Sait-on jamais d’où viennent les désirs et comment naissent les histoires ? Sommes-nous de grands orphelins qui créent des images pour être un peu moins seuls et un peu plus aimés ? Pourquoi la vie ne nous suffit-elle pas, et quel besoin opiniâtre avons-nous d’en saisir les reflets ? (Claudel, 2008, p. 9)
Ces trois questions accueillent le lecteur au limen de Petite fabrique des rêves et des réalités – mais l’on devrait dire le saisissent, tant elles pointent ce qui, par-delà la tentative de compréhension, par Philippe Claudel lui-même, de sa « double nature » d’écrivain et de cinéaste, oriente l’existence de chacun : celle des créateurs, au premier chef ; celle des lecteurs et spectateurs que tous, peu ou prou, nous sommes ; celle, au vrai, de tous les humains, qui ne cessent de fabriquer des histoires et de trafiquer des images – nos rêves en attestent, dont, chaque nuit, nous sommes à la fois les scénaristes, les réalisateurs et les figurants. Nous sommes tous des êtres de désirs, d’histoires et d’images : c’est ce qui fait de cette « autobiographie fragmentée » (ibid., quatrième de couverture) qu’est Petite fabrique des rêves et des réalités la porte d’entrée dans l’atelier de chacun.
S’intéresser à l’œuvre de P. Claudel, c’est ainsi faire droit à cette nature duelle qui considère pareillement romans et films comme des « histoire[s] d’images » (ibid., p. 11). C’est donc ne pas choisir entre littérature et cinéma ; mais c’est aussi, plus largement, réfléchir (à) l’existence avec et depuis la peinture, le dessin, la photographie, la sculpture… ; non pas confondre des espaces et médiums artistiques, des intentions esthétiques, des techniques… qui ne sont en rien superposables (à quoi bon, sinon, se confronter à des gestes différents ?), mais s’essayer à comprendre ce qui traverse et travaille cette double mise en forme du désir de créer.
Au centre de la poétique claudélienne, donc, l’image – plus précisément ses processus ; c’est ce que pointe magistralement l’entrée « image » de « ce making of d’un genre particulier » que constitue le petit bréviaire de 2008 :
D’une façon ou d’une autre, c’est bien l’image qui a toujours été le centre de mon travail. J’ai toujours créé des images : avec des mots, avec des couleurs – j’ai beaucoup peint jadis –, avec une caméra maintenant. Le procédé importe finalement assez peu. C’est le processus qui est essentiel et dont je ne peux me passer. J’aime la vie, mais elle ne me suffit pas. J’ai besoin de la doubler, au sens où l’on double un tissu, d’une autre matière qui va la refléter et révéler sa profondeur, sa grâce et sa complexité. Cette matière, ce sont les images. Les faire naître et les assembler est une activité qui me permet d’être pleinement moi-même. Sans elle, j’ai l’impression d’étouffer. (ibid., p. 65)
« Reflet, simulacre, double, doublure, cliché, fantôme, miroir, ombre… » Le champ lexical de l’image hante l’abécédaire qui vient précisément (re)doubler le premier film, Il y a longtemps que je t’aime : autant de termes qui constituent le fil d’Ariane de ce volume collectif consacré à P. Claudel, Écrire et rêver les images. Ce titre joue du reste délibérément de l’interprétation ambiguë d’un coordonnant matérialisant la ligne de partage, mais de conciliation aussi bien, entre écritures littéraire et cinématographique : écrire et rêver / les images : littérature ou cinéma ? Ou écrire / et rêver les images : littérature versus cinéma. Soulignant ainsi la matière commune – les mots, les images, les rêves – aux deux supports privilégiés de la création claudélienne, la formule ambitionne de traverser l’entièreté d’un parcours d’écriture dont nous avons souhaité penser les processus par-delà les gestes artistiques, les genres, les formes ou les tonalités, en conscience d’une création se jouant à (et de) l’articulation des arts, notamment « de l’œil », dans le nécessaire quoique problématique recours aux mots (qui manquent souvent, mentent parfois, peinent à traduire la richesse mutique de l’expérience sensible et ne sauvent ni de la maladie, ni de la mort, ni ne préservent de la violence). Aussi, depuis quelque 20 ans, entre, avec et parfois contre les mots et les images, l’œuvre claudélienne construit-elle en vérité – i. e. sans jamais chercher la séduction facile ni hésiter à se mettre en danger – un lieu fragile, tendre et cruel à la fois, où réfléchir sans faux-semblants, grâce à la doublure de rêves que cousent de concert littérature et cinéma, notre être-homme contemporain.
