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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Le musée dans l’œuvre de Philippe Claudel : mort ou vif ?

Dans Le Musée sans fin, François Dagognet évoque le « dilemme » dans lequel nous plongent les musées : « d’un côté, la condamnation du “musée” crépusculaire et insupportable – la maison du mort ou des morts –, d’un autre côté, la glorification de la “garde” et de la “collecte” » (Dagognet, 1984, p. 68). En effet, depuis la fin du 18e jusqu’au début du 21e siècle, l’institution muséale est accusée de nuire à ce qu’elle prétend préserver. Comme l’écrit Rémi Labrusse :

Le musée, autrement dit, fait le contraire de ce qu’il dit : mû par l’intention de rejoindre des fins dont il empêche par ailleurs méthodiquement la réalisation, il détruit en prétendant protéger ; il « désenchante » quand il promet l’enchantement ; il installe la mélancolie et l’obsession macabre là où il fait miroiter le jaillissement créatif et la jouissance contemplative. (Labrusse, 2016, p. 71)

Et l’œuvre de P. Claudel n’échappe pas à ce rapport ambivalent aux musées. D’une part, ces derniers occupent dans les écrits claudéliens une place privilégiée et apparaissent comme un véritable motif. Certains récits brefs se déroulent entièrement dans un lieu muséal, réel ou imaginaire1 ; ailleurs, l’auteur se fait le guide du lecteur qui visite, en imagination du moins, des lieux d’exposition ou de conservation2 ; enfin, des scènes capitales de ses films ou de ses romans se passent dans des musées de peinture3. Mais d’autre part, conformément aux stéréotypes qui associent le musée au mausolée4, l’écrivain en fait souvent un lieu mortifère, qui menace de mort non seulement les objets exposés mais également le sujet regardant. P. Claudel peut donc être assimilé au « muséophobe » qui, selon Rémi Labrusse, « collabore, mieux qu’aucun autre visiteur, à l’entretien et à l’intensification de la charge fantasmatique au travail dans le lieu muséal : du rêve, il retient la part de cauchemar et se laisse envahir par un attrait ambivalent, basculant à tout instant dans le dégoût » (Labrusse, 2016, p. 73).

Toutefois, l’écriture claudélienne exploite également le potentiel imaginaire du musée : lorsqu’œuvres et objets s’animent, la fiction redonne vie et mouvement à ce qui semblait mort et figé ; elle permet aussi de transgresser, de façon fantasmatique, tous les interdits (s’introduire dans le musée la nuit, y manger, y fumer, toucher les œuvres, voire s’en emparer) ; enfin et surtout, c’est par la forme même de certains textes qui miment la collection que P. Claudel revivifie le musée.

Le pouvoir mortifère des musées

L’institution muséale est d’abord vue comme un lieu mortifère, parce qu’elle met à mort les objets qu’elle collecte en les détachant de leur usage : « placés derrière des vitrines, suspendus aux cimaises, posés sur des socles, étiquetés, on a seulement la certitude qu’ils ont étéou qu’ils ont oublié de mourir » (Déotte, 1990, p. 211). Dans la nouvelle « Pierrot lunaire », le personnage qui visite le musée du Jouet de Moirans-en-Montagne (Jura) se fait l’écho de ce lieu commun :

Il n’avait guère l’habitude des musées. Le mot pour lui évoquait toujours la mort, sans qu’il sache trop pourquoi. Il voyait les musées comme de grands tombeaux, des cimetières entretenus où l’on rangeait tout ce qui ne mérite pas l’oubli, tout ce qui doit être sauvé dans la mémoire des êtres (TPH, p. 70).

Dans ces quelques lignes se lit toute l’ambiguïté de l’ambition muséale : « sauv[er] dans la mémoire », afin de conjurer l’oubli, revient à ensevelir les objets collectés dans « de grands tombeaux, des cimetières ». Le personnage de la nouvelle voit une certaine violence dans l’acte de collectionner, qui soustrait l’objet à son propriétaire comme à sa fonction :

Il imagina aussi celui qui leur [aux enfants] avait pris ces jouets, qui les leur avait achetés, ou volés, ou arrachés des mains peut-être, afin qu’ils soient là, devant lui, dans ces vitrines, jouets sans enfants, jouets perdus d’enfants morts, jouets endormis d’enfants qui ne l’étaient plus depuis longtemps (TPH, p. 72).

De plus, l’accumulation propre à la pratique muséale donne à la vitrine des allures de « fosse commune » :

Tout à côté, il y avait une armée d’un autre type, affalée, couchée, cassée en deux, démantibulée, dégingandée : pantins de bois et de carton, pantins bruts et pantins peints, jambes nouées, écartées, par-dessus tête, têtes à l’envers, effondrées, rieuses, moqueuses. Des dizaines et des dizaines de pantins, grotesques et pitoyables, émouvants, délaissés, comme échappés d’une supplique antique, roués, cassés, estrapés, jetés là dans cette fosse commune à l’air libre. (TPH, p. 76)

On rejoint ici le discours développé aux 19e et 20e siècles contre la muséification, selon lequel « on arrache les produits de l’art à la vie comme l’ongle de la chair. Auparavant, ils étaient partie intégrante d’une totalité présente : ils ne sont plus que des fragments condamnés à l’inertie. Dépaysés, dépareillés, déracinés » (Duthuit, 1956, p. 12-13).

