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Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Nachleben

Les images photographiques hantent l’œuvre de P. Claudel : éléments essentiels de la diégèse ou véritables clichés avec lesquels pas moins d’une quinzaine de textes entrent en dialogue1, les photographies habitent l’écriture claudélienne en fantômes. Mais fantômes survenants autant que revenants, en lesquels incessamment se relance la mécanique du désir, Éros le disputant à Thanatos dans ces images-fantômes-phantasmes en lesquelles le « ça-a-été2 » barthésien paraît battu en brèche par ce que j’appellerais le « ça-va-devenir » cinématographique – autrement dit, dans les termes que je reprends à La Chambre claire, en lesquelles le passage le dispute à la pose :

[C]e qui fonde la nature de la Photographie, c’est la pose. Peu importe la durée physique de cette pose […]. Je reverse l’immobilité de la photo présente sur la prise passée, et c’est cet arrêt qui constitue la pose. Ceci explique que le noème de la Photographie s’altère lorsque cette Photographie s’anime et devient cinéma : dans la Photo, quelque chose s’est posé devant le petit trou et y est resté à jamais […] ; mais au cinéma, quelque chose est passé devant ce même petit trou : la pose est emportée et niée par la suite continue des images : c’est une autre phénoménologie, et partant un autre art qui commence, quoique dérivé du premier. (ibid., p. 122-123)

Questionner l’omniprésence du médium photographique dans l’œuvre claudélienne débouche ainsi sur une hypothèse : l’image photographique articulerait-elle la dynamique littéraire à l’entreprise cinématographique ? Autrement dit, la présence photographique ménagerait-elle le passage entre deux désirs d’images en apparence antagonistes dans le mouvement qui les porte – l’un rétrospectif (le geste narratif se débattant toujours peu ou prou avec un « ça a été », a fortiori dans les récits claudéliens qui fréquemment supposent un « en deçà » à la narration3) ; l’autre prospectif (si le récit littéraire fait revenir l’image4, le cinéma la fait devenir) ?

Dans cette optique, l’image photographique œuvre à transformer le fantôme en phantasme, assumant l’un des « paradoxes constitutifs » de l’image, à savoir « sa nature de fantôme et sa capacité de revenance, de hantise », selon la formule reprise à G. Didi-Huberman dans L’Image survivante (2002, quatrième de couverture). Ce faisant, l’image photographique ouvre la possibilité d’un lieu (plus justement d’une passe5) où « le temps déborde6 » pour n’avoir pas de bords. Car « [l]’espace de la survivance n’a pas de bords », constate Jean-Christophe Bailly (2012, p. 54) ; et la photographie est bien l’espace par excellence où se déploie ce que G. Didi-Huberman appelle « le temps fantomal des survivances7 » (ibid., p. 53). J.-C. Bailly constate ailleurs dans Le Dépaysement :

Il y a une puissance fantomale, une vie qui traverse le change des formes (et c’est ce que capte si bien la photographie si on la laisse faire, si on lui accorde toute l’étendue de son champ réceptif), mais il y a aussi un mouvement de survie décalé, qui est comme une exigence de traduction en quelque sorte […]. (ibid., p. 147 ; je souligne)

Si ce que « capte si bien » la photographie participe d’une « puissance fantomale », je postule que cette puissance de revenance n’est pas incompatible avec ce « mouvement de survie décalé » qui se donne simultanément comme survivance et comme survenance. Revenance, survie, survenance : cette triple dimension fonde l’espace débordé de la survivance, dont la photographie ne s’accommode si bien que parce qu’elle s’offre d’abord comme un cadre qui en contient les débordements. « J’ai beaucoup dessiné des formes et des cadres, sur l’exemplaire du scénario que je conservais toujours avec moi » (PFR, p. 46), confie P. Claudel se remémorant le tournage d’Il y a longtemps que je t’aime. Pour ajouter aussitôt que l’ « angoisse » le prenait lorsqu’il venait à l’égarer sur le plateau : apprivoiser l’angoisse (qui n’a pas de bords) avec des cadres, qui auront d’abord servi à visualiser, pour l’avoir encadrée, la forme d’une scène – c’est ce que fait à sa façon la photographie… Et c’est ce que fait l’œil-caméra8 du jeune Philippe, qui apprend à regarder le monde9 à l’aide d’une feuille de papier blanc trouée par un rectangle central imitant le format du cinémascope...

Nachleben : le choix du terme allemand en titre de ma réflexion (que j’emprunte à Aby Warburg10) n’est pas anodin. Substantif décalqué de la forme verbale, il garde en lui le mouvement d’un procès, accueillant l’incessant devenir – en l’occurrence de l’image photographique, dont la fixité n’est qu’un leurre. En outre, le terme ne choisit pas entre revenance, survie et survenance : ainsi traduit-il moins le pas au-delà de la survie que les infinies possibilités de la résurgence : littéralement « vivre-après » mieux qu’ « après-vivre »... Nachleben, bien sûr, fait également entendre dans l’œuvre du Lorrain P. Claudel la langue de l’Autre, de Anderer, le « Deeperschaft » des « Fratergekeime », tellement proche du dialecte que parlent Brodeck et les villageois11. Car s’ouvrir à la langue de l’Autre, c’est du même coup accueillir la possibilité de l’entre-deux, faire droit au tiers-espace de la rencontre entre deux systèmes de signes : le français et l’allemand ; la littérature et la photographie.

Après avoir brièvement exposé les raisons du recours au concept de « survivance » – dont les implications débordent au demeurant la question photographique : il suffit d’évoquer le fantôme/revenant/survivant/survenant Brodeck, qui lui-même « sa[it] bien que les fantômes peuvent avoir la vie dure et, que, parfois, ils sont plus présents que les vivants12 » (RB, p. 180) –, je me propose de prendre la mesure des enjeux liés à l’omniprésence de l’image photographique dans l’œuvre claudélienne, et par là même de mettre à l’épreuve de l’analyse l’hypothèse selon laquelle le médium photographique constituerait le nécessaire tiers-espace d’une œuvre double, littéraire et cinématographique, sorte d’espace-seuil qui ne paraît opérant qu’à se tenir hors les mots – contrairement à la littérature et au cinéma qui parlent et font parler les images. La survivance en effet ne dit rien : « réalité d’effraction » (p. 59), elle point et déchire.

C’est ainsi de biais que je questionnerai la raison photographique : non en étudiant les livres en dialogue avec les photographes, mais en déplaçant l’analyse sur le terrain des narrations, qui convoquent l’image photographique dans l’existence de personnages de fiction que hante l’aporie lumineuse de sa « puissance fantomale » – l’apparente fixité des clichés reconfigurant une diégèse dont ils réorientent la lecture. Je me propose par conséquent de repérer les fonctions narratives de la photographie dans l’œuvre claudélienne, avant d’en synthétiser les ressorts poïétiques, soit ce qui, par sa présence, se manifeste du geste créateur – plus précisément de ses hantises : j’entends ces formes qui l’habitent et en structurent la syntaxe.

Fonctions de la photographie

1. Outre la culture photographique de l’auteur, ce que trahissent les références à la photographie, c’est un certain état de la société, appelée à se regarder dans le miroir que lui tendent les images : « c’est ainsi que les hommes vivent », dit en substance le narrateur de J’abandonne anéanti par la laideur humaine, imaginant que le cortège hebdomadaire de patineurs parisiens engendre des morts, cachés « dans les pissotières en plastique que Jean-Claude Decaux a vendues à toutes les mairies de France pour remplacer les élégantes vespasiennes en fonte et fer forgé qui n’existent plus que sur les très anciennes photographies de Marville » (JA, p. 20 ; je souligne). À ces dernières répond ainsi « le trop-plein d’images » (p. 55) obscènes et mortifères d’un monde imposant aux regardeurs captifs « une sorte de pornographie de la bêtise » où coexistent la photo « en string et lunettes pour éclipse solaire » (p. 28) de la femme du collègue du narrateur, la photographie géante d’ « un grand slip d’homme en coton blanc côtelé » accompagnée d’un « Bigard met le paquet » (p. 11-15), celle des Chevaliers du Fiel lestée du slogan « À pisser de rire », dont le premier degré se trouve explicité par la photographie de fauteuils de théâtre sur les accoudoirs desquels ont été accrochés des blocs de désinfectant pour cuvette de WC (p. 93-94), ou encore, « sur une page entière » de Paris Match, « la photographie des toilettes du train où [Corinne Caillaux] [a] été assassinée de quatorze coups de couteau » (p. 99)…

La mention des « chalets de nécessité » photographiés par Marville, bijoux architecturaux dont l’élégance justifiait qu’on les photographiât comme des œuvres d’art, apparaît d’autant moins fortuite que le projet du peintre-graveur devenu photographe d’architecture ne participe en rien de l’obscénité racoleuse des images contemporaines. Deux gestes photographiques s’opposent, deux rapports à l’image, dont l’antagonisme polarise le débat intérieur qui agite le narrateur de J’abandonne – et par-delà, l’œuvre claudélienne dans son ensemble : un geste de préservation artistique/amoureuse (« Je suis sorti de ta chambre en emportant ton image » (JA, p. 62), dit en pensée le narrateur à sa petite fille endormie) vs un geste de néantisation : « Et moi je lui ai parlé du torrent d’images, et de la sienne d’image qui se noyait dedans, qui ne voulait plus rien dire, qui allait s’effacer, qui allait finir par n’être plus rien, plus rien du tout, et que son image demeurerait à peine dans le souvenir de ses enfants tant que ceux-ci vivraient, et puis après ses enfants, il ne serait vraiment plus rien, rien du tout » (p. 57), s’emporte, exaspéré, le narrateur contre son collègue.