L’image est une « matière », confie P. Claudel dans l’entrée précédemment citée : on en déduit qu’elle ne constitue ni un moyen ni une fin en soi. Elle est ce matériau ductile, éminemment plastique qui, différemment informé, donnera lieu à l’œuvre, quel qu’en soit le médium d’élection. Voire, oxymoriquement, s’avère apte à faire matière de l’absence : « Il y a longtemps que je t’aime est une photographie de l’absence, des absentes et des absents. Je voulais réfléchir sur cette anti-matière de nos vies », note P. Claudel à l’entrée « absence » de l’abécédaire (ibid., p. 12).
On ajoutera que l’image, chez P. Claudel, ne saurait être accueillie sans discernement, et que céder voluptueusement au flux des images, qu’elles soient mentales ou rétiniennes, oniriques ou sociétales, publicitaires ou artistiques, s’accompagne non seulement d’un devoir critique à leur endroit, mais en appelle à un positionnement éthique. Matière à vivre parce qu’elle nous apprend à voir, l’image est aussi capable de mensonge. On sait depuis Platon que nous avons à nous méfier d’elle, qui nous éloigne de la vérité et travestit notre rapport au réel : « Tu écris bien Brodeck, nous ne nous sommes pas trompés en te choisissant, et tu aimes les images, un peu trop peut-être mais enfin… » (Claudel, 2009, p. 366). Difficile, en l’occurrence, de ne pas confondre l’écrivain avec son personnage, d’autant que P. Claudel concède dans Jean-Bark : « J’ai toujours aimé les métaphores. J’en abuse souvent. » (2013, p. 48).
Qu’il s’agisse du « trop plein » (2006b, p. 55) ou du « torrent d’images » (2006b, p. 57) vulgaires qui anéantissent le narrateur de J’abandonne, de l’absurde image de soi à laquelle tient son collègue, pour laquelle ce dernier serait « prêt à se battre [voire] à mourir » (2006b, p. 66), ou des images rhétoriques dont l’excès ou le mésusage est susceptible de nous abuser, leur omniprésence requiert une capacité de discernement parfois difficilement compatible avec la propension tout humaine à rêver sa vie, voire à habiter ses rêves. Comme l’énonce le narrateur très shakespearien de Quelques-uns des cent regrets, « [nous] appart[enons] aux songes » et « [c]’est ainsi à demi que se passent nos vies » (2006c, p. 118). Aussi, dans la nouvelle « Les confidents », la bien nommée comtesse Beata Désidério demande-t-elle vainement aux peintres, « qui peign[ent] le réel et non le rêve » (2004, p. 86), de reproduire le songe qui l’habite (dont le lecteur subodore que la scénographie emprunte à l’univers de Monsù Desiderio, c’est-à-dire aux Lorrains François de Nomé et Didier Barra) ; déçue par leurs toiles infidèles, elle finira par disparaître dans le sommeil.
Bien des rêves, tels ceux de la Petite (die Kleine), s’offrent néanmoins comme des lectures critiques d’un réel douloureux dans son « écroulement » même, « la mécanique [des] songes » (2008, p. 58) révélant de la vie des êtres les violences dont simultanément ils les protègent :
J’allais me coucher, le sommeil me prenait lourdement, et dans mon lit arrivaient jusqu’à moi toujours les mêmes images, atroces et grotesques à la fois, de Merlin l’enchanteur abattant, tout en formulant pour chacune des excuses polies, à la chaîne et d’un coup d’instrument asséné sur la nuque, des centaines de femmes qui toutes avaient les traits résignés et la peau violette de Mme Franche. (2000c, p. 86)
À plein goulot, revenu dans ma chambre, j’ai bu le fond d’une bouteille de prune. […] Puis l’alcool a ouvert son bal, dans les heures de la nuit où se mêlent à nos vies et à leurs reflets, les rêves et les faux souvenirs, les détours jamais empruntés d’existences mélancoliques. Dans le cabinet du médecin dont les murs s’étaient soudain crevés, apparut une cohorte de très vieilles femmes nues. À perte de vue, les pieds entravés de lourdes chaînes, elles me présentaient leurs condoléances. Sur un mur, un tableau de dimensions réduites devint soudain le paysage : trois arbres dépouillés, un arc majeur mais en ruines, l’ombre de cet arc sur la terre battue. (2006a, p. 113)
Rhétoriques, cinématographiques, picturales, photographiques, mais encore oniriques, mentales, mnésiques, spectrales… non seulement les images fabriquent l’œuvre claudélienne dont elles constituent la matière en même temps qu’elles en supportent les enjeux esthétiques, épistémologiques et critiques, mais elles ne cessent, en une infinie sarabande, de se donner la main : c’est, on vient de le lire/voir, tel tableau qui habite le rêve d’un personnage ; tel rêve d’un personnage, lui-même issu de la contemplation par l’auteur d’une œuvre picturale, qui appelle un tableau ; ou encore telle photographie qui convoque la peinture (dans Les Âmes grises ou, différemment, dans La Mort dans le paysage) ; telle ekphrasis encore qui, dans L’Archipel du chien, se superpose à « un motif qu’aucun peintre n’[a] jamais songé à représenter », « la Cène avant qu’elle ne commence » (2018, p. 153-155), pour se transformer en scène de ripailles à la manière d’un « primitif flamand »…