L’action mortifère exercée sur les objets collectés est d’autant plus manifeste dans le cas du Muséum d’Histoire naturelle, où les animaux ne peuvent pénétrer qu’une fois morts. Dans plusieurs textes à teneur autobiographique, P. Claudel s’avoue fasciné par cette pratique. Au musée des Beaux-Arts de Nancy, c’est l’installation d’Erik Dietman, Voyage organisé dans l’Adriatique5, composée d’une série de crânes en verre de Murano, qui lui rappelle qu’enfant, il rassemblait des vestiges de cadavres d’animaux parce qu’ils le renvoyaient à sa propre finitude :

Mon enfance collectionne les os. De lapin, de poule, de mouton, de chevreuil. De petits rongeurs non identifiables. Je les trouve, blancs et nus, déposés sur les mousses des sous-bois, dans le lit des ruisseaux, ou sortant de terre à demi. […] Je mets en scène ma collection, dans la cabane à foin au fond du jardin, où je sais être tranquille. Je les dispose par ordre de grandeur. Je leur parle. Je me sens bien en leur compagnie. Je les trouve très beaux. […] Je ne connais pas le mot de vanité. Pas encore. J’expérimente ce qu’il désigne. Je sais bien qu’un jour je serai comme le crâne du chat, l’omoplate de la vache, la mâchoire du rongeur. Quelque chose de très blanc et de très mort. (AM, p. 29-30)

Cette pratique qui consiste à collectionner ce qui est mort, le jeune enfant la rencontre aussi au Muséum d’Histoire naturelle qu’il visite en famille :

Nous allions dans les allées parquetées de bois ciré, sous le regard fixe des animaux immobiles. […] Je me souviens avoir pleuré en voyant des chats, des lapins, des coqs frappés de cette magique immobilité qui possédait là tous les animaux car je ne comprenais pas comment on pouvait faire subir de tels sortilèges à mes compagnons quotidiens. J’aurais aimé les tirer de ce sommeil merveilleux qui n’existait pour moi que dans les livres qu’on me lisait alors. J’aimais les contes et les légendes. À marcher ainsi dans ce grand musée de la mort, il me semblait soudain être précipité dans l’un de ces récits, et je ne savais pas vraiment si je devais en être heureux ou bien terrorisé. (P. Claudel dans Paul, 2015, n. p.)

Momifiés, embaumés, empaillés ou fossilisés, les animaux rassemblés par la collection subissent un phénomène que Georges Duthuit nomme la « vitrinification » :

Grâce au musée, nous ne verrons plus jamais ces pièces de choix que sub specie aeternitatis, souriant dans leurs poses les plus avantageuses, figées dans cette roideur brillante qu’apporte la vitrification que l’on nommerait volontiers, en l’occurrence, la vitrinification. […] Leur vitreuse carapace les préserve du temps et de nous qui y sommes. (Duthuit, 1956, p. 13)

D’un seul et même mouvement, la muséification des êtres vivants à la fois assure leur conservation à travers le temps et les rejette, hors du temps, dans un passé définitivement révolu. Aussi, dans Inventaire (2015), un double modèle se fait-il jour : le musée est comparé à un navire, mais l’on hésite entre l’arche de Noé – qui sauve les espèces animales du Déluge, de la disparition ou de l’oubli – et la barque de Charon, le nocher des Enfers qui leur fait traverser le Styx et ainsi passer de vie à trépas. En témoigne le titre « Arche calme sur mer sèche », explicité dans le corps du texte :

À regarder toutes ces images, on pourrait se croire au profond du ventre d’un navire, aux accents parfois felliniens6, reposant et silencieux, composé de milliers d’alvéoles dans lesquelles on a emprisonné la vie, on l’a recelée, contrainte dans un faux sommeil qui n’est que d’apparence tant les regards, les positions, les précautions aussi avec lesquelles on traite ici les créatures, témoignent du prix du chargement – et quel est donc le bien le plus précieux sinon la vie ou ce qui joue à l’être ?

On pourrait voir alors ici une version sèche, immobile, muette, anesthésiée, discrète de l’Arche de Noé, mais on cherchera alors le Déluge, les eaux recouvrant l’entièreté de la Terre, et le mugissement de Dieu, mais on peinera à trouver tout cela. (P. Claudel dans : Paul, 2015, n. p.)

De la même manière, dans « Pierrot lunaire », le musée du Jouet de Moirans-en-Montagne est à plusieurs reprises comparé à un bateau : un « paquebot » dont il est « difficile de faire plus moche » (TPH, p. 65)ou au contraire un « navire bien beau » (p. 68). L’ambivalence des pratiques muséales, qui préservent autant qu’elles enferment, qui protègent autant qu’elles asphyxient, est résumée dans cette métaphore du bateau, entre arche de Noé et barque de Charon.

Dans Les Âmes grises encore, ce sont les jeunes mortes que le trépas semble transformer en pièces de musée. Clélis, l’épouse du procureur Destinat, est peinte de son vivant, mais en faisant son portrait, le peintre à la fois conserve son image et la change en vestige du temps passé : « Il avait saisi au travers du visage la fin prochaine. C’était frappant cette pâleur de future morte » (AG, p. 31). On retrouve ici le lieu commun romantique de la peinture qui met à mort son modèle, comme dans Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe (1842). Enfermée à la surface de la toile, Clélis se trouve ainsi condamnée, après sa mort, à une « existence de musée », désincarnée et déshumanisée :

C’était une morte d’un autre temps. Son habit, sa coiffure, son air, sa pose faisaient d’elle comme une pièce somptueuse et friable d’un musée perdu. […] Mais peut-être au fond que Destinat ne l’apercevait plus ce grand tableau, qu’il était devenu davantage une peinture que le portrait de la femme qu’il avait aimée et perdue ? Peut-être avait-il gagné cette existence de musée, cette désincarnation qui fait qu’on n’est jamais ému de regarder les figures sous les vernis tant on croit qu’elles n’ont jamais vécu, comme nous, et respiré, dormi, sué, souffert ? (AG, p. 240-241)

Dans « Le Musée, l’Art et le Temps », Maurice Blanchot écrit qu’« [u]n portrait, dans la maison de celui qu’il figure, reste un tableau de famille » (Blanchot, 1971, p. 25). Mais après la mort du modèle, le portrait de Clélis devient « une pièce [de] musée » (AG, p. 240) et selon M. Blanchot :

[Q]uand toutes ces œuvres entrent réellement ou idéalement dans le Musée, c’est précisément à la vie qu’elles renoncent, c’est d’elle qu’elles acceptent de se séparer. Lieux artificiels, dit-on des musées, d’où la nature est bannie, monde contraint, solitaire, mort : il est vrai, la mort est là ; au moins, la vie n’est plus là, ni le spectacle de la vie, ni les sentiments et les manières d’être à travers lesquelles nous vivons (Blanchot, 1971, p. 25).