2. Si les références à l’art photographique sont rares13, la présence de clichés, jamais anodine, est, elle, une constante, qui contribue à planter un décor, installer une atmosphère, révéler une personnalité, trahir l’histoire d’un personnage  : ce sont les photographies barrées de crêpe noir du défunt mari de Madame Outsander accueillant le visiteur à l’entrée de la maison de la logeuse dans Meuse l’oubli (p. 31), comme un reflet inversé du deuil du narrateur à qui ne déplaît pas « ce culte du mort » (p. 32) et dont le séjour à Feil participe expressément d’un travail de deuil ; c’est la photographie « imprécise et comme effacée » de son épouse décédée que le vieux Vouge, dans la nouvelle « Mains et merveilles », « gard[e] dans le tiroir d’une haute armoire en noyer » et ne sort qu’ « à quelques grandes occasions pour la montrer à son fils », le jeune tourneur grandissant « entre cette image d’un jeune fantôme et la douceur quasiment muette d’un père qui n’avait jamais trop aimé les mots » (TPH, p. 30-31). Ce sont, en effet, deux hommes seuls avec le fantôme de l’amour que dépeint la nouvelle, la photographie effacée de la mère morte en couches préfigurant le fantôme-fantasme de Bonnette qui hantera Firmin jusqu’à son dernier souffle. Ainsi la photographie – j’entends ce qu’elle représente et la façon dont les narrations mettent en scène le lieu et les modalités de son apparition – résume-t-elle à sa façon, c’est-à-dire hors les mots, les enjeux symboliques de l’histoire.

3. Signe, la présence photographique dit aussi la reconnaissance de dettes14 d’une œuvre envers ceux qui la font grandir : ainsi, à l’image du réalisateur accrochant un « petit portrait » (PFR, p. 91) de Claude Sautet sur un mur du bureau de Luc dans Il y a longtemps que je t’aime, le narrateur de L’Arbre du pays Toraja se tourne-t-il « vers Eugène dont une grande photographie encadrée orne désormais la petite entrée des bureaux » (APT, p. 159), immense portrait de l’ami producteur décédé l’invitant à méditer sur le rôle des images (p. 160), avant qu’il ne confie avoir posé chez lui, sur la table de couturier naguère offerte par Eugène, parmi les photographies de son père, de sa mère et de lui-même enfant, son portrait découpé dans l’article nécrologique du Monde « contrecollé sur un carton » (p. 160-161). « La photographie d’Eugène qui est devant [lui] chaque jour » n’est pas intimante, pourtant : Eugène ne regarde pas l’objectif, ignorant le regardeur. Peut-être, même, « dans son cadre », « sembl[e]-t-il se moquer de [lui] » (p. 163). À moins, est-il suggéré, qu’il n’arbore « un demi-sourire apaisé » (p. 205)… Le portrait d’Eugène prélevé à la notice du Monde, qui apparaît dans le dernier quart du roman pour ne plus le quitter et conduire à de longs développements sur les pouvoirs de l’image, est évidemment celui de Jean-Marc Roberts / Jean-Bark, qui ouvrait trois ans plus tôt le livre éponyme :

Le Monde t’a consacré une pleine page, avec une photographie, où tu es encore jeune. Tu tiens dans ta main gauche, élégamment, une cigarette […] J’aurais aimé que le journal choisisse une photo plus récente. Ton image proche, non pas celle que la maladie t’avait modelée […]. Mais ton visage de ce que je nommerais nos années. (JB, p. 13)

Or la reconnaissance de dettes est infinie : l’éditeur avait, sur son propre bureau, note P. Claudel, « une photographie en noir et blanc d’Hervé Guibert, à la fois douce et surannée, comme s’il avait été un jeune homme d’un autre siècle, ce qu’il était en vérité ? »(p. 16-17) Mais de qui parle-t-on ? De l’écrivain ou de l’éditeur… ? La « photographie rimbaldienne d’Hervé Guibert » insiste, complétée par celle « d’Alphonse prise par François-Marie Banier » (p. 33) : on n’en sort pas, des photos... jusque dans l’avion rempli de « unes » du Figaro, sur lesquelles est reproduite, pleine page, une photographie de l’éditeur : « sur chaque siège ou presque, ton visage était là, en tous sens, froissé ou non, abandonné par les passagers » (p. 35), écrit P. Claudel ému par l’anecdote rapportée par Vassilis Alexakis.

La reconnaissance s’affiche encore au second degré, avec la présence des clichés des photographes Laure Vasconi et Richard Bato dans la maison de Luc et Léa dans Il y a longtemps que je t’aime, mais encore au moyen du plan large qui voit Michel et Juliette revenir de nuit, dont le cadrage et la lumière empruntent au travail photographique de L. Vasconi (PF, p. 92). La photographie, ici, informe expressément le travail cinématographique (comme le fait par ailleurs la peinture, celle d’Edward Hopper notamment).

4. Mais surtout, la photographie revient – quand elle n’est pas récurrente, comme dans L’Enquête, où le portrait (tantôt minuscule, tantôt immense) du « vieil homme à moustache » (E, p. 40) devenu « Fondateur » dans les élucubrations de l’Enquêteur, ponctue ses errements, tour à tour accroché aux murs des chambres miteuses de l’hôtel de l’Espérance, transformé en porte-clefs conçu à son effigie, trônant dans le bureau luxueux du « Responsable » de l’Usine, ou dans celui, sans âme, du Psychologue. Revenante, la photographie transforme rétrospectivement sa première occurrence en indice, (ré)orientant notre appréhension de l’histoire sans pour autant fournir plus d’explications : l’image photographique apparaît en effet porteuse d’un sens qui renvoie à un en-deçà de la diégèse, comme s’il échappait à toute tentative d’appréhension totalisante et débordait toute récupération narrative. Au demeurant (à l’exception de celui commandé par Framottet dans la nouvelle liminaire de Trois petites histoires de jouets (TPH, p. 17-19) et de l’ « une [des] putains de photographies prises par [les] satellites de malheur » qui montre la petite clique de l’archipel du chien au matin de la découverte des corps de migrants sur la plage (AC, p. 129), les clichés ont tous été pris avant que l’histoire ne débute : ils la précèdent, détenteurs d’un savoir qui résiste à la fiction. Revenant, les clichés se métamorphosent ainsi en pierres d’attente, dont le lecteur comprend progressivement (dans L’Enquête ou L’Archipel du chien) ou rétrospectivement (dans la plupart des narrations : Quelques-uns des cent regrets, Les Âmes grises, « Pierrot lunaire », La Petite Fille de Monsieur Linh…) le rôle dans le devenir des personnages.

Cependant, s’ils s’apparentent à des indices participant à construire une histoire qui flirte souvent avec les codes du récit policier15, invitant à le relire/revoir à la lueur de ce qu’ils dévoilent à un personnage incrédule16, ils ne livrent pas pour autant un savoir aisément préhensible, résumable et au fond racontable. Si l’image photographique transforme sa présence en signe en même temps qu’une vie en destin, elle point davantage le sujet qu’elle ne lui et nous explique les ressorts des événements dont il est le jouet/témoin.

5. Il n’est en cela pas anodin que la photographie « jaunie et usée », « presque totalement effacée », naguère commandée en grande pompe par Framottet, referme la nouvelle sur le « grand carré de blancheur » qu’elle est devenue, « vide parcouru par les traits indécis de fantômes perdus » (TPH, p. 22). Ne reste qu’une légende sans image. Rien n’aura eu lieu que la photographie, dont le retour insistant finit paradoxalement par effacer son référent, image désormais réduite au geste de la regarder, proprement métamorphosée en album (albus, blanc) dans la main morte de Framottet :

Dans la poche intérieure de son veston, on trouva une photographie, jaunie et usée, qu’il s’était plu à regarder souvent, depuis des années, presque chaque soir, comme on regarde dans sa mémoire un beau rêve en allé et qu’on ne saisira plus jamais. L’image à force de manipulations s’était presque totalement effacée. On distinguait à peine les formes, les visages, les êtres présents, ce sur quoi il était assis. Seule la légende – Première automobile du bourg, juin 1906 – était bien lisible. (ibid.)