« Par jeu », conclut cette scène extraordinaire, « le Commissaire cherchait dans le monde le reflet des œuvres des musées auprès desquelles il allait souvent se délasser et réfléchir avant de passer son temps mort à pérégriner de bar en bar ». Si le roman, ici, peint sur le motif en revisitant l’histoire de la peinture, quand il construit ailleurs (par exemple, dans L’Arbre du pays Toraja) des dispositifs cinématographiques, si les films claudéliens sont habités par des ambiances picturales (ainsi Edward Hopper ou Piranèse, dans Il y a longtemps que je t’aime) ou des cadrages photographiques, le personnage ambigu du Commissaire, qui circule entre monde et musée et cherche le reflet des œuvres dans le monde, témoigne de ce que ce dernier reste invisible à qui ne sait pas regarder les images de l’art. Car ce sont bien les œuvres qui nous font voir le monde par la vérité de leur éclat, tandis que le monde lui-même finit par se transformer en musée : « Les femmes de L’Excelsior de la Grande Ville ressemblaient à des sujets de peinture. Derrière les vitres, je les devinais peu vivantes » (2007, p. 64), se souvient le narrateur du Café de L’Excelsior. Ceux qui, à l’instar du gardien de musée Beshevich dans la nouvelle « Paliure », méprisent l’art, méritent non seulement de mourir – mais de mourir idiots : « Il n’avait jamais compris que l’on pût admirer ce qui singeait si grossièrement la réalité, tandis que dans la vie de tous les jours on regardait à peine ce que les peintres prenaient pour modèle » (2004, p. 137). Le gardien agonisera, pour avoir essuyé ses mains grasses sur un petit Murillo et craqué une allumette contre les vagues furieuses d’un Turner, face au visage disproportionné du Christ d’un Antonello de Messine…
Ambivalentes, les images : fabuleuses quand elles participent de l’aventure artistique et contribuent à construire des sujets sensibles (ainsi de l’Autoportrait en miettes), nous donnant, telle l’œuvre d’Émile Friant, « permis de voir » (2006d, p. 19) ; mortifères au contraire, quand, vulgaires et criardes, elles relaient bassesse et violence humaines. Ambivalents, les musées, qui apparaissent comme autant de « grands tombeaux » (2010, p. 70) pourtant dispensateurs de vie, ainsi que le découvre à son corps défendant le personnage de « Pierrot lunaire », ou que l’éprouve le narrateur de Meuse l’oubli au souvenir d’une après-midi passée au Musée royal de Bruxelles en compagnie de son aimée défunte. Ambivalents, les rêves, qui traduisent la vie en même temps qu’ils en trahissent l’aventure chaleureuse : c’est Firmin Vouge rêvant à la fin de « Mains et merveilles » jusqu’à en mourir, ou mourant de rêver, mais vivant, aussi bien, d’être capable de retrouver sa vie d’avant l’horreur à la seule force du rêve… Ambivalents, tous ces personnages à l’existence spectrale que la langue claudélienne pourtant admirablement incarne et qui, en bons revenants, n’en finissent pas de nous hanter : Brodeck, Émélia, Destinat, Firmin, la Petite…
Ainsi, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, par-delà les vies d’ombre qu’elles mettent en lumière et les questions – sans réponse – qu’elles posent à notre humanité, les fictions claudéliennes placent au centre de leurs préoccupations la matière même qui les fonde : les mots et les images. Car s’il s’agit toujours de raconter des histoires et par là de toucher (à) l’homme dans la nécessaire élaboration d’un mythos – i. e. (se) raconter pour être et devenir – , elles mettent en abîme leur « fabrique » – « derrière le rêve, il y avait la fabrique du rêve et son intention » (2008, p. 34) – pour s’émerveiller et simultanément se méfier de la capacité proprement humaine à rêver sa vie… si le mot « rêve » clôt L’Archipel du chien, c’est pour mieux nous faire voir la réalité : « ‘‘Mais mon pauvre vieux, finit par murmurer le Maire au Docteur, qui attendait sa parole avec anxiété, pourquoi dis-tu que c’est un rêve ?’’ » (2018, p. 280). À la double figure auctoriale répond ainsi une vision de l’art comme doublure. Pour autant, « rêver des images » (2008, p. 43) consiste-il à capter reflets et signes du monde pour mieux l’habiter en retour ou au contraire définitivement s’y soustraire ? Et « l’établissement de tous les rêves » (ibid., p. 63) travaille-t-il à « refléter et révéler » (ibid., p. 72) la profondeur de la vie ou à en imaginer une autre ?