De la même manière, après son décès, Belle de jour devient, elle aussi, pièce de musée, objet de conservation et de contemplation dans la mémoire des autres personnages, qu’il s’agisse du juge Mierck – « Il savourait l’instant et le lieu. Il essayait de l’inscrire au plus profond de sa mémoire où il y avait déjà bien des décors de crimes et des paysages d’assassinat. C’était son musée à lui » (AG, p. 25) – ou du procureur Destinat : « Il m’en faisait une peinture, me parlait de son teint, de ses cheveux, de sa voix d’oiseau, de la forme de sa bouche et de sa couleur aussi, il citait le nom de peintres du passé que je ne connaissais pas, il disait qu’elle aurait pu être dans leurs tableaux » (AG, p. 228). La muséification de Belle de jour semble ainsi redoubler l’action du meurtrier ; de même, Jean Dubuffet compare l’acte de rassembler des objets dans un musée aux crimes de Barbe-Bleue : « ces tableaux refroidis pendus dans les tristes musées comme les femmes du cabinet de Barbe-Bleue ! Ce furent des tableaux : ce n’en sont plus. » (Dubuffet, 1973, p. 19)

Enfin, dans Au revoir Monsieur Friant (2006), la jeune fille que le narrateur croit reconnaître dans Jeune Nancéienne dans un paysage de neige7 – et qui se prénomme elle aussi Clélis – subit le même sort ; elle est « statufiée, changée en pierre » (AMF, p. 38), à l’inverse du visiteur dont la vitalité fait ici ressortir la réification de la jeune fille : « Mais moi, encore pour quelque temps, j’étais vivant. Vivant. Tandis qu’elle n’était qu’une chose, une image, une créature d’huile et de gomme, de pigments et de vernis » (ibid.). Ainsi, une fois muséifiés, les œuvres et les objets semblent-ils soustraits au monde des vivants.

Rémi Labrusse souligne que cette muséophobie « se nourrit de fantasmes […], et le principal d’entre eux, c’est que les œuvres d’art sont assimilables à des êtres vivants […]. La faute, ou plutôt le crime du musée, c’est alors de les tuer » (Labrusse, 2016, p. 73). Mais la violence muséale ne s’exerce pas seulement sur les objets exposés, elle touche aussi les visiteurs. En effet, à plusieurs reprises dans les œuvres claudéliennes, l’objet muséifié exerce une attraction mortifère sur le spectateur, qui se trouve comme saisi, à la fois pétrifié et happé. R. Labrusse poursuit en effet : « Double crime muséal, à la vérité : contre les œuvres déracinées du terreau social sans lequel leur vie s’étiole, devient faux-semblant ; et contre les visiteurs qui se trouvent eux-mêmes déréalisés par leur immersion dans cet espace incertain entre promesse de vie et impression de mort » (ibid.).

Dans Meuse l’oubli, c’est Paule qui, après son décès, rejoint – dans l’imaginaire du narrateur du moins – les autres jeunes filles du tableau La Promenade de T. Van Rysselberghe :

[N]ous étions parvenus face à la grande toile vibrante d’embruns. […] J’en viendrais presque à faire de Paule un troisième personnage dans le tableau. Elle jouerait son rôle : je lui assignerais une place aux côtés des demoiselles qui tiennent leur chapeau de paille au ruban de gaze relevé par le vent de sel, une mince ouverture dans le blanc des crinolines et le bleu des nuages, le rose des joues. Je la penserais ainsi, et pour toutes mes nuits à venir, et mes heures de peine, dans l’espace de la peinture, immuable personnage sous le vernis, au sein des huiles odorantes. (MO, p. 61-62)

Le corps vivant de Paule, fait « de chair, de rire et d’haleine » (ibid.), devient, après sa mort, un « immuable personnage sous le vernis » – vernis qui, tout en préservant son souvenir, la rend inaccessible, tels les objets muséifiés qui, selon Georges Duthuit, « se couvrent d’une armure de vernis dont la vitrine est en quelque sorte l’incarnation. […] À tout jamais séparés. Ils sont loin » (Duthuit, 1956, p. 13).

La même force d’attraction et de pétrification s’exerce sur Juliette (Kristin Scott-Thomas) dans le film Il y a longtemps que je t’aime (2008) : elle est « comme fascinée8 » par un ange sculpté du 18e siècle, et « comme paralysée9 » face au tableau La Douleur d’Émile Friant10 (voir fig. 2, supra). Dans un cas comme dans l’autre, ces œuvres d’art renvoient le personnage à la mort de son enfant et semblent l’attirer elle-même vers la mort. Dans Petite fabrique des rêves et des réalités (2010), P. Claudel commente ainsi ces deux scènes :

Quand j’ai revu cet ange du musée des Beaux-Arts de Nancy, que je connaissais bien, suspendu au-dessus du grand escalier blanc, j’ai immédiatement songé à l’enfant perdu, l’enfant lointain, mort, qui ne demeure vivant que dans le cœur et la mémoire d’une seule personne, sa mère […]. C’est la re-découverte de cet ange, durant une de mes visites de repérage, qui a conduit à l’écriture de la séquence durant laquelle Juliette, l’apercevant, va vers lui. (PFR, p. 18)

Le grand tableau, La Douleur, propose une vision violente de la mort, du deuil, et de l’enterrement. C’est une apothéose de l’expression même de la douleur, à la fois dans le dessin des visages bouleversés, des larmes qui ont rongé les chairs, du mouvement qui entraîne vers la tombe. […] Cette œuvre tempétueuse s’oppose au calme de Juliette qui la regarde. (ibid., p. 92-93)

Comme le personnage principal du tableau, « une femme en grand deuil qui s’apprête à se jeter dans une tombe où l’on vient de déposer un cercueil » (ibid., p. 178), Juliette semble prête à rejoindre son enfant dans la mort ; et à deux reprises, c’est Michel (Laurent Grévill) qui vient interrompre sa songerie et la ramener dans le monde des vivants11 (voir fig. 3, supra).