Quant à la récurrence des portraits photographiques du « Fondateur » dans L’Enquête, qui se transforme en véritable « obsession » (E, p. 247) aux dires de l’Enquêteur lui-même, elle éclaire moins sa quête qu’elle ne contribue à la perturber17, la contemplation réitérée de l’image opacifiant le réel, creusant l’énigme d’une situation absurde qui finit, comme la photographie d’Hyppolite Framottet, par se dissoudre dans une blancheur mortifère18. Du reste, aux dernières pages de Jean-Bark, P. Claudel constate dépité :

Je m’aperçois aussi que je n’ai pas de photographies où nous sommes tous les deux – il doit bien en exister – ni de photographies de toi que j’aurais prises moi-même. Pourtant je me revois dans ton bureau occupé à faire le point dans le télémètre de mon Leica. Et je revois ton sourire. Aurais-je rêvé cette scène ? (JB, p. 82)

Si elle insiste, la photographie cependant disparaît – à moins qu’elle n’ait jamais existé, ne soit qu’un rêve, un fantôme de fantômes… Ainsi de la photographie rêvée du père du narrateur de Quelques-uns des cent regrets, absent de la photographie de la mère à l’enfant, dans laquelle le jeune homme a longtemps « voulu voir […] la figure secrète de [s]on père » dans « l’abstraite silhouette d’une ombre géométrique » (QCR, p. 38) ; absent, encore, de la « seule image » de lui, qui « valait relique », où « il posait rieur dans une belle tenue d’aviateur » (p. 38-39) dans un cadre surplombant le lit maternel. Le retour de l’image, à la fin du récit, apprend au lecteur que le départ du narrateur de son lieu d’enfance, jusque-là demeuré inexpliqué, ressortit à la découverte d’une vérité dont la fameuse photographie fut le lieu en même temps que l’agent : « Ce n’était pas une photographie mais une page arrachée » (p. 144), explique-t-il, se rappelant son effroi une fois décroché le cadre en l’absence de sa mère. Et d’ajouter : « Ce n’était rien. / Une légende […] le pâle reflet d’un acteur de cinéma oublié » (p. 145). « [R]ien, légende, reflet » : comme la photographie de Framottet. Quelques pages plus loin, c’est précisément devant le Cinéma Georges que, « repens[ant] à la photographie de celui qui fut [s]on père malgré tout, malgré lui, pendant seize ans », le narrateur en vient à se souvenir de la bobine de film qui parfois s’enflammait pendant les projections d’enfance, l’actrice devenue « un masque rongé par un mal noir qui effaçait ses traits dans le blanc de la toile » ; il en conclut, comme anticipant la fin de L’Enquête : « La mort, c’est peut-être cela : entrer dans l’immense clarté vide de la lumière blanche ; s’évanouir dans le creux transparent d’un ultime incendie. » (QCR, p. 152)

Mais la méditation sur la présence photographique – ou plus justement son absentement ou son retirement –, ne s’arrête pas là : le retour de la pseudo photographie paternelle appelle deux nouveaux clichés inconnus du narrateur, qui pénètre, circonspect, dans l’appartement maternel après l’enterrement de sa mère. Dans la cuisine, une des dernières photographies de lui tout juste prise avant son départ, fait face à la chaise vide de la mère. Dans sa chambre, à l’abri de son sac fermé, à côté de l’image froissée du père de remplacement, une photographie prise le même jour que celle qu’il possède le montre dans les bras maternels. La mère et l’enfant y sont encadrés par les figures de la grand’mère et d’un homme aux traits disparus : « À la place de son visage, il n’y avait plus qu’un réseau de hachures blanches produites par des coups de couteau. On l’avait détruit. On avait massacré ses traits. On l’avait défiguré » (QCR, p. 165-166). Le grand-père, auquel la mère interdisait à son fils d’aller rendre visite, a laissé place à un trou blanc : l’ « inceste » ne sera pas dit, une photographie redevenue blanche en résume seule les effets, dans l’effacement volontaire de celui qui fut cause d’un départ dont le narrateur ignorait qu’il en fût le responsable.

Photographie effacée dans la nouvelle liminaire de Trois petites histoires de jouets, « photographie mutilée » (p. 167) dans Quelques-uns des cent regrets, photographies brûlées dans Les Âmes grises (le narrateur faisant disparaître les « photographies menteuses » (AG, p. 240) de sa femme décédée), photographie fantôme de la mère disparue de « Mains et merveilles », qui surgit dans l’esprit de Firmin à l’instant où son bras est labouré par des balles (TPH, p. 38), photographie perdue où du reste « Paule n’apparaît pas », dans Meuse l’oubli (p. 66), photographie « délavée » (PFM, p. 58), « presque entièrement effacée » (p. 10), « diluée, perdue dans les années et les rayons de soleil » (p. 75), de Monsieur Linh… Les photographies sont au fond l’autre nom d’une syncope du sujet, rattrapé par ses fantômes : l’homme sans nom de « Pierrot lunaire » est pris d’un malaise à la vue d’un Pierrot de bois dans le musée des Jouets où il atterrit par hasard ; le rêve qui l’envahit alors retrouve l’enfance perdue, les noms oubliés, l’histoire absentée que seule pointait une « vieille photographie » mystérieuse au début de la nouvelle, achetée sans qu’il sût pourquoi elle l’avait stupéfait et, comme celle du narrateur de Quelques-uns des cent regrets dans l’appartement maternel, qu’il avait « punaisée dans la cuisine, face à la chaise sur laquelle il s’asseyait toujours » (TPH, « Pierrot lunaire », p. 67). Quant à la scène de la découverte des corps des migrants, dans L’Archipel du chien, elle se confond progressivement avec un cauchemar dans le souvenir des protagonistes, qui finissent par devenir des « spectres » hantant de « vieux polaroïds » aux « couleurs affadies » : elle perd tout « consistance et […] précision », jusqu’à devenir « transparente » (AC, p. 159) dans la mémoire de ceux qui veulent à tout prix oublier.

6. Détails qui se métamorphosent rétrospectivement en indices, voire en « preuves » dans les termes – policiers – du narrateur des Âmes grises (mais en « preuves de quoi ? » (AG, p. 268), s’inquiète-t-il fort justement), les photographies se constituent en véritable trame. Leur surgissement dans l’histoire fait événement dans l’existence des personnages, dont elles articulent, par leur retour, le devenir, et justifient les agissements : c’est la présence de photographies qui soutient dans l’ombre, manifestant la part inaliénable d’une intimité, les narrations de « Bon anniversaire Monsieur Framottet », « Mains et merveilles », « Pierrot lunaire », Quelques-uns des cent regrets, LesÂmes grises, L’Enquête, La Petite Fille de Monsieur Linh, comme, ouvertement, L’Archipel du chien.

Au début des Âmes grises, s’attachant à la personnalité du Procureur, le narrateur décrit le portrait de sa défunte épouse qui « ornait toujours le vestibule du Château » (AG, p. 45). Détail en apparence anodin contribuant à installer une atmosphère, le tableau, dont le lecteur apprendra in fine qu’il fut peint d’après une photographie de la jeune femme « au milieu d’une prairie parsemée d’ombellifères » (p. 266), revient aux dernières pages flanquées de deux autres portraits photographiques, ceux de Belle de jour et Lysia Verhareine, collectés et rassemblés par Destinat, trouvés après sa mort par le narrateur. Clélis photographiée en « reine du pré » (ibid.) en amont du tableau préfigure ainsi Lysia Verhareine, que le narrateur croise du reste peu après son arrivée au village dans « un grand pré » au sommet du coteau, « assise sans façon à même l’herbe drue piquetée de marguerites », comme rejouant sans le savoir la scène éminemment picturale à laquelle Clélis avait naguère prêté sa « grâce éblouie » (p. 266) (« le tissu clair de sa robe éparpillée autour de sa taille m’a fait songer à certains déjeuners de peintres », p. 84). Quant au portrait de Belle de jour qui complète la Sainte Trinité – « Une vraie Sainte Vierge » (p. 266 et p. 229), dit le père Bourrache de sa fille photographiée –, non seulement il revient lui aussi après avoir, bien en amont, suscité une scène dont le lecteur ignorait alors les motivations (Bourrache rapportant au narrateur les visites répétées de Destinat évoquant le fantôme de Belle de jour, qui finit par lui réclamer une photographie de sa fille), mais encore il surgit après que la jeune fille a été comparée par le Procureur à une peinture : « Il m’en faisait une peinture, me parlait de son teint, de ses cheveux, de sa voix d’oiseau, de la forme de sa bouche et de sa couleur aussi, il citait le nom de peintres du passé que je ne connaissais pas, il disait qu’elle aurait pu être dans leurs tableaux » (p. 228). Ces trois portraits photographiques rassemblés à la fin de l’histoire forment ainsi un triptyque qu’auront annoncé trois scènes picturales disséminées dans le roman ; ils modulent à leur façon la basse continue des Âmes grises : l’amour d’un homme pour une femme-fantôme qui n’en finit pas de disparaître, qui n’en finit pas de revenir.

