Show cover
Couverture de Philippe Claudel : écrire et rêver les images (M. Joqueviel-Bourjea, A. Strasser, dirs) Show/hide cover

Il y a longtemps que je [t’]aime

De quel droit je venais là, remuer cet air immobile tout occupé de vieux fantômes ? (AG, p. 239)

… ç’aurait été peut-être peindre la perte, la douleur, la solitude de l’orphelin, les visages perdus, le départ. (AM, p. 51)

Il y a longtemps que je t’aime – premier film de Philippe Claudel en tant que réalisateur et, assurément, un moment pivotal de son œuvre – sort en 2008. Il est suivi par le livre éponyme, sous-titré « Petite fabrique des rêves et des réalités », lui-même accompagné du script du film dans sa version du « 28 mars 2006 ». L’ensemble peut se lire, selon l’auteur, comme une « autobiographie décalée » (ibid., p. 28).

J’ai pris la liberté de fragmenter un peu plus, en accrochant dans ce titre l’obscur objet d’un désir : « [t’] » (toi, l’autre), ce retrait de l’objet assignable (son absentation ou sa perte) disant quelque chose de ce qui a lieu dans de très nombreuses œuvres de l’écrivain, dans toutes peut-être : la mise en évidence d’un « manque » inhérent au sujet humain.

En l’être, la présence / d’une absence irréductible / d’une faute.

Je lis le fragment d’ouverture placé en épigraphe du livre de 2008 :

Sait-on jamais d’où viennent les désirs et comment naissent les histoires ? Sommes-nous de grands orphelins qui créent des images pour être un peu moins seuls et un peu plus aimés ? Pourquoi la vie ne nous suffit-elle pas, et quel besoin opiniâtre avons-nous d’en saisir les reflets ? (PFR, p. 8)

Je crois que ces trois interrogations modulent une même question à la fois tragique et heureuse : l’homme claudélien s’éprouve « privé », fondamentalement « orphelin » (au sens fort du latin orbus qui dit la « viduité », l’état plus que le sentiment d’abandon de l’être au monde1). Il se sait voué à une solitude – une « incomplétude », dirait Georges Bataille – que rien ne saurait combler. Or c’est dans aussi bien que grâce à cette privation qu’il va, en une forme de paradoxe, éprouver le « besoin opiniâtre » et tout à la fois le bonheur de créer des images – de croire aux fantômes.

Il y a quelques années encore, en ces époques heureuses où je dormais avec les Écrits de Jacques Lacan sous mon oreiller, il me semble que j’aurais aussitôt dégainé mon arsenal psychanalytique pour traiter d’un tel sujet. Chez Lacan, la question de « l’objet (a) » et le fading du sujet. Chez Pierre Fédida – qui jamais ne fut lacanien – la question de l’absence, de l’écriture ou de la création comme figuration d’un « absent », dans ce magnifique recueil d’essais publié sous ce titre, sur Marguerite Duras, Francis Ponge, d’autres encore : « L’objet perdu est, sans nul doute, l’absent sollicité par la parole à faire retour […] » (Fédida, 1978, p. 223).

  • Les temps ont changé et je déplacerai quelque peu la question « sommes-nous de grands orphelins [en demande d’amour] ? » vers sa réponse dans l’épigraphie de P. Claudel : comment « les histoires », « les images », la « saisie des reflets de la vie », peuvent-elles pallier la « faute » (faltus, ce qui manque) par l’imagination – je dis l’imachination – des figures de l’objet perdu ?

Il sera donc moins question ici du Wunsch (demande/désir2) que de ce que j’appellerai le besoin d’écriture comme seule mais grande réponse au sentiment de déréliction, d’abandon de l’être au monde.

De P. Fédida encore, ceci : « L’homme tiendrait-il debout par la seule vertu de ce qu’il raconte ? »(ibid., p. 41).

***

Pour en traiter, j’aurais sans doute dû m’attacher aux œuvres majeures. Le film de 2008 eût constitué un exemple privilégié, en ce qu’il est, je cite l’auteur, « une photographie de l’absence », une réflexion sur un « être creusé par le vide et la perte » et, par là-même, un « bilan de mon univers et de mes préoccupations » (PFR, p. 22). J’ai arrêté mon analyse devant sa complexité : partant d’une comptine, moins simple qu’il n’y paraît (« J’ai perdu mon ami / sans l’avoir mérité / Pour un bouquet [bouton] de roses / que je lui refusai... »), il me fallait aborder à « cette formidable machine à fabriquer des histoires » qu’est le cinéma. Et cela m’eût conduit à des hypothèses très incertaines sur la genèse du film de P. Claudel, hanté peut-être – est-ce son fantôme ? – par le film de Jean-Charles Tacchella, Il y a longtemps que je t’aime (Jean Carmet, Marie Dubois, Festival de Montréal, 1979) ; marqué peut-être, plus anciennement encore, par le cinéma selon Duras, India Song (1975), magnifique opus sur la perte, l’absence, la mort et la remémoration… Point de Tacchella chez P. Claudel (ce qui ne m’embarrasse pas outre mesure) ; mais absence – oubli, rejet ? – de Duras, « texte, théâtre, film », ce qui me pose un problème.