Figure 1. Théo Van Rysselberghe, La Promenade [huile sur toile], 90 x 30 cm, 1901. Musée royal des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Disponible sur : Wikimedia Commons

Reproduction d'un tableau (voir texte)

Figure 2. Arno Paul, « Gazelle », Inventaire, La Madeleine, Light Motiv, 2015

Reproduction d'une photographie (voir texte)

Dans « Paliure » (2003), enfin, le gardien de nuit Beshevich meurt au musée, dans une sorte de récriture de la fin de l’écrivain Bergotte chez Marcel Proust. Comme l’écrit François Dagognet : « Dans La Recherche du temps perdu, le musée devient un lieu funèbre, non plus pour les œuvres, mais pour l’individu » (Dagognet, 1984, p. 17). Ainsi, dans La Prisonnière (1923), Bergotte ressent dès son entrée au musée les premiers symptômes de la crise qui va l’emporter, mais il s’abîme volontairement dans la contemplation de la Vue de Delft12 de Vermeer :

Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. […] Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. […] Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné le premier pour le second. (Proust, 1946, p. 231-232)

Dans « Paliure », c’est après l’attaque qui le terrasse que Beshevich est contraint de mourir face à la Crucifixion au buisson d’Antonello de Messine :

Sans comprendre ce qui lui arrivait soudain, il se vit tournoyer et s’affaisser à terre, spectateur impuissant de sa propre chute. […] Sa tête avait roulé sur sa gauche dans sa chute et formait un angle bizarre avec son corps. […] L’agonie de Beshevich dura jusqu’au petit matin et, jusqu’au petit matin, il dut regarder la Crucifixion au buisson d’Antonello de Messine13, et tout particulièrement le visage du Christ que le peintre dans un souci de grandeur avait un peu disproportionné. (PM, p. 140-142)

L’un et l’autre semblent donc mis à mort par la contemplation d’une œuvre peinte, qui les plonge dans une sorte d’hébétude, manifestée par le psittacisme : Bergotte répète jusqu’à sa mort « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune » (Proust, 1946, p. 232), comme Beshevich meurt en ressassant le mot « Paliure, paliure, paliure » (PM, p. 143).

Ainsi, dans les récits de fiction comme dans les textes de nature autobiographique, les musées – qu’ils soient réels ou imaginaires, qu’il s’agisse d’un musée des Beaux-Arts, d’Arts populaires ou d’un Muséum d’Histoire naturelle – apparaissent comme des lieux mortifères, tant pour les objets exposés que pour les visiteurs. Toutefois, si le musée fossilise le vivant en le transformant en « pièce de musée », l’écriture claudélienne semble vouloir réanimer objets et visiteurs. Créant du jeu entre réel et irréel, elle permet de revivifier le musée.

Revivifier le musée par l’écriture

En premier lieu, la fiction permet de faire sortir de leurs vitrines les objets exposés, afin qu’ils réinvestissent le monde des vivants, qu’ils soient rendus à leur fonction première et ainsi ramenés à la vie. Dans « Pierrot lunaire », le triste petit pantin, « bancal, grossier, mal peint, au regard ourlé de noir, au sourire de mystère et de mélancolie, une larme figée à son œil gauche » (TPH, p. 76), réveille chez le personnage des souvenirs enfouis qui lui permettent de renouer avec son passé. En perdant connaissance, l’homme franchit la frontière qui le sépare de l’objet exposé : « Son front heurta la vitrine » (p. 77). Dans le récit mémoriel qui suit, le pantin n’est plus une pièce de musée, il est rendu à son usage primitif, celui de jouet enfantin : « Il joue avec le petit Pierrot articulé. […] Son père a pris le pantin et s’amuse à le faire marcher dans l’herbe, devant ses yeux. […] Il tient le petit pantin contre son cœur » (p. 79). Extrait du cadre muséal, le jouet non seulement retrouve son utilité, mais il sert également de support à la réminiscence ; par là, le personnage redonne vie à sa propre histoire et à ses parents disparus : il retrouve « Des prénoms chéris, disparus, et qu’il venait d’aller rechercher, grâce à un simple jouet de bois peint, dans le royaume des morts et celui des ombres » (p. 84). La fiction brise la vitrine qui séparait l’objet et le visiteur, afin de les revivifier l’un et l’autre.

L’imagination propre à l’enfance est propice à cette mise en liberté des objets exposés au musée. Ainsi, dans « Arche calme sur mer sèche », P. Claudel raconte qu’enfant, son imagination émerveillée redonnait vie aux animaux naturalisés du Muséum d’Histoire naturelle :

Des oiseaux immenses descendaient du plafond. Des poissons volaient dans les airs. Des squelettes offraient des devinettes. Nous passions de l’Afrique à l’Asie en quatre pas. Du domaine des mers à celui de la terre en deux étages. (P. Claudel dans Paul, 2015, n. p.)

Or les clichés d’Arno Paul (fig. 11) permettent de renouer avec cet imaginaire enfantin, car les animaux ne sont pas photographiés dans les salles du musée, derrière des vitrines agrémentées de cartels ; ils sont extraits du dispositif muséal et semblent ainsi réanimés, comme ces sangliers et leurs marcassins qui ont l’air de surgir d’une armoire, ces crocodiles qui mâchouillent leurs étiquettes ou se couvrent d’une couverture, ce chat qui se tapit entre des caisses, cette gazelle qui tente une échappée dans les escaliers, etc. Et le texte de P. Claudel achève de les ramener à la vie :

Les photographies d’Arno Paul, par le dérèglement poétique qu’elles installent avec discrétion, semblent évoquer ce doute affolé qui saisit le lieu qu’on déménage et tous ses placides pensionnaires. Elles suggèrent un fantastique chambardement et une profonde panique qu’on peut lire, si on veut bien s’abandonner à la rêverie, dans les regards des bêtes, leurs battements d’ailes, leur regroupement apeuré dans l’impasse des réserves où l’affolement semble les avoir acculées. […] Et l’on en vient à considérer l’ours brun sur son praticable à roulettes comme le pitre désigné d’office pour une dernière fois animer la galerie, nous émouvoir, nous effrayer, implorer notre clémence qui ferait ajourner la relégation de tous les pensionnaires dans de définitives oubliette. (ibid.)