7. Si les clichés photographiques participent de la trame narrative (littéralement ils pré-textent la diégèse), voire en constituent les ressorts principaux (dans « Bon anniversaire Monsieur Framottet », Quelques-uns des cent regrets ou L’Archipel du chien notamment), leur contemplation se transforme tôt ou tard19 en révélation, la dimension épiphanique de la rencontre avec l’image provoquant un basculement narratif, voire conduisant au dénouement : c’est le cas de la photographie découverte dans le sac de sa mère par le narrateur de Quelques-uns des cent regrets, qui signe la fin de son pèlerinage en même temps que la révélation (ou la confirmation ?) de l’identité paternelle ; c’est le cas du triptyque que déniche le narrateur des Âmes grises dans le secrétaire de Destinat, qui rassemble à sa façon – mutique – les morceaux épars d’un kaléidoscope narratif : « Le plus bizarre tout de même dans tout ça, et ce n’est pas la gnôle que j’avais bue qui me le faisait voir, c’était l’impression de contempler trois portraits d’un même visage […]. » (AG, p. 267) ; « Je devenais fou. J’ai fermé le carnet. J’avais trop mal à la tête. Trop de pensées. Trop de tempêtes. Et tout cela par la faute de trois petites photographies […]. » (p. 267-268) ; c’est le cas de la photographie de Pierre, que Léa reprend à P’tit Lys dans Il y a longtemps que je t’aime – Juliette l’ayant fait tomber en quittant sa chambre. Le scénario prévoyait qu’elle la dispose ostensiblement sur son lit, le geste délibéré se transformant en acte manqué (PFR, p. 235). Cette découverte qui, à l’instar des Âmes grises, associe photographie et parole d’amour (dans le roman, le narrateur découvre les photographies à côté du carnet dans lequel Lysia a recopié les lettres adressées à son amoureux ; dans le film, Léa trouve avec la photographie de son neveu un compte-rendu médical de la main de sa sœur derrière lequel Pierre a écrit un poème pour sa mère), apprend à Léa la vérité sur la mort de Pierre, en même temps que le spectateur comprend les raisons qui conduisirent Juliette en prison.

Ainsi la présence photographique confronte-t-elle systématiquement un personnage impréparé à une vérité, tout du moins à son reflet. Le cliché fait fonction de révélateur, comme si la rencontre imprévue avec l’image rejouait le moment de son développement dans la chambre noire : revenant dans le récit, la photographie retourne à sa genèse. Ce faisant, ce qu’elle montre, ce n’est pas tant un référent (i. e. le portrait d’Untel), que l’apparition en tant que telle. Or une apparition non seulement apparaît, mais revient (« Tiens, une apparition ! », dit-on de quelqu’un que l’on ne s’attendait pas/plus à voir… c’est-à-dire à revoir) : la survenance est une revenance. Ce sont bien des fantômes que ces corps de migrants échoués sur la plage qui reviennent hanter le Maire ou le Docteur, tétanisés face à la photographie satellite montrant la « bâche bleue » (AC, p. 130) recouvrant les cadavres…

Poïétique de la photographie : hantises, imaginaire, dispositifs

Je chercherai, dans cette partie, à comprendre ce qui se joue du geste créateur en deçà de l’intention narrative, qui à la fois insiste, résiste et prête formes à la fiction.

1. Dans les narrations – ce qui n’est pas nécessairement le cas des textes écrits auprès des photographies de Jean-Michel Marchetti, Jean-Charles Wolfarth, Carl de Keyser, Jacques Grison… qui s’attachent à des lieux, des paysages, des éléments naturels –, les photographies représentent toujours des personnes, et des personnes mortes : le mari de Madame Outsander, dans Meuse l’oubli ; mère et grands-parents du narrateur, dans Quelques-uns des cent regrets ; Hyppolite Framottet, la mère de Firmin Vouge et les parents du personnage principal de « Pierrot lunaire », dans Trois petites histoires de jouets ; Belle de jour, Clélis de Vincey, Lysia Verhareine et Clémence, dans Les Âmes grises ; Madame Linh et Madame Bark, dans La petite fille de Monsieur Linh ; le Fondateur, dans L’Enquête ; Eugène, dans L’Arbre du pays Toraja ; Jean-Marc Roberts, dans Jean-Bark ; les migrants engloutis en Méditerranée, dans L’Archipel du chien… Ce que pointent à l’envi tous ces clichés, c’est « cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort » (Barthes, 1980, p. 22).

Même les clichés qui renvoient un personnage – vivant – à son passé n’y échappent pas : non seulement ils le confrontent à un passé révolu (le fameux « ça-a-été20 »), mais ils surgissent en raison de la mort des autres, ces aimés défunts qui, jadis, le photographièrent : leur mort, par conséquent, est aussi la sienne. C’est la mort de Paule qui, dans Meuse l’oubli, ravive le souvenir de la photographie d’un bonheur en-allé, le narrateur se revoyant « tel qu’elle avait pu [l]e voir » (MO, p. 66) dans l’objectif, aux derniers instants d’un bonheur sans ombre ; c’est la mort de sa mère qui place le narrateur adulte de Quelques-uns des cent regrets face à l’adolescent buté qu’il fut avant son départ de la maison maternelle, regardant la chaise à jamais vide de la cuisine. Dans les deux cas, non seulement la photographie confronte le sujet à un moi défunt, mais elle délimite la frontière entre un avant et un après, signant une rupture définitive – celle de la mort de l’autre. C’est ce que trahit la photographie de Monsieur Linh, jeune, aux côtés de son épouse.

La façon dont est regardée l’image photographique (autrement dit dont le regardeur regarde son propre regard le regardant) met par ailleurs en scène la réciprocité désormais impossible des regards ; le survivant ne peut plus échanger sa place avec le défunt :

Il y a peu, j’avais encore la photographie où pourtant Paule n’apparaît pas. On n’y voyait pas même son ombre mais je la savais de l’autre côté et dans mon regard, je devinais le reflet impalpable de ses yeux me donnant la lumière, et j’entendais à nouveau sa voix me disant de poser, de me tourner vers la droite, de baisser un peu la tête. J’étais tel qu’elle avait pu me voir, à ce même endroit qu’elle avait occupé. Je me persuadais finalement que j’étais son regard. (ibid.)

Comment ne pas entendre, dans cet « autre côté » de l’image, celui dont on ne revient pas – ou plus justement, dont on ne revient qu’en tant que revenant ? Quand le narrateur de Quelques-uns des cent regrets s’accroche à « l’abstraite silhouette d’une ombre » (QCR, p. 38) reflétée dans la boue, celui de Meuse l’oubli « devin[e] [un] reflet impalpable » dans l’absence même de toute ombre : la photographie s’offre ainsi comme le fantôme de « nos fantômes21 ».

2. Les clichés ne disent pas seulement la personne défunte, ils témoignent tous du lien parental/filial – excepté ceux de Jean-Marc Roberts / Eugène, mais le lien amical n’a rien à envier ici au lien familial, la maison d’édition (de production) à la maison familiale22. Ce que supposent les photographies, c’est donc la relation à l’autre ; elles ne font sens que pour un « pour moi23 », qui accuse le coup du 2 – 1 (couple) ou du 3 – 1 (famille), voire du 3 – 2 : ce sont Mme Outsander sans son mari, le narrateur de Meuse l’oubli sans sa compagne Paule, les narrateurs de Quelques-uns des cent regrets et « Pierrot lunaire » sans leurs parents, Firmin Vouge sans sa mère et le vieux Vouge sans son épouse, Bourrache sans sa fille Belle de jour, Destinat sans son épouse Clélis ni sa réincarnation Lysia, le narrateur des Âmes grises sans sa femme Clémence, Monsieur Linh et Monsieur Bark sans leurs épouses, Juliette sans son fils Pierre, l’Enquêteur sans la figure paternelle du Fondateur.

3. La révélation photographique (que j’évoquais en amont) advient par le montage : non seulement c’est dans son retour que la photographie prend sens dans les fictions claudéliennes, mais elle ne le fait pleinement que dans la juxtaposition ou la superposition avec d’autres images choisies, soit dans la relation à d’autres photographies l’intégrant dans un système d’échos et de renvois. En cela, l’imaginaire photographique chez P. Claudel travaille à sa façon – narrative – à cette « connaissance parle montage »(Didi-Huberman, 2002, quatrième de couverture) à laquelle s’attelait le dernier projet d’Aby Warburg, Mnemosyne, immense dispositif photographique dont les jeux combinatoires consistaient à « faire tableau avec des photographies »(ibid., p. 454) – phénoménale entreprise dont je note en passant que G. Didi-Huberman la qualifie de « sorte d’autoportrait éclaté en mille morceaux » (ibid., p. 461), formule qui – toutes proportions gardées – n’est pas sans rappeler l’ambition claudélienne d’Autoportrait en miettes. À travers les chefs-d’œuvre du musée des Beaux-Arts de Nancy… Juxtaposition réelle (ainsi de la « petite scène de cinématographe immobile » que Destinat compose avec les trois photographies de Clélis, Lysia et Belle de jour « collées l’une à côté de l’autre » (AG, p. 265) ; ou encore des deux photos « posées près [de leurs] tasses vides » (PFM, p. 77), des épouses défuntes de Monsieur Linh et Monsieur Bark) ou superposition mentale (ainsi du portrait de Clémence que le narrateur ajoute en pensée au polyptyque déjà constitué) impliquent l’image dans un montage subjectif que prend en charge (affectivement, fantasmatiquement, matériellement) le contemplateur. Les « photocopies de photographies couleurs » (AC, p. 126) que montre le Commissaire dans L’Archipel du chien participent également du montage : le fait qu’il expose au Maire les clichés satellite dans un certain ordre24, stratégie qu’il reproduira avec les deux séries chronologiques ultérieurement exhibées devant le Docteur25, mais encore le fait qu’il laisse penser au Maire qu’il a « sans doute d’autres photographies sous le coude » (AC, p. 130), intègrent les clichés dans une véritable mise en scène26.