En tout état de cause, tout est affaire de regard chez P. Claudel. Observer le monde, contempler les œuvres, envisager les autres, se regarder : ainsi pourrait-on définir les quatre points cardinaux de la boussole claudélienne. Ce faisant, les partis-pris esthétiques se doublent d’une éthique, dont les impératifs se découvrent autant dans l’en-allée des récits ou le discours des personnages que dans leur mise en œuvre, ces « petites mécaniques1 » (ibid., p. 54) qui finissent par construire une poïétique : comment porter (sur le monde, l’art, les autres, soi-même) un regard juste ? Comment cadrer et ne pas juger ? Dans quelle lumière approcher un visage ? Comment ne pas trahir, par les images (filmiques, rhétoriques) dont le travail est précisément de faire voir, l’invisible d’une intériorité, ou encore l’absence, cette « anti-matière de nos vies » ?
***
C’est à ces questions immenses que, modestement et à défaut d’y répondre définitivement, s’attelle cet ouvrage collectif issu du colloque international qui s’est tenu à l’Université Paul-Valéry de Montpellier les 3, 4 et 5 juin 2021, en présence de l’auteur-réalisateur – à qui va notre infinie reconnaissance. Portées par le laboratoire Rirra 21 de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et le laboratoire LIS de l’Université de Lorraine, mais également soutenues par le Conseil scientifique de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et l’IUT Nancy-Charlemagne (Université de Lorraine), ces journées, dans le droit fil des interrogations suscitées par l’œuvre à laquelle elles rendaient hommage, ont tour à tour été accueillies au musée, à l’université et au cinéma : le Musée Fabre, le site Saint-Charles de l’Université et le cinéma Diagonal nous ont en effet permis de joindre le regard et l’écoute à la parole, la perception et la déambulation à la réflexion – en somme, de rêver ensemble les mots et les images.
L’ouvrage mêle délibérément des études plus longues qui s’attachent, analysant motifs, lieux, procédés ou encore positionnements, à l’ensemble du parcours claudélien, qu’il soit littéraire – c’est l’optique de Marie Joqueviel-Bourjea (la photographie), Aude Jeannerod (le musée), Anne Strasser (la mort) et Pierre Schoentjes (le brouillard et la neige) – ou cinématographique – Émilie Lechenaut (la représentation et la perception des lieux) et Delphine Le Nozach (la réinvention du territoire régional), et des analyses centrées sur une œuvre en particulier. Deux types de présupposés critiques orientent ces lectures ciblées : si l’un vise à souligner les spécificités du corpus élu (Dominique Bonnet pour Petite fabrique des rêves et des réalités, L’Arbre du pays Toraja ; Mara Magda Maftéi pour L’Enquête ; Petr Dytrt pour Le Bruit des trousseaux ; Lieven D’hulst et Emmanuel van der Beek pour La Petite Fille de Monsieur Linh), l’autre fait le pari d’une lecture qu’on dira « paradigmatique », soit peu ou prou transposable (dans les hantises qu’elle révèle, les modalités d’appréhension du réel, les choix d’écriture, les fonctionnements narratifs qu’elle observe) à l’ensemble de l’œuvre claudélienne : c’est le cas des apports de Serge Bourjea (Petite fabrique des rêves et des réalités, Autoportrait en miettes), Isabelle Dangy (Parfums), Francisco González (Le Rapport de Brodeck) ou Pierre Bonnet (« La Petite »). Il nous est apparu nécessaire, en effet, de varier la focale critique en raison de la richesse, de la diversité et pour tout dire de la complexité de l’œuvre claudélienne.