Enfin, ce sont aussi les tableaux des musées de peinture qui peuvent reprendre vie dans les textes claudéliens, comme si le modèle sortait de son cadre. Dans Au revoir Monsieur Friant, la Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, bien que « figée dans la froidure » (AMF, p.  38), finit par revivre par le biais de la réminiscence :

[J]e l’avais reconnue. Oui, c’était bien là sa candeur, son détachement étrange, son innocence et par-dessus tout, ce rose aux joues comme celui des premières pivoines que les printemps exténuent dans les jardins poivrés. […] Ne manquait [sic] que son parfum, son souffle, la chaleur si particulière de son haleine. (ibid., p. 36-38)

Et le souvenir de jeunesse se conjugue avec le tableau du 19e siècle, pour donner lieu à une sorte de rêve éveillé :

Je me suis vu marcher dans une rue que je connaissais bien, mais l’époque n’était plus la mienne. Je suivais les pas d’oiseau d’une fillette qui jouait à la dame. Il y avait une odeur sèche de crottin gelé et le son des cloches de l’église du Sacré-Cœur tapait contre les murailles de brouillard qui descendaient de la colline de Buthégnemont. C’était le matin. Je n’avais d’yeux que pour le visage dérobé, l’effronterie du chapeau, de ces plumes lancées crâneuses dans l’air et le vent, pour la lourde jupe aussi, de velours et d’ochaka gris souris, sans compter les infinis jupons du dessous, le manchon de fourrure lustré, les bottines aux talons médaillés de terre. Le mouvement des calèches, des voitures, des passants harassés, des livreurs et des chevaux me parvenait comme amorti par une distance qui pouvait être celle du songe comme celle de l’ivresse. Il y eut soudain, alors que ma main s’apprêtait à effleurer l’épaule fine de la jeune fille, le cri d’un marchand de bois dont le cheval s’emballait et piaffait. (ibid., p. 38-39)

La mention des odeurs et des sons – qui, tout à l’heure, faisaient défaut – signale que l’on est sorti du musée : en effet, comme le rappelle G. Duthuit dans Le Musée inimaginable, « [p]erceptible ou non, la vitrine sert précisément à tamiser nos sens, à ne laisser passer que la vue » (Duthuit, 1956, p. 14). Dans les récits claudéliens inspirés par des objets exposés, la vitrine est brisée, au sens où l’on peut éprouver d’autres sensations. La fiction parvient ainsi à faire du musée un lieu vivant en revivifiant les objets exposés.

En outre, c’est également aux visiteurs que les textes claudéliens rendent vie et liberté. En effet, le musée est gouverné par une somme de règlements et d’interdits, comme le souligne Paul Valéry dans « Le problème des musées » : « Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer » (Valéry, 1923, p. 1). Le visiteur se trouve alors « glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte » (ibid.). Mais la fiction est précisément le lieu où peuvent s’enfreindre toutes les interdictions, dans la jubilation et/ou dans l’angoisse.

Ainsi, dans « Paliure », l’attitude de Beshevich scandalise-t-elle le lecteur, car le personnage se livre à toute une série de transgressions, perçues comme autant de profanations du lieu sacré qu’est le musée, temple de l’art. Parce qu’il est gardien de nuit, Beshevich accède au musée en dehors des horaires d’ouverture – « Le musée dormait. On n’entendait aucun bruit » (PM, p. 136) – et en raison d’une circonstance exceptionnelle – « son supérieur devait se rendre au chevet de sa belle-mère mourante » (ibid.) –, il s’y trouve seul. Après avoir pris des libertés vis-à-vis de l’uniforme – « Mais après tout, pourquoi mettre cette fichue veste puisqu’il était certain d’être seul pour la nuit ! » (ibid., p. 137 –, il enfreint le règlement en mangeant « un reste de pâté de porc ainsi qu’un quignon de pain » (ibid.) et en fumant dans les salles : « Sortant une vieille cigarette roulée de sa poche, il la porta à ses lèvres » (ibid., p. 139). Comble du sacrilège, il en vient même à toucher les toiles exposées, sans aucune précaution, ce qui a pour effet de les endommager :

Beshevich avait terminé son en-cas et essuyait ses mains grasses contre la toile rugueuse d’un petit Murillo représentant trois aveugles errant sur un pont et s’apprêtant sans le savoir à se jeter dans l’eau. […] Il craqua une allumette contre les vagues furieuses d’une tempête embrumée de William Turner. La petite flamme naissante roussit l’écume blanchâtre. Beshevich tenta d’effacer cela en grattant un peu la surface de la peinture avec son ongle, mais il ne réussit qu’à détacher un peu de la vague qui tomba en fine poussière à ses pieds. (ibid., p. 138-139)

À la fin de la nouvelle, la crise cardiaque qui l’emporte prend ainsi des allures de châtiment, venant sanctionner ses multiples violations, dont la plus grave est peut-être, finalement, de « détest[er] la peinture » (ibid., p. 137). Car, comme l’écrit G. Duthuit : « D’entrepôt, le musée est devenu temple : il faut aller y prier, sous peine d’éveiller les soupçons. […] on n’a même plus le droit de dire que l’on s’ennuie » (Duthuit, 1956, p. 17-18).

Mais à la lecture de ces infractions, dont certaines réalisent peut-être ses fantasmes, le lecteur ressent un étonnant malaise, entre envie et réprobation. P. Claudel lui-même, dans ses écrits autobiographiques, évoque le mélange de jouissance et d’inconfort que provoque en lui ce genre de transgressions dans l’espace du musée. Dans Trois nuits au palais Farnèse, il décrit le sentiment d’effraction qu’il ressent lorsque, invité à l’ambassade de France à Rome, il passe trois nuits dans le palais qui s’apparente, par le faste de son ameublement, par « la grandeur, la beauté, l’entassement des merveilles peintes et sculptées » (Claudel, 2005, p. 48), à un lieu muséal. D’emblée, il insiste sur l’impression de solitude – « Il n’y a aucun bruit. Il n’y a personne » (ibid., p. 6) – et sur le plaisir qu’il éprouve à accéder ainsi à un espace-temps interdit au public :

Passant dans le Palais, je retrouve aussi le plaisir de la coulisse. Celui qui survient quand durant le jeu, quel qu’il soit, un événement sans importance nous amène subitement à nous écarter du cercle des joueurs et à franchir le seuil, à fendre les grands rideaux de l’arrière-scène, les décors, les apparats, les toiles peintes, pour nous retrouver de l’autre côté, et que les voix de nos compagnons s’amortissent peu à peu et finissent par disparaître complètement (ibid., p. 8-10).