Or ce sont des fantômes que juxtaposition ou superposition font apparaître : la photographie mutilée retrouvée dans le sac de sa mère aux dernières pages de Quelques-uns des cent regrets (p. 165) renvoie à celle, prise le même jour, que mentionnait le narrateur au début de l’histoire, « la figure secrète » (p. 38) du père fantasmé devenant fantôme « défiguré » (p. 166). Et entre les deux photographies jumelles, deux autres photographies « relais » : celle, « menteus[e] », du « faux père » aviateur/acteur de cinéma ; celle, boudeuse, de l’adolescent défunt. Deux autres fantômes. On comprend dès lors que, dans Les Âmes grises, les gestes contradictoires du narrateur et du Procureur à l’égard des clichés des femmes aimées désormais décédées (l’un détruit méthodiquement les photographies de Clémence27 quand l’autre collectionne scrupuleusement les réincarnations de l’aimée) ne le sont qu’en apparence. Contemplant ébahi le triptyque qui paraît juxtaposer « trois portraits d’un même visage, mais saisi à des âges différents », le narrateur commente : « On pouvait presque croire, devant tant de constance, que ce qui est beau demeure, quoi qu’il en soit, malgré le temps, et que ce qui fut reviendra » (AG, p. 267). Cette « capacité de revenance » caractéristique de l’image photographique s’expose ainsi dans le triplement de l’image, au point que le mécanisme de la revenance convoque dans l’esprit du narrateur le fantôme de Clémence – dont les images parties en fumée ne se seront donc pas débarrassées : « Il m’a semblé soudain que j’aurais pu ajouter une quatrième photographie, pour que la ronde soit complète », confie-t-il, prêt une nouvelle fois à « tout brûler » (AG, p. 268). Mais il le fait assurément moins « par habitude du métier », comme il le prétend, que parce que brûler des fantômes ne sert à rien. Monsieur Linh et Monsieur Bark le savent bien : alors que « les rayons de soleil » (PFM, p. 75) ont estompé les traits de Madame Linh sur la photographie que son vieil époux montre à son ami, Monsieur Linh voit comme « du soleil qui vient dans le regard » (p. 76) de Madame Bark sur celle que le gros homme tire de sa poche : le soleil qui a éteint la première photographie revient ainsi dans le second portrait...

Ce travail de montage des clichés photographiques, qui relève de la mise en scène, n’est pas sans présenter de lien avec l’optique cinématographique : l’expression « petite scène de cinématographe immobile » qui rend compte du collage réalisé par Destinat en atteste, comme celui opéré par le Commissaire : « La seconde série de photographies déroulait en quatre étapes un film tragique, comportant des ellipses qui accéléraient le mouvement et aussi augmentaient son vertige » (AC, p. 229 ; je souligne). Le montage d’images fixes pré-texte leur possible mouvement.

4. Plus généralement, cette perspective combinatoire, qui (quasi) systématiquement associe trois figures féminines dans un jeu de chiffres qui ajoute et retranche des fantômes, alimente une structure récurrente de l’œuvre, que commande un certain rapport au temps : uniment « temps pour les fantômes », « temps pour la mémoire des images » et « temps pour les symptômes » (Didi-Huberman, 2002, p. 26) selon les formules que je reprends à Didi-Huberman – autrement dit temps des survivances. Car à quelles entités renvoient ces figures, si ce n’est aux Parques ? Ainsi les « trois portraits d’un même visage, mais saisi à des âges différents », qui « donn[e] le tournis » au narrateur des Âmes grises, fasciné devant « [l]a même beauté, venue et revenue, née et détruite, apparue et en allée » (AG, p. 267) (3 + 1 = Clélis, Lysia, Belle de jour + Clémence) ; ainsi les « trois fillettes [de Spielstein], des chefs-d’œuvre, de vraies petites images ! », triple réincarnation de l’épouse morte du croque-mort dans Quelques-uns des cent regrets (3 + 1) ; ainsi les quatre personnages féminins du tableau capital de Rysselberghe évoqué dans Meuse l’oubli, « La promenade », qui constitue précisément la toile de fond de la photographie prise par Paule, deux des quatre figures échappant symptomatiquement au commentaire du narrateur… qui ajoute par conséquent (le fantôme de) Paule aux deux « jeunes filles » évoquées (4 – 2 + 1) :

Paule me prenant en photographie, me disant de poser, me disant de me rapprocher d’une grande toile bleue de Théo van Rysselberghe qui représente des jeunes filles sur une plage du Nord. C’était le début de son dernier été. C’était hier en somme. / […] / […] et j’en viendrais presque à faire de Paule un troisième personnage dans le tableau. Elle jouerait son rôle : je lui assignerais une place aux côtés des demoiselles qui tiennent leur chapeau de paille au ruban de gaze relevé par le vent de sel, une mince ouverture dans le blanc des crinolines et le bleu des nuages, le rose des joues. […] / Il y a peu, j’avais encore la photographie où pourtant Paule n’apparaît pas. […] / Dans le paysage de Paule, dans ses lieux, ses haltes et stations, dans le parcours qu’elle a de sa vie dessiné, La promenade de Rysselberghe, et la journée entière dont elle s’est avérée le centre coloré, garde pour moi la beauté d’une faille […]. (MO, p. 64-67 ; je souligne)

Le conditionnel (« j’en viendrais », « Elle jouerait », « je lui assignerais »), qui réinvente le tableau que fixa l’objectif photographique (c’est-à-dire le regard de Paule, c’est-à-dire le regard du fantôme) se reprend en outre, non seulement, à la perte de l’image (« Il y a peu, j’avais encore »), mais encore à l’in-apparition du fantôme (« où pourtant Paule n’apparaît pas ») : le dispositif met en scène, dans le ressouvenir habité par le phantasme, ces « temps hétérogènes qui prennent corps ensemble » qui sont l’autre nom de cet « ‘‘inconscient du temps’’ qu’est la survivance » (Didi-Huberman, 2002, quatrième de couverture). Temps « propre aux images » (ibid., p. 82), qui anachronise l’histoire, selon G. Didi-Huberman. On pourrait dire (mais ce serait une autre étude qui s’engagerait là !) que ce que fait justement Le Rapport de Brodeck, c’est anachroniser l’Histoire28 : en témoigne l’épilogue, qui voit Brodeck-le-survivant décider de repartir – « Mais peut-être ne peut-il y avoir que des départs, éternellement, pour ceux qui sont comme nous, pour ceux qui sont à notre image » (RB, p. 371 ; je souligne) – après avoir contemplé ses trois Parques chéries : « Je les ai regardées toutes les trois, la petite fille, la jeune femme et la vieille grand-mère. L’une dormait comme si elle n’était pas encore née, la deuxième chantait comme si elle était absente, et la troisième me parlait comme si déjà elle n’était plus là » (RB, p. 370). Clotho pas encore née, Lachesis absentée, Atropos en train de s’effacer embrassées du regard par celui qui, simultanément, père, époux, fils revenu des Enfers, fait office de témoin (il rapporte) ; quatre fantômes (3 + 1), dont l’un contemple les trois autres sous la forme d’un tableau, celui de la Sant’Anna Metterza (la photographie mutilée de Quelques-uns des cent regrets reposant sur le même dispositif, le narrateur découvrant la photographie de la mère à l’enfant accompagnés de la grand-mère, la figure du grand-père ayant été effacée).

5. On constate que, dans les textes claudéliens, le dispositif photographique « pré-texte » la cinétique cinématographique ; or, le modèle photographique informe également la référence picturale : le portrait de Clélis accueillant le visiteur a pour « modèle » (AG, p. 265) une photographie. Et, comme tout bon fantôme, Clélis revient de plus en plus : non seulement elle se démultiplie en Lysia et Belle de jour, mais « [a]u fil des ans, sa pâleur [disparaît] », « les vernis passés color[ant] désormais ses joues d’une rose tiédeur » (p. 45). L’apparition du « modèle » photographique – ou plus justement le modèle doublement re-produit – fait ainsi retour sur un tableau doublement initial (le narrateur le décrit au seuil de l’histoire ; la toile surplombe le vestibule du Château) en le transformant en indice. Or de quoi est-il le signe, si ce n’est du temps des fantômes ? Alors que le Procureur y est décrit pareil à « une statue » regardant passer le temps « derrière une fenêtre » (ibid.), que le narrateur reconnaît « peu à peu [s]e dérobe[r] » sans plus se soucier du temps qu’il a désormais « à revendre » (AG, p. 46), les images survivantes n’en finissent pas d’apparaître. C’est ce dont témoigne également la scène de Meuse l’oubli où le narrateur, laissant aller sa rêverie à la « sarabande » (MO, p. 64) des images-souvenirs dans la maison hors du temps de Madame Outsander, s’arrête à celle d’une après-midi passée au Musée royal de Bruxelles, dont la toile de fond est le tableau précédemment évoqué fixé par le souvenir de la photographie qui en immortalisa le paysage. Or où se trouve Paule, qui prend la photo de l’aimé devant la toile ? « [P]our toutes mes nuits à venir, et mes heures de peine, dans l’espace de la peinture, immuable personnage sous le vernis, au sein des huiles odorantes » (p. 66). Paule dans le Musée, telle Clélis dans le Château, demeure à jamais revenante « dans la grande toile vibrante d’embruns » (p. 65). Il en va de même de l’épouse de Monsieur Linh, dont la photographie ne constitue pas l’unique effigie, puisqu’elle se réincarne, aussi belle qu’une peinture, dans les traits de sa « petite fille », la poupée « vivante » de Monsieur Linh, dont les yeux, tout au long de l’histoire, s’ouvrent et se ferment, et vont jusqu’à faire revenir dans son regard tous les aimés disparus :