Le volume s’ouvre sur ce qui a clos notre colloque : un échange entre Philippe Claudel et Yves Ravey, échange de mots écrits plus exactement. L’écrivain Y. Ravey, dans un très beau texte, décrit sa lecture des lettres reçues de son ami P. Claudel, après avoir raconté l’anecdote savoureuse de leur première rencontre. Rituel minutieux où chaque geste est décrit, interprété, chaque lettre étant traitée comme « un événement », autant d’images et de mises en abyme des gestes de l’écrivain et de son lecteur. On retiendra que les « mots de Philipe Claudel sont des formes énigmatiques et vivantes posées comme des insectes sur la feuille, observés par un entomologiste », mots parfois illisibles, tracés à la manière d’un peintre, sur des supports choisis au gré des lieux d’où ils sont envoyés. Des mots écrits qui disent l’absence physique de leur auteur mais abolissent la distance avec le lecteur.
Les images ont également ce pouvoir de suggérer à la fois la présence et l’absence, de montrer ce qui n’est plus, tout en le faisant resurgir. C’est l’objet de la première section de ce volume, « Le temps des fantômes », qui débute avec la contribution de Serge Bourjea, « Il y a longtemps que je [t’]aime ». Il y est certes question des fantômes, mais surtout de leurs images, ou plutôt des images dont ils émanent. Serge Bourjea se propose d’étudier cette figure de la présence-absence, de la perte, d’un manque « inhérent au sujet humain » de l’être claudélien, qui tente de combler son incomplétude en créant des images. En s’appuyant sur Autoportrait en miettes, il déconstruit trois « images », à savoir trois tableaux du Musée de Beaux-Arts de Nancy, placés sous le regard de l’écrivain : Jeune Nancéienne dans un paysage de neige d’Émile Friant, La Femme à la perle de Charles Auguste Sellier, La Vierge, L’Enfant Jésus, saint Jean-Baptiste et deux anges du Perugino. Il montre avec P. Claudel combien nous, vivants, sommes habités (hantés ?) par nos fantômes, par leurs traces, leurs images que nous recomposons, dans un geste de sur-vie.
Dans son étude intitulée « Nachleben. Philippe Claudel et l’image photographique »,Marie Joqueviel-Bourjea interroge ensuite comment l’image photographique relie la dynamique littéraire à l’entreprise cinématographique. La photographie articulerait-elle deux désirs d’images au premier abord contradictoires, l’un rétrospectif (le récit rejouant ce qui a été), l’autre prospectif (si le récit fait « revenir » l’image, le cinéma la fait « devenir ») ? Elle analyse ainsi le paradoxe constitutif de l’image selon G. Didi-Huberman (2002), à savoir « sa nature de fantôme et sa capacité de revenance, de hantise ». Elle repère les fonctions narratives de la photographie dans l’œuvre claudélienne avant d’en synthétiser les ressorts poïétiques, soit ce qui, par sa présence, se manifeste du geste créateur : « j’entends ces formes qui l’habitent et en structurent la syntaxe ». Elle montre ainsi comment la photographie, non seulement hante les fictions claudéliennes, mais leur prête forme.
La deuxième section, « Aux lieux de l’image », est consacrée à la présence des musées et du cinéma dans l’écriture, ces lieux privilégiés de fabrication et de monstration des images. Aude Jeannerod, dans « Le musée dans l’œuvre de P. Claudel : mort ou vif ? », remarque d’abord que l’œuvre claudélienne reflète un rapport ambivalent aux musées. Véritables motifs, l’écrivain en fait souvent des lieux mortifères aussi bien pour les œuvres exposées que pour celui qui les regarde. L’analyse s’attache toutefois à montrer que la fiction redonne vie aux œuvres et aux objets, mais surtout que, par leur forme même, certains textes miment la collection et revivifient le musée. C’est alors le livre lui-même qui se charge d’archiver afin de préserver « tout ce qui ne mérite pas l’oubli, tout ce qui doit être sauvé dans la mémoire des êtres » (2010, p. 70).