Ce frisson de l’interdit, l’auteur le ressent également au musée des Beaux-Arts de Nancy, à l’occasion d’une séance photo où il est amené à toucher un tableau. Il s’agit de la Jeune Nancéienne dans un paysage de neige dont il écrit dans Au revoir Monsieur Friant qu’il est « petit, si petit qu’on pourrait le prendre dans ses bras, qu’on en a envie d’ailleurs mais qu’on n’ose le faire » (AMF, p. 36). Sur le tournage du film Il y a longtemps que je t’aime, il est amené à assouvir ce fantasme :

J’ai même pendant quelques minutes serré dans mes bras le tableau, à la fin du tournage, pour les besoins d’une photographie. L’idée n’était pas la mienne, mais je me suis prêté à la mise en scène. On a décroché le tableau. On me l’a mis dans les bras. Je suis un peu gêné sur la photographie qui doit être quelque part dans mon grenier. Je tiens la jeune fille contre moi. J’ai le cœur qui bat. Je souris. (AM, p. 44)

Par l’écriture, P. Claudel semble ainsi vouloir redonner une certaine liberté aux visiteurs des musées, afin de revivifier ces lieux mortifères.

Ainsi, dans Autoportrait en miettes et l’audioguide correspondant, il propose au lecteur-auditeur d’investir comme il l’entend l’espace du musée des Beaux-Arts de Nancy, en s’affranchissant de tout parcours de visite, de tout passage obligé, de toute admiration contrainte. Dans le texte liminaire intitulé « Œuvre / Vous », il offre à la fois un art poétique et un mode d’emploi à l’usage du visiteur :

[L]e musée que vous allez visiter, les tableaux, les installations, les sculptures devant lesquelles vous vous apprêtez à vous arrêter n’auront de sens que par rapport à vous, qui en êtes le lien. Votre regard les choisira, les unira, et les réinventera. […] J’ai moi-même fait l’expérience. J’ai composé mon œuvre avec d’autres œuvres : j’ai choisi dans ce musée dix-huit pièces. Je les ai accrochées aux cimaises de ma vie et j’ai rapporté leurs conversations avec moi-même, sans autre souci que celui d’une liberté sincère, sans chercher à être juste, profond, savant, prudent. J’ai dit tout haut ce qu’elles déposaient dans mon cœur et dans mon âme. (AM, p. 4-5)

Lui-même s’est livré, dans les salles du musée, à un vagabondage, voire à un maraudage, et il invite le lecteur-visiteur à procéder à l’identique, à rebours de toutes les injonctions normatives, y compris celles de l’auteur : « Vous aurez tous les droits. […] Vous n’êtes pas forcé(e) de me suivre pas à pas. Vous pouvez marcher en tout sens, refuser, écarter, revenir ou reprendre. Vous n’êtes obligé(e) de rien » (ibid.) Ces adresses directes au lecteur-auditeur font du musée un lieu que le visiteur va venir habiter, faire vivre et faire résonner, non seulement du bruit de ses pas mais aussi de l’écho de sa voix individuelle.

Enfin, c’est peut-être surtout par la forme même de ses textes que P. Claudel revivifie le musée. En effet, hormis ses romans, nombreux sont ses écrits qui affectent la forme de la collection, de « l’accumulation d’objets remarquables » (Eco, 2009, p. 170). C’est particulièrement sensible dans les œuvres intermédiales, mêlant lisible et visible, où le texte escorte le lecteur dans une galerie d’images. Dans les plaquettes publiées aux éditions Æncrages & Co, l’écriture claudélienne entre ainsi en écho avec les œuvres d’artistes contemporains : photographies de Richard Bato dans Mirhaela (2002) et de Nicolas Mattula dans La Mort dans le paysage (2008), bois gravés de Gabriel Belgeonne, Jean Delvaux et Johannes Strugalla dans Tomber de rideau (2009), dessins de Joël Leick dans Quelques fins du monde (2011).

Ailleurs, l’auteur adopte la posture du collectionneur ou, pour mieux dire, de l’esthète qui, selon Dominique Pety, « préfère la sélection à la recension exhaustive, et la liberté d’une composition artistique à la fixité de classifications préétablies » (Pety, 2010, p. 19). En effet, les objets rassemblés le sont non seulement en raison de leurs propriétés intrinsèques, mais également à cause du regard que le collectionneur-esthète pose sur eux :

Dans la collection privée, l’objet est détaché de son contexte, détourné de sa fonction, et intégré dans une nouvelle organisation, où s’établissent des relations transversales entre les différents éléments, et des relations centrales de chacun d’eux à la personne du collectionneur. […] D’où une discontinuité essentielle, inhérente à la juxtaposition matérielle des objets, même si elle est constamment combattue par une exigence d’unité, qui renvoie in fine à l’identité du collectionneur. (ibid., p. 20-21).

P. Claudel semble ainsi sélectionner les toiles d’Émile Friant qu’il intègre à son récit intitulé Au revoir Monsieur Friant, comme les dessins d’Émile Gallé qu’il cueille un à un dans Ombellifères, ou encore les dix-huit œuvres du musée des Beaux-Arts de Nancy qu’il accroche dans son musée imaginaire pour composer un Autoportrait en miettes.

Dans ce dernier ouvrage, c’est à la fois la thématique muséale, l’intermédialité du support et la forme fragmentaire qui donnent au lecteur l’impression de parcourir une collection ; car l’accumulation et la sériation, sur le modèle de la liste ou du catalogue, participent de cette poétique de la collection. Comme l’écrit Dominique Pety : « à l’origine, le terme de collection désigne un recueil de textes » (ibid., p. 14). Aussi la collection apparaît-elle comme un principe de composition pour des ouvrages juxtaposant des textes courts, sous forme de litanie ou d’abécédaire, comme De quelques amoureux des livres dont chaque section dresse le portrait d’un écrivain raté, ou Petite fabrique des rêves et des réalités dont les entrées alphabétiques composent une « autobiographie fragmentée » (PFR, quatrième de couverture).