Le vieil homme regarde les yeux de Sang diû. Ce sont les yeux de son fils, ce sont les yeux de la femme de son fils, et ce sont les yeux de la mère de son fils, son épouse bien-aimée dont le visage en lui est toujours présent à la façon d’une peinture finement tracée et rehaussée de couleurs merveilleuses. (PFM, p. 39-40 ; je souligne)

Le fait que la photographie habite la peinture me semble corroboré par le fait que la seule œuvre picturale à laquelle P. Claudel ait consacré un livre, celle d’Émile Friant, ait un donné-à-voir très proche d’un rendu photographique. Quel spectateur ne s’est-il pas demandé, devant La Fileuse d’El Kantara, le couple des Ombres portées ou les gamins de La Lutte, s’il n’avait pas affaire à une photographie ? Quel amateur ne s’est-il pas extasié devant le rendu des chairs, cette morbidezza photographique des corps d’Émile Friant ? Mais aussi, quel regardeur n’a-t-il pas cru voir converser les deux amoureux de l’Idylle sur la passerelle, pleurer les endeuillées de La Douleur, respirer la Jeune Nancéienne ? En somme, n’a pas eu le sentiment de se trouver face à une scène de cinéma ?

***

La photographie constituerait-elle un pis-aller vis-à-vis de l’image en mouvement ? Les « photogrammes inertes » sont-ils susceptibles de faire le poids face aux « images vivantes » qui alimentent « l’illusion miraculeuse » (PFR, p. 35) qui a nom cinéma ? Et que peut la photographie industrieuse face à « la divine peinture », à « la qualité de l’estompe » (Claudel, 2007, p. 9) d’un dessin, si ce n’est demeurer leur « très humble servante » ainsi qu’y engageait Baudelaire dans son texte fameux de 1859 moquant « le public moderne et la photographie » (Baudelaire, 1992, p. 364) ? Quel crédit, en effet, accorder aux photographies criardes et vulgaires saturant notre quotidien, au trop-plein d’images « fausses ou périssables » (JA, p. 58) dans lesquelles, piteux Narcisse qui n’avons en rien changé depuis les imprécations baudelairiennes, nous continuons de nous « ru[er] […] pour contempler [notre] triviale image sur le métal » (Baudelaire, 1992, p. 363), à ces images de nos « maisons » qui « font le tour du monde » (AC, p. 13) et ne disent pourtant rien de nos vies ? En outre, comment des images arrêtées pourraient-elles concurrencer notre besoin de fiction et notre fascination pour la profondeur ? Au demeurant, le geste photographique est celui que n’expose pas P. Claudel : l’écrivain a beau mentionner son Leica, dans Jean-Bark, c’est pour constater qu’il ne retrouve pas la photographie qu’il croit avoir prise de son ami. Les photographies qui figurent dans son œuvre sont – à une exception près29– toujours celles des autres.

Il y a, bien sûr, photographie et photographie ; le départ entre ces deux types d’ « imagement » n’étant pas tant redevable, dans les fictions claudéliennes, de la valeur esthétique de l’image que de sa résonance affective. « [J]e ne m’intéressais à la Photographie que par ‘‘sentiment’’ ; je voulais l’approfondir, non comme une question […], mais comme une blessure » (Barthes, 1980, p. 42). Il y a au fond deux images photographiques : celle qui confronte l’être humain à son humanité ; celle qui l’avilit. J’espère avoir montré que la photographie – et peut-être est-ce la raison pour laquelle P. Claudel n’expose pas son propre geste photographique, ne se positionne pas en tant qu’ « Operator », selon la terminologie barthésienne – non seulement hante les fictions claudéliennes, mais leur prête forme. Ce faisant, l’image imaginée par le lecteur prend en charge ce que les mots ne sauraient dire, ce contre quoi achoppe la parole (et donc la littérature) : la mort, l’amour – autrement dit, pour ceux qui restent, un temps encore : la survivance des fantômes. Les taiseux, si nombreux dans l’œuvre, le savent bien, qui cèdent l’initiative, non aux mots, mais à l’image photographique, dont la vérité poignante délivre du devoir de dire, et même de raconter. La scène admirable dans laquelle Monsieur Bark et Monsieur Linh, qui ne parlent pas la même langue, communiquent hors les mots dans le simple geste en miroir consistant à mettre sous les yeux de l’ami la photographie de l’épouse défunte, est en ce sens emblématique.

Je me risquerai pour finir à une proposition (ouvertement endettée envers la formule barthésienne) – dont je reconnais toutefois qu’elle est par trop manichéenne : chez P. Claudel, la littérature est de l’ordre d’un « ça a été » (davantage que la photographie) ; la photographie, quant à elle, participe d’un « ça demeure » (autre façon de dire la survivance) ; quant au cinéma – « protensif », le qualifie Barthes (ibid., p. 140) –, il relève d’un « ça devient ».

Aussi l’intérêt que porte P. Claudel au livre d’Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, tient-il certainement au fait que le roman thématise ce qui travaille ses propres fictions : « nous serons vivants, sur cette photographie, à jamais » (Bioy Casares, 1992, p. 73), énonce Morel qui réfléchit « aux moyens [techniques] de remédier aux absences » (p. 76), tous les appareils qui y sont propres étant d’abord « des moyens de réalisation » (p. 87), constate-t-il – soit des moyens de création. Il n’est, de fait, question que de survivance dans le livre – le terme apparaît à trois reprises dans la traduction de Pierhal (p. 85, p. 92 et p. 105) – et, explicitement, de survivance des fantômes au moyen de la photographie :

Vivre dans une île habitée par des fantômes artificiels était le plus insupportable des cauchemars ; être amoureux d’une de ces images était encore pire qu’être amoureux d’un fantôme (mais peut-être avons-nous toujours désiré que la personne aimée ait une existence de fantôme). (p. 84)

Créer, ne serait-ce pas toujours créer des fantômes ? « D’une façon ou d’une autre, l’image, le contact, la voix de ceux qui ne vivent plus doivent demeurer quelque part » (p. 87), énonce l’inventeur, qui formule là une croyance qui fut celle de Nadar en son temps, celle de la « théorie des spectres » selon laquelle l’image photographique aurait le pouvoir de capter une des couches qui émanent à l’infini des corps, le « spectre » sinon « impalpable » des âmes30. Or, non seulement la photographie est le moyen par lequel Morel parvient à faire vivre à jamais la femme aimée, avec laquelle il pénètre définitivement de l’autre côté des images, mais il réussit à préserver le mouvement des corps, qui joueront pour l’éternité dans le même film. Car ce sont des corps-images en mouvement qu’archive sa machine, qui tient au fond davantage de la caméra que de l’appareil photographique. A. Bioy Casares conçoit donc un roman qui, racontant une machinerie photographique, place le narrateur (lui-même un survivant) en position de spectateur de film… et, in fine, de réalisateur : comment P. Claudel n’aurait-il pas été séduit par cette fiction qui expose ses propres hantises ?

« Je n’ai jamais dédaigné les clichés », écrit-il dans Jean-Bark (p. 53). À bon entendeur, salut !

Références

Bailly Jean-Christophe, 2012 [2011], Le Dépaysement, Voyages en France, Paris, Le Seuil, collection « Points ».

Barthes Roland, 1980, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Le Seuil, collection « Les Cahiers du cinéma ».

Baudelaire Charles, 1992, Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de poche.

Bioy Casares Adolfo, 1992 [1940], L’Invention de Morel, trad. de l’espagnol par A. Pierhal, Paris, 10/18.

Bonnet Pierre, Cauville Joëlle, Joqueviel-Bourjea Marie et Claudel Philippe, 2017, « Sculpter du silence. Entretien à quatre voix », Philippe Claudel, un art du silence, deux études suivies d’un entretien avec Philippe Claudel et complétées par quatre inédits, Paris, Hermann, collection « Vertige de la langue », p. 85-132.

Didi-Huberman Georges, 2002, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, collection « Paradoxe ».

Didi-Huberman Georges, 2009, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, collection « Paradoxe ».

Nadar Octave, 1895-1905, Quand j’étais photographe, Paris, Ernest Flammarion. Disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61731n/f12.image [consulté le 12 juil. 2022].

Schaeffer Jean-Marie, 1995, « Temps, mode et voix dans le récit », dans : Ducrot Oswald et Schaeffer Jean-Marie (coords), Nouveau dictionnaire des sciences du langage, Paris, Le Seuil, collection « Points-Essais ».

Œuvres de Philippe Claudel citées

J’abandonne [JA], Paris, Balland, 2000.