Dominique Bonnet nous invite également à aller de l’image à l’œuvre, plus précisément de l’image à l’écrit, dans « De l’image à l’écrit : voyage aller-retour dans l’univers de P. Claudel ». Partant de la réalisation d’Il y a longtemps que je t’aime pendant laquelle Claudel a rédigé le petit abécédaire Petite fabrique des rêves et des réalités, elle tente de repérer les interférences entre les deux univers claudéliens, le cinéma et la littérature. Elle relève ainsi les marques littéraires dans le long métrage et les étapes cinématographiques dans la construction du récit L’Arbre du pays Toraja,qui signe par ailleurs pour le narrateur le retour à une écriture scénaristique. Point de cloisonnement des arts chez Claudel, il peut filmer comme un écrivain ou écrire comme un cinéaste, invitant à une lecture croisée de ses œuvres.
La troisième section, « Usages du monde », se penche sur la dimension moraliste voire engagée de quelques œuvres de P. Claudel. Anne Strasser s’attache pour sa part à analyser les images de la mort dans les récits claudéliens dans « Mort l’oubli.La mort dans quelques œuvres de P. Claudel : usage de la vie et usage du monde ».Étudier comment P. Claudel représente la mort dans ses œuvres mène immédiatement à un questionnement philosophique, métaphysique, si ce n’est éthique et politique, car P. Claudel sait interpeller le lecteur et l’inciter à réfléchir. À travers les images évoquant les morts et crimes de masse, il dénonce notre mémoire oublieuse. Oubli qui se fait impossible face à la perte de l’être cher et nous rappelle que la mort est dans le paysage, la mort est dans la vie. La littérature se révèle particulièrement appropriée, à travers des mots communs, à dessiner son contrepoint, la part de vie qui occupe notre présent.
Dans « La Perte de l’identité » à propos de L’Enquête, Mara Magda Maftéi analyse comment le roman fait signe et sens au regard des menaces contemporaines qui pèsent sur l’homme qui se croit libre alors qu’il est l’objet de méthodes de répression héritées des régimes totalitaires. Elle compare ce récit à une fiction posthumaniste, à savoir une fiction qui s’attache à définir la figure du posthumain, un « nouvel homme nouveau » prolongeant la dimension fictionnelle de « l’homme nouveau » fabriqué par les régimes totalitaires. L’autrice interroge ainsi à travers le personnage principal la relation de l’être humain à la peur, tout en faisant dialoguer le récit claudélien avec les œuvres de Nicolae Steinhardt, Élie Wiesel, Alexandre Soljenitsyne ou Norbert Wiener.
Enfin, dans « L’anatomie de la prison selon François Bon et Philippe Claudel », Petr Dytrt choisit de lire en regard le témoignage de P. Claudel, Le Bruit des trousseaux, et celui de F. Bon, Prison, en observant les modes de textualisation du milieu carcéral que proposent les deux textes – P. Claudel puisant dans son expérience d’enseignement du français, François Bon dans celle d’animation d’ateliers d’écriture. Petr Dytrt, soulignant d’emblée combien ces écritures s’avèrent très différentes de l’écriture de la prison telle qu’elle a pu se pratiquer antérieurement, étudie comment les deux textes s’emparent du vécu carcéral : peut-on parler d’une esthétisation, voire d’une poétisation du milieu pénitentiaire ? Les deux narrateurs parviennent en effet à transformer le « mutisme » propre au milieu carcéral en une parole originale par le biais d’un travail de lecture et d’écriture.
Mais l’usage du monde peut aussi s’entendre d’un point de vue plus phénoménologique : nous sommes « au monde » par corps et l’éprouvons aussi par sensations. Dans la section « Mondes sensibles », deux contributeurs analysent dans cette optique les images liées aux perceptions dans l’œuvre de P. Claudel.
Dans « Entre paysage de brouillard et pays de neige. Claudel flâneur et montagnard », Pierre Schoentjes se propose de relire l’ensemble de l’œuvre claudélienne en montrant comment, depuis Meuse l’oubli, le motif du brouillard s’efface au profit de celui de la neige. Récurrent dans les premières œuvres marquées par l’introspection, le brouillard cède peu à peu la place à des paysages de neige où la verticalité s’invite dans un décor de montagne. L’écrivain se fait alors plus sensible à la « texture du monde », la nature n’est plus seulement observée, elle est arpentée, réellement « éprouvée ». Toutefois, le monde de l’art n’en est pas absent, montrant combien souvenirs, savoir, lectures rendent la réalité « plus précieuse ». P. Schoentjes décrit et étudie ainsi une écriture des sens mise au service de la connaissance de soi : par l’introspection mais aussi en se colletant à une expérience réelle du monde, dans un aller-retour constant entre la littérature et la vie.