Ce modèle générique est particulièrement sensible dans Parfums ; l’auteur y apparaît comme un collectionneur d’odeurs, qu’il catalogue et classe alphabétiquement afin de les conserver, comme un entomologiste le fait avec des insectes. L’ouvrage procure le même « vertige de la liste » (Eco, 2009) qu’éprouve tout visiteur de musée et il mime la collection de tableaux, ainsi qu’en témoigne la très forte présence du pictural au fil des pages. Par association d’idées quasi synesthésique, le parfum de l’acacia évoque des « couchants roses, ouatés d’orange et de bleu pâle comme il en existe dans les tableaux de Claude Gellée, dit le Lorrain » (P, p. 12), et des effluves d’éther suscitent le souvenir d’« une femme à genoux [qui] passe une serpillière sur les carreaux beiges et noirs […], emprisonnée dans un tableau de Cézanne » (ibid., p. 87). De même, l’odeur du feu de camp fait surgir la vision « des brassées d’étincelles rouges, or, jaune clair et des flammèches bondissantes, composant alors une gerbe d’apocalypse comme […] dans les tableaux de Monsù Desiderio » (p. 91), et la senteur du foin rappelle « le déplacement des ombres que Monet sculpte comme des puits de noir contre les flancs follets des bottes de foin qu’il peint14 » (p. 93).

De plus, cette collection d’odeurs compose, par petites touches, une sorte d’autoportrait de l’écrivain-collectionneur ; au fil des impressions olfactives, l’auteur se livre, raconte ses souvenirs d’enfance et d’adolescence : « Chaque mot diffuse dans la mémoire un lieu et ses effluves. Et le texte qui peu à peu se tisse, aux hasards conjugués de l’alphabet et de la remembrance, devient alors le fleuve merveilleux, mille fois ramifié et odorant, de notre vie rêvée, de notre vie vécue, de notre vie à venir, qui tour à tour nous emporte et nous dévoile » (p. 202). La collection nous en apprend finalement moins sur les odeurs sélectionnées que sur les réminiscences qu’elles suscitent.

Aussi Parfums semble-t-il vouloir pallier un manque : l’impossibilité de constituer un musée des odeurs, en raison de leur caractère volatil, et donc la difficulté d’en garder la trace à travers le temps, alors même qu’elles se prêtent tout particulièrement à la réminiscence. Comme l’écrit Denys Riout dans « Art et olfaction. Des évocations visuelles à une présence réelle » : « Qu’elle ne puisse pas être possédée comme un objet est sans doute l’une des caractéristiques majeures de l’odeur […]. Pour en goûter les charmes esthétiques, il faut la percevoir directement, en situation » (Riout, 2011, p. 105). L’auteur souligne dans « Cave » la tâche qu’il s’est assignée, qui est de rappeler à la mémoire du lecteur ces odeurs oubliées et les souvenirs qu’elles convoquent :

Je monte dans des chambres où pour la dernière fois des êtres ont dormi en 1915. J’ouvre des armoires, découvre des chapeaux melon naphtalinés, des costumes de morts, de fines badines en bambou, des bouquets séchés, des photographies peintes. Ce musée des vies défuntes me paraît un livre sans alphabet. Je sens obscurément qu’il me faudra un jour le composer et l’écrire. On permet à l’enfant que je suis de respirer ces odeurs de pollens morts, de laines veuves et de linges orphelins pour qu’un jour il les relie dans une trame et ressuscite des vies perdues au fil des guerres, des maladies et des accidents. (P, p. 38)

Il s’agit de faire vivre la mémoire des choses à travers des sensations olfactives, en brisant la vitrine qui veut « tamiser nos sens » (Duthuit, 1956, p. 14). À sa manière, ce texte fait donc lui aussi sortir les objets du musée afin de les rendre au monde des vivants, fait de sensations et d’émotions.

Dans un entretien donné à la revue Péristyles en 2013, P. Claudel déclare : « Les musées sont des lieux importants dans ma vie » (p. 16). Et ce sont également, sans nul doute, des lieux importants dans son œuvre, qu’il s’agisse de sa production romanesque ou de ses textes non fictionnels. Nous l’avons vu, la présence ambivalente des musées dans l’œuvre claudélienne interroge à la fois le statut des objets exposés et la place du sujet regardant. S’y lisent non seulement les stéréotypes hérités d’une muséophobie pluriséculaire qui font du musée un dispositif mortifère, mais aussi le désir de revivifier ce lieu, en réanimant les objets exposés et en stimulant l’imagination des visiteurs. Véritable motif, la collection muséale devient même moteur de l’écriture lorsqu’elle détermine la forme de certains textes. C’est alors le livre lui-même qui se charge d’archiver afin de préserver « tout ce qui ne mérite pas l’oubli, tout ce qui doit être sauvé dans la mémoire des êtres » (TPH, « Pierrot lunaire », p. 70).

Références

Adorno Theodor W., 1986 [1955], « Entre musée et mausolée, il y a plus qu’une association phonétique », « Valéry Proust Musée », Prismes. Critique de la culture et société, trad. de l’allemand par G. et R. Rochlitz, Paris, Payot.

Blanchot Maurice, 1971, « Le Musée, l’Art et le Temps », L’Amitié, Paris, Gallimard.

Dagognet François, 1984, Le Musée sans fin, Seyssel, Champ Vallon, collection « Milieux ».

Déotte Jean-Louis, 1990, « L’art à l’époque de l’apocalypse : le musée », dans : Jeudy Henri Pierre (dir.), Patrimoines en folie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Dubuffet Jean, 1973, L’Homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard.

Duthuit Georges, 1956, Le Musée inimaginable, tome 1, Paris, Corti.

Eco Umberto, 2009, Vertige de la liste, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Flammarion.

Labrusse Rémi, 2016, « Muséophobies. Pour une histoire du musée du point de vue de ses contempteurs », Romantisme, n° 173.

Paul Arno, Inventaire, La Madeleine, Light Motiv, 2015.

Pety Dominique, 2010, Poétique de la collection au xixe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest.

Proust Marcel, 1946 [1923], La Prisonnière, Paris, Gallimard.

Riout Denys, 2011, « Art et olfaction. Des évocations visuelles à une présence réelle », Cahiers du musée national d’Art moderne, n° 116.