J’aurais pu me centrer sur les romans, en évitant Le Rapport de Brodeck – qui demanderait une thèse à lui tout seul. 2005 par exemple, La Petite Fille de Monsieur Linh, en tant que récit d’une « amitié » qui ne se noue que dans la mort, entre deux êtres que tout sépare, dévastés par la guerre, ne parlant pas la même langue – ne participant pas d’une même culture – deux êtres de la viduité, sans possibilité de communiquer autrement que par les gestes simples de la vie (manger, fumer, rêver peut-être3). Avec entre eux, sur le banc de leur rencontre rituelle, pour seul lien affectuel une photographie, et l’effigie de « la petite fille », Sang Diû. La scène finale est superbe qui dit ce qui est à dire de la relation humaine selon P. Claudel (« l’amitié sans visage », « sans ami », de Maurice Blanchot) : qu’elle est tissée d’une sorte de viemort où tout est promis à la perte, à la dissipation, si ce n’est qu’un miracle, mais « Sans Dieu », peut advenir – dans l’impossible à penser d’un moment / d’éternité – lorsqu’une poupée, un jouet de l’enfance, « comme s’il s’agissait d’une véritable enfant » (PFML, p. 157), ramène à la vie un être mort depuis longtemps déjà.

J’aurais aimé mettre bord à bord le texte autobiographique du Jean-Bark (2007) et le « roman » de L’Arbre du pays Toraja (2016), deux récits en face à face, avec d’un côté la réalité, de l’autre la rêverie ; avec entre eux – et cet entre m’est précieux – l’écriture comme trace d’une absentation par quoi la vie / se survit, échappe – du moins pour un temps – à l’oubli4.

Je m’en tiendrai cependant à des « miettes » – mais je l’avoue : il y a longtemps que j’aime les miettes de P. Claudel, ces petits éclats d’écriture (« reflets », dit-il) – j’irais jusqu’à la bribe ou au lambeau ! – de quoi son œuvre est tissue. Ces « miettes » – je les appelle « vestiges » (vestigium latin : l’empreinte d’un pas, d’un passage) – nous guident plus sûrement dans la lecture de l’œuvre que tout chemin balisé.

Trois ou quatre miettes donc, mais pas n’importe lesquelles puisqu’empruntées à un petit livre essentiel, Autoportrait en miettes, qui m’aura permis de déconstruire trois « images », en l’occurrence trois tableaux du Musée des Beaux-Arts de Nancy, placées sous le regard de celui qui, depuis toujours, s’en est nourri.

Jeune Nancéienne dans un paysage de neige, d’Émile Friant

Cette toile de petit format (fig. 1) tient une place considérable dans l’œuvre. Sous le titre Au revoir Monsieur Friant, P. Claudel consacre un livre entier à son auteur, le peintre Émile Friant et, singulièrement, aux tableaux conservés au Musée des Beaux-Arts de Nancy. La Jeune Nancéienne figure précisément au centre de ce livre (AMF, p. 37 d’un ouvrage qui comporte 74 pages) comme si l’ouvrage et la vie même de l’écrivain tournaient autour d’elle, comme si elle constituait la petite « idole » du temple – εἴδωλον (eidôlon) : fantôme, forme, figure –, l’enjeu et le cœur de ce que je voudrais appeler, avec Derrida, une « spectropoétique » dans l’œuvre claudélien.

Figure 1. Émile Friant, Jeune Nancéienne dans un paysage de neige [huile sur bois], 46 x 37 cm, 1887. Musée des Beaux-Arts, Nancy. Source : Wikimedia Commons

Reproduction d'un tableau (voir texte)

Cette Jeune Nancéienne possède, d’un fantôme ou d’un spectre, le pouvoir essentiel d’apparition. Elle n’est même que cela : une apparition, selon son double mode fantomal d’ek-sister : la sous-venance, qui la constitue en revenante d’un passé ou de la mort ; et ce qu’il faut appeler la sur-vivance, au sens où son paraître manifeste une forme de « sur-vie », un supplément d’existence qui s’impose par-delà l’absence ou l’oubli. Jacques Derrida a un mot délicieux à ce sujet : de l’« esprit », du fantôme, il dit qu’« il vient en revenant » (Derrida, 1993, p. 32).

Lorsqu’elle apparaît une première fois – mais est-ce une première fois ? et y a-t-il une première fois pour l’apparaître d’un fantôme ? –, P. Claudel écrit expressément qu’il « reconnaît » la jeune fille, comme si, depuis toujours déjà, elle avait été là, dans sa mémoire, déjà-là en « esprit » :

La première fois où je vis le portrait de la Jeune Nancéienne, je crois d’ailleurs que ce fut le premier tableau de Friant que je vis, il me parut que le temps me jouait un vilain tour. [« the time was out of joint » – Hamlet I, 55]. Car, à n’en pas douter, c’était bien elle qui en face de moi posait dans le cadre […]. Sous des habits d’un autre siècle, je l’avais reconnue. Oui, c’était bien là sa candeur… » (AMF, p. 36, je souligne)