Marcher, éprouver, mais aussi sentir. Isabelle Dangy propose quant à elle une analyse originale dans « Images odoriférantes : le désir d’absorber le monde chez P. Claudel », légitimée par la présence dans l’œuvre du recueil autobiographique Parfums. Elle observe la dynamique affectant les images olfactives et la façon dont elles mettent en jeu un rapport au corps, vécu le plus souvent sur le mode de la mémoire et du souvenir. Le corps est alors valorisé dans sa dimension animale de même que le quotidien est mis en valeur à travers des émanations plus triviales. L’odorat n’étant pas aussi bien doté linguistiquement que les autres sens, c’est par conséquent sur un mode poétique que se déploient les odeurs, dans un parcours tendu entre « l’éloge de la vie et l’empire de la mort ».
L’exploration de l’œuvre littéraire nécessite enfin d’être analysée de l’intérieur, dans la capacité de chacun de ses « chapitres » à se déployer, mais également à se prolonger, se réitérer, renaître dans d’autres textes. C’est tout le propos de la section « Fictions infinies ».
Francisco González, dans « Ouvrir au couteau : les enjeux de l’incipit chez Claudel », ausculte minutieusement l’incipit du Rapport de Brodeck et montre comment ce « commencement » est « l’origine » du récit, tout découlant de sa phrase d’attaque. Reprenant une expression présente dans les premières lignes des Âmes grises, « il faut que j’ouvre au couteau le mystère comme un ventre, et que j’y plonge à pleines mains, même si rien ne changera rien à rien », il dissèque cette écriture tranchante qui cherche à extirper la vérité. La première phrase – « Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien » – est à elle seule un « événement verbal », un alexandrin ambigu sous son apparente limpidité : quel est ce « y » ? L’ensemble des événements que Brodeck racontera par la suite ou ce qui aurait précédé le roman lui-même ? Le simple fait de porter le nom de Brodeck ? Francisco González voit dans ce roman un paradigme de l’écriture claudélienne, l’auteur ayant au demeurant déclaré dans Jean-Bark : « Tout est dans le titre souvent. À la rigueur la première phrase. Après, on étire, on délaie. On se répète ».
Dans« La petite fille de Monsieur Linh mis en scène par Guy Cassiers : un projet européen », Lieven D’hulst et Emmanuel van der Beek, dans l’esprit et la lettre même du colloque, se proposent de montrer comment l’équilibre discursif entre « mots, images et rêves » se dénoue puis se renoue au cours d’une adaptation dramatique de La Petite Fille de Monsieur Linh. Les auteurs s’appuient pour ce faire sur la première adaptation du metteur en scène belge Guy Cassiers à Anvers en Belgique le 30 septembre 2017, qui inaugure une suite de versions en d’autres langues également produites par G. Cassiers. Il s’agit moins d’y repérer les différences entre le roman, ses traductions, adaptations et transpositions, que de voir comment ces dernières renouvellent la dialectique entre deux modes, dramatique et narratif, déjà présents dans le livre, et constituent autant de modalités à travers lesquelles le texte original survit, se renouvelle et se poursuit.
D’expansion de l’œuvre, d’œuvre reprise et continuée, il est aussi question dans l’article « Le rêve et l’avenir du vrai : une lecture de ‘‘La Petite’’ », dans lequel Pierre Bonnet entre dans l’atelier de création de P. Claudel et analyse un « moment dans la genèse d’une œuvre ». Ce moment, c’est « La Petite »– nouvelle de l’auteur publiée dans l’essai de Marie Joqueviel-Bourjea, Joëlle Cauville et Pierre Bonnet (2017), entre un projet initial (celui du roman Sommeils) et l’œuvre finale (la nouvelle « Die Kleine », intégrée dans le recueil de nouvelles Fantaisie allemande). P. Bonnet s’attache à montrer comment le souvenir et le rêve interagissent avec la perception du vécu dans ce texte bref dont l’action est centrée autour d’une rupture tragique, à travers une chronologie des événements déstructurée par la mémoire puis réinventée par le rêve. P. Bonnet analyse enfin les trois thèmes moteurs du récit : l’absurde, le sensible et l’indicible, qui participent d’une forme d’espoir dans ce récit noir. Au cœur de cette étude, des images : les souvenirs dans lesquels la petite fille se réfugie et qu’elle conserve dans un mouchoir imaginaire, les souvenirs « imaginaires » qu’elle confectionne dans ses rêves et les images suscitées dans l’imaginaire du lecteur.