Quelques-uns des cent regrets [QCR], Paris, Balland, 2000.

Trois petites histoires de jouets [TPH], Besançon, Virgile, collection « Suite de sites », 2004.

La Petite Fille de Monsieur Linh [PFM], Paris, Stock, 2005.

Trois nuits au palais Farnese. Tre notti al palazzo Farnese, éd. bilingue, trad. en italien par F. Bruno, Paris, Nicolas Chaudun, 2005.

Meuse l’oubli [MO], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.

Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.

Le Café de l’Excelsior, Paris, Le Livre de poche, 2007.

Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.

L’Enquête [E], Paris, Le Livre de poche, 2012.

Jean-Bark [JB], Paris, Stock, 2013.

L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.

L’Archipel du chien [AC], Paris, Stock, 2018.

Fantaisie allemande [FA], Paris, Stock, 2020.

Œuvres de Philippe Claudel en dialogue avec la photographie

Le Café de L’Excelsior, avec des photographies de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 1999.

Barrio Flores, petite chronique des oubliés, avec des photographies de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 2000.

La Mort dans le paysage, avec une composition photographique de Nicolas Matula, Baume-les-Dames, Æncrages & Co, collection « Phoenix », 2002.

Nos si proches orients, avec des photographies d’Alex Webb, Paris, National Geographic,collection « France vagabonde »,2002.

Mirhaela, avec des photographies de Richard Bato, Nancy, La Dragonne, collection « Livre d’artiste », 2002.

« Ianesh & Miloscz », nouvelle parue dans le collectif Nue, d’après une photographie de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 2002.

« Laure de la nuit », Fictions intimes, nouvelle de Philippe Claudel, photographies de Laure Vasconi, Trézélan, Filigranes Éditions, 2005.

Quartier, avec des photographies de Richard Bato, Nancy, La Dragonne, 2007.

Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités, avec des photographies de Karin Arlot, Paris, Stock, 2008.

« Décompter/Raconter », préface au livre de photographies de Jacques Grison, Verdun 30 000 jours plus tard, textes d’Airy Durup de Baleine, Paris, Textuel,2008.

Le Cuvier de Jasnières, photographies de Jean-Bernard Métais, texte de Philippe Claudel, Paris, Nicolas Chaudun, 2020.

Rambétant, avec des photographies de Jean-Charles Wolfarth, Paris, Circa 1924, 2014.

Inventaire, photographies d’Arno Paul, texte de Philippe Claudel, La Madeleine, Light Motiv, 2015.

Higher Ground, photographies de Carl de Keyser, texte de Philippe Claudel, Tielt (Belgique), Lannoo, 2016 ; adaptation française sous le titre Hauteurs (photographies), Ararat (texte), Paris, Glénat, 2017.

Uthiopie, avec des photographies de William Ropp, Montreuil, Éditions de l’Œil, 2018.

  • 1 On se reportera àla section bibliographique dédiée, en fin de chapitre.
  • 2 « [D]ans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie. […] / Le nom du noème de la Photographie sera donc : ‘‘Ça-a-été’’ […]. » (Barthes, 1980, p. 120)
  • 3 On se reportera aux propos de P. Claudel dans « Sculpter du silence », évoquant « ce qui précède la naissance des personnages, la nuit dans laquelle ils flottent avant d’entrer en scène », soit « les limbes du roman ». Car « les personnages ne naissent pas ex nihilo. Ils ont une généalogie, un arrière-plan génétique, confus et difficilement cernable […] mais un jour ils sont là. » L’écrivain confie : « L’expérience la plus surprenante que j’aie connue est peut-être celle qui a présidé à l’apparition de Brodeck, puisqu’un matin je me suis réveillé avec en tête une phrase que j’avais rêvée, ‘‘Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien’’, phrase que j’ai immédiatement notée sur un papier […]. Cette phrase atteste bien d’une vie antérieure et obscure du personnage, qui soudain frappe à la porte et demande à être traitée » (Joqueviel-Bourjea, Cauville et Bonnet, 2017, p. 88-89). Meuse l’oubli, Les Âmes grises, L’Enquête, Le Rapport de Brodeck constituent des exemples patents d’une « vie antérieure » des personnages qui précède la narration en même temps qu’elle la justifie.
  • 4 Les rares cas de « narration antérieure » en littérature (la narration étant quasi systématiquement « ultérieure » aux faits racontés) négocient fatalement avec une forme de rétrospection : « Le fait même de raconter l’avenir, note Jean-Marie Schaeffer, implique qu’il soit traité comme s’il était déjà advenu » (Schaeffer, 1995, p. 95).
  • 5 Si « le nom du noème de la Photographie » est : « Ça-a-été », Barthes ajoute qu’en latin « cela se dirait sans doute : ‘‘interfuit’’ » (Barthes, 1980, p. 121).
  • 6 La référence au recueil d’Éluard n’est pas fortuite : si elle place la réflexion sous le signe du lien maintes fois commenté qu’entretient la photographie avec la mort, c’est de la mort de la femme aimée dont il s’agit – j’y reviendrai avec Meuse l’oubli et Les Âmes grises.
  • 7 Sur le concept de « survivance », on peut aussi se reporter à Survivance des lucioles (Didi-Huberman, 2009).
  • 8 « Je leur [aux caméras familiales super 8] refuse le statut et la nature de caméra. Je préfère mon œil. Mon œil qui peut tout » (Claudel, 2016, n. p.).
  • 9 « Dans mon ennui fécond, je prends la mesure du monde. Je le cadre » (ibid., n. p.).
  • 10 Sur ce point, on se reportera au chapitre « Nachleben, ou l’anthropologie du temps : Warburg avec Tylor » (Didi-Huberman, 2002, p. 51-60).
  • 11 Dans la postface qu’il donne à Fantaisie allemande, P. Claudel confie : « [É]tant moi-même depuis l’enfance un voisin de [l’Allemagne], j’ai développé un rapport d’attirance et d’effroi avec ses paysages, sa culture, sa langue et son histoire, comme je n’en ai avec aucun autre pays au monde. L’Allemagne a toujours été pour moi un miroir dans lequel je me vois non pas tel que je suis, mais tel que j’aurais pu être. En ce sens, elle m’a beaucoup appris sur moi-même » (FA, p. 170).
  • 12 Il est au demeurant saisissant de lire les propos de G. Didi-Huberman, qui s’attachent à penser une « histoire des images conçue comme une histoire de fantômes » (2002, p. 88) en pensant à Brodeck (comme à la plupart des personnages claudéliens) : « Les fantômes de cette histoire des images viennent aussi d’un passé inchoatif : ils sont la survivance d’une avant-naissance. […] Le modèle du Nachleben ne concerne donc pas seulement une quête des disparitions : il cherche plutôt l’élément fécond des disparitions, ce qui en elles fait trace et, dès lors, se rend capable d’une mémoire, d’un retour voire d’une ‘‘renaissance’’. » (ibid., p. 89).
  • 13 On rencontre par exemple, dans L’Arbre du pays Toraja (p. 197), la mention d’une exposition des photographies de Sebastião Salgado.
  • 14 Dans l’entretien précédemment cité, P. Claudel confie justement : « [V]oici […] plus de vingt-cinq ans que j’ai ouvert le fichier d’un livre intitulé Le livre de dettes et que j’écris au fil du temps, sans ordre, sans projet sinon celui de fouiller ce principe de la dette » (Joqueviel-Bourjea, Cauville et Bonnet, 2017, p. 90). Il est également question d’un « livre de dettes » à la clausule de Quelques-uns des cent regrets, la formule livrant la clef du titre du roman (2006, p. 179-180) : une « [belle] légende » (p. 180) que ce livre où s’écrivent les regrets, qui vient à sa façon concurrencer la « pauvre légende » (p. 146) du père aviateur…
  • 15 P. Claudel – fils de policier – joue fréquemment avec les codes du roman et du film policiers : roman policier par certains aspects, Les Âmes grises s’apparente surtout à un roman du policier… Il en va de même dans L’Archipel du chien, où le Commissaire, sorti de nulle part, débarque dans l’île pour révéler une culpabilité qui n’attendait que son arrivée pour s’exprimer et surtout inventer son meurtre… Et c’est dans son rapport à la photographie qu’il manifeste sa personnalité : en s’installant dans la chambre louée par le Cafetier, il décroche significativement la photographie encadrée de sa mère au-dessus du lit pour la lancer « sur le dessus de l’armoire » (AC, p. 112-113). Ce geste trouve son prolongement dans la peur qu’il instille chez le Maire avec les photographies satellites (p. 126-130 ; p. 175), puis l’horreur qu’il suscite chez le Docteur avec une autre série de photographies (p. 228-231).
  • 16 Ainsi le narrateur de Quelques-uns des cent regrets abandonne-t-il au « calme noir » (p. 167) du sac fermé de sa mère la « photographie mutilée » qui lui aura, dans le paradoxal effacement de ses traits, révélé l’identité d’un père dont il ne veut pas voir écrit le nom : « la fragile enveloppe et son secret » (p. 166) finiront brûlés dans le Godin de Jos (p. 178-181). D’une autre façon, Paul, le personnage d’Avant l’hiver, peine à admettre ce que signifient les photographies de l’homme torturé que lui montrent les policiers à la fin du film : « sa » vérité ne coïncide pas avec ce qu’elles lui apprennent de Lou. C’est encore le Docteur qui, dans L’Archipel du chien, « repouss[e] les photographies » que lui montre le Commissaire, « comme si les éloigner allait suffire à faire disparaître ce qu’elles montraient » (AC, p. 231).
  • 17 Alors qu’il l’aperçoit pour la première fois, l’Enquêteur a « l’impression d’avoir déjà vu ce visage » (E, p. 40) ; il ne cesse de se demander si le portrait qu’il rencontre à chaque étape de son parcours est bien le même que celui qu’il a déjà vu (p. 89 ; p. 105 ; p. 172) ; dans le bureau du Responsable, le portrait lui semble de prime abord « débonnaire et souriant » (p. 113) avant de lui paraître « ironique » (p. 122), sa contemplation oscillant entre « vénération » et « crainte » (p. 120).
  • 18 « [L]e blanc qui l’environnait […] avait contaminé tout le paysage, murs et mobiliers, annonç[ant] sans doute le blanc majeur et sans limites vers lequel il progressait […] » (ibid.).
  • 19 C’est le contrecoup porté par la contemplation du jouet en bois dans le musée dans lequel il se rend par hasard qui justifie le « coup » initial porté par la photographie trouvée… par hasard par le personnage de « Pierrot lunaire ».
  • 20 Dans L’Archipel du chien, la carte que montre au Maire le Commissaire laisse juste entrapercevoir « une photographie légèrement délavée et jaunie, d’un homme jeune qui ne lui ressemblait guère mais qui avait dû être le Commissaire » (p. 116).
  • 21 « Les autres sont si loin de nous, et plus encore de nos fantômes » (QCR, p. 80).
  • 22 « J’aimais que la maison se retrouve », écrit P. Claudel évoquant les fêtes annuelles organisées par les Éditions Stock (JB, p. 24).
  • 23Cf. RolandBarthes, 1980, p. 19 : « Moi, je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri ». L’on sait du reste ce que l’élaboration de La Chambre claire doit à la photographie retrouvée de la mère enfant au Jardin d’hiver.
  • 24Cf. les « premières » et les « suivantes », ibid.
  • 25 « Les photographies étaient de deux ordres. Sur la moitié d’entre elles, on voyait la scène du fameux matin de la découverte des corps […] / La seconde série de photographies déroulait en quatre étapes un film tragique, comportant des ellipses qui accéléraient le mouvement et aussi augmentaient son vertige. » (AC, p. 229).
  • 26Cf. Barthes, 1980, p. 55 : « Ce n’est pourtant pas par la Peinture […] que la Photographie touche à l’art, c’est par le théâtre. ». Mais encore (la précision corroborant l’optique claudélienne) : « [M]ais si la Photo me paraît plus proche du Théâtre, c’est à travers un relais singulier […] : la Mort. » Ainsi : « [L]a Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts » (p. 56).
  • 27 « Ses portraits [de Clémence], je les ai détruits, jusqu’au dernier, jusqu’au plus petit. Je les ai un jour lancées dans le feu ces photographies menteuses, sur lesquelles rayonnait son clair sourire. Je savais qu’en les gardant, et en les regardant, j’aurais augmenté ma peine » (AG, p. 240).
  • 28 C’est également vrai des Âmes grises : le narrateur avoue, au début de l’histoire, « vivre avec [le] fantôme » (AG, p. 46) de Destinat – Destinat qui « aimait le temps au point de le regarder passer » et qu’il essaie de « faire parler et revivre » alors que « du temps maintenant, [il] en [a] à revendre » : « Je vis dans les remous d’une Histoire qui n’est plus mon histoire. Je me dérobe » (p. 45).
  • 29 Il s’agit de la photographie des enduits du Palais Farnèse, reproduite en frontispice de Trois nuits au Palais Farnèse / Tre Notti al Palazzo Farnese. Une photographie de P. Claudel enfant figure par ailleurs sur la couverture d’Au tout début.
  • 30 Nadar, 1895-1905, p. 4. Voir aussi Bioy Casares, 1992, p. 105 : « [J]e me rappelai que l’horreur que certains peuples éprouvent à être représentés en image repose sur la croyance selon laquelle, lorsque l’image d’une personne se forme, son âme passe dans l’image, et la personne meurt. / Je m’amusai de découvrir des scrupules chez Morel pour avoir photographié ses amis sans leur consentement. En effet, je crus reconnaître, dans l’esprit d’un homme de science contemporain, la survivance de cette antique frayeur. » Nadar évoque à ce propos la « terreur de Balzac devant le Daguerréotype » (Nadar, 1895-1905, p. 7). 
  • Références