Le mot « candeur » évidemment me retient : tout fantôme tient à la blancheur, il est « blanc comme une page pas encore écrite », dirai-je avec Mallarmé (Mimique). Et, de fait, la vue du tableau de Friant est celle d’une première page d’écriture, sorte de matrice qui s’ébauche fantasmatiquement sous nos yeux – fond blanc du paysage, de la page ; formes noires s’y inscrivant de la plume au chapeau, de la « lourde jupe de velours et d’ochaka » (ibid., p. 39) ; et du gant sombre à demi retiré d’un « manchon de fourrure lustrée » (p. 36). L’impossible objet du désir qui fait ici retour, ce « revenant » donc, trouve sa matérialité dans un visage dont sourd la couleur de la vie, « ce rose aux joues comme celui des premières pivoines » (ibid.) ; visage doté d’un regard singulier, très clair mais comme détourné et vide, que l’on va retrouver un peu partout dans l’œuvre. Je souligne cependant que ce n’est pas de la chair d’une incarnation dont il s’agit ici, mais de la représentation (la mimésis) de la qualité de cette chair comme si elle était vivante, ce qu’on appelle en peinture d’un mot italien : la morbidezza. Ce regard que l’on devine plus qu’on ne le voit vraiment, est l’élément majeur du portrait : s’il pouvait être croisé, si l’on pouvait s’y plonger, alors peut-être « l’amour » serait possible et la phrase Il y a longtemps que je t’aime trouverait son sens. Il se dérobe ici comme partout ailleurs, se perd hors du cadre du tableau où je ne puis le rencontrer. Très beau regard qui ne (me) regarde pas, voilà le point : ce regard vide n’appelle ni ne retient rien de ce qui n’est pas lui-même ; il semble ouvert sur l’absence, sur mon absence ou, plus terriblement encore, sur une absence sans absent.

Cette Jeune Nancéienne, véritable parangon des fantômes claudéliens, va ainsi apparaître et disparaître (« enter Ghost, exit Ghost », Hamlet encore) ; elle va faire irrégulièrement retour dans l’œuvre, à la fois fascinante (captivant le regard) et proprement « effrayante » au sens où elle interdit tout « frayage », toute suite à donner à sa rencontre. J’en ai remarqué quelques traces, il en serait d’autres…

1. Avant que de figurer dans le tableau d’Émile Friant, le fantôme (le fantasme) de la jeune fille morte apparaît déjà dans Les Âmes grises [roman de 2003, film d’Yves Angelo, 2005] : « Berfuche a tiré un coin de la couverture […] Le visage de Belle de jour est apparu. Quelques corbeaux sont passés sans bruit. Elle ressemblait à une princesse de conte aux lèvres bleuies et aux paupières blanches » (AG, p. 18-19). Quelques pages plus loin (p. 45), Belle trouve sa place dans un tableau (dont on peut se douter qu’il est signé Friant), comme si elle y ressuscitait ; elle y retrouve sinon son identité du moins le prénom « si rare et si beau » de « Clélis » (AMF, p. 36). À n’en pas douter, c’est bien cette « elle » qui va se manifester tout au long d’un livre qui, selon le narrateur, « v[a] faire défiler beaucoup d’ombres » (AG, p. 11). On pourrait suivre le jeu de ses apparitions / disparitions (« enter Ghost, exit Ghost »), la suivre, « elle », à la trace, depuis « sa forme, la forme de son corps de fillette, sous la couverture mouillée » (p. 109), jusqu’à ce que l’on ne « distingue plus l’empreinte que le corps de Belle de Jour avait creusée sur la berge » (p. 110) :

Le portrait de Clélis ornait toujours le vestibule du Château [celui du Procureur si bien nommé Destinat, « qui donne la mort ou la refuse »]. Son sourire regardait le monde changer et sombrer dans l’abîme. Elle portait les habits d’un temps léger qui n’était plus. Au fil des ans, sa pâleur avait disparu et le vernis passé colorait désormais ses joues d’une rose tiédeur…  (AG, p. 45)

2. Dans le film Il y a longtemps que je t’aime, deux séquences essentielles y font référence, notées 39 et 90 dans le scénario, toutes deux mettant en présence, en un moment de très fragile union, Michel et Juliette (je devrais peut-être dire Philippe et Kristin) avec, entre eux, les conjoignant dans le même temps qu’ils les séparent, deux tableaux de Friant.

Séquence 39 : Juliette est seule, qui tombe en arrêt « comme paralysée par lui » devant l’immense tableau de Friant, La Douleur, où un trio de veuves éplorées, voilées de noir, semble comme happé par le vide d’une tombe ouverte, sur leur droite (fig. 2).

Figure 2. Émile Friant, La Douleur [huile sur toile], 254 x 334 cm, 1898. Musée des Beaux-Arts, Nancy. Source : Wikimedia Commons

Reproduction d'un tableau (voir texte)

(Parenthèse : je dois dire que je ne suis guère en accord avec la lecture du tableau donnée par P. Claudel qui suggère qu’un « cercueil vient d’être déposé » dans l’ouverture encore béante : non, Friant – et là est la force selon moi de sa vaste toile (254 x 334 cm) – figure le vide d’une tombe en attente et en l’absence de tout défunt. Un vide qui appelle le corps mort et non le présente : ce sera en l’occurrence le corps de la Jeune Nancéienne en retour, non loin, dans une autre salle du Musée, vers sa tombe !)

Juliette est seule face à ce vide, Michel l’effraie (« vous m’avez fait peur ») avant de la conduire devant le second tableau, si petit (46 x 37 cm), dont étrangement il dit qu’il « représente un visage de jeune fille devant un paysage de neige » (PFR, p. 179, je souligne). La métonymie est heureuse puisqu’elle permet de focaliser, dans ce visage, le regard, et de permettre ainsi une triangulation que l’on va, là encore, retrouver partout chez P. Claudel. L’une et l’autre, Juliette et Michel / réunis mais ne se regardant pas / regardent une tierce figure : le visage / au regard vide / de la jeune-fille promise au tombeau.

Séquence 90 : le même musée aux mêmes heures, mais les tableaux enfuis, comme effacés, dans « le flou des œuvres » écrit P. Claudel. Kristin/Juliette, à nouveau seule, avise assez haut sur le mur au-dessus de l’escalier circulaire qui s’ouvre sous elle, « un ange immense » au regard absent, comme rêveur. Elle reste, dit le script, « fascinée » jusqu’à ce que Philippe survenant (je veux dire Michel) lui propose de descendre avec elle l’escalier pour lui « montrer quelque chose », rompant ainsi la rêverie (fig. 3).