La partie critique de ce volume s’achève sur deux contributions consacrées au cinéma de P. Claudel, et notamment à la présence de l’espace lorrain dans sa filmographie.
Dans son étude « Enjeux des représentations territoriales dans les œuvres cinématographiques de P. Claudel : entre espaces visuels-narratifs et expériences perceptives »,Émilie Lechenaut s’appuie sur quatre films, Il y a longtemps que je t’aime (2008), Tous les soleils (2011), Avant l’hiver ( 2013) et Une enfance (2015), afin d’étudier la manière dont le territoire pose la question de sa mise en scène et de ses valeurs symboliques, à la lueur notamment du concept de « nomadisme territorial ». Le film dépasse ainsi une vision touristique des lieux filmés pour devenir un hymne au territoire qui lui confère une dimension mémorielle et en fait un élément de la réalité du spectateur. À travers les déambulations des personnages, le spectateur éprouve ainsi complicité et intimité avec le lieu, voire vit une véritable expérience filmique corporelle et émotionnelle, par imprégnation du territoire observé.
Delphine le Nozach, enfin, s’appuie sur ce même corpus filmique ainsi que sur l’ouvrage Petite fabrique des rêves et des réalités dans l’article qu’elle propose sous le titre : « P. Claudel, un regard cinématographique qui réinvente le territoire régional ». Elle y analyse les motivations – personnelles, économiques ou encore artistiques – qui guident le réalisateur quand il montre sa région dans ses fictions. Après avoir étudié dans quelle mesure il prend part au dispositif de « placement territorial régional », elle s’intéresse au rôle diégétique d’un territoire participant à la caractérisation du personnage, de sa vie passée ou présente, de son état intérieur. Elle montre enfin combien le cinéma claudélien contribue à donner une image « cinégénique » des lieux, à en garder la trace et à fabriquer de la mémoire.
C’est à P. Claudel, plus précisément à ses mots, qu’il revient de conclure ce collectif, sans clore ni enclore mais en ouvrant la voie à d’autres recherches. Il l’honore en effet de trois courts textes. « Le camionneur et autres réflexions », « Avortements » et « Le livre que je n’ai pas écrit », qui proposent des réflexions passionnantes sur l’acte d’écrire, voire de ne pas écrire, de commencer un roman et de ne pas l’achever, d’en reprendre des années plus tard les premières pages et d’en faire bien autre chose ou de compiler tous ces « avortons » à destination « d’amateurs de bizarrerie »... L’écrivain y questionne l’absolue liberté de son lecteur qui peut bien lire un livre autre que celui que lui-même avait pensé écrire ; il s’interroge encore sur l’utilité d’écrire, sur son désir de le faire, en homme conscient qu’il a atteint un point de sa vie – une frontière peut-être ? – qui mène « aux années de la chute et de la fin ». Finalement, il nous laisse, à travers ses mots, de nouvelles images, sensibles et rêvées : des ébauches de romans conservées dans du formol, le rêve d’être camionneur, allongé dans la cabine de couchage d’un poids lourd, la trace des skis avançant dans une neige collante et profonde...
Œuvres de Philippe Claudel citées
« Les confidents », Les Petites Mécaniques, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2013.
Jean-Bark [JB], Paris, Stock, 2013.
Meuse l’oubli [MO], Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006a.
J’abandonne [JA], Paris, Le Livre de Poche, 2006b.
Quelques-uns des cent regrets, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2006c.
Au revoir Monsieur Friant [AMF], Paris, Nicolas Chaudun., 2006d.
Le Café de l’Excelsior, Paris, Le Livre de poche, 2007.
Il y a longtemps que je t’aime. Petite fabrique des rêves et des réalités [PFR], Paris, Stock, 2008.
Le Rapport de Brodeck [RB], Paris, Le Livre de poche, 2009.
Trois petites histoires de jouets, Paris, Le Livre de poche, 2010.
L’Archipel du chien [AC], Paris, Stock, 2018.