longtemps. […] Il y a du respect pour le livre en tant que livre, c’est pourquoi j’y tenais. Mais aussi parce que, à des moments, dans le livre, […] on se rend beaucoup mieux compte […] de la fraternité ou de l’égalité entre la photographie et le texte. […] J’ai rendu un hommage à l’image et au son, mes devoirs ou si on peut dire mon respect filial, par rapport à ces images et sons qui viennent d’avant moi. Mais j’ai rendu aussi le même hommage, le même respect et le même devoir au livre et à la littérature, et à la critique telle que je l’entends, en même temps. […] Je dirais que le livre c’est l’essence, les films c’est l’existence. (Godard et Ishaghpour, 2020, p. 39)
Quoi qu’il en soit, nous comprenons que la frontière entre les deux créations reste très fine, si fine que P. Claudel affirma lors de la sortie de ce premier long métrage : « [J]’ai eu le sentiment très net de réaliser mon film, Il y a longtemps que je t’aime, comme un écrivain compose un roman » (PFR, quatrième de couverture).
Huit ans plus tard, L’Arbre du pays Toraja semble revenir sur cette lisière mais pour ainsi dire dans une direction contraire. Ici, P. Claudel, bien que très présent dans la narration, n’est pas tout à fait le narrateur ; il s’agit d’un cinéaste d’une cinquantaine d’années comme lui, mais ce n’est pas son portrait exact que nous retrouvons dans le personnage principal, dont il semble pourtant si proche. Eugène, le producteur du narrateur de L’Arbre du pays Toraja, n’est pas lui non plus Jean-Marc Roberts, éditeur et ami de P. Claudel, disparu peu de temps avant l’écriture de L’Arbre du pays Toraja, quoique leurs histoires apparaissent semblables.
Dans l’écriture de son roman L’Arbre du pays Toraja, P. Claudel dévoile sa vision cinématographique dans le regard de son narrateur, cinéaste professionnel. Tout est alors vécu en parallèle de l’existence de P. Claudel, la maladie et la mort d’un ami, les difficultés de la création, grâce à une mise en scène basée sur des techniques cinématographiques au sein de la narration, qui permettront au narrateur de retrouver inspiration et créativité.
Inversant en quelque sorte la réalisation d’Il y a longtemps que je t’aime, P. Claudel écrit L’Arbre du pays Toraja en mettant l’accent sur sa formation cinématographique. De la structure au contenu, le cinéma est fondamental dans le déroulé d’une histoire qui nous entraîne vers le but recherché – qui n’est autre que le retour à la création cinématographique du narrateur. Il y travaille grâce à l’écriture : c’est elle qui lui permet de retrouver la voie du cinéma dans une période de doute, d’interrogation, de pause créative : « [J’]’étais entre deux films, dans ce moment difficile où on s’interroge sur ce que l’on fait, se demandant si cela vaut la peine qu’on le fasse, si cela a un sens. Et où l’on sait encore moins si l’on doit continuer » (APT, p. 13). Dès les premières pages, le narrateur prend conscience de l’emprise cinématographique sur son écriture : « [J]e me rends compte que j’écris en mêlant des temps, le passé simple, le présent, le passé composé, l’imparfait dont les règles du récit d’ordinaire n’autorisent pas la cohabitation. Lorsque je filme, je ne me pose pas cette question » (ibid., p. 27). La perméabilité de sa pensée laisse s’immiscer les techniques cinématographiques au sein de son récit. Le chaos chronologique qui s’instaure dans la narration compose une vie en suspens qui maintient Eugène dans l’univers du narrateur, celui d’un récit construit entre littérature et cinéma qui autorise toutes les libertés :
Très tôt le cinéma m’a paru un art tendu vers le devenir. Le devenir des personnages, des situations, des décors, des nuages poussés par le vent. […] un cinéaste ne pouvait se prévaloir de ce droit qu’aucun humain ne possède, même si beaucoup en rêvent : pouvoir revenir dans des instants perdus du passé. Ou goûter par avance ce que sera l’avenir. La littérature en revanche est un cabri que ne retient aucun licol. Elle peut tout et c’est le plus libre des arts. (ibid., p. 27-28)
Seule l’ellipse est permise : « ellipses qui ne sont en somme que des compressions, des retraits de moments vides pour la dramaturgie où, paradoxalement, en coupant du temps on en fabrique » (ibid.). La chronologie de l’écriture est altérée et un Eugène vivant se faufile sciemment dans la narration à tout moment, dans le prolongement d’une conversation en sursis : « J’ai entrepris ce texte comme on espère reprendre une conversation interrompue, comme on tente de tisser un piège léger et invisible susceptible de capturer les voix et les instants perdus » (ibid., p. 141). Car le passage par l’écriture n’est que transitionnel, Eugène devenant finalement le protagoniste du film qui naît de cette écriture.