Valéry Paul, 1923, « Le problème des musées », Le Gaulois, 4 avril.

Œuvres de Philippe Claudel citées

Les Petites Mécaniques [PM], Gallimard, collection « Folio », 2004.

Trois nuits au palais Farnese. Tre notti al palazzo Farnese, éd. bilingue, traduit en italien par F. Bruno, Paris, Nicolas Chaudun, 2005.

Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.

Au revoir Monsieur Friant [AMF], Paris, Nicolas Chaudun, 2006.

Meuse l’oubli [MO], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.

Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.

Trois petites histoires de jouets [TPH], Paris, Le Livre de Poche, 2010.

Autoportrait en miettes [AM], à travers les chefs-d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Nancy, Paris, Nicolas Chaudun, 2012.

Parfums [P], Paris, Le Livre de poche, 2014.

« Arche calme sur mer sèche », dans Paul Arno, Inventaire, La Madeleine, Light Motiv, 2015.

« Il est des musées qui changent plus vite que le cœur des mortels », entretien avec Paul Vert, Péristyles, n° 41, juin 2013.

  • 1 « Paliure » dans Les Petites mécaniques [PM] (2003) et « Pierrot lunaire » dans Trois petites histoires de jouets [TPH] (2004) ; Trois nuits au Palais Farnèse (2005).
  • 2 Au revoir Monsieur Friant [AMF](2006), Autoportrait en miettes à travers les chefs-d’œuvre du Musée des Beaux-Arts de Nancy [AM] (2012), « Arche calme sur mer sèche » (2015).
  • 3 Meuse l’oubli [MO] (1999) et Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR] (2008).
  • 4 « Entre musée et mausolée, il y a plus qu’une association phonétique » (Adorno, 1986, p. 152).
  • 5Dietman Erik, Voyage organisé dans l’Adriatique verre soufflé], 1999. Musée des Beaux-Arts, Nancy.
  • 6 Référence au film Et vogue le navire… (E la nave va…, 1983) de Federico Fellini, où un paquebot, qui transporte les cendres d’une célèbre cantatrice afin qu’elles soient dispersées en mer, finit par faire naufrage.
  • 7Friant Émile, Jeune Nancéienne dans un paysage de neige [huile sur bois], 46 x 37 cm, 1887. Musée des Beaux-Arts, Nancy.
  • 8 « Elle marche. Soudain, elle remarque sur un mur, assez haut, un ange sculpté. Elle ralentit et s’avance vers lui, comme fascinée. » (PFR, p. 234).
  • 9 « Juliette flâne dans le musée, qui est quasiment désert. Elle parvient devant un tableau. Elle s’arrête, comme paralysée devant lui » (ibid., p. 178).
  • 10Friant Émile, La Douleur huile sur toile], 242 x 364 cm, 1898. Musée des Beaux-Arts, Nancy.
  • 11 « Michel (off) : Le tableau s’appelle La Douleur. / Juliette sursaute. / Juliette : Vous m’avez fait peur... » (PFR, p. 178-179) et « Michel (off) : Viens, je veux te montrer quelque chose... / Michel entre dans le champ, la prend par la taille » (ibid., p. 234-235).
  • 12Vermeer Johannes, Vue de Delft huile sur toile], 1659-1660, Mauritshuis, La Haye.
  • 13 Une Crucifixion sur panneau de bois (1475) d’Antonello de Messine est visible au musée des Beaux-Arts d’Anvers qui, si elle n’est pas « au buisson », en montre toutefois au second plan.
  • 14Sont encore cités Pablo Picasso (p. 118), Émile Gallé (p. 132), André Delvaux et René Magritte (p. 188).
  • Références

    Adorno Theodor W., 1986 [1955], « Entre musée et mausolée, il y a plus qu’une association phonétique », « Valéry Proust Musée », Prismes. Critique de la culture et société, trad. de l’allemand par G. et R. Rochlitz, Paris, Payot.
    Blanchot Maurice, 1971, « Le Musée, l’Art et le Temps », L’Amitié, Paris, Gallimard.
    Dagognet François, 1984, Le Musée sans fin, Seyssel, Champ Vallon, collection « Milieux ».
    Déotte Jean-Louis, 1990, « L’art à l’époque de l’apocalypse : le musée », dans : Jeudy Henri Pierre (dir.), Patrimoines en folie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
    Dubuffet Jean, 1973, L’Homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard.
    Duthuit Georges, 1956, Le Musée inimaginable, tome 1, Paris, Corti.
    Eco Umberto, 2009, Vertige de la liste, trad. de l’italien par M. Bouzaher, Paris, Flammarion.
    Labrusse Rémi, 2016, « Muséophobies. Pour une histoire du musée du point de vue de ses contempteurs », Romantisme, n° 173.
    Paul Arno, Inventaire, La Madeleine, Light Motiv, 2015.
    Pety Dominique, 2010, Poétique de la collection au xixe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest.
    Proust Marcel, 1946 [1923], La Prisonnière, Paris, Gallimard.
    Riout Denys, 2011, « Art et olfaction. Des évocations visuelles à une présence réelle », Cahiers du musée national d’Art moderne, n° 116.
    Valéry Paul, 1923, « Le problème des musées », Le Gaulois, 4 avril.
    Œuvres de Philippe Claudel citées
    Les Petites Mécaniques [PM], Gallimard, collection « Folio », 2004.
    Trois nuits au palais Farnese. Tre notti al palazzo Farnese, éd. bilingue, traduit en italien par F. Bruno, Paris, Nicolas Chaudun, 2005.
    Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.
    Au revoir Monsieur Friant [AMF], Paris, Nicolas Chaudun, 2006.
    Meuse l’oubli [MO], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.
    Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
    Trois petites histoires de jouets [TPH], Paris, Le Livre de Poche, 2010.
    Autoportrait en miettes [AM], à travers les chefs-d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Nancy, Paris, Nicolas Chaudun, 2012.
    Parfums [P], Paris, Le Livre de poche, 2014.
    « Arche calme sur mer sèche », dans Paul Arno, Inventaire, La Madeleine, Light Motiv, 2015.
    « Il est des musées qui changent plus vite que le cœur des mortels », entretien avec Paul Vert, Péristyles, n° 41, juin 2013.