Figure 3. Ange du 18e siècle. Kristin Scott-Thomas et Laurent Grévill au-dessus de l’Ange dans le musée des Beaux-Arts de Nancy [photogrammeà 1 h 44 d’Il y a longtemps que je t’aime, 2008]

Reproduction d'un photogramme extrait d'un film (voir texte)

3. Ailleurs, dans Autoportrait en miettes, le même dispositif va se retrouver, également placé au plein cœur du livre6. Le narrateur et son double, le peintre Friant – Philippe / Émile, dialoguent par-delà la mort alors qu’entre eux deux, se place le regard impossible à croiser de la jeune fille :

J’aimerais tant qu’elle me regarde. Une fois au moins. Mais jamais ses yeux ne viennent dans les miens. J’ai beau me placer face à elle, à sa droite, à sa gauche, lui tourner le dos et virevolter. Non, elle continue à m’ignorer, ses yeux se perdent au loin. Ils ne me frôlent même pas. Ils tombent vers le sol, à mon côté, sur la gauche, comme happés par une songerie hypnotique où je n’ai aucune part. (AM, p. 45)

P. Claudel ajoute, évoquant la « manière d’herbier » d’un cahier qu’il « compose depuis l’enfance » :

[C]haque page possède un prénom, chaque prénom un visage et chaque visage un regard, un regard qui ne m’a jamais vu. Toutes les pages se suivent et se ressemblent par leur cruel dédain. Tu [toi, ici « Clélis », l’objet du désir] es sœur et cousine de toutes celles qui ne m’ont jamais vu. […] Je reste dans le désir impossible7 (ibid.)

4. Il est plaisant en ce point d’apprendre que l’impossible union avec le fantôme de Clélis a bien eu lieu cependant et que de la rencontre avec l’objet du « désir impossible » existe une trace tangible sous les espèces d’une photographie. Dans Autoportrait en miettes, P. Claudel confie en effet que, le film terminé, son imaginaire éteint, on a – chose rarissime – décroché le tableau du musée pour le placer dans ses bras (le metteur en scène, mis en scène par son photographe, même !). Hélas, c’est pour ajouter aussitôt que ladite photo a disparu dans quelque grenier dont on ne saurait aisément l’exhumer et que, de la rencontre, nous devons nous contenter du récit, des mots qui prétendent dire l’image : « Je suis un peu gêné sur la photographie qui doit être quelque part dans mon grenier. Je tiens la jeune fille contre moi. J’ai le cœur qui bat. Je souris. Elle reste indifférente » (AM, p. 44).

(Autre parenthèse : alors que j’étais comblé par l’idée de cette photographie-perdue de l’union avec le fantôme, j’avoue avoir été quelque peu déçu lorsque P. Claudel a cru bon d’adresser une copie de ladite photo aux organisatrices du colloque ! Le réel s’imposant à mon imagination, je me suis consolé en m’assurant que les mots de Claudel disent bien ce que l’image suggère…).

Figure 4. Philippe Claudel avec la Jeune Nancéienne dans les bras au musée des Beaux-Arts de Nancy. Photographie de Thierry Valletoux

Reproduction d'une photographie (voir texte).

5. Il y aurait nombre d’autres références de ces figurations de l’objet perdu8. J’aurais aimé aller jusqu’au Monde sans les enfants et autres histoires (2008), jusqu’à ce récit, très pur, très fort, très bref (une miette à peine), de « L’Enfant qui entrait dans les livres ». L’histoire, merveilleuse, d’un petit garçon – plus autobiographique sans doute que la jeune fille – dont le fantasme est de se faire fantôme et qui trouve son salut par la grâce du seul objet d’amour qui lui soit laissé pour vivre : le livre ou du moins sa lecture, oui, la poésie… Fantôme parmi les fantômes, il y disparaît, trouvant en lui, parmi eux – sans cesse y « revenant » – une forme imaginaire de survie :

S’il vous plaît, chut, ne le dites à personne, et croyez-moi là où est Lucas désormais [Lucas, λευκός grec, « brillant de blancheur » comme l’aube des anges et comme la lumière ; comme une page blanche pas encore écrite], il est très très très heureux, il a des millions d’amis, et plus personne ne peut lui faire de mal. (Claudel, 2008, p. 42)

Qu’ai-je voulu insinuer par ces bribes ou lambeaux textuels ? Que ces livres, ce film, ces films, ces écrits chez P. Claudel (texte, théâtre, film) constituent une collection d’images qui se forment, proprement, en un album de fantômes – de « mes doux fantômes », écrit-il – et des fantasmes qui leur sont liés, ou qu’ils inspirent. Et l’album, en son centre, au plein cœur, présente toujours une figure d’ « Elle » – celle d’un ange ou d’une enfant9.

Je ne développerai pas, cependant, cette question de la « vision » ou de la « vue » des fantômes chez P. Claudel, me contentant d’en résumer ci-après les arguments.