Dans L’Arbre du pays Toraja, le cinéma fait en outre son apparition sous une forme métaphorique qui transforme le narrateur en spectateur. Au temps arrêté autour de la maladie d’Eugène, stérile quant à la création, fait face un mirage qui s’expose quotidiennement aux yeux du narrateur, comme une projection de vie qu’il contemple depuis le temps suspendu associé au coma de l’ami :
Ces jours somme toute stériles me permirent tout de même de faire une rencontre singulière, celle d’une jeune femme qui partageait ma vie, sans le savoir depuis près d’un an. C’était une de mes voisines. Elle habitait au 6e étage, dans l’autre corps de bâtiment de l’immeuble. La cour mettait entre nous un vide et une distance d’une vingtaine de mètres, mais le fait que j’occupais un étage supérieur au sien me procurait une vue plongeante sur son intérieur. (APT, p. 53)
Si la cour sépare réellement les bâtiments, le lieu qu’elle délimite symbolise surtout le passage entre la vie et la mort, comme un lieu de métamorphose de la mort en vie. Son temps comme arrêté dans une forme de mimétisme avec le coma d’Eugène, le narrateur observe le quotidien de ses voisins, s’accommodant d’un épisode qui ne lui appartient pas, n’ayant lui-même aucun lien réel ni matériel avec cet univers qu’il observe. C’est un moment qu’il contemple mais auquel il ne participe pas, un instant pleinement cinématographique.
Cette mise en scène du vis-à-vis est renforcée par le souvenir d’enfance évoqué par le narrateur, par le biais d’une analepse qui le plonge instantanément dans le cinéma de sa jeunesse : « Je dois à Sergio Leone d’avoir voulu faire du cinéma. J’avais dix ans. Chaque dimanche j’allais voir un film au cinéma Georges, une des deux salles de ma petite ville d’enfance » (APT, p. 83). Ce flashback dans l’enfance du narrateur rappelle évidemment l’enfance de P. Claudel : « ce sont les films de Leone qui m’ont fait percevoir qu’existait quelque chose comme un langage à l’écran » (Jeannelle, 2013, p. 125). Nous pouvons ainsi rapprocher le jeu cinématographique qui s’organise quotidiennement devant le narrateur des dimanches lointains dans les salles de cinéma de l’enfance de l’auteur :
Le premier homme de cinéma dont j’appris le nom, dont je retins le nom. Leone, Sergio Leone […]. Il choisit de rapetisser le corps du héros, de l’amener aux proportions d’une fourmi, lui et son cheval, et de les perdre dans l’espace du paysage, petite parcelle mouvante de vivant dans le désert de pierres rousses. (APT, p. 85)
Davantage qu’un plaisir de voyeur, cette fenêtre sur cour7 me fascinait par la miniaturisation des existences qu’elle exhibait. Les êtres humains prenaient subitement la taille de souris de laboratoire. Les abreuvoirs, les roues, les litières, étaient remplacés par des lavabos, des éviers, des réfrigérateurs, des téléviseurs, des ordinateurs, des lits et des canapés, mais au fond la différence était mince : le vivant à l’œuvre témoignait d’un nombre d’actions extrêmement réduit, se nourrir, se divertir, dormir, qui suffisait à le définir et à le rattacher au vaste ensemble constitué regroupé sous le nom de règne animal. (ibid., p. 54)
Nous connaissons le lien qui unit P. Claudel au cinéma de son enfance, qui lui aura permis d’en prolonger les jeux à l’infini : « j’ai souvent dit que, beaucoup plus que la littérature, le cinéma est un prolongement des jeux d’enfance ; il partage la même magie, le même goût pour disposer des personnes dans l’espace et les faire agir en commun dans un univers de fiction » (Jeannelle, 2013, p. 125). Nous comprenons de la sorte que ce flashback cinéphile dans l’enfance du narrateur de L’Arbre du pays Toraja le reconduit vers l’écriture scénaristique par le biais du cinéma atypique de son voisinage : « J’avais installé ma table de travail […] devant la fenêtre, ce qui me permettait tout en écrivant et en dessinant de regarder le spectacle de ces vies » (APT, p. 54). Le passé retrouvé alimente par ses images la narration, et la création aboutira finalement au film espéré. Le film de son voisinage le positionne en spectateur et permet que le mécanisme cinématographique s’enclenche de nouveau : « Le cinéma ne met pas seulement le mouvement dans l’image, il le met aussi dans l’esprit » (Deleuze, 1985, p. 26).