    Bailly Jean-Christophe, 2012 [2011], Le Dépaysement, Voyages en France, Paris, Le Seuil, collection « Points ».
    Barthes Roland, 1980, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Le Seuil, collection « Les Cahiers du cinéma ».
    Baudelaire Charles, 1992, Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de poche.
    Bioy Casares Adolfo, 1992 [1940], L’Invention de Morel, trad. de l’espagnol par A. Pierhal, Paris, 10/18.
    Bonnet Pierre, Cauville Joëlle, Joqueviel-Bourjea Marie et Claudel Philippe, 2017, « Sculpter du silence. Entretien à quatre voix », Philippe Claudel, un art du silence, deux études suivies d’un entretien avec Philippe Claudel et complétées par quatre inédits, Paris, Hermann, collection « Vertige de la langue », p. 85-132.
    Didi-Huberman Georges, 2002, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éditions de Minuit, collection « Paradoxe ».
    Didi-Huberman Georges, 2009, Survivance des lucioles, Paris, Éditions de Minuit, collection « Paradoxe ».
    Nadar Octave, 1895-1905, Quand j’étais photographe, Paris, Ernest Flammarion. Disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61731n/f12.image [consulté le 12 juil. 2022].
    Schaeffer Jean-Marie, 1995, « Temps, mode et voix dans le récit », dans : Ducrot Oswald et Schaeffer Jean-Marie (coords), Nouveau dictionnaire des sciences du langage, Paris, Le Seuil, collection « Points-Essais ».
    Œuvres de Philippe Claudel citées
    J’abandonne [JA], Paris, Balland, 2000.
    Quelques-uns des cent regrets [QCR], Paris, Balland, 2000.
    Trois petites histoires de jouets [TPH], Besançon, Virgile, collection « Suite de sites », 2004.
    La Petite Fille de Monsieur Linh [PFM], Paris, Stock, 2005.
    Trois nuits au palais Farnese. Tre notti al palazzo Farnese, éd. bilingue, trad. en italien par F. Bruno, Paris, Nicolas Chaudun, 2005.
    Meuse l’oubli [MO], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006.
    Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.
    Le Café de l’Excelsior, Paris, Le Livre de poche, 2007.
    Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
    L’Enquête [E], Paris, Le Livre de poche, 2012.
    Jean-Bark [JB], Paris, Stock, 2013.
    L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.
    L’Archipel du chien [AC], Paris, Stock, 2018.
    Fantaisie allemande [FA], Paris, Stock, 2020.
    Œuvres de Philippe Claudel en dialogue avec la photographie
    Le Café de L’Excelsior, avec des photographies de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 1999.
    Barrio Flores, petite chronique des oubliés, avec des photographies de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 2000.
    La Mort dans le paysage, avec une composition photographique de Nicolas Matula, Baume-les-Dames, Æncrages & Co, collection « Phoenix », 2002.
    Nos si proches orients, avec des photographies d’Alex Webb, Paris, National Geographic,collection « France vagabonde »,2002.
    Mirhaela, avec des photographies de Richard Bato, Nancy, La Dragonne, collection « Livre d’artiste », 2002.
    « Ianesh & Miloscz », nouvelle parue dans le collectif Nue, d’après une photographie de Jean-Michel Marchetti, Nancy, La Dragonne, 2002.
    « Laure de la nuit », Fictions intimes, nouvelle de Philippe Claudel, photographies de Laure Vasconi, Trézélan, Filigranes Éditions, 2005.
    Quartier, avec des photographies de Richard Bato, Nancy, La Dragonne, 2007.
    Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités, avec des photographies de Karin Arlot, Paris, Stock, 2008.
    « Décompter/Raconter », préface au livre de photographies de Jacques Grison, Verdun 30 000 jours plus tard, textes d’Airy Durup de Baleine, Paris, Textuel,2008.
    Le Cuvier de Jasnières, photographies de Jean-Bernard Métais, texte de Philippe Claudel, Paris, Nicolas Chaudun, 2020.
    Rambétant, avec des photographies de Jean-Charles Wolfarth, Paris, Circa 1924, 2014.
    Inventaire, photographies d’Arno Paul, texte de Philippe Claudel, La Madeleine, Light Motiv, 2015.
    Higher Ground, photographies de Carl de Keyser, texte de Philippe Claudel, Tielt (Belgique), Lannoo, 2016 ; adaptation française sous le titre Hauteurs (photographies), Ararat (texte), Paris, Glénat, 2017.
    Uthiopie, avec des photographies de William Ropp, Montreuil, Éditions de l’Œil, 2018.