La Femme à la perle, de Charles Auguste Sellier – ou le « dedans du rêve »

La femme à la perle dort en ce lieu, et son regard inexistant est aussi le nôtre, nous qui ne parvenons jamais à voir. Les yeux sont là, on les devine sous la peau, mais on ne leur permet pas de regarder puisqu’il n’existe aucune ouverture, nulle paupière, nulle chair tranchée. Ils ne peuvent donc que se contenter du dedans, ce dedans du rêve, du fantasme et de l’inconscient dont la perle luisante détachée de la gorge nue et de la joue offerte souligne l’érotique de la cécité. (AM, p. 27)

Figure 5. Charles-Auguste Sellier, La Femme à la perle [huile sur toile], 56 x 45 cm, 1875. Musée des Beaux-Arts, Nancy. Source : Wikimedia Commons

Reproduction d'un tableau (voir texte)

Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette réflexion de celle de Lacan dans son séminaire sur L’Angoisse (Lacan, 2004, p. 247 et suiv.). Lors de ce séminaire, Lacan – après avoir distribué à ses disciples une photographie d’un certain bouddha japonais (une représentation / de la représentation, par conséquent, qui plus est aujourd’hui disparue) – commente son étrange regard. À l’inverse des figures traditionnelles de l’Éveillé, lesquelles lui attribuent une paupière baissée « qui ne laisse passer qu’un fil de blanc de l’œil et un bord de pupille », la photo, comme c’est le cas pour la Femme à la perle, révèle l’absence totale d’ouverture de l’œil, la paupière comme effacée, gommée, soudée au visage. Il n’y a là, dit Lacan, au lieu du regard qu’ « une espèce de crête aiguë, qui fait qu’avec le reflet qu’a le bois, il semble toujours qu’au-dessous joue un œil ». Mais il n’y a rien dans le bois, et rien sous la couleur du tableau : ce qui tient lieu de regard disparu n’est qu’un « reflet » du « dedans du rêve », des « fantasmes » que nourrit ce fantôme de regard. Cette disparition, cette perte de la vue est due, selon Lacan « au massage que lui font subir les nonnes du couvent, quand elles pensent essuyer les larmes de cette figure du recours divin par excellence ». Et cette brillance du non-œil du Bouddha, ce « rayonnement » qui sourd d’un semblant d’œil, sous une paupière estompée par les caresses, est la trace obvie du « long désir au cours des siècles » dont le regard divin a été l’inaccessible objet. P. Claudel, plus sobrement, nomme une « érotique de la cécité » (AM, p. 27), et il y aurait une étude à faire dans toute son œuvre sur l’érotique des images et des êtres perdus de vue, lorsqu’ils font brusquement retour sous nos yeux.

La Vierge, l’Enfant Jésus, saint Jean Baptiste et deux anges, du Pérugin10

« J’aime qu’il ne regarde pas celui qui le regarde11. »

Figure 6. Le Pérugin, La Vierge, l’Enfant Jésus, saint Jean Baptiste et deux anges [huile sur bois], 162 x 118 cm, 1483-1494.Musée des Beaux-Arts, Nancy. Source : Wikimedia Commons

Reproduction d'un tableau (voir texte)

Du commentaire, de l’accompagnement verbal, de ce Pérugin par P. Claudel, je n’ai retenu qu’une phrase-clé en forme de paradoxe : « Les yeux sont uniques » (AM, p. 69). Mais de la phrase, je ne retiendrai pas le sens obvie, à savoir que le regard que nous portons sur les tableaux, l’appréciation des formes et de leurs couleurs, sont singuliers toujours et propres à chacun. Si pour P. Claudel c’est l’effet de bleu qui l’emporte sur tout autre considération devant ce tableau (« Rien que du bleu à songer » (ibid.), écrit-il, démarquant Rimbaud : « Rien que du blanc à songer »), pour d’autres le rendu de la chair, la morbidezza, primerait sans doute12.

« Les yeux sont uniques. » La petite phrase me dit autre chose : que le « deux » d’une dualité (quel que soit l’« un » et quel que soit l’« autre » d’un duo) est impossible à songer. Il me faudrait ici faire fonds sur le tableau du Caravage et l’incroyable analyse de P. Claudel, qui se rêve « tueur » dans un « abattoir », et voit un Gabriel coupé en deux, « un demi-archange, pardi », proprement tranché par un peintre animé de « l’énergie du massacre13 » ! L’ange de L’Annonciation n’a alors qu’une aile (« elle »), qu’un demi corps et pas même de visage, voilà bien le grand mystère d’une immaculée conception… Je fantasme sans doute la phrase « les yeux sont uniques », mais elle me dit que le pluriel, la conjugaison de l’un avec l’autre, l’union reconstituée des êtres, est bien « impossible à songer », comme toujours promise à l’échec, pour un être toujours menacé sinon de perdre la vue, du moins de perdre l’autre, de vue. D’en être « privé ».

Me captive ainsi, sur la toile du Pérugin, le jeu en triangulation des « non-regards » qui se proposent à la vue.

1. La Vierge et les deux cousins, Jésus et son double, Jean-Baptiste14. La Vierge regarde – tendrement ? du moins a-t-elle les yeux baissés sur lui – l’enfant qui n’est pas le sien ; elle pose sa main droite sur son épaule nue, en signe d’affection et de protection, l’enveloppant (presque) de son beau voile bleu. Or Jean ne lui rend pas ce regard : il regarde Emmanuel / qui ne le regarde pas / pour chercher – désespérément – à croiser le regard de sa mère immaculée. Entre eux, entre la Mère Vierge et le fils de Dieu fait homme, un écart, une distance – flagrante, énorme (l’enfant est seul, nu, abandonné sur un pauvre tissu violâtre, tout prêt de murmurer – c’est ce qu’il me semble, du moins – « Mère, Mère, pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Distance (séparation, coupure) que ne comble pas le double geste à peine ébauché (de la main gauche ici, de la main droite là) d’une bénédiction.