À l’instar de P. Claudel, le narrateur pourrait prononcer ses mots : « J’ai écrit des livres. J’ai rêvé des images. Et le cinéma, que je n’ai jamais abandonné comme spectateur, mais délaissé un temps comme artisan, est revenu frapper à ma porte. […] Je sais lorsque je suis prêt pour faire certaines choses. À ce moment-là, rien ne peut vraiment m’arrêter » (PFR, p. 39). Si Il y a longtemps que je t’aime est un « film d’écrivain », alors L’Arbre du pays Toraja est un livre de cinéaste.
Par ces va-et-vient dans l’univers créatif de P. Claudel, nous percevons que l’essence de sa création réside dans les possibilités propres à chaque médium dont le but n’est autre que de raconter des histoires : « Dès que j’ai su lire et écrire, j’ai essayé de raconter des histoires. […] Pouvoir transformer la réalité m’a tout de suite semblé être une possibilité magique8 ! » Le cheminement sera le fruit de l’équilibre, de l’attente et d’un peu de hasard :
[…] la découverte de Il était une fois dans l’Ouest (1968) de Sergio Leone. C’est avec ce film que j’ai compris que quelqu’un, le réalisateur, avait décidé de faire ce plan, de cadrer ces yeux, de mettre de la musique. Ça m’a donné envie de créer moi-même des images, ce que j’ai fini par faire, dix ans plus tard. […] Dans le même temps, j’écrivais. Le désir de cinéma et celui du roman sont concomitants9.
Tout passe par la multiplicité des langages, des possibilités de doubler la réalité, « au sens où l’on double un tissu, d’une autre matière qui va la refléter et révéler sa profondeur, sa grâce et sa complexité » (PFR, p. 65). Le cinéma devient, comme l’a formulé Alexandre Astruc, « [u]n langage, c’est-à-dire une forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd’hui de l’essai ou du roman » (Astruc, 1948, p. 325).
À l’image du narrateur de L’Arbre du pays Toraja, P. Claudel comprend enfant que derrière le rêve est la fabrique du rêve (PFR, p. 34), et si le cinéma, comme l’affirme A. Astruc, est devenu un moyen d’écriture aussi souple que le langage écrit, pour P. Claudel le dessein principal est « de trouver le médium approprié pour formuler ce qu’[il] a en [lui], et cela peut être le roman, la nouvelle, le scénario […] » (Jeannelle, 2013, p. 131)
Il ne s’agissait pas ici de reconstruire le travail créatif d’un auteur mais plutôt de comprendre certains processus qui peuvent nous échapper si nous compartimentons les procédés, les manifestations, les langages. Chez P. Claudel, images et écritures se fréquentent en permanence, et esquivant les idées reçues sur le cloisonnement des arts, il met en évidence la possibilité d’écrire comme un cinéaste ou de filmer comme un écrivain. Cette perméabilité des genres nous invite à une lecture interprétative croisée de ses images et écrits, hybride et complémentaire, nous rappelant les propos de Jean Cléder au sujet de Jean-Luc Godard :
L’image de Jean-Luc Godard est fortement construite de mots, mais aussi par des processus de figuration d’inspiration verbale et littéraire, que lui-même a forgés en écrivant. Autrement dit, la lecture de ses textes permet une autre compréhension de ses images. Se tenir à l’intersection des disciplines permet donc de ménager des passages entre les genres et les arts10.
Œuvres de Philippe Claudel citées
Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.