2. Les deux anges et la Vierge. Je retrouve P. Claudel : « J’aime les anges. Je passe ma vie à les chercher. Eux seuls songent du bleu » (AM, p. 71). « Eux seuls », et certes ils le sont, séparés, ces anges : l’un, à gauche, porte son regard vers un extérieur de la toile, sur quelque objet dérobé à la vue ; l’autre, à droite, se perd en prière, les yeux baissés, presque clos. Ni l’un ni l’autre ne regardent la Vierge qui leur tourne le dos, et aucun d’eux ne prête la moindre attention aux enfants qu’ils sont censés présenter et garder.

Les anges, c’est comme les fantômes, on peut « passer sa vie à les chercher », à les « aimer », on ne les voit jamais qu’en songe…

Conclure

« Le cinéma est un art du fantôme. » (Derrida, 2013, p. 306)

C’est une scène de L’Arbre du pays Toraja que je retiendrai, pour finir, afin de dire l’esprit de ce que j’ai cherché à montrer sur le fantôme, chez P. Claudel, comme figuration de l’absence ou de la faute ; figuration du manque à être de l’« autre », [« t’ »], « toi », objet retranché, coupé ou toujours dérobé, évanoui, du désir humain.

Nous sommes au Palazzio de Grassi (18e siècle) – aujourd’hui propriété de la fondation Pinault – au bord du Grand Canal à Venise. « Elle », Elena, dont je puis dire qu’elle est à la lettre le fantôme (la réapparition, la réincarnation) de Florence à Venise (!), se tient à la fenêtre d’une salle d’exposition, de dos, « admirant » la vue, le dehors (la lagune et les huit îles de la Giudecca).

Le narrateur, « je » (le cinéaste), ne se place pas pour autant au-dedans de la scène, au fond de la salle où se tient une exposition des « Gisants » de Cattelan (fig. 7 et 8). Il trouve son juste lieu « entre » : entre le dedans et le dehors, entre la pierre et la chair, entre réel et imaginaire, vie et mort – ni l’un ni l’autre, tel est le sens – entre les fantômes et au milieu d’eux. Le fantasme d’Elena / Florence ici, son corps désiré ; là, les neuf gisants de Cattelan sous leur drap de marbre recouvrant on ne sait quel souvenir de corps défunt15. C’est cette place du sujet claudélien, du sujet de l’écriture – entre – que j’ai retenue comme ce que j’appelle un peu facilement sans doute, mon « point de vue » (à la fois point focal – là, où se forme l’image – et punctum cœcum, le point aveugle), qui me permet d’envisager l’œuvre, de la voir ou de la désirer pour ce qu’elle est, là où elle est.

Lisons simplement :

Le jour de notre départ, nous allâmes visiter la Fondation Pinault, à la Punta della Dogana. Dans une des dernières salles à l’étage, étaient installés les gisants de Maurizio Cattelan. Neuf corps dérobés aux regards par un drap de marbre blanc. […] Mon regard allait des corps de marbre à celui d’Elena à sa fenêtre. Je revenais vers les gisants. Je passais du vivant au non vivant. Je me disais que ma place à cet instant était au juste milieu de ces deux pôles. J’aurais voulu toucher les corps, ou m’allonger près d’eux, soulever un drap de marbre blanc et me glisser sous lui. Faire ce geste rêvé et impossible. Mais Elena s’est alors retournée et m’a souri. (APT, p. 104-105)

« J’aurais voulu », voilà le Vœu, mais impossible à réaliser, alors même que ce serait là – se faire fantôme – le moyen de rejoindre l’autre fantôme, celui de Florence. Or Elena, la survivante bientôt enceinte / le / regarde / à l’instant où / il / regarde la mort.

Derrida a cette phrase magnifique : « Le fantôme est le phénomène de l’esprit. » (Derrida, 1993, p. 216). Certes, le philosophe ne dit rien là que ne dit déjà la langue elle-même : « esprit » en français, « Geist, Gespenst » en allemand. Mais cette formulation (qui participe d’une déconstruction de la Phénoménologie d’Husserl) nous demande de considérer que l’on ne peut appréhender une époque et sa pensée, sa « création », la pensée du sujet lui-même, à partir de simples « présences », vérifiables et calculables selon la seule chronologie (l’Histoire) des événements qui les déterminent ou les caractérisent. La tautologie (l’esprit / est / esprit / hanté de fantômes) rend à cette évidence : l’esprit humain, psychanalytiquement comme socialement (Derrida dit « politiquement »), (s’)apparaît toujours hanté de formes et de figures « out of joint », se manifestant puis disparaissant, n’appartenant pas nécessairement au passé, ni même à la mort, pour être souvent préfiguration (prémonition) de quelque advenir. Et il est toujours appelé à se dé- et re-construire dans ce que le philosophe nomme une « fantasmagorie » (nous ramenant aux sources du cinéma), ailleurs une Ghost dance16. Or, c’est précisément, me semble-t-il, ce que dit P. Claudel lui-même, de lui-même et de son œuvre : nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes. Notre chair et la matière de notre âme résultent de combinaisons moléculaires et du tissage complexe de mots, d’images, de sensations, d’instants, d’odeurs, de scènes liées à celles et ceux que notre existence nous a fait côtoyer de façon passagère ou durable. Poursuivre sa vie quand autour de soi s’effacent les figures et les présences revient à redéfinir constamment un ordre que le chaos de la mort bouleverse à chaque phase du jeu. 

Vivre en quelque sorte, « c’est savoir survivre et recomposer. » (Claudel, 2016, p. 47)

On attendait M. Duras, j’avoue que je me suis surpris à en arriver ainsi, pour finir, à rapprocher P. Claudel de J. Derrida, autour de la question d’une « hantologie », d’une logique spectrale de l’être et de la création. L’un serait-il (devenu) le fantôme de l’autre ?

Figure 7. Maurizio Cattelan, All, installation, collection Pinault, Venise. Photographie de Serge Bourjea

Reproduction d'une photographie (voir texte)

Figure 8. Maurizio Cattelan, All, installation, collection Pinault, Venise. Photographie de Serge Bourjea

Reproduction d'une photographie (voir texte)

Figure 9. Charles Ray, « Light from the left » [fibre de verre, aluminium et acrylique], 215 x 26 cm, 2007. Photographie de Serge Bourjea

Reproduction d'une photographie (voir texte)

Post-scriptum 1

Dans Il y a longtemps que je [l’]aime, P. Claudel écrit au sujet de son actrice Kristin Scott Thomas :

En un battement de paupières, elle vous charme ou vous cloue. Ce qui me plaît chez Kristin, c’est de ne jamais savoir exactement ce qu’elle pense. Elle est comme un ciel de traîne dans lequel le plus clair soleil peut bien vite se voiler de nuages, puis de nouveau être à découvert quelques instants plus tard. Il y a derrière ses yeux tant de choses accumulées qu’un metteur en scène ne peut avoir qu’une envie, y plonger les racines de multiples personnages.

Dans le futur proche ou lointain, j’ai envie d’une histoire de fantômes avec elle. (PFR, p. 69 ; je souligne)

Oserais-je ajouter qu’il y a longtemps que, pour moi, Kristin Scott Thomas est la Katherine du Patient anglais (A. Minghella, 1996), et j’aimerais (me) rappeler que le revenant qui va ramener ledit « patient anglais » à renaître et recouvrer son identité, a pour faux nom dans le film : « Caravaggio » !

Post-scriptum 2

Je regarde à nouveau les deux diapos de ce que j’ai appelé mon « point de vue ». On en perçoit aisément l’économie. À gauche, l’ouverture sur le dehors, sur la vie : « Elle », « Elena » s’est tenue là, à contempler ce dehors. À droite, fenêtre occultée, les formes blanches des gisants, agités sous leur drap de marbre. Et « entre », donc, le regard oscillant, dehors / dedans, du créateur, du cinéaste, du poète.

Je regarde mon montage et un détail me surprend : je n’avais pas immédiatement perçu ce rectangle blanc, à droite de la fenêtre et de son ouverture sur le dehors. La photo n’est pas contemporaine de l’exposition évoquée dans L’Arbre du pays Toraja et P. Claudel n’a probablement pas vu cette œuvre de Charles Ray, un bas-relief, « Light from the left » (fig. 9).

J’ai regardé de plus près. Deux « fantômes » me sont alors apparus : « Elle » était encore là, paraissant refuser les fleurs qu’une main hésitante lui tendait. Je me suis mis à fredonner, amusé :

« … pour un bouquet de roses qu’[elle] me refusait / Il y a longtemps que je t’… »

Références

Derrida Jacques, 1993, Spectres de Marx, Paris, Galilée, collection « La philosophie en effet ».

Derrida Jacques, 2013, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, Paris, La Différence.

Diderot Denis, 1875, Œuvres complètes, t. 8, Paris, Garnier-Frères.

Duras Marguerite, 1980, L’Été 80, Paris, Éditions de Minuit.

Fédida Pierre, 1978, L’Absence, Paris, Gallimard, collection « Connaissance de l’inconscient ».

Hugo Victor, 1891 [1862], Les Misérables, Paris, Émile Testard & Cie, t. 4.

Lacan Jacques, 2004, Le Séminaire, livre 10 « L’Angoisse », Paris, Le Seuil.

Œuvres de Philippe Claudel citées

La Petite Fille de Monsieur Linh [PFML], Paris, Stock, 2005.

Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.

Au revoir Monsieur Friant [AMF], Paris, Nicolas Chaudun, 2006.

LeMonde sans les enfants et autres histoires, Paris, Le Livre de poche, 2008.

Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Le Livre de poche, 2009.

Autoportrait en miettes [AM], Paris, Nicolas Chaudun, 2012.

L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.

  • 1 Le mot « viduité » est quelque peu obsolète dans la langue, s’il garde valeur dans le vocabulaire de la psychologie (le « sentiment de viduité »). On trouve un intéressant exemple de son emploi chez Victor Hugo : « Le pauvre vieux Jean Valjean n’aimait, certes, pas Cosette autrement que comme un père ; mais [...] dans cette paternité la viduité même de sa vie avait introduit tous les amours ; il aimait Cosette comme sa fille [...] comme sa mère [...] comme sa sœur ? » (Hugo, 1891, p. 577).
  • 2 On distinguera, de fait, le « désir » ou le « vœu » (la désirance : desiderare, c’est vouloir « décrocher les étoiles »), du « besoin », davantage lié à l’absence, au manque ou à la perte. Ce que Claudel interroge, en effet, est moins ce que Lacan appelle le « désir de l’Autre » (désir du « rien » ou de l’ « impossible »), que le besoin, vital, beaucoup plus élémentaire, de création ou de captation des images (des histoires) : des « reflets » vivants et simultanément vitaux de l’existence. 
  • 3 Ainsi : « [I]l se souvient confusément d’un rêve qu’il a fait quelques nuits plus tôt, un rêve dans lequel il était question de forêt, de source, de soir qui tombe, d’eau fraîche et d’oubli » (PFML, p. 156) ; voir aussi le long rêve de « la grotte et de la source » de M. Tao-Laï (ibid., p. 119).
  • 4 Belle légende que celle de l’arbre Toraja en lequel le corps de l’enfant mort se garde et se métamorphose, pour devenir l’œuvre de la nature elle-même / contrepoint parfait avec la scène finale d’Elena enceinte.
  • 5 L’allusion à Hamlet n’est pas fortuite. Comme dans la pièce de Shakespeare, la vision du fantôme (du Père ou de la « jeune fille ») constitue une rupture temporelle et l’advenue d’un univers proprement fantasmatique : « Je suis sorti du musée comme on sort de sa vie. » (AMF, p. 40).
  • 6 Le petit tableau est présenté p. 42, l’Ange monumental p. 47, dans un ouvrage qui en comporte précisément 93.
  • 7 Ce « reste » n’est pas pour autant stérile, il ne cessera d’engendrer « un nouveau désir d’image » (APT, p. 14).
  • 8 « Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. » (Duras, 1980, p. 67).
  • 9 J’emploie ces deux termes à dessein : en latin, album c’est « le livre blanc », les tablettes d’écriture enduites de plâtre où se recueillaient et se gardaient les inscriptions ; en grec ancien, ἀλφός (alphos) désigne « la blancheur », mais plus précisément une « trace blanche » (la « lèpre blanche », un lichen blanc qui s’accroche sur une pierre), et il faudrait se souvenir de l’albus calculus, la pierre blanche de l’absolution, signe d’effacement et d’oubli. En grec toujours, chez Platon du moins, le ϕάνταὓμα (phantasma), nom qui provient du verbe ϕαίνεὓθαι (phainesthai), « briller, se montrer, apparaître », via ϕαντάζεὓθαι(phantazesthai), se rapporte à ce qui brille sur une surface miroitante, l’illusion d’une apparition, d’un « reflet ».
  • 10 Je ne fais ici qu’une brève allusion à cet autre tableau, gloire du musée des Beaux-Arts de Nancy, L’Annonciation du Caravage (1610), œuvre tardive. Je n’y fais ici qu’une brève allusion.
  • 11 À propos de la photographie d’Eugène, mort (APT, p. 61).
  • 12 Du reste, le « bleu » du Pérugin est assez fade en regard de celui de Giotto pour la Capella degli Scrovegni, à Padoue (1305) !
  • 13 Trinicare, en latin, rappelons-le, c’est proprement couper en trois. Cf. le tableau reproduit dans AM, p. 38.
  • 14 Double triangulation des naissances : l’ange Gabriel annonce aux deux cousines Marie et Élisabeth qu’elles sont grosses des vœux du Seigneur – « Sois sans crainte, Zacharie, car ta supplication a été exaucée : ta femme Élisabeth mettra au monde pour toi un fils, et tu lui donneras le nom de Jean » (Luc 1, 13-14). « L’ange lui dit : ne crains point, Marie ; car tu as trouvé grâce devant Dieu. Et voici, tu deviendras enceinte, et tu enfanteras un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus » (Luc 1, 30-31).
  • 15 De Maurizio Cattelan, l’exposition All (2007) fut présentée tour à tour à Venise (2009), Paris (2010) et au Musée Guggenheim de New York (2011). On reproduit ici deux vues de la salle d’exposition : à gauche la fenêtre ouverte sur la lagune (où se tient Elena) ; à droite, les neuf gisants de marbre de Carrare.
  • 16 Dans « Tourner les mots », Jacques Derrida revient sur le film de Ken Mc Mullen, Ghost Dance (1983), dans lequel il tient le rôle du fantôme / de lui-même / philosophe et professeur (Derrida, 2013). On rapprochera ce qu’il en dit de la réflexion de Diderot sur « l’acteur » dans Le Paradoxe sur le comédien (1830) : « La Cléopâtre, la Mérope, l’Agrippine, le Cinna du théâtre, sont-ils même des personnages historiques ? Non. Ce sont les fantômes imaginaires de la poésie ; je dis trop : ce sont des spectres de la façon particulière de tel ou tel poète. » (Diderot, 1875, p. 20).
  • Références

    Derrida Jacques, 1993, Spectres de Marx, Paris, Galilée, collection « La philosophie en effet ».
    Derrida Jacques, 2013, Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible, 1979-2004, Paris, La Différence.
    Diderot Denis, 1875, Œuvres complètes, t. 8, Paris, Garnier-Frères.
    Duras Marguerite, 1980, L’Été 80, Paris, Éditions de Minuit.
    Fédida Pierre, 1978, L’Absence, Paris, Gallimard, collection « Connaissance de l’inconscient ».
    Hugo Victor, 1891 [1862], Les Misérables, Paris, Émile Testard & Cie, t. 4.
    Lacan Jacques, 2004, Le Séminaire, livre 10 « L’Angoisse », Paris, Le Seuil.
    Œuvres de Philippe Claudel citées
    La Petite Fille de Monsieur Linh [PFML], Paris, Stock, 2005.
    Les Âmes grises [AG], Paris, Le Livre de poche, 2006.
    Au revoir Monsieur Friant [AMF], Paris, Nicolas Chaudun, 2006.
    LeMonde sans les enfants et autres histoires, Paris, Le Livre de poche, 2008.
    Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Le Livre de poche, 2009.
    Autoportrait en miettes [AM], Paris, Nicolas Chaudun, 2012.
    L’Arbre du pays Toraja [APT], Paris, Stock, 